Texte intégral
M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi constitutionnelle de M. Pierre Cordier et plusieurs de ses collègues visant à lutter contre la sur-réglementation (nos 101, 1817).
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M. le président. La parole est à Mme la garde des sceaux, ministre de la justice.
Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le rapporteur, je vous remercie de nous offrir l'occasion, grâce à votre initiative, qui tient en une proposition de loi constitutionnelle « révolutionnaire », d'évoquer l'inflation normative dans notre pays. Si la production excessive de normes est un mal universellement partagé, comme en témoignent les nombreuses initiatives prises dans plusieurs pays pour y remédier, la France connaît une singularité certaine en la matière.
Je ne reviendrai sur le constat que vous venez de dresser, après bien d'autres. Il n'est plus besoin de citer les nombreuses études du Conseil d'État sur ce sujet, les rapports parlementaires qui ont stigmatisé ce phénomène, ni les initiatives prises depuis près de vingt ans par les gouvernements successifs pour tenter de l'endiguer. Votre rapport en fait la description fidèle, et il analyse avec soin les origines de ce prurit normatif.
Si nous éprouvons tous collectivement une grande difficulté à lutter contre cette prolifération normative, c'est que ses origines sont diverses et, surtout, structurelles.
Dans son étude de 2016 consacrée à la simplification et à la qualité du droit, le Conseil d'État mettait en évidence les facteurs sociologiques, techniques et administratifs qui expliquent ce phénomène. Dans un monde de plus en plus complexe, il semble naturel que les normes le deviennent également. Les attentes sociales se développent et sont souvent traduites, à la demande même des acteurs, par des lois ou des règlements nouveaux. Il ne faut pas négliger les logiques bureaucratiques à l'oeuvre, en France comme ailleurs. Le Conseil d'État citait aussi des facteurs politiques ou médiatiques, ainsi que des conséquences de la hiérarchie des normes qui induit des mécanismes de production de textes en cascade.
On ne peut donc désigner tel ou tel gouvernement, telle ou telle majorité – ce que vous n'avez d'ailleurs pas fait –, qui aurait fauté plus qu'un autre. Nous sommes atteints en France d'une « normativite » chronique, contre laquelle il n'existe pas de remède miraculeux. Nous disposons en revanche de toute une série de dispositions pratiques qui, mises en oeuvre par une volonté ferme, porteront leur fruit.
Mesdames et messieurs les députés, il faut bien reconnaître que les chiffres énoncés par votre rapporteur sont vertigineux : il y avait 320 000 articles législatifs et réglementaires en vigueur en 2018. Le stock est donc considérable alors que le flux annuel demeure très important, soit une cinquantaine de lois et une quarantaine d'ordonnances comprenant respectivement entre 300 et 1 000 articles, et entre 200 et 1 900 articles. Je n'évoque même pas les mesures réglementaires, plus abondantes encore.
La surtransposition du droit européen constitue un cas particulier de ce phénomène. Les directives laissent aux États membres une marge d'appréciation pour transposer les règles qu'elles contiennent. Il est avéré qu'il existe en France une tendance à aller au-delà de ce qui est rendu nécessaire par les textes européens. Il s'agit aussi d'un phénomène bien identifié que les gouvernements successifs ont entrepris de combattre, mais il faut avouer que la notion même de surtransposition couvre des problématiques si différentes qu'il est assez difficile de traiter la question de manière automatique et radicale. J'y reviendrai dans un instant.
L'abondance de normes n'est pas en soi critiquable. Le droit est un cadre nécessaire. Il est souvent source de progrès puisqu'il protège, incite et libère. Reste que, trop souvent, la surabondance des textes et, plus encore, leur complexité et leur instabilité conduisent à un alourdissement des charges administratives et à des surcoûts financiers supportés principalement par les entreprises, surtout les plus petites d'entre elles.
Sur ce sujet aussi, les chiffres évoqués sont impressionnants : la charge administrative pesant sur les entreprises représenterait 3 % du PIB, soit environ 60 milliards d'euros. On n'a de cesse de citer le rapport sur la compétitivité dans le monde du Forum économique mondial, qui classe la France à la cent septième place sur cent quarante pour la charge administrative pesant sur les entreprises.
Le Gouvernement n'est pas resté inactif face à cette situation. On peut même dire qu'à peine installé, il a conçu une méthode qui témoigne d'une réelle volonté.
M. Raphaël Schellenberger. Mais qui ne fait pas forcément la preuve de son efficacité !
M. Aurélien Pradié. Madame la garde des sceaux, heureusement que vous êtes là pour nous ouvrir les yeux !
Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. La circulaire du Premier ministre en date du 26 juillet 2017 a mis en place des instruments pour maîtriser le flux des textes réglementaires et leur impact sur les entreprises. Ce texte que vous avez abondamment évoqué, monsieur le rapporteur, a fixé quatre axes solides pour lutter contre la prolifération normative.
Tout d'abord, toute nouvelle norme réglementaire doit être compensée par la suppression ou, en cas d'impossibilité avérée, par la simplification d'au moins deux normes existantes. La circulaire offre une sorte de mode d'emploi pour appliquer cette règle du « un pour deux ».
Ensuite, la mesure préalable de l'impact de toute norme réglementaire nouvelle doit être intensifiée, qu'elle ait une incidence sur les entreprises, les collectivités territoriales, les services déconcentrés de l'État ou les particuliers.
Par ailleurs, la surtransposition des directives européennes est proscrite, sauf à démontrer que les dérogations à ce principe sont absolument nécessaires. Une action doit intervenir sur le flux et sur le stock.
Enfin sont prohibées les dispositions non normatives. Les dispositions non normatives législatives sont contraires à la Constitution, comme l'a jugé le Conseil constitutionnel dans une décision du 8 décembre 2016.
Après la circulaire de 26 juillet 2017, une seconde circulaire a été prise par le Premier ministre, le 26 septembre 2017, relative au programme « Action publique 2022 ». Parmi les cinq chantiers transversaux identifiés dans ce texte figure celui de la simplification administrative et de la qualité du service. Par un nouveau texte du 12 janvier 2018, le Premier ministre a confié à la direction interministérielle de la transformation publique le soin d'assurer le pilotage de cette simplification. Elle passe notamment par l'insertion, dans chaque projet de loi, d'un volet de mesures de simplification des normes législatives en vigueur. Des cas précis sont évoqués dans le rapport de la commission des lois.
Je souhaite ajouter que le projet de loi constitutionnelle déposé en mai dernier sur le bureau de l'Assemblée nationale, dont la discussion a commencé en juillet pour s'achever, hélas, très peu de temps après, contenait des dispositions de nature à réduire la prolifération législative. L'irrecevabilité systématique des amendements gouvernementaux – j'insiste sur le fait que les amendements du Gouvernement seraient aussi concernés – et parlementaires non normatifs, de nature réglementaire ou considérés comme des cavaliers pourrait permettre de redonner aux lois la forme qui devrait être la leur. Par ailleurs, l'accent est mis sur l'évaluation des lois et sur la possibilité de corriger, après cette évaluation, les dispositifs qui ne conduiraient pas aux effets initialement attendus. C'est aussi, me semble-t-il, une manière de lutter contre les textes bavards ou à la portée contestable.
M. Aurélien Pradié. Et les ministres bavards ?
Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Je crains de ne pas bien vous avoir entendu, monsieur le député.
M. Aurélien Pradié. Je vous demandais s'il y avait une solution pour les ministres bavards.
M. Erwan Balanant. Quel manque de respect !
Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Certainement ! Mais pour les députés également, il doit y avoir une solution !
M. Aurélien Pradié. Est-ce la même ?
Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Je ne sais pas si c'est la même. J'en doute ! (Sourires.)
M. Erwan Balanant. C'est une honte ! Vous êtes ridicule !
Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Cette volonté politique, exprimée au plus haut niveau, a eu des premiers résultats positifs que M. Cordier a salués dans son rapport. Cela est possible uniquement parce qu'au-delà des circulaires évoquées, une mécanique efficace a été mise en place, sous le contrôle particulièrement vigilant du secrétaire général du Gouvernement. Le secrétariat général du Gouvernement a toujours été la vigie de la qualité du droit, mais je crois que son rôle est plus actif encore depuis la circulaire de 2017. Tous les projets de décret passent bien sûr par lui. C'est une exigence. Dès leur réception, sont identifiés les textes qui comportent une contrainte nouvelle. Des échanges nombreux ont alors lieu avec le ministère concerné pour chiffrer la contrainte, puis valider les compensations proposées simultanément. L'appréciation se fait au cas par cas, au prix d'un travail extrêmement précis.
Les résultats sont là, puisqu'après dix-huit mois, les ministères ont transmis à Matignon seulement trente-deux projets de décrets autonomes comportant des contraintes nouvelles. Quatre projets de décrets ont été abandonnés, dont celui relatif au contrôle technique des véhicules utilitaires légers, dont vous vous souvenez certainement – il prévoyait d'avancer la date du premier contrôle technique de plus de 6 millions de véhicules en circulation. Six décrets ont été expurgés des contraintes envisagées, et vingt décrets ont donné lieu à quarante-huit compensations. Enfin, deux projets ont été bloqués faute de compensations proposées. Ces chiffres sont à comparer avec les 150 décrets qui auraient été pris en dix-huit mois dans le passé. La compensation imposée a permis aux entreprises d'économiser 20 millions d'euros.
Concernant les surtranspositions, tout ministère souhaitant aller plus loin que les obligations imposées par une directive européenne doit le justifier par la production d'une note d'analyse extrêmement circonstanciée, soumise au cabinet du Premier ministre. J'ai moi-même vécu cette expérience lors de la rédaction du projet de loi relatif à la protection des données personnelles. Comme vous vous en souvenez sans doute, le droit européen retenait un principe qui consistait à ne plus imposer d'autorisation préalable par la Commission nationale de l'informatique et des libertés – CNIL – pour la création de certains traitements de données, mais à mettre en place un système de déclaration responsabilisant les acteurs. Lorsque j'ai souhaité maintenir un régime de formalités préalables pour les traitements pénaux mis en oeuvre pour le compte de l'État, il a fallu produire une analyse très argumentée pour obtenir le feu vert de Matignon.
Mais s'il est question de tarir le flux des surtranspositions, il est aussi nécessaire de s'attaquer au stock qui continue à peser sur les entreprises. C'est le travail qu'a mené la mission d'inspection demandée par le Premier ministre dans la circulaire de juillet 2017.
Cette mission a montré que le phénomène de surtransposition est difficile à quantifier, car il résulte du contenu même de la norme. Ainsi, sur quatre-vingt-dix écarts de transposition identifiés au niveau législatif, un tiers ne comportait pas de réelles surtranspositions parce que le droit interne intervenait en dehors du champ du droit de l'Union européenne ; un autre tiers parce que le droit européen lui-même était en train d'évoluer dans un sens conforme au droit interne ; un dernier tiers, enfin, parce que ces surtranspositions étaient justifiées par des objectifs de politique publique assumés par le Gouvernement, que ce soit en faveur de la protection de l'environnement, de la promotion d'une politique sociale… Par exemple, on peut difficilement considérer que l'obligation du paquet de cigarettes neutre soit une simple surtransposition.
Il n'en demeure pas moins que le Gouvernement a déposé, en octobre dernier, un projet de loi s'attaquant au stock de surtranspositions réelles identifiées par la mission d'inspection. Ce texte a été examiné par le Sénat et transmis à l'Assemblée nationale.
Vous le voyez, le Gouvernement entend réellement s'attaquer à la prolifération normative par une volonté nettement affirmée du Premier ministre, et au moyen de directives claires ainsi que de méthodes robustes adossées à des acteurs vigilants.
Venons-en maintenant à la proposition de loi constitutionnelle qui vous est soumise aujourd'hui. Est-il réellement nécessaire de modifier notre loi fondamentale pour atteindre les objectifs que vous avez dessinés et qui nous sont communs ? Telle est bien la question que vous nous posez aujourd'hui.
Je ne m'étendrai pas sur le paradoxe qui consiste à proposer d'introduire une nouvelle norme – et en plus, de valeur constitutionnelle ! – pour combattre la prolifération des normes.
M. Pierre Cordier, rapporteur. Vous êtes dure, madame la garde des sceaux !
Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Sans doute est-ce là un travers bien français, mais je n'insisterai pas.
Le Gouvernement n'est pas favorable à ce texte, pour des raisons de fond et de forme.
On peut entendre que le combat contre la prolifération des normes, constant depuis vingt ans, est sans doute encore insuffisant et qu'il faut réellement mener une action toujours plus vigoureuse. Telle est bien la volonté du Gouvernement, avec des méthodes nouvelles, plus strictes et sans doute très opérationnelles. Introduire une obligation constitutionnelle aurait-il plus d'effet ? Au-delà de la valeur symbolique de l'adoption d'un tel dispositif, je n'en suis pas convaincue.
Par ailleurs, des questions de fond se posent. Comment définir une norme contraignante, telle qu'elle est qualifiée à l'article 1er de votre proposition de loi ? Le caractère vague de cette notion pose des difficultés car, si ce texte était adopté, il appartiendrait au juge constitutionnel ou administratif de vérifier que la règle de compensation d'une telle norme a bien été respectée, avec pour sanction, dans le cas inverse, l'annulation du texte normatif. De plus, pourquoi n'appliquer cette règle qu'aux entreprises ? Pourquoi pas aux collectivités territoriales, aux établissements publics et aux particuliers ? Enfin, le dispositif prévoit la compensation d'une norme législative ou réglementaire par l'abrogation d'une autre norme, mais sans préciser le niveau de cette dernière dans la hiérarchie des normes.
Quant à l'article 2 relatif aux surtranspositions, il pose d'autres questions, dont certaines sont de principe. J'ai déjà évoqué le caractère protéiforme du concept de surtransposition : aller au-delà de ce qu'exige une directive peut être positif lorsqu'il s'agit, par exemple, de mieux protéger les consommateurs ou l'environnement, et s'il est vrai que cela peut entraîner de nouvelles contraintes pour les entreprises, elles peuvent se justifier par des objectifs politiques qui relèvent de la souveraineté nationale.
M. Erwan Balanant. Exactement !
Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. L'équilibre entre ces objectifs contradictoires relève donc d'un choix politique. Interdire constitutionnellement une telle possibilité, c'est restreindre le pouvoir d'appréciation du Parlement et du Gouvernement. Je ne le souhaite pas. C'est aussi prendre le risque de s'aligner systématiquement sur le plus petit dénominateur commun européen ; or on a souvent vu que l'adoption d'une loi nationale plus ambitieuse pouvait ensuite stimuler le droit européen – on l'a constaté avec la protection des données personnelles. Enfin, je ne m'attarderai pas sur la notion d'exigences mentionnée dans cet article, mais elle mériterait sans doute une définition plus précise.
Il nous semble que la lutte contre les charges administratives qui pèsent sur les entreprises relève bien plus d'une volonté politique et d'une pratique rigoureuse que d'une modification de notre norme constitutionnelle.
Je conclurai…
M. Raphaël Schellenberger. Ah !
Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Je constate que MM. les députés sont toujours aussi élégants.
M. Pierre-Henri Dumont. Nous nous comportons de la même façon avec les hommes !
Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Je conclurai, disais-je, en observant qu'aux termes de l'article 89 de la Constitution, une proposition de loi constitutionnelle est nécessairement soumise au référendum. Même si la question que vous posez est d'importance, je ne suis pas convaincue que consulter les Français sur ce sujet soit une priorité absolue.
Vous l'aurez compris : pour l'ensemble de ces raisons, le Gouvernement n'est pas favorable à l'adoption de ce texte. Mais votre proposition de loi constitutionnelle aura eu l'immense mérite, monsieur le rapporteur, de nous permettre d'évoquer cette question importante et l'action du Gouvernement en la matière. Je vous en remercie très sincèrement. (Applaudissements sur les bancs du groupe LaREM – M. Philippe Latombe applaudit également.)
M. Daniel Labaronne. Quelle élégance !
Source http://www.assemblee-nationale.fr, le 5 avril 2019