Déclaration de Mme Catherine Trautmann, ministre de la culture et de la communication, sur le cadre juridique nécessaire à la société de l'information, notamment les relations entre l'internet et le droit, la notion de droit d'auteur sur les réseaux et la mise en place d'un organisme de régulation des réseaux numériques, Paris le 5 octobre 1999.

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Circonstance : Premières rencontres parlementaires sur la société de l'information et l'internet à l'Assemblée nationale le 5 octobre 1999

Texte intégral

Ces rencontres nous invitent donc à réfléchir collectivement sur la relation entre l'internet et le droit, sur le cadre juridique nécessaire à la société de l'information. L'approche habituelle sur ce sujet est de confronter les nouvelles situations juridiques caractéristiques de la société de l'information à l'état actuel de notre droit. Cependant le titre que Christian PAUL a retenu pour cette rencontre : " La révolution numérique crée-t-elle une révolution juridique ?" nous oblige - me semble-t-il - à interroger préalablement la relation nouvelle du droit et de la technologie.
Une caractéristique essentielle de la société de l'information tient au fait que le lien social y est produit à travers le filtre de la technologie. La révolution numérique a ses règles propres et c'est là, je crois, un grand défi pour le politique qui doit reconnaître le caractère objectif de ces règles sans pour autant se limiter à contempler passivement leurs effets sur la société.
Il importait peu au lecteur de quotidiens que son journal ait été imprimé en typographie ou en offset. L'utilisation d'un ordinateur personnel restait une activité fondamentalement individuelle. Au contraire, l'internaute est placé au cur d'un système de normes, de règles technologiques. Il y a là plus qu'un simple changement de degré dans le caractère organisateur de la technologie.
Au fond, l'internet, c'est d'abord cela : un dispositif de règles, de normes, de conventions, de protocoles. L'internet n'est pas un réseau numérique distinct des autres et qui les engloberait. C'est la suite de protocoles et de standards qui organisent, de la technique au contenu, la communication entre les ordinateurs, les réseaux, et finalement les hommes.
Normes techniques, protocoles du réseau des réseaux, et enfin conventions d'usage -ce qu'on appelle la netiquette- et codes de bonne conduite, voilà donc l'ensemble de ces règles d'origine technologique qui constituent la matière de cette nouvelle civilité mondiale que le Conseil d'Etat appelle de ses vux.
Bien sur, il y a une grande différence entre ces règles d'ordre technologique, et la règle de droit classique, loi ou règlement. Je crois cependant qu'il faut souligner que l'objectif poursuivi par le gouvernement n'est pas seulement de garantir et de protéger les règles de droit auxquelles nous sommes attachés ; il est aussi, dans le même mouvement, de poser un environnement favorable à la maîtrise, par nos concitoyens, par nos entreprises, des règles les plus quotidiennes, les plus implicites, qui structurent l'internet. C'est ici que s'ancrent les mécanismes d'autorégulation qui permettent d'expliciter, de contractualiser les règles quotidiennes d'organisation et de fonctionnement de l'internet.
Comme le Premier ministre l'avait annoncé à Hourtin, le gouvernement a élaboré un document d'orientation sur les grands choix qu'il envisage de proposer au Parlement afin d'adapter notre cadre juridique à la société de l'information. Le Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie vous présentera tout à l'heure ce document et fera le point sur la méthode retenue par le gouvernement.
L'internet n'est pas seulement un réseau de télécommunications, un nouvel espace marchand, c'est aussi un espace public au sens fort ; c'est aussi un média. Non seulement parce qu'il est le support de nouvelles formes de communication comme les journaux électroniques, les radios en ligne, mais aussi parce que plusieurs des services de base du réseau ont une forte orientation médiatique : la toile ou web, les forums, les causettes ou chat, les listes de diffusion.
C'est à partir de ces services que s'organise la communication non plus entre machines, entre réseaux, mais entre les hommes, en particulier sous la forme d'une communication publique.
L'internet, en raison de sa facilité d'accès forme un puissant vecteur de médiatisation. L'élargissement du pouvoir et des moyens de communiquer, qu'illustrent parfaitement les centaines de milliers de pages personnelles, est un des traits déterminants de la société de l'information.
L'interconnexion généralisée des réseaux emporte nécessairement une mondialisation de l'espace de communication publique. Il est cependant évident que si le réseau de communication est aujourd'hui mondial, les règles de la communication publique ne le sont pas. Nous devons donc relever le défi de l'élaboration d'un projet collectif d'espace public mondial. Il s'agit non seulement de protéger notre propre système de règles mais aussi de contribuer à la mise en place des normes internationales de communication publique. Au fond, la question peut se résumer de manière assez simple : quelle est notre volonté politique à l'égard de ce nouvel espace public mondial ?
La réponse du gouvernement, c'est la liberté. La communication publique sur les réseaux numériques est libre.
La seule réponse politique à la hauteur de cette nouvelle possibilité technique d'élargir l'accès à la communication publique réside dans un régime de large liberté .Le noyau de cette liberté c'est, bien sur, le droit d'exprimer publiquement ses opinions, de présenter ses créations au public. La liberté d'expression sur les réseaux numériques relève du droit de communiquer. C'est pourquoi le gouvernement développe une politique de démocratisation de l'accès à l'internet, de formation au multimédia ,et de mise en place de contenus d'intérêt général, au service de ce droit de communiquer.
A l'occasion du dépôt par Patrick BLOCHE, député de Paris, de deux amendements au projet de loi sur la communication audiovisuelle, nous avons pu entamer le débat sur les fondements législatifs de cette liberté d'expression.
La première mesure portera sur la suppression de la déclaration préalable des sites publics. Cette mesure ne vise pas seulement la simplification du travail des éditeurs de contenus. Elle représente une innovation significative dans l'organisation de la liberté d'expression par la loi.
Pour la première fois, l'exercice du droit de communication publique grâce à un média ne sera conditionné par aucune obligation d'autorisation, de visa, de déclaration, d'enregistrement auprès d'une autorité administrative.
En contrepartie, l'éditeur du site devra fournir à l'hébergeur ses données d'identification que celui ci transmettra à l'autorité judiciaire à sa demande. Ce nouveau dispositif correspond mieux à notre conception des libertés publiques ; il est mieux adapté aux réalités des réseaux numériques. Son succès dépend clairement de la qualité de l'autorégulation que les différents acteurs de l'internet sauront mettre en place.
La deuxième mesure vise à clarifier les responsabilités des différents acteurs de la communication sur les réseaux numériques.
Il doit être clairement établi que le responsable du contenu est celui qui l'a créé, son auteur ou son éditeur. Ce point fait l'objet d'un assez large consensus. Il m'apparaît cependant tout à fait souhaitable de l'approfondir. En effet, les éditeurs de contenus sur le réseau ont précisément pour caractéristique de n'être que rarement des éditeurs professionnels. La méconnaissance des règles de droit semble bien être la rançon de l'élargissement de l'expression publique.
Certains commentateurs s'appuient sur cette situation pour demander un alignement de notre droit de l'information sur les régimes présentés comme plus permissifs, tel celui des Etats - Unis. Je crois, bien au contraire, que nos différentes dispositions juridiques concernant les contenus sont encore plus importantes et opératoires dans le cas du réseau numérique. D'une part, la communication ne s'y arrête pas à l'utilisation unilatérale du média ; elle permet aussi l'interactivité, la communication directe entre les personnes ; un délit de publication trouve donc un prolongement facile dans un délit d'action, probablement plus grave. D'autre part, le réseau déplace les limites des sphères de la vie privée et de la vie publique et permet d'atteindre les personnes qui ont le plus besoin d'être protégés des contenus illicites, comme les mineurs. Il nous faut donc trouver les moyens d'adapter à l'internet notre droit des contenus, sans le remettre en cause en aucune manière.
En revanche, les acteurs de l'internet et les pouvoirs publics doivent mener les actions de formation et d'information nécessaires à une bonne connaissance du droit par ceux qui découvrent cette nouvelle possibilité d'expression.
En ce qui concerne la responsabilité des différents prestataires techniques, il doit être reconnu qu'ils ne sont pas en position, pour les uns, de connaître, et pour les autres, de surveiller a priori les contenus qu'ils mettent à disposition. Ils doivent bénéficier de la stabilité juridique nécessaire à la conduite de leur activité et l'état ne peut pas leur imposer des contraintes excessives par rapport à la concurrence internationale, ou qui risqueraient d'entraîner des délocalisations.
A toutes ces bonnes raisons, j'en ajouterai une autre que je crois tout aussi fondamentale. Si les pouvoirs publics entendent limiter la responsabilité des prestataires techniques à quelques situations bien précisées, c'est d'abord parce que l'état ne cherche pas à contrôler indirectement les contenus sur l'internet, en imposant une surveillance a priori par les opérateurs techniques, nécessairement mal fondée et aléatoire sur le plan des libertés publiques.
Je soulignerai d'ailleurs qu'il est tout à fait significatif que cette question de la responsabilité des prestataires techniques soit évoquée parallèlement dans le cadre du projet de directive européenne sur le commerce électronique et à l'occasion de l'examen parlementaire d'un projet de loi sur la communication audiovisuelle.
Trois impératifs doivent en effet nous commander dans l'examen de cette question : la liberté de communication publique, une organisation efficace des responsabilités pour garantir le respect du droit, la compétitivité d'un secteur décisif de notre économie. La responsabilité dite en cascade est inadaptée aux réseaux numériques.
Il apparaît toutefois nécessaire que la responsabilité civile ou pénale des prestataires d'hébergement puisse être engagée s'ils n'ont pas accompli les diligences nécessaires, non seulement à la demande d'une autorité judiciaire, mais aussi dès qu'ils auront été dûment informés du caractère présumé illicite ou portant atteinte aux droits d'autrui du contenu diffusé.
En aucun cas, l'aménagement nécessaire du régime de responsabilité ne doit être compris comme l'effet d'une indifférence à l'égard de la qualité du média internet. Un bon média nécessite un bon système de responsabilités. La limitation des responsabilités des prestataires techniques doit trouver sa contrepartie dans une autorégulation plus active, soucieuse de voir respecter sur le net les principes des libertés publiques et la règle de droit.
Le droit d'auteur est un autre volet important du droit de la communication. Le régime de la propriété littéraire et artistique joue un rôle fondamental, structurant dans le développement de la société de l'information.
C'est le cas au niveau européen, où vous savez qu'une directive sur les droits d'auteurs et droits voisins dans la société de l'information est en préparation. C'est le cas aussi aux Etats - Unis, où la loi de 1998, le " Digital Millenium Copyright Act " organise les relations entre les différents acteurs de la société de l'information autour de l'adaptation du copyright. Droit d'auteur et société de l'information se renforcent mutuellement. Les réseaux numériques élargissent la diffusion des uvres existantes et forment un nouveau domaine d'expression, de création. A l'inverse, le développement des réseaux est conditionné par l'existence de contenus de qualité. Seul le régime du droit d'auteur est à même de garantir la stabilité juridique et l'équilibre économique des différentes activités de production et de diffusion des contenus. C'est aussi un droit de base pour tous ceux qui s'expriment sur le réseau.
Nous devons donc absolument éviter que se développe un malentendu entre l'uvre et la communication, entre les exigences de la propriété littéraire et artistique et celles du développement de la société de l'information.
Le gouvernement est déterminé à adapter le régime de la propriété intellectuelle aux spécificités du numérique et du réseau. Nous entreprendrons rapidement cette adaptation, conformément à la directive européenne. Dans ce cadre seront traités en particulier les droits exclusifs sur les services à la demande, le régime des copies techniques et de la copie privée numérique.
Dans les semaines qui viennent, je mettrai en place, en liaison avec la ministre de la justice et le secrétaire d'Etat à l'industrie, une mission de réflexion sur la notion d'uvre collective, le statut de la création salariée, et, plus généralement, les conditions de dévolution des droits dans un cadre contractuel. Cette mission rendra ses conclusions avant la fin de l'année. Je demanderai aussi au Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique de se saisir prioritairement de ces questions.
Enfin nous mettrons à l'étude, dans les mêmes délais, l'extension de la redevance pour copie privée aux supports numériques vierges.
L'adaptation du cadre législatif forme la base d'une régulation satisfaisante des réseaux numériques. Le caractère mondial et décentralisé de l'internet nous conduit à ne pas en confier la régulation à une nouvelle autorité administrative indépendante.
Le gouvernement proposera la mise en place d'un organisme associant acteurs privés et publics qui sera chargé, en particulier, de favoriser la mise en place de la déontologie des contenus, sur le principe de l'autorégulation. Cet organisme ne disposera d'aucune prérogative de puissance publique ; il ne se substituera en rien à l'autorité judiciaire. Son domaine d'élection sera la concertation, l'information sur la règle de droit, l'élaboration et l'homologation des codes de bonne conduite, le recueil des observations des usagers du réseau.
Une mission de préfiguration de cet organisme, placée auprès du Premier ministre, sera mise en place dans les prochaines semaines.
Je ne suis pas certaine que la question posée par Christian PAUL aura trouvé ce soir une réponse définitive. Mais je suis tout à fait convaincue qu'à défaut d'une révolution juridique, la révolution numérique est l'occasion d'une modification profonde dans notre manière de faire évoluer le droit de la communication, et dans notre conception de la relation entre la politique et la technologie.
(source http://www.culture.gouv.fr, le 06 octobre 1999)