En obtenant un mandat d’arrêt contre le président russe Vladimir Poutine en 2023, puis en requérant en 2024 des mandats d’arrêt contre plusieurs chefs du Hamas et contre des dirigeants israéliens, dont le Premier ministre Benyamin Netanyahou, le procureur de la Cour pénale internationale a placé la justice pénale internationale au cœur de l’actualité. Quel est son bilan depuis vingt ans ?
Vingt ans d'essor
La justice pénale internationale est souvent présentée comme un jeune projet. Il est vrai qu’à l’exception des tribunaux militaires de Nuremberg et de Tokyo, établis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale mais qui incarnent à plusieurs égards une forme de "justice des vainqueurs", son véritable essor coïncide avec la fin de la guerre froide et l’âge d’or du multilatéralisme.
En 1993 et 1994, le Conseil de sécurité des Nations Unies (CSNU) crée successivement un Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) et un Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) afin de juger les principaux responsables des atrocités commises lors des conflits dans ces pays.
Le 17 juillet 1998, le traité établissant une Cour pénale internationale (CPI) permanente et à vocation universelle est adopté à Rome, grâce à l’activisme d’organisations non gouvernementales (ONG) spécialisées dans la défense des droits de l’Homme et au soutien de nombreux pays européens et du Sud. La CPI, qui n’a commencé ses activités qu’en 2002, une fois le nombre de ratifications du statut de Rome nécessaire obtenu, vient donc de célébrer son 22e anniversaire.
Plusieurs autres juridictions internationales (ou hybrides) ont été créées dans la première partie du XXIe siècle :
- le Tribunal spécial pour la Sierra Leone (TSSL), en activité de 2002 à 2013 ;
- les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC), créées en 2006 et dont les audiences ont pris fin en 2022 ;
- le Tribunal spécial pour le Liban (TSL), créé en 2009 et dont l’activité a cessé fin 2023 ;
- les Chambres africaines extraordinaires au sein des juridictions sénégalaises (CAE), créées en 2013 pour juger l’ancien président du Tchad Hissène Habré ;
- la Cour pénale spéciale en République centrafricaine (CPS), créée en 2015 et qui a rendu ses premiers verdicts à la fin de l’année 2022 ;
- les Chambres spécialisées pour le Kosovo (CSK), qui ont commencé leurs activités en 2015 et qui mènent notamment le procès de l’ancien président kosovar Hashim Thaçi.
Analyser les deux décennies d’activité de la justice pénale internationale revient donc, en grande partie, à s’intéresser à son histoire moderne, à son développement, à ses succès et à ses défis.
Vingt ans d'accomplissements
La principale réussite de la justice pénale internationale tient indiscutablement à sa progression et à son ancrage dans les relations internationales. Malgré un bilan contrasté, la CPI (qui compte en 2024 124 États membres) et les autres juridictions pénales internationales ont permis de mettre en exergue des atrocités (y compris des violences sexuelles et fondées sur le genre, et des crimes contre les enfants) commises dans des régions largement ignorées auparavant par la communauté internationale.
Elles ont aussi joué un rôle central dans la reconnaissance et la promotion des droits des victimes de crimes internationaux, offrant à des milliers d’entre elles la possibilité de partager leur histoire et leurs souffrances, et accordant à certaines une participation dans les procédures et diverses formes de réparation.
La rapidité avec laquelle ses concepts, son langage et ses outils se sont diffusés dans les sphères juridiques, politiques et médiatiques au cours des deux dernières décennies est aussi remarquable. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer la façon dont les victimes et leurs défenseurs, en Syrie, en Birmanie, au Venezuela, en Palestine, en Ukraine et ailleurs, utilisent aujourd’hui le droit pénal international pour demander justice.
Les responsables politiques, y compris dans les régimes autoritaires, intègrent aussi ces paramètres dans leur réflexion stratégique, cherchant parfois à les instrumentaliser comme un outil de lawfare (c’est-à-dire une utilisation du droit visant à établir, pérenniser ou renverser un rapport de force dans l’intention de contraindre un adversaire).
Ce développement constitue une véritable révolution, tant il vient bousculer les principes de souveraineté des États et d’immunité de leurs dirigeants, qui demeurent profondément ancrés dans les relations internationales. Qui aurait pu imaginer, voilà encore quelques années, que le président en exercice d’un État membre permanent du CSNU et d’une puissance nucléaire serait un jour inquiété par la justice pénale internationale et privé de sa liberté de voyager comme c’est le cas pour Vladimir Poutine depuis mars 2023 ? De même pour la demande de mandat d’arrêt international transmise par le procureur à la Cour à l’encontre du Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou en 2024.
Si ces actions récentes marquent incontestablement un tournant dans l’histoire de la justice pénale internationale, ils s’inscrivent toutefois dans la continuité de poursuites et de condamnations ayant visé de nombreux autres dirigeants importants.
Au cours de ces deux dernières décennies, de puissants responsables politiques et militaires ont dû répondre de leurs actes devant différentes juridictions internationales :
- le colonel rwandais Theoneste Bagosora, condamné en 2011 par le TPIR à 35 ans d’emprisonnement pour sa responsabilité dans le génocide des Tutsis en 1994 ;
- l’ancien président du Liberia Charles Taylor, condamné en 2012 par le TSSL à 50 ans de prison pour son rôle dans les crimes commis lors de la guerre civile en Sierra Leone ;
- l’ancien président de la République serbe de Bosnie Radovan Karadžić et le général en chef de l’armée de la République serbe de Bosnie, Ratko Mladić, condamnés en 2016 et 2017 par le TPIY à une peine d’emprisonnement à perpétuité pour leur participation aux crimes commis en Bosnie, notamment le génocide des hommes musulmans de Srebrenica ;
- les dirigeants cambodgiens Nuon Chea et Khieu Samphan, condamnés à perpétuité par les CETC pour leur rôle dans les crimes commis par le régime khmer rouge entre 1975 et 1979 ;
- l’ancien président tchadien Hissène Habré, condamné en 2016 par les CAE pour les atrocités commises pendant sa présidence du Tchad entre 1982 et 1990.
Vingt ans de défis
En dépit de ces avancées, la justice pénale internationale reste souvent critiquée pour son manque d’efficacité et de crédibilité, voire de légitimité. De nombreuses voix dénoncent notamment sa lenteur et le coût élevé de ses procédures. Il faut reconnaître qu’avec un budget annuel oscillant entre 100 et 150 millions d’euros au cours des deux dernières décennies, le faible nombre de procès instruits par la CPI et ses cinq condamnations laissent perplexe. Ironiquement, la cour semble pourtant presque performante en comparaison d’autres juridictions, à l’instar du TSL qui a dépensé près d’un milliard de dollars en douze ans d’activité pour un seul procès par contumace.
Si les tribunaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda présentent un bilan plus flatteur, avec un total de plus de 200 procès en deux décennies (111 pour le TPIY et 96 pour le TPIR), la durée moyenne des procès (six ans pour le TPIY et neuf ans pour le TPIR) et leurs budgets importants (respectivement de 320 et 250 millions de dollars annuels pour chacune juridiction au pic de son activité) rendent ce modèle de justice difficilement pérenne.
Ses détracteurs soulignent également le manque de crédibilité d’une justice incapable de fonctionner sans le soutien et la coopération des États. Contrairement aux autorités judiciaires nationales, les juridictions pénales internationales ne disposent effectivement d’aucun moyen de contrainte pour mettre en œuvre leur mandat. Elles doivent s’en remettre aux États et à l’ONU pour les assister dans leurs enquêtes et poursuites.
La justice pénale internationale demeure donc souvent un "géant sans bras ni jambes", comme l’illustrent l’incapacité de la CPI d’obtenir l’arrestation de l’ancien président soudanais Omar el-Béchir et celle de Vladimir Poutine, tous deux objets d’un mandat d’arrêt de la cour, ou celle du Tribunal spécial pour le Liban d’obtenir la comparution de cinq accusés, membres du Hezbollah.
En outre, lorsqu’elles parviennent à obtenir la comparution des accusés, les juridictions internationales peinent parfois à établir la culpabilité des plus hauts responsables politiques, comme le montrent les échecs du procureur de la CPI dans ses poursuites contre l’ancien président de la Côte d’Ivoire, Laurent Gbagbo, ou contre les dirigeants kényans Uhuru Kenyatta et William Ruto.
D’autres questionnent enfin la légitimité d’une justice jugée sélective, voire néocoloniale, forte avec les faibles et faible avec les forts. Bien que ces accusations soient parfois exagérées, il faut reconnaître une indéniable perméabilité de la justice pénale internationale à la Realpolitik. Ainsi, le TPIR n’a poursuivi aucun membre du Front patriotique rwandais (FPR) malgré les nombreuses exactions commises par les forces de Paul Kagame en 1994.
Si le TPIY a été relativement plus large dans ses poursuites, il a été critiqué pour le caractère disproportionné des condamnations à l’encontre des responsables serbes en comparaison des autres acteurs du conflit en ex-Yougoslavie. En vingt ans d’activité, la CPI a concentré presque exclusivement ses poursuites contre des responsables africains, notamment des membres de groupes armés opposés au pouvoir en place, alimentant les accusations d’africano-centrisme, voire de racisme, à l’encontre de la Cour.
Enfin, il est inévitable de relever une certaine forme d’alignement de la justice pénale internationale sur les intérêts stratégiques des puissances occidentales et de noter que, hormis la mise en cause récente du Premier ministre israélien, jamais leurs ressortissants ou leurs proches alliés n’ont fait l’objet de poursuites devant les différents tribunaux internationaux ou devant la CPI. La politique pénale du nouveau procureur de la CPI, Karim Khan, pourrait toutefois indiquer un changement de tendance.
L'adaptation à un nouveau contexte
En moins d’un quart de siècle, le contexte géopolitique, économique, social, et technologique dans lequel opère la justice pénale internationale a connu des bouleversements majeurs. Le multilatéralisme, pilier de son développement, est aujourd’hui profondément mis en cause partout dans le monde.
Paradoxalement, l’humanité est confrontée à des menaces globales sans précédent – réchauffement climatique, progrès technologiques, raréfaction des ressources naturelles, développement de l’intelligence artificielle au service de l’armement, montée de la radicalisation – qui ont des conséquences importantes pour la sécurité internationale. Les conflits en Ukraine, au Moyen-Orient (Syrie, Irak, Yémen, Palestine), en Afrique de l’Est (Soudan, Tigré, Somalie), dans les pays du Sahel (Mali, Burkina Faso, Niger) et dans d’autres régions de l’Afrique subsaharienne illustrent douloureusement cette tendance.
Face à ces défis colossaux, la justice pénale internationale est appelée à redoubler d’effort et de créativité pour préserver son indépendance et gagner en efficacité. Elle doit trouver les moyens de rester opérationnelle tout en réduisant progressivement sa dépendance aux États et à leurs intérêts stratégiques nationaux.
Elle doit aussi parvenir à plus d’équilibre entre sa vocation universelle et l’impérieuse nécessité de tenir compte des particularismes locaux. Si l’ampleur de la tâche peut sembler insurmontable, la justice pénale internationale a démontré, au cours des deux dernières décennies, d’extraordinaires capacités d’adaptation et de résilience. Gageons qu’elle saura en faire de même pour affronter les nombreux défis à venir, portée par l’engagement et le soutien de tous ceux qui sont convaincus que ce projet n’en est encore qu’à ses prémices.
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