Déclaration de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, sur l'attachement de la France à la démocratie, au respect des droits de l'homme et du droit international humanitaire, sa vigilance et sa lutte contre le terrorisme et toutes les formes de discriminations, son action pour la promotion du développement et son combat contre la pauvreté, avec notamment la mise en place d'un Conseil de sécurité économique et social, Genève le 26 mars 2002.

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Circonstance : Voyage de M. Hubert Védrine à Genève les 25 et 26 mars 2002 à l'occasion de la 58ème session annuelle de la Commission des Droits de l'Homme

Texte intégral

Monsieur le Président de la Commission des Droits de l'Homme,
Madame la Haute Commissaire,
Mesdames et Messieurs les Délégués,
Comment construire la démocratie et faire respecter les Droits de l'Homme de mieux en mieux dans un monde déchiré par les injustices, l'insécurité dans bien des régions, les tensions de l'économie globale ? C'est à cette réflexion que je souhaiterais me livrer devant vous.
Par son histoire, son engagement, ses idéaux, la démocratie qu'elle a construit au fil du temps, la France est attachée à ce que tous et toutes, partout, puissent bénéficier du respect des Droits de l'Homme. Aussi, accorde-t-elle une grande importance à l'action de la Commission des Droits de l'Homme qui peut consolider, accélérer, hâter le progrès général des sociétés que le développement et l'éducation doivent assurer. La France y est très active, avec par exemple cette année plusieurs propositions, sur les disparitions forcées, l'extrême pauvreté et la détention arbitraire, en plus des textes et des interventions de l'Union européenne auxquels elle est bien sûr pleinement associée.
L'environnement international a changé. Même si les guerres et les crises demeurent nombreuses, la violation des Droits de l'Homme est de moins en moins tolérée. Quels que soient les contextes et les mauvais prétextes, l'accoutumance à l'inacceptable recule partout. L'aspiration à la démocratisation se répand dans le monde et les événements du 11 septembre ne l'ont pas, me semble-t-il, entamée.
Si ce mouvement est profond, cela ne veut pas dire pour autant que des déclarations suffisent pour franchir d'un coup, partout dans le monde, les différentes étapes du processus de démocratisation, inséparable du progrès général de la société. Mais l'expérience montre qu'on peut par une politique exigeante, à la fois ferme sur les principes de la Déclaration universelle des Droits de l'Homme, et fondée sur une bonne analyse des situations, accélérer les maturations internes, en exploitant le potentiel démocratique présent dans chaque société. A mes yeux, la question que nous devons nous poser, ici à la Commission des Droits de l'Homme, comme à New York au Conseil de sécurité, c'est : comment combiner au mieux les différents instruments juridiques qui sont à notre disposition : condamnation, y compris des sanctions ciblées qui devraient toujours éviter d'aggraver la situation des populations civiles ; dialogue, y compris sur les conditionnalités et leur mise en oeuvre comme le prévoient désormais les accords UE/ACP de Cotonou ; coopération ; persuasion ; mais aussi aide au développement, effacement de la dette, ouverture des marchés, amélioration économique et sociale, pour au bout du compte renforcer concrètement l'état de droit et la démocratie.
Pour autant, il existe encore dans le monde d'aujourd'hui de profondes divergences : sur la lecture de l'Histoire, le partage des richesses, l'organisation du système international, les injustices, les responsabilités au Proche-Orient notamment. C'est bien ce qu'ont récemment révélé, l'an passé, Gênes, et plus encore Durban. C'est dans ce contexte que les attaques terroristes contre les Etats-Unis ont provoqué un choc considérable, dont les effets vont perdurer.
La communauté internationale s'est engagée résolument dans la lutte contre le terrorisme. Mais nous ne pourrions admettre que l'émotion légitime suscitée par ces actes terroristes soit utilisée par certains pour se dégager de leurs obligations internationales de respect des droits humains et du droit international humanitaire ; que la lutte contre le terrorisme soit dévoyée pour tenter de légitimer des campagnes de répression ? Pour museler toute contestation ; pour justifier l'usage de méthodes inacceptables.
Si la lutte contre le terrorisme impose vigilance et sécurité renforcées, car c'est une obligation pour les Etats que de protéger leurs citoyens, elle doit s'exercer dans le respect des Droits de l'Homme. Agir autrement serait une défaite morale. J'ai été très choqué par certains appels récents à une certaine acceptation de la torture. Nous devons répondre aux défis qui nous sont lancés par les terroristes sur le plan de la sécurité, sans compromettre nos principes. Et nous devons en même temps éviter le piège de la confrontation des civilisations que certains cherchent à attiser.
Le Secrétaire général, vous-même, Madame la Haute Commissaire, vous êtes exprimés avec force et clarté sur ces sujets : il ne peut être dérogé en aucune circonstance au droit à la vie, à la prohibition de la torture, à la liberté de pensée, de conscience, de religion, au principe de non-discrimination.
Par ces prises de position, les Nations unies jouent leur rôle de gardien de nos valeurs communes et guident l'action des Etats. Nous devons tous les soutenir : en veillant, chacun pour ce qui nous concerne, au respect scrupuleux de nos engagements, et c'est à ce titre que nous adressons une invitation permanente à tous ceux qui au titre des mécanismes de la Commission des Droits de l'Homme voudraient travailler en France ; et aussi en ne cachant pas nos attentes vis à vis des pays amis. Je pense notamment au nécessaire respect des Droits de l'Homme et du droit international humanitaire en Tchétchénie ou dans les Territoires palestiniens occupés, quelles que soient en même temps les exigences de la lutte contre le terrorisme. Et je pense aussi à la Chine, avec laquelle, tout en poursuivant le dialogue avec elle, l'Union européenne voudrait voir de mieux en mieux respectés les Droits de l'Homme.
A Durban, nous avons pris l'engagement solennel de combattre le racisme et l'intolérance à la fois à l'intérieur de nos pays et aussi tous ensemble, avec le soutien du Haut Commissariat pour les Droits de l'Homme. Il nous faut maintenant donner corps à ces engagements : ainsi la France a pour sa part reconnu dans une loi que la traite et l'esclavage relevaient du crime contre l'humanité.
Nous devons être également vigilants face aux manifestations d'intolérance religieuse, dans une période propice aux amalgames. Le gouvernement français est très vigilant à l'égard de tous les actes de haine raciale ou religieuse et les réprime avec la plus grande fermeté. Il apprécie l'action résolue des dignitaires religieux et des militants de l'antiracisme. Avec leur soutien, il a fait voter une loi en novembre 2001 portant sur l'accès au droit et à la justice des victimes de discrimination, quelles qu'elles soient.
Les femmes font trop souvent l'objet de discriminations sévères et multiples. Elles se voient parfois refuser les droits les plus élémentaires. En Afghanistan, où elles avaient eu le droit de vote, où certaines avaient siégé au gouvernement, le régime taleban, contre lequel nous n'avons pas assez fait, était allé jusqu'à les priver de l'accès à l'éducation. Aidons maintenant l'Afghanistan nouveau où j'étais ce dimanche, à se construire dans le respect des droits de tous.
Beaucoup de femmes restent victimes partout dans le monde de violences domestiques ou sociales qu'il ne faut plus tolérer. Et n'oublions pas les insupportables mutilations sexuelles, ou des pratiques atroces telles que celles des "crimes d'honneur". Que l'on ne nous parle pas de tradition culturelle à ce sujet ! On a vu aussi se développer un esclavage moderne, expression qu'il est désolant d'avoir à prononcer, avec des réseaux criminels transnationaux de traite et de prostitution, dont sont victimes des centaines de milliers de femmes, souvent originaires de pays pauvres. Il nous faut bâtir des sociétés où, au-delà des textes les interdisant, ces pratiques deviendront impensables.
Les mineurs eux-mêmes ne sont pas à l'abri de ces réseaux, ni des violences sexuelles qui n'épargnent aucun milieu même si la pauvreté y prédispose. La France se réjouit que les deux protocoles à la convention sur les droits de l'enfant, qu'elle a ratifiés, viennent d'entrer en vigueur. Elle appelle à leur ratification universelle ainsi qu'à celle de la convention sur les droits de l'enfant. Elle compte sur le Secrétaire général des Nations unies pour agir à l'égard des parties à des conflits armés qui recrutent ou utilisent encore des enfants.
L'année 2002 restera mémorable dans l'histoire de la lutte contre l'impunité. Le procès de Milosevic vient de commencer devant le TPIY et l'entrée en vigueur du statut de la Cour Pénale internationale est proche. La France appelle à la ratification du Statut de Rome, et à la coopération de tous avec la Cour. Compétente pour les crimes les plus graves, elle constituera un recours et une référence qui n'empêchera nullement les Etats de trouver les solutions nationales les plus appropriées aux drames qu'ils ont pu connaître, si nécessaire avec l'appui des Nations unies comme en Sierra Leone ou, je l'espère, au Cambodge. Les victimes d'exactions ont un droit à la reconnaissance de leurs souffrances et un droit à les voir réparées.
Il est un crime pour lequel la quête de la vérité est particulièrement difficile, c'est celui de "disparition forcée". Le groupe de travail de la CDH sur les disparitions, par un patient travail, tente d'élucider les milliers de cas qui lui ont été soumis, à la demande de familles. Les Etats doivent désormais manifester leur commune volonté d'élaborer un instrument normatif contraignant sur les disparitions.
Une même démarche doit nous inspirer contre la torture. Le texte de convention qu'est parvenue à proposer Mme Odio-Benito représente un bon équilibre. La Commission devrait l'adopter sans tarder.
Enfin, la France défend un moratoire général en vue de l'abolition universelle de la peine de mort.
Le débat sur la mondialisation, comme les réflexions sur la démocratisation ont remis à l'ordre du jour la promotion des droits économiques, sociaux et culturels, c'est à dire le développement. Lui seul peut surmonter la misère et l'exclusion sociale, asseoir les bases d'une démocratie solide.
C'est à ce titre que l'accès à l'éducation doit être facilité, pour tous, filles et garçons, tant l'absence de démocratie est souvent liée à la faiblesse des systèmes éducatifs. S'agissant de la santé, la France et l'Union européenne ont récemment défendu avec succès à Doha le droit à l'accès aux médicaments pour les pays confrontés aux très graves pandémies telles que sida, tuberculose ou paludisme. Ces avancées doivent être poursuivies afin de parvenir d'ici la fin de cette année à une solution effective pour les pays dépourvus de capacité suffisante de fabrication de médicaments - je pense notamment aux pays africains.
Ces objectifs passent par un effort collectif pour une mondialisation plus équitable, dans laquelle les pays en développement pourront participer plus à la définition des règles internationales. A ce titre, la France propose la mise en place d'un Conseil de sécurité économique et sociale.
Nous devons nous préoccuper d'autres défis, nés des progrès de la science et de la technique. Avec l'Allemagne, la France a proposé lors de la dernière session de l'Assemblée générale, l'élaboration d'un instrument juridique qui interdirait le clonage des êtres humains à des fins de reproduction. Nous souhaitons aussi une plus grande vigilance à l'égard des usages criminels des technologies de l'information, en particulier la pédopornographie ou la propagation de la haine raciale, dans le respect de la protection de la vie privée. Sur tous les plans, nous devons continuer à perfectionner le droit en l'adaptant aux nouveaux défis.
Le travail de la Commission, de sa sous-commission, des comités conventionnels doit avant tout être en prise avec la réalité. Les condamnations de cette Commission resteraient sans effet si elles ne s'accompagnaient de recommandations concrètes, adaptées à chaque situation et susceptibles de générer des changements, en suscitant des dynamiques internes. C'est pour cela que la Commission doit accorder toute la place qui leur est due aux ONG, à leurs informations, à leurs analyses et à leurs propositions. La Commission des Droits de l'Homme doit rester une enceinte exemplaire en termes d'accès, de participation et de liberté d'expression des ONG. Certes, le Forum de Durban a montré combien un processus anarchique pouvait déboucher sur des débordements intolérables. A Genève, rien de tout cela. J'avais appelé, il y a plus d'un an, à plus de transparence et de responsabilité de la part des ONG et je suis heureux de voir ce débat se développer. La France souhaite que les critères d'accréditation fixés par le Conseil économique et social et notamment ceux de transparence et d'indépendance soient respectés, et qu'à l'inverse des considérations politiques ne viennent pas bloquer l'accréditation d'associations répondant à ces critères. Et la Commission doit continuer à s'intéresser avec la plus grande attention à la situation périlleuse des défenseurs des Droits de l'Homme.
Améliorer la démocratie est un chantier permanent. Aucun pays n'en est jamais quitte. En France par exemple, le gouvernement a fait adopter, durant la seule année écoulée, plus d'une douzaine de textes législatifs sur l'égalité professionnelle hommes/femmes, sur les discriminations dans la vie quotidienne, sur les personnes handicapées, ou encore sur le droit des malades, les conditions de l'accueil en France des mineurs étrangers isolés. Nous comptons dans cette tâche sur l'aiguillon des ONG et leur regard critique, ainsi que sur une institution nationale indépendante et vigilante, la Commission nationale consultative des Droits de l'Homme.
Madame la Haut Commissaire, j'ai voulu garder les mots de la fin pour vous, pour vous rendre hommage. C'est une mission quasi-impossible qui vous a été confiée. Impossible parce qu'elle est sans fin. Face à la multitude des violations des Droits de l'Homme dans le monde, vous avez su maintenir le cap, ne pas vous laisser impressionner et parler clair. Vous avez su trouver le ton juste pour encourager des pays réticents à s'engager dans la voie des réformes. Vous avez su dénoncer les violations graves quand il le fallait, librement, en conscience. Pour cela, vous avez l'admiration de mon pays, qui vous regrettera. Votre exemple devra être suivi.
Mesdames et Messieurs,
A Monterrey, à New York, à Doha, à Genève, demain à Johannesburg nous devons mener le même combat : bâtir des sociétés, bâtir un monde dans lequel la violation des Droits de l'Homme sera devenue impossible parce qu'impensable. Si nous échouons dans la bataille pour le développement et contre la pauvreté, à commencer par l'extrême pauvreté, nous aurons bien du mal à constater des progrès ici, à la Commission des Droits de l'Homme. Agissons donc sur tous les fronts, pour progresser en même temps sur chacun.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 3 avril 2002)