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Dans un contexte marqué par des évolutions profondes de l'offre de soins en France, des craintes se sont exprimées sur la "financiarisation de la santé" et sur ses conséquences. Pour faire le point sur ce que recouvre cette notion et sur ses enjeux, l'Inspection générale des affaires sociales (Igas) et l'Inspection générale des finances (IGF) ont analysé ses causes, ses mécanismes et ses conséquences.
La période récente a été marquée par de profondes évolutions des caractéristiques et de l'organisation de l'offre de soins en France : tensions importantes sur les ressources humaines médicales et paramédicales qui devraient perdurer encore plusieurs années dans un contexte de vieillissement de la pyramide des âges de la plupart des professions de santé ; développement rapide du salariat médical ; aspirations d'une partie des jeunes générations aux formes d'exercice collectives ou en réseau, hyper spécialisation, innovations technologiques, etc.
Ces mutations, largement interdépendantes, ont généré dans le secteur privé et libéral un mouvement de regroupements et d'investissements, à l'origine d'importants besoins de financement auxquels ont répondu les acteurs traditionnels (les banques) mais aussi de nouveaux acteurs (fonds d'investissements et autres investisseurs privés, fonds de dette) attirés par les perspectives de croissance et de rentabilité du secteur, la solvabilisation publique de la dépense de santé, ainsi que les économies d'échelle et les gains d'efficacité potentiels. Entre 2020 et 2024, les fonds de capital-investissement ont à eux seuls investi en fonds propres plus de 4 milliards d'euros. L'ampleur et la rapidité de ces transformations ont suscité des interrogations, voire des inquiétudes des autorités de régulation comme des professionnels de santé tant au regard du respect du principe déontologique d'indépendance attaché à l'exercice de la médecine que, plus généralement, de la préservation d'un haut niveau d'accessibilité et de qualité des soins.
Aussi la mission s'est-elle attachée, d'une part à décrire les modalités concrètes et les conséquences mesurables de ces phénomènes ; d'autre part à formuler des propositions visant à renforcer la capacité de la puissance publique à les réguler dans un sens conforme aux objectifs et priorités de la politique de santé, en prenant en compte l'hétérogénéité des situations. Le champ retenu est celui des soins de premier recours et exclut donc les technologies de santé et le médico-social.
Loin de répondre à un modèle uniforme, ces dynamiques structurelles de concentration et d'investissement, que les acteurs financiers sont venus accompagner, parfois susciter, le plus souvent accélérer, ont pris des formes très diverses, que ce soit pour le cadre juridique d'exercice (sociétés d'exercice libéral, centres de santé associatifs, sociétés de droit commun…) ou pour la structuration économique des groupes - témoignant de la capacité d'adaptation des investisseurs, professionnels comme non professionnels, aux contraintes réglementaires propres à chaque secteur. A cet égard, on peut constater que les secteurs qui ont mis en place les barrières juridiques les plus strictes à l'entrée d'investisseurs non exerçants, loin d'atteindre leur but de protection de l'indépendance des professionnels de santé ou de préservation de la qualité, n'ont fait que susciter des contournements, facteurs d'opacité et de dérives.
Qu'ils soient à l'initiative des fonds de capital‑investissement ou des professionnels eux-mêmes, ces mouvements de concentration et d'investissement ont en revanche en commun d'avoir entraîné un accroissement de l'endettement du secteur. Le niveau d'endettement atteint est aujourd'hui préoccupant, et pourrait, compte tenu des besoins d'investissement actuels et à venir, devenir critique en cas de tarissement des apports en fonds propres.
Pour répondre aux enjeux de la financiarisation, l'identification des effets qualitatifs de l'intervention des acteurs financiers sur l'offre de soins apparait comme l'enjeu prioritaire, mais cet impact demeure difficilement objectivable et pilotable en l'état des données disponibles. Même si certaines dérives ont été observées, ces données disponibles, ne permettent pas, en dehors de quelques exceptions notables, d'affirmer à date que les problèmes de qualité soient statistiquement plus importants dans les groupes financiarisés.
En analysant les données disponibles par secteur, l'Igas et l'IGF ont pu constater, d'une part, dans plusieurs d'entre eux, les effets positifs du mouvement de regroupement et d'apports de capitaux extérieurs sur l'efficience, le volume, l'accessibilité, ou la modernisation de l'offre de soins. D'autre part, les inspections ont mis en évidence des risques certes difficiles à quantifier mais dont certains indices laissent supposer qu'ils sont susceptibles de se concrétiser en cas de tensions sur les modèles économiques des acteurs.
Il importe donc d'éviter la concrétisation de ces risques mais aussi de parvenir à tirer pleinement avantage pour la collectivité de l'existence d'acteurs de grande taille. Pour favoriser l'indépendance des médecins, la qualité et l'accessibilité de l'offre de soins, et la maîtrise des coûts pour la collectivité, la mission propose d'activer cinq leviers :
- Protéger l'indépendance des professionnels de santé par une clarification du cadre de gouvernance des sociétés d'exercice libéral, mais aussi plus largement par une modernisation du cadre déontologique ;
- Mieux connaître les coûts réels des acteurs et améliorer la réactivité et la prévisibilité du système de tarification ;
- Déployer un dispositif de suivi de la qualité en médecine de ville ;
- Développer des approches contractuelles avec les groupes afin notamment de tirer parti de leur couverture multisites et de leurs capacités d'investissement ;
- Prendre en compte l'existence d'acteurs portant un risque systémique local ou national, et mettre en place les dispositifs de prévention adéquats.
Soigner n'est pas une activité comme une autre : l'investissement privé ne doit pouvoir s'y déployer qu'en contribuant à l'amélioration durable de la qualité et de l'accessibilité des soins, dans le respect de l'indépendance d'exercice des professionnels. C'est pour le régulateur un défi nouveau, qui suppose une évolution du système réglementaire et tarifaire, notamment vers plus de transparence, de réactivité et de prévisibilité.
INTRODUCTION
1. L'INTERVENTION DES ACTEURS FINANCIERS DANS LE SECTEUR DE L'OFFRE DE SOINS, HISTORIQUEMENT MODESTE, EST VARIÉE DANS SES MODALITÉS ET S'ADAPTE AUX CARACTÉRISTIQUES PROPRES À CHAQUE CADRE JURIDIQUE
1.1. L'offre de soins reste pour les acteurs financiers un champ d'investissement historiquement modeste
1.1.1. La participation des acteur financiers au système de santé passe par le capital-investissement mais plus encore par la dette
1.1.2. Le marché du capital-investissement dans l'offre de soins reste limité en France comme en Europe
1.2. Le financement du secteur de l'offre de soins combine fonds propres et dette selon des modalités très variables, en fonction du cadre juridique
1.2.1. Les groupes de cliniques privés constituent un modèle intégré auquel sont associés contractuellement les médecins libéraux
1.2.2. Le modèle des groupes de sociétés d'exercice libéral (SEL) se caractérise par un double niveau de gouvernance, destiné à protéger l'indépendance des
professionnels de santé
1.2.3. Le modèle des réseaux de centres de santé se caractérise par l'opacité des modalités de gouvernance et des mécanismes indirects de captation de la
valeur
1.2.4. Les officines de pharmacie commencent leur mouvement de regroupement, financé à la fois par des fonds de capital-investissement et des fonds de dette
2. DES FACTEURS STRUCTURELS EXPLIQUENT LA DYNAMIQUE DE CONSOLIDATION SECTORIELLE PORTÉE INITIALEMENT PAR LES PRATICIENS EUX-MÊMES, PUIS RENFORCÉE ET ACCÉLÉRÉE PAR L'ARRIVÉE DES INVESTISSEURS FINANCIERS
2.1. Les évolutions réglementaire, socio-démographique, économique et technologique ont conduit à des mouvements de regroupement, d'intensité variable dans les secteurs considérés
2.1.1. Les exigences croissantes en matière de qualité ont généré des besoins d'investissement et des coûts fixes peu soutenables pour des acteurs de taille réduite
2.1.2. La démographie médicale, ainsi que l'évolution des aspirations des praticiens concernant leurs modalités d'exercice et leur gestion patrimoniale, a également fortement incité au regroupement des cabinets
2.1.3. Les difficultés du système de santé à répondre à l'augmentation de la demande de soins et les gains d'efficience possibles ont également incité au regroupement
2.1.4. L'évolution technologique et organisationnelle, tout comme l'innovation médicale, génèrent des besoins d'investissement nouveaux auxquels les acteurs de petite taille ne peuvent faire face
2.1.5. Les besoins de financement atteignent dans les secteurs les plus matures des niveaux incompatibles avec les capacités financières des praticiens, même regroupés
2.2. Les investisseurs financiers longtemps attirés par les perspectives de plus-value ainsi que par les anticipations de rendements élevés et réguliers, paraissent depuis peu se détourner du secteur
2.2.1. L'ensemble des secteurs considérés se caractérise sur la période 2019-2023 à la fois par une forte croissance et des rendements sur capitaux investis élevés
2.2.2. Ces caractéristiques se sont longtemps avérées très attractives pour les investisseurs
2.2.3. La participation des acteurs financiers a accéléré le mouvement de concentration tout en provoquant une inflation sur les prix de cession des cabinets
2.2.4. Depuis 2024, l'appétence des investisseurs pour le secteur des services de santé s'est très sensiblement atténuée
3. SOUVENT DIFFICILES À ÉVALUER, LES EFFETS DE L'INTERVENTION DES ACTEURS FINANCIERS SUR LA QUALITÉ DU SYSTÈME DE SOIN, L'INDÉPENDANCE DES PROFESSIONNELS DE SANTÉ ET LES CONDITIONS DE LA RÉGULATION, DÉPENDENT DE SES MODALITÉS JURIDIQUES ET ÉCONOMIQUES
3.1. L'intervention des acteurs financiers a généré des avancées, mais aussi des risques et des incertitudes sur la qualité et l'accessibilité des soins, qui nécessitent un renforcement des dispositifs de mesure aujourd'hui largement insuffisants
3.1.1. Dans les secteurs des cliniques et de la biologie, les seuls où les données disponibles permettent de porter un jugement, les investissements réalisés par les acteurs financiers ont permis d'atteindre les standards de qualité exigés par la règlementation
3.1.2. Dans les autres secteurs, en l'absence de données suffisantes pour conclure formellement, les indicateurs partiels ne montrent à ce stade ni dégradation ni amélioration mesurables de la qualité ou de l'accès aux soins en lien avec l'intervention des acteurs financiers
3.1.3. Les évolutions récentes imposent une vigilance renforcée sur l'évolution de l'accessibilité et de la qualité de l'offre
3.2. Les risques pesant sur l'indépendance et les conditions d'exercice des professionnels de santé dans leur pratique sont principalement liés aux incertitudes et au manque de clarté du cadre déontologique
3.3. La concentration des structures de soins et l'apparition d'acteurs de grande taille font naître de nouveaux défis, mais aussi des opportunités pour le régulateur du système de santé
3.3.1. La taille des groupes issus de la consolidation progressive des différents secteurs crée des opportunités de modernisation du système de santé, mais aussi des risques systémiques encore mal appréhendés
3.3.2. Les mécanismes de régulation ne tiennent pas compte de la nouvelle structuration des secteurs
3.3.3. Les dispositifs de contrôle, fragmentés, ne permettent pas d'appréhender efficacement les risques portés par ces acteurs intégrés
3.3.4. La sensibilité des nouveaux acteurs au signal prix met en évidence les limites des processus de tarification, peu réactifs et parfois peu prévisibles
4. L'ENJEU POUR LES POUVOIRS PUBLICS EST DE MOBILISER LES LEVIERS NORMATIFS ET FINANCIERS LES PLUS APTES À METTRE DURABLEMENT LES FINANCEMENTS PRIVÉS AU SERVICE DE LA POLITIQUE DE SANTÉ, AUX MEILLEURS COÛTS ET DANS LE STRICT RESPECT DE L'INDÉPENDANCE PROFESSIONNELLE DES MÉDECINS
4.1. Protéger l'indépendance des professionnels de santé par une clarification du cadre de gouvernance des SEL, mais aussi, plus généralement, par un renforcement des exigences de transparence et une modernisation des règles déontologiques
4.2. Mieux connaître les coûts réels des grands acteurs et améliorer la réactivité du système de tarification pour mettre ce dernier au service des évolutions du système de santé, et améliorer le partage des gains de productivité
4.3. Déployer un dispositif de suivi et de contrôle qualité effectif en médecine de ville….
4.4. Développer des approches contractuelles avec les groupes afin de tirer parti de leur capacité d'action
4.5. Prendre en compte l'existence d'acteurs portant un risque systémique local ou global, et mettre en place les dispositifs de prévention adéquats
ANNEXE I : FICHES SECTORIELLES D'ANALYSE DE LA FINANCIARISATION
ANNEXE II : ORGANISATION DE L'OFFRE DE SOINS
ANNEXE III : STRUCTURATION JURIDIQUE DES ACTEURS DE L'OFFRE DE SOINS
ANNEXE IV : RÉGULATION TARIFAIRE DE L'OFFRE DE SOINS
ANNEXE V : INTERVENTION DES ACTEURS FINANCIERS DANS L'OFFRE DE SOINS
ANNEXE VI : QUALITÉ ET ACCÈS AUX SOINS
ANNEXE VII : REVUE DE LITTÉRATURE
ANNEXE VIII : LISTE DES PERSONNES RENCONTRÉES
PIÈCE JOINTE : LETTRE DE MISSION
- Type de document : Rapport d'inspection
- Pagination : 451 pages
- Édité par : Inspection générale des affaires sociales : Inspection générale des finances