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© Alexandre Rosa / Stock.adobe.com

Quelle place pour l'audiovisuel public face aux réseaux sociaux ?

Temps de lecture  16 minutes

Par : Nathalie Sonnac - Professeure à l'université Paris Panthéon-Assas

Révolution technologique, révolution économique, révolution d'usage : le paysage audiovisuel a profondément changé depuis l'arrivée de l'ère numérique. Quelle place pour l'audiovisuel public dans cet environnement et quelle cohabitation possible entre médias sociaux et service public ?

Depuis vingt ans, le paysage médiatique vit un véritable big bang avec l'essor du numérique et des médias sociaux. L'arrivée de nouveaux acteurs tels les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) s'est accompagnée d'une transformation profonde de nos pratiques informationnelles. Dans ce nouvel environnement fortement concurrentiel, le service public doit tenter de trouver sa place et conserver ses missions premières : éduquer, informer et divertir. Des missions et des droits qui sont inscrits dans la Déclaration universelle des droits de l'Homme.

 

Petit tour d'horizon de l'audiovisuel public

Quatre périodes se détachent dans l'histoire du paysage audiovisuel français (PAF).

Tout d'abord, celle de la télévision d'État pendant laquelle la politique audiovisuelle était étroitement contrôlée par le gouvernement. Ensuite, celle qui correspond à l'arrivée en 1969 de la publicité à la télévision, modifiant les stratégies des chaînes grâce à cette nouvelle source de revenus. Puis, vient l'étape qui conduit à la privatisation de la première chaîne en 1987, donnant naissance à un nouveau modèle économique, celui de la télévision commerciale. À ce moment-là, le PAF se scinde en deux composantes principales :

  • les chaînes du service public regroupées sous la holding du groupe France Télévisions. Financées majoritairement par la redevance (remplacée depuis août 2022 par une fraction du produit de la taxe sur la valeur ajoutée), elles perçoivent un peu de recettes de la vente d'espaces publicitaires (elles représentent 11% de son chiffre d'affaires Arcom, 2021) ;
  • les chaînes commerciales gratuites (TF1, M6) ou payantes (Canal+, les chaînes du câble et du satellite).

L'arrivée de la télévision numérique terrestre (TNT) en 2005 et des nouvelles technologies de distribution constituent la dernière période de cette histoire. Elle offre aux téléspectateurs la possibilité d'accéder gratuitement à 26 chaînes généralistes et thématiques sur la TNT, à des centaines de chaînes payantes nationales et étrangères grâce au câble et au satellite, à une foison de chaînes sur Youtube et aux très nombreux services de vidéos à la demande, gratuits ou par abonnement, grâce à la distribution en IPTV.

L'audiovisuel fut longtemps marqué par un monopole d'État. C'est avec l'explosion des radios libres, les multiples possibilités de réception et la volonté de libéraliser le paysage audiovisuel inscrite dans le programme électoral de François Mitterrand qu'une première grande loi d'ensemble sur la communication audiovisuelle a vu le jour en 1982. Il faudra attendre la loi du 30 septembre 1986 (dite loi Léotard) relative à la liberté de communication pour voir s'achever la libéralisation du secteur. Cette loi est à ce jour toujours en vigueur. Il revient à l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), autorité publique indépendante, de garantir l'exercice de cette liberté de communication.

Le service public audiovisuel en France regroupe plusieurs entités distinctes, réparties entre télévision, radios, sites internet. Le groupe France Télévisions (FTV) comprend cinq chaînes nationales (France 2, France 3, France 4 et France 5 et franceinfo), des filiales cinéma, une structure dédiée à la publicité, une autre à la distribution et un groupe de production France.tvstudio, ainsi que le réseau La 1ère, présent sur tous les territoires ultramarins qui comprend neuf services de télévision et de radios, auquel s'ajoutent les 24 antennes régionales métropolitaines. FTV est également présent en digital avec les sites France.TV, Okoo, Lumni et Culture Box.

Le groupe Radio France, pour sa part, comprend six services (France Inter, France Culture, franceinfo, France Musique, Mouv, Fip) et le réseau France Bleu avec ses 44 radios locales. C'est le premier groupe de radio de France, leader français en matière de podcasts avec 200 000 nouveaux podcasts par an. Radio France a lancé une application en 2019 qui regroupe depuis tous les podcasts de l'audiovisuel public (Arte, INA, RFI, France.TV) et l'accès aux sept services du groupe.

Enfin, le groupe France Médias Monde (FMM), selon l'article premier de son cahier des charges, "doit contribuer au rayonnement de la France, notamment par les cultures françaises et francophones". Le groupe public possède une chaîne de télévision internationale France 24 et deux radios, RFI et Monte Carlo Doualiya (MCD) qui diffusent à travers le monde entier, ainsi qu'une filiale d'aide au développement des médias à l'international CFI. RFI est également présent dans le numérique, avec ses sites ENTR et InfoMigrants.

Tous ces services publics mènent des politiques actives de partenariats avec de nombreuses institutions culturelles et de démocratisation de la création culturelle. Ils travaillent à la lutte contre les fake news, à la promotion des valeurs démocratiques et républicaines. L'information est considérée comme l'un de leurs axes majeurs, ils sont l'un des premiers producteurs d'information avec au total près de 4500 journalistes (Arcom, juillet 2022).

Un contrat d'objectif et de moyens lie l'État et le service public de l'audiovisuel. Dans ce contrat, sont inscrites les missions d'intérêt général que le service public se doit de remplir. Pour le groupe FTV, ce sont plus de 70 articles qui déterminent les caractéristiques de chaque service édité, qui vont de la nécessité de faire vivre le débat démocratique, l'insertion sociale et la citoyenneté à la promotion de la langue française, en passant par la communication gouvernementale en temps de crise ou encore la lutte contre le dopage.

Le groupe public s'est par exemple engagé auprès de l'Arcom à diffuser les Jeux paralympiques de Tokyo 2021. Ainsi ce sont 100 heures de direct et l'intégralité de la compétition en direct qui ont été retransmises sur les antennes du groupe, cumulées aux reportages et aux informations sur la chaîne en continu Franceinfo.tv. Toujours en matière d'engagement relatif à la diversité sur les antennes, le groupe public s'est engagé auprès du Collectif 50/50 pour favoriser la contribution des réalisatrices aux antennes de France Télévisions avec un objectif de 30% de réalisatrices. En 2021, la part était de 33% (Arcom, Rapport d'exécution du Cahier des charges, 2021). Ainsi, chaque année, un rapport d'exécution de ce cahier des charges est envoyé par le régulateur aux présidents des commissions des affaires culturelles du Parlement. Un bilan quadriennal est produit par l'Arcom : orientations, objectifs et indicateurs quantifiés sont analysés, évalués et rendus publics.

Quelle place pour l'audiovisuel public dans le nouvel environnement médiatique ?

Trois révolutions traduisent le basculement de l'audiovisuel dans l'ère du numérique dont les effets se combinent :

  • une révolution technologique qui a rendu possible une hyperoffre avec la possibilité de consommer quand nous le voulons, où nous le voulons, sur n'importe quel support (télévision, ordinateur, téléphone portable) des programmes diffusés en direct ou en différé, en rattrapage ou à la demande ;
  • une révolution économique marquée par l'arrivée d'un grand nombre d'acteurs jusqu'ici étrangers au monde des médias : les fournisseurs d'accès Internet (FAI), les groupes de télécommunications, les plateformes numériques comme les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) ou encore les services de vidéos à la demande (SVOD) comme Netflix ou Amazon Prime Vidéo. Cette multiplication d'offres de services renforce la concurrence sur les contenus - films, séries, retransmissions sportives - entre les chaînes historiques (publiques et privées) et ces nouveaux entrants, et conduit à une fragmentation des audiences poussant les médias à réaliser des économies d'échelle plus importantes, à trouver de nouveaux relais de croissance, à engager des mouvements de concentration, d'industrialisation et de convergence reconfigurant le paysage médiatique ;
  • une révolution d'usage. Plus d'un tiers des Français écoutent de la musique en ligne, 44% jouent à des jeux vidéo et 71% des 15-34 ans consultent l'actualité sur les réseaux sociaux. Nous sommes passés d'un téléspectateur passif face à son écran à un téléspectateur qui peut produire, distribuer, partager avec d'autres. Le web 2.0 et la naissance des médias sociaux nous ont offert de nouveaux supports d'expression directe, ils représentent un véritable bouleversement pour la liberté d'expression des citoyens, pour leur liberté de communication et d'information. Dans ce nouveau monde des médias, nous sommes tous devenus médias. Mais l'élaboration de l'information sur les réseaux sociaux diffère souvent profondément de celle des médias traditionnels où elle est le fruit d'un travail rédactionnel avec une validation par un rédacteur en chef et un directeur de publication.

Ainsi, les médias sociaux sont davantage perméables à la circulation de fake news et aux contenus haineux. Ce genre d'information peut également exister ailleurs, mais la culture de vérification constitue un gage de qualité sur les médias traditionnels. Néanmoins, l'arrivée des médias sociaux s'inscrit dans un contexte mondialisé de perte de confiance dans les institutions, dans les médias, et d'une défiance à l'égard des journalistes : 46% des Français pensent que la démocratie marche mal, 29% que les élections sont faussées et 79% sont favorables à la mise en place d'un contrôle de véracité de ce que publient les médias (rapport du Reuters Institute, 2022).

Dans ce nouvel espace informationnel numérisé, on constate que les règles entre le respect des libertés publiques et l'ordre public tardent à se mettre en place : désinformation, polarisation des opinions, enfermement informationnel… Dans une société où les internautes accordent de plus en plus de valeur à la recommandation issue d'experts ou d'amis, plutôt qu'aux analyses des journalistes, la défiance risque de se transformer en arme de propagande politique au service des extrêmes.

La place de l'audiovisuel public dans ce nouvel ordre informationnel demeure cruciale. Il est d'ailleurs intéressant de souligner que toutes les études mettent en évidence que les services audiovisuels publics nationaux sont largement plébiscités par les téléspectateurs : avec une part d'audience moyenne de 28,9% en 2020, France Télévisions avec toutes ses chaînes caracole en tête devant les chaînes du groupe TF1 et M6 avec respectivement 26,8 et 14,6% de part d'audience (Médiamétrie, 2021). En ce qui concerne le groupe Radio France, ce sont près de 16 millions d'auditeurs chaque jour, 38 millions chaque mois, un tiers des Français, dont 37% qui vivent dans des communes de moins de 20 000 habitants.

Les Français considèrent dans leur très grande majorité les groupes publics audiovisuels comme une référence en matière de communication audiovisuelle. Une consultation citoyenne de 127 109 personnes menée par Ipsos en 2019 pour France Télévisions et Radio France, faisait apparaître que "la qualité de l'information et sa fiabilité" ressortaient comme la première des attentes (68%), devant "un large éventail de programmes culturels" (43%) et "le soutien à la création française" (38%). Dans un sondage Harris Interactive mené en décembre 2018, sur le traitement de la crise des "Gilets Jaunes", 72% déclaraient faire confiance à France 3, 71% à France Info, 68% à France 2 et 52% à BFMTV. Le service public demeure une référence de la communication audiovisuelle, et l'information est l'une des composantes essentielles de sa mission d'intérêt général.

Pour garantir l'existence d'un paysage audiovisuel équilibré, la directive européenne de services de médias audiovisuels (SMA) souligne l'importance de la coexistence de fournisseurs publics et privés. Pour le Parlement européen, ce système double est même indispensable "dans une société du multimédia, où le nombre d'acteurs mondiaux du marché guidés par des intérêts commerciaux a augmenté, des médias du service public sont essentiels". L'audiovisuel public français, participe à la construction de l'espace audiovisuel européen et au rayonnement de la France dans le monde. Outil de cohésion sociale, il a pour objectif de rassembler, à travers de nombreuses actions de proximité, et de traiter le téléspectateur en citoyen et non comme un consommateur. L'étude publiée par l'Observatoire européen de l'audiovisuel de février 2022 met en évidence la relative diversité des services publics en Europe. Toutefois, ils possèdent un certain nombre de points communs qui sont :

  • l'indépendance, identifiée comme l'une des valeurs fondamentales des médias de services publics ;
  • l'universalisme (s'adresser à tous les publics) ;
  • l'excellence de l'exercice de la profession avec une intégrité et des normes professionnelles élevées ;
  • la diversité (donner la parole à un public composite) ;
  • la responsabilité avec la présence d'une direction éditoriale claire et de transparence sur les politiques. Et il revient à l'État de garantir son indépendance et la qualité du service ;
  • et enfin l'innovation, qui vient encourager la diversité et l'exposition  de nouveaux formats.

Quelle cohabitation possible entre médias sociaux et service public ?

Les transformations qui touchent le paysage audiovisuel sont systémiques, elles remettent en cause les positions de force des chaînes historiques (publiques et privées) mais aussi les règles du jeu démocratique. En effet, dans cet environnement numérique mondialisé, le constat posé est paradoxal. Il est celui d'un espace informationnel numérique plus large mais moins démocratique, avec une concentration des pouvoirs entre les mains des GAFA, plus puissants économiquement et financièrement que certains États. Leur domination dans les industries médiatiques et culturelles constitue à la fois une menace pour notre souveraineté culturelle, mais également une menace pour le pluralisme et la diversité des informations. Car ces plateformes se sont approprié les caractéristiques des médias de masse, devenant sources de contenus, relais et centrales d'information, capteurs de manne publicitaire. En suivant la seule logique du profit, elles mettent hors-jeu le citoyen bien informé pour lui préférer un consommateur bien aiguillé. Leur modèle économique centré sur la collecte massive de nos données s'appuie sur une logique algorithmique et d'intelligence artificielle qui leur permet de mieux nous cibler et répondre à nos attentes.

La loi de 1986 fonde notre modèle culturel et démocratique. Ce qui marque certainement la singularité de la régulation audiovisuelle sont ses objectifs. À la fois d'ordre économique, l'Arcom veille à l'équilibre économique du secteur, mais ses objectifs sont également d'ordre culturel, sociétal et démocratique. Dans un pays évolué, la liberté peut être considérée comme réelle pour des individus que si elle est pluraliste et tolérante. C'est à ce principe de pluralisme à valeur constitutionnelle, que la loi demande au régulateur de veiller, contribuant ainsi à la vitalité du débat démocratique et à son équité. L'article 13 de la loi de 1986 dispose que l'Arcom doit "assurer le respect de l'expression pluraliste des courants de pensée et d'opinion dans les programmes audiovisuels et de radios, en particulier dans les émissions d'information politique et générale".

Pour conserver et assurer un audiovisuel public fort dans ce nouvel espace communicationnel et informationnel, l'État doit garantir son indépendance et s'assurer de la pérennité de son financement. Le cadre européen est en train d'être repensé nous montrant la voie pour intégrer les GAFA à notre économie, tout en conservant nos valeurs sociétales et démocratiques. Le secteur audiovisuel réclame un nouveau cadre national et de nouveaux piliers :

  • un premier qui vise à garantir les conditions de la fabrique d'une information fiable et de qualité par des journalistes professionnels, afin de mieux protéger l'indépendance de l'information ;
  • un deuxième pilier vise à reconsidérer le dispositif de mesure anti-concentration. Il n'est plus représentatif du marché de l'information et des usages qui se font majoritairement en ligne. Il est impératif à présent de définir des outils de mesure appropriés à cette nouvelle économie numérique, en considérant "la part d'attention" consacrée à toutes les sources d'information ;
  • un troisième pilier vise à sanctuariser en partenariat avec les groupes audiovisuels l'éducation aux médias et à l'information (ÉMI) à l'école.

Cette influence croissante du numérique pose de façon cruciale la question de la production et de l'accès à une information fiable. Les pouvoirs publics ont la responsabilité de protéger et d'aider les citoyens à vivre dans cette nouvelle société civile numérisée. L'ÉMI revêt donc une dimension fondamentale et centrale pour la construction d'une culture et d'une conscience civiques donnant aux élèves la capacité de discerner les usages responsables du numérique, de faire usage d'un esprit critique à bon escient, de comprendre et d'interpréter les flux informationnels qui strient la société contemporaine, de distinguer connaissances et croyances, informations, fausses informations et théories du complot. Ici le rôle sociétal prend toute sa mesure, et parce que l'école ne peut pas tout, l'État doit pouvoir compter et s'appuyer sur les groupes de l'audiovisuel notamment publics pour former professeurs et élèves à ce nouvel environnement numérique.

À l'instar des autres chaînes linéaires du PAF, l'existence de la télévision publique traditionnelle est menacée par les réseaux sociaux qui sont consommés de façon massive, notamment par les plus jeunes générations. Réseaux sur lesquels circulent des informations de qualité mais également des contenus illicites, des fausses informations, des contenus haineux ou du cyber harcèlement. Par ailleurs, les modèles économiques des médias sociaux s'appuient sur la collecte massive de données, des algorithmes et de l'intelligence artificielle. Leurs modèles de recommandation visent à garantir et s'assurer la maximisation de leurs revenus publicitaires, rendus possibles notamment par la circulation de fake news qui sont un moyen de capter notre attention. On sait également la propension des biais cognitifs des algorithmes nous enfermant dans nos préjugés et croyances.

Ainsi, les nouveaux usages doivent être une préoccupation pour les pouvoirs publics notamment parce que ni Google, ni Facebook, ni Netflix n'ont pour mission de garantir la fabrication d'une information de qualité, sourcée et vérifiée. Seuls les médias historiques, privés ou publics, signent des conventions avec l'Arcom ou ont dans leur contrat d'objectif et de moyens une responsabilité éditoriale, des obligations de déontologie - tel le pluralisme de l'expression des courants de pensée et d'opinions - ou encore d'honnêteté et d'indépendance de l'information et des programmes. Ce sont donc eux qui nous garantissent l'accès à de l'information de qualité. Or, si les plateformes numériques parviennent à siphonner les recettes publicitaires des médias historiques et accaparent toute l'audience, elles finiront par faire vaciller leur modèle économique jusqu'à remettre en cause leur existence.

On comprend bien que dans ce nouveau paysage qui se dessine, il est impératif de repenser la régulation des médias, tenant compte à la fois de nos nouveaux usages devenus numériques et des plateformes en ligne.