Patrimoine partagé : universalité, restitutions et circulation des œuvres d'art - Vers une législation et une doctrine françaises sur les "critères de restituabilité" pour les biens culturels : Rapport à M. le Président de la République

Remis le :

Auteur(s) : Jean-Luc Martinez

Auteur(s) moral(aux) : Ministère de la culture ; Présidence de la République

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Ce rapport commandé par le Président de la République établit les contours d'une loi-cadre sur la restitution à leur pays d'origine de biens culturels appartenant aux collections publiques françaises, qui, en l'état actuel du droit, sont inaliénables et ne peuvent être restitués que sur la base d'une loi spéciale et propose une doctrine et une méthode pour examiner et traiter les demandes de restitution.

Synthèse des principales propositions 
Introduction 

Partie I Les leçons de l’histoire : héritage et limites des restitutions passées 

1. Les « translocations » au XIXe siècle en Europe
2. Dépôts, échanges, réparations de guerre : sur quelques cas de « restitutions » du XXe siècle 
3. En guise de conclusion : bilan critique des restitutions récentes ou en cours d’instruction

Partie II Cadre juridique actuel des restitutions et réflexions en cours 

1. Droit français et restitutions 
2. Réflexions en cours en Europe 
3. Les préconisations internationales et européennes : encadrement de la circulation des biens culturels 

Partie III Les grandes orientations possibles d’une future législation-cadre sur les restitutions 

1. Une seule loi ou trois lois distinctes ?
2. Un champ géographique circonscrit ou universel ? 
3. Les « critères de restituabilité » susceptibles d’être retenus 
4. Certaines catégories d’œuvres devraient être traitées de manière spécifique 

Les restes humains 
Les dons et legs 
Les biens issus de prises de guerre 
Les biens culturels spoliés dans le contexte des persécutions antisémites entre 1933 et 1945 
Archives et restitutions 
5. Imaginer un dispositif original concernant les « œuvres symboliques » 
6. Européaniser la démarche 
7. Une procédure administrative transparente et collaborative 

Conclusion 
Liste des personnes consultées 
Annexes 

Synthèse des principales propositions

Deux points cruciaux appellent un arbitrage politique :
1. Faut-il un texte législatif unique ou trois textes distincts pour fixer les règles de sorties d'œuvres des collections nationales, par exception au principe d'inaliénabilité ? Notre suggestion consiste à privilégier trois textes qui correspondraient à des problématiques historiques, patrimoniales et éthiques bien distinctes :

  • 1. Les biens culturels ;
  • 2. Les restes humains ;
  • 3. Les biens culturels spoliés dans le contexte des persécutions antisémites entre 1933 et 1945. Une communication préalable et globale serait néanmoins opportune pour souligner la cohérence de l'action de l'Etat qui formaliserait ainsi les bases d'une doctrine relative à la sortie de biens du domaine public par exception au principe d'inaliénabilité des collections.

2. Quel devrait être le périmètre d'application de la future doctrine relative aux restitutions de biens culturels : les futures règles doivent-elles être de portée universelle ou se limiter à un territoire précis (anciennes colonies françaises ou Afrique) ? Nous préconisons de ne pas retenir l'option du contexte colonial et de préférer une loi-cadre dont le champ d'application serait universel ou limité à l'Afrique sachant que les demandes en cours d'instruction émanent de huit pays africains, sur les dix reçues par l'Etat français (ANNEXE 1).

Une fois ces deux points préalables arbitrés, le présent rapport suggère les douze propositions suivantes :
1. Rappeler l'attachement aux principes d'universalité à la française et d'inaliénabilité des collections.
2. Rappeler que les opérations de restitution pour raison diplomatique relèvent d'une pratique ancienne. Souligner qu'il est aujourd'hui sain d'encadrer cette pratique en fixant une doctrine à la fois objective et favorable à l'écriture d'un récit partagé entre la France et les pays d'origine, propice au développement de nouveaux partenariats. Cette ou ces futures lois permettront de donner un cadre légal à des cas anciens de « retour » dans leur pays d'origine, non réglés administrativement.
3. Elaborer une doctrine française en matière de restitutions qui favorise un règlement bilatéral, de préférence à une approche normative, anhistorique et multilatérale.
4. Pour les biens culturels, neuf critères de restituabilité sont proposés. Mentionnés dans la loi-cadre, ces critères auraient un caractère indicatif, la décision finale incombant au pouvoir politique, éclairée par les conclusions des commissions scientifiques bilatérales
Trois critères de recevabilité :

  • La demande doit émaner de l'Etat d'origine.
  • Avoir l'assurance qu'un autre Etat ne revendique pas les mêmes biens.
  • Vérifier qu'une demande n'entre pas en contradiction avec des accords bilatéraux antérieurs.

Deux critères alternatifs relatifs au mode d'acquisition :

  • Caractère illégal de l'acquisition. ou
  • Caractère illégitime de l'acquisition.

 Quatre critères contextuels :

  • Le projet de restitution doit être accompagné d'une volonté de coopération de l'Etat demandeur,
  • L'Etat requérant doit s'engager à conserver la nature patrimoniale et la présentation au public des biens culturels,
  • Les demandes doivent rester ciblées,
  • Les demandes doivent rester strictement patrimoniales et ne peuvent s'accompagner de demandes de réparations financières.

5. Précision complémentaire concernant les biens issus de dons ou de legs : l'Administration française doit s'assurer préalablement de l'accord des donateurs et/ou ayant-droits, ce qui supposera la mise en œuvre de recherches généalogiques (comme actuellement le fait la CIVS pour les familles juives spoliées).
6. Recommandations complémentaires concernant les biens issus de prises de guerre :

  • Encourager un travail dans les musées (distinction militaria/biens culturels ; objets ou emblèmes symboliques) ciblant des œuvres potentiellement concernées par des demandes de restitution futures,
  • Au sein des structures chargées d'examiner les propositions de dons et legs, prévoir dans leurs statuts une demande de renseignements sur les provenances afin que soient déclinées les propositions de dons ou de legs lorsque la légalité et la légitimité des œuvres proposées n'est pas attestée
  • Dans les musées dépositaires de dons et legs, encourager un travail historique et scientifique proactif, en bilatéral avec les pays d'origine.

7. Concernant les restes humains, cinq critères de restituabilité sont proposés:

  • La demande doit émaner d'un Etat ;
  • Ces restes doivent être dûment identifiés (individu nommé/connu ou dont l'origine peut être établie) ;
  • Les restes humains concernés sont ceux de personnes mortes après l'an 1500 (« au-delà de quelques siècles, nous avons tous les mêmes ancêtres ») ;
  • Les conditions de leur exposition portent atteinte au principe de dignité de la personne humaine. Le retour de ces restes doit être « justifié au regard du principe de dignité et de respect de toutes les cultures » ;
  • Les restes, une fois de retour, n'ont pas vocation à être exposés.

8. Concernant les biens culturels spoliés dans le contexte des persécutions antisémites :

  • Elargir aux années 1933-1945 le champ d'études de la CIVS.
  • Inciter l'ensemble des opérateurs à mettre en place ou intensifier les recherches sur les acquisitions effectuées sur la période 1933-1945 mais également sur les acquisitions, dons ou legs postérieurs à 1945 et dont les provenances sont potentiellement problématiques.

9. Un dispositif original pour apporter une réponse constructive à des demandes concernant certaines œuvres symboliques ne remplissant pas les critères de restituabilité : notion de Patrimoine partagé. Il s'agit de dépasser la question de la propriété juridique pour envisager la question sous l'angle de l'accessibilité des œuvres en autorisant une forme de dépôt à long terme impliquant l'écriture commune d'une histoire partagée des objets.
10. Européaniser la démarche en proposant des outils spécifiques pour les restitutions demandées par des pays africains :

  • Une déclaration commune des pays africains et européens sur les principes des restitutions, sur le modèle des « 11 principes de Washington » concernant les oeuvres spoliées dans le contexte des persécutions antisémites (1998).
  • La création d'un Fonds Afrique-Europe public-privé dédié au patrimoine africain.

11. Une procédure transparente, collaborative et scientifiquement solide qui limite à 3 ans maximum le délai entre une demande initiale et la décision politique sur le fond, éclairée par une analyse historique et scientifique (pas de commission nationale mais des experts bilatéraux, au cas par cas).
12. Après le vote de la ou des lois à l'occasion duquel les critères auront été débattus, tenir le Parlement régulièrement informé des demandes étrangères et des décisions gouvernementales de répondre ou non favorablement à celles-ci : le Gouvernement pourrait remettre au Parlement, chaque année, un rapport sur les restitutions. Ce rapport peut faire l'objet d'un débat/d'une présentation par la Ministre de la culture devant les commissions permanentes chargées des affaires culturelles de l'Assemblée nationale et du Sénat. Pour les cas les plus complexes : soumettre au Parlement les AIG (Accords intergouvernementaux) formalisant les projets de coopérations culturelles accompagnant les restitutions (usages et conditions de transfert des objets restitués, complément pour la circulation des biens relevant de la catégorie du « patrimoine partagé », accompagnement dans la gestion, la création ou la rénovation des musées destinés à abriter les oeuvres restituées, offre de formation).

  • Type de document : Rapport officiel
  • Pagination : 119 pages
  • Édité par : Ministère de la culture