Déclaration de M. François Bayrou, président de l'UDF, sur le soutien de l'UDF au gouvernement, la décentralisation, le renforcement du rôle du Parlement et la construction européenne, à l'Assemblée nationale le 3 juillet 2002.

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Circonstance : Réponse de M. Bayrou à la suite de la déclaration de politique générale de M. Raffarin, Premier ministre et de l'engagement de la responsabilité du gouvernement devant l'Assemblée nationale, Paris le 3 juillet 2002

Texte intégral

Monsieur le Premier Ministre,
Vous engagez la responsabilité de votre gouvernement devant l'Assemblée nationale.
Devant cette assemblée, vous n'aurez aucun mal à trouver une majorité et le groupe UDF sera une part active de cette majorité.
Mais le véritable engagement de responsabilité, Monsieur le Premier Ministre, c'est devant notre pays, ses citoyens, son histoire, si j'osais je dirais son âme, qu'il est déposé.
Vous êtes le dixième chef du gouvernement en vingt ans à venir à cette tribune pour engager la responsabilité d'un nouveau gouvernement. Chaque fois, surtout après une élection, les mots sont les mêmes :
" La France vit aujourd'hui un moment d'espérance ". C'est Jacques Chirac le 9 avril 1986. Deux ans après, c'était 1988.
" À temps nouveau, pratiques résolument nouvelles ! ". C'est Michel Rocard le 29 juin 1988. Trois ans après, renvoi de Matignon, cinq ans après, déroute électorale du Parti Socialiste.
" Voici que commence une nouvelle période de notre histoire. Les Français ont voulu changer de cap, apporter un élan nouveau à notre nation et à notre société les réformes qui lui assureront le progrès, l'équilibre, la justice ". C'est Edouard Balladur le 8 avril 1993. Deux ans après, c'est élection présidentielle de 1995.
" Les Français ont exprimé une grande espérance. L'espérance d'un nouveau pacte républicain qui donne à chacun d'entre nous au sein de la communauté nationale sa place de citoyen à part entière ". C'est Alain Juppé le 23 mai 1995. Deux ans après, c'était 1997.
"Les Français ont tenu à rejeter sans ambiguïté une pratique dépassée du pouvoir. Ils ont exprimé un choix porteur d'espoir mais pétri d'exigences. Je veux passer avec les Français - regardez comme les mots sont les mêmes - un nouveau pacte républicain. " C'est Lionel Jospin le 19 juin 1997. Cinq ans après, il ne figurera pas au deuxième tour de l'élection présidentielle.
Chaque fois les vainqueurs ont la certitude qu'ils ont durablement gagné. Chaque fois, en quelques mois, en peu d'années, ils sont détrompés par le corps électoral.
Chaque fois ils découvrent qu'ils avaient construit sur du sable.
En réalité, le mal est plus profond. Le navire France ne répond plus à la barre.
Les gouvernements, les majorités successives de gauche et de droite ont surchargé le navire, sans jamais en rénover les structures, sans même avoir l'idée ou sans avoir le pouvoir de cette rénovation.
Aujourd'hui ce sont les structures qui craquent.
Pour autant, vous ne pouvez pas vous permettre de mettre le navire en cale sèche. Vous êtes au milieu de l'océan. Vous avez à bord des femmes et des enfants et une cargaison précieuse. Il vous faut être à la fois architecte et charpentier et bon marin et capitaine.
Monsieur le Premier Ministre, en vérité c'est sur ce point que votre responsabilité est engagée. La clé de la démocratie, c'est la confiance : il faut retrouver la confiance.
La confiance du citoyen en lui-même, en son pouvoir de citoyen, en sa souveraineté. Prouver que la décision des citoyens peut changer réellement le monde, proche ou lointain.
Si nous devons faire uvre d'architecte, c'est sur ce point.
Qu'un citoyen français, même en temps de mondialisation, de globalisation, de démesure, de flambée ou d'écroulement des marchés financiers, de nations géantes, de toute-puissance américaine, que ce citoyen français puisse croire à nouveau qu'il peut réellement changer sa vie.
C'est pourquoi vous avez raison de commencer par la décentralisation.
Il faut bâtir le pouvoir local et l'établir dans sa légitimité.
Et d'abord le simplifier. Je crois depuis longtemps que nous avons besoin de deux niveaux de pouvoir local et de deux niveaux seulement. Un pouvoir de proximité : la commune et les fédérations de communes que sont les inter-communalités. Un pouvoir d'aménagement qui ne pourra être que la Région, fédérant les Départements qui en deviendront ainsi l'unité de base.
Pour que la cohérence des deux niveaux soit affirmée, il conviendra que ce soient les mêmes élus qui administrent les communes et l'inter-communalité, les mêmes élus qui administrent les Départements et la Région.
Et pour que la légitimité des deux niveaux soit affirmée et ses décisions débattues et contrôlées par les citoyens, il conviendra que le Président de l'inter-communalité et celui de la Région soient élus au suffrage universel.
Le nouveau pouvoir local, ce n'est pas une mode, c'est un besoin.
Le pouvoir local multiplie les responsables. Le citoyen trouve quelqu'un à qui s'adresser, directement. Et plus de responsables, des centaines ou des milliers, c'est plus d'innovation.
Il vous faudra modifier la Constitution pour que l'innovation et l'expérimentation deviennent en France une réalité accessible à tous.
Il vous faudra aussi rénover le pouvoir national.
Il y a un besoin de Nation. Pourquoi ? Parce que la Nation est le truchement naturel entre l'individuel et l'universel. Son histoire, sa langue, sa représentation dans la figure de l'Etat rendent la Nation indispensable aux français.
Mais la Nation n'est rien sans les institutions qui lui permettent de s'exprimer et d'agir. Or nos institutions ont grand besoin de se refonder.
Un choix a été fait, il y a quarante ans : puisque le Président est élu au suffrage universel, nous vivons de fait en régime présidentiel. Mais ce régime présidentiel doit être équilibré.
Au lieu d'avoir cette aberration que fut la Vème République en cohabitation : Président faible, Parlement faible, nous suggérons le contraire : Président fort, Parlement fort.
Un Parlement fort, c'est un Parlement qui contrôle, un Parlement qui s'exprime, un Parlement qui à qui est reconnu le pouvoir réel de proposer des lois.
Pour que le Parlement contrôle, il lui faut les moyens de contrôle. Il faut qu'il puisse saisir par exemple la Cour des Comptes ou missionner des audits indépendants.
Pour que le Parlement puisse proposer des lois, il lui faut devenir bien davantage qu'il ne l'est aujourd'hui, maître de son ordre du jour.
Enfin pour que le Parlement soit fort il faut qu'en son sein soit assurée la représentation de tous les grands courants du pays. Il faudra donc que soit mis en chantier un jour ou l'autre une réforme de notre mode de scrutin qui donne les trois assurances dont le pays a besoin : l'assurance d'une majorité pour gouverner, l'assurance d'une représentation de tous les grands courants du pays pour que le débat ait lieu ici et pas ailleurs, et l'assurance d'une représentation équitable des territoires qui composent la France.
Monsieur le Premier Ministre, nos institutions nationales ont besoin de refondation dans les cinq années qui viennent. Il nous faudra l'entreprendre et nous sommes prêts à vous y aider.
Les cinq années qui viennent vont être cruciales pour le pouvoir européen. Pendant ces cinq années interviendra le nouveau traité et, nous l'espérons, la Constitution qui répondra à la question de l'avenir de l'Europe.
Le rêve européen est aujourd'hui menacé. Avant nous, des générations de visionnaires ont construit l'Europe pour la Paix. Il nous faut aujourd'hui construire l'Europe pour retrouver l'accès à la puissance.
Tout ce qui est précieux pour nous, nos modes de vie, nos traditions, notre culture et nos cultures, nos langues, la défense d'un idéal humaniste et universel, tout cela dépend d'une seule question : serons-nous capables ou pas de bâtir au service de nos identités une véritable puissance ?
Si nous nous révélons incapables de construire une puissance, nos protestations morales et culturelles sont vaines.
Car la force des armes, la force diplomatique, la force commerciale, la force économique, la force de recherche publique, la force des normes, tout cela balaiera notre existence et nos différences et nos identités ne seront plus que des nostalgies.
On le voit bien pour la monnaie. Séparées, nos monnaies étaient ballottées. Aujourd'hui, notre monnaie fédérée fait jeu égal avec la plus puissante des plus puissantes monnaies de la planète.
Notre effort doit donc tendre dans une seule direction : faire adhérer les citoyens, tous les citoyens, à l'idée et à l'idéal européens.
Pour cela il faut sans cesse expliquer le projet. Fédérer, c'est écrire en article premier, le respect des différences. Les différences ne sont pas en voie d'effacement ! Les différences sont bienvenues et protégées ! Il ne s'agit pas de parler une langue unique ! C'est le contraire ! Il ne s'agit pas d'obéir à un pouvoir unique ! c'est le contraire ! Il s'agit de faire ensemble ce que nous ne pouvons pas faire tout seuls. Il ne s'agit pas d'effacer de force les identités ! C'est le contraire ! Il s'agit de fédérer les identités différentes pour que chacune soit protégée.
Il faut sans cesse simplifier : la Constitution européenne que nous allons écrire, il faudrait que ses principes tiennent en une page et que tous nos cours d'éducation civique et tous nos moyens de formation populaire l'enseigne à tous les citoyens et à tous les futurs citoyens européens.
Enfin, il faut légitimer. Partout où il y a pouvoir, il faut qu'il y ait légitimité et contrôle. À toute fédération, il faut un fédérateur. Pour que l'homme ou la femme qui représentera l'Europe puisse parler au nom des citoyens et entraîner l'action de tant d'états différents, il faut qu'il tire sa légitimité de la volonté souveraine des citoyens de l'Europe et donc, directement ou indirectement, du suffrage universel.
Vous le savez, il y a quatre enjeux immédiats : l'harmonisation des politiques économiques et budgétaires, et les rendez-vous que nous avons pris ; la convention présidée par VGE pour que la réforme des institutions et l'élargissement aillent réellement de pair ; le vote à la majorité qualifiée au Conseil, proposé même par le Royaume-Uni ; et des initiatives assez fortes en matière de défense pour que l'Europe soit respectée et présente sur la scène du monde.
Voilà pour la charpente du bateau, c'est un profond travail de rénovation qui nous attend.
Mais il y a l'équipage, et pour que l'équipage ait envie de servir le bateau et de se dévouer pour lui, il faut résoudre ses problèmes. Ce sera un long et dur effort. Je veux en citer quelques-uns, en choisissant ceux qui n'ont pas été abordés pendant la campagne.
Et je mettrai au premier rang d'entre eux la place, le soutien et la reconnaissance dus au travail dans la société française.
Depuis des décennies, malgré les avertissements nombreux et des déclarations vertueuses, nous n'avons pas fait du travail ce qu'il doit être, le plus efficace des instruments d'intégration et la première ressource collective.
Monsieur le Premier Ministre, il nous faut payer le travail à son juste prix et il nous faut multiplier le travail. Ce n'est pas incompatible. La feuille de paye n'est pas l'ennemie de l'emploi, elle doit en être l'alliée et vous connaissez la clé de cette politique. La clé c'est la baisse des charges. Pour multiplier les emplois et mieux payer le travail, pour que les entreprises n'aient pas à supporter des contributions supplémentaires, il faut que toutes les marges de manuvre de la Nation soient dirigées en priorité vers la baisse des charges.
Il y a une question urgente qui touche à la santé. Ce que nous avons fait, les uns et les autres, ces dernières années, dans le secteur de la santé est à pleurer. Une gestion à courte vue de la démographie médicale, de la démographie infirmière, fait qu'aujourd'hui les médecins ne trouvent pas de succession, les infirmières ne trouvent pas de succession, les médecins s'en vont, les infirmières s'en vont. Dans le département de la Mayenne où j'étais il y a quelques semaines, il y avait 350 médecins généralistes. Il n'y en a plus que 200. Dans un des cantons de ma circonscription, il y avait, il y a deux ans, 17 infirmières libérales, il n'y en a plus que 10. Les personnes dépendantes se trouvent sans infirmière et les services infirmiers de soins à domicile ne peuvent pas se créer faute des ressources élémentaires qui leur permettront de vivre. Le monde de la santé est dans une inquiétude profonde et cette inquiétude ne se limite pas au prix de la consultation. Médecine publique, médecine libérale, professions de santé, il faut reconstruire la maison.
Il y a une urgente question de l'agriculture. Les agriculteurs français s'inquiètent plus qu'ils ne l'ont jamais fait depuis cinquante ans. La politique entièrement fondée sur les aides directes où le contribuable paie pour le consommateur, où le prix des produits agricoles a été artificiellement effondré a profondément démoralisé ce milieu professionnel et tous savent que l'élargissement européen arrive. Si l'on continue ainsi, la démoralisation l'emportera. C'est la France entière qui souffrirait à devenir un pays sans paysans. Et ceux qui sont attachés à l'équilibre de la planète, au développement durable, regardent avec désespoir cette évolution. Car si les paysans français qui sont parmi les plus productifs du monde ne peuvent pas vivre de leur travail, alors, que peut-il en être des paysans du Mali, de la Côte d'Ivoire ou du Burkina-Faso ? Retrouver un marché équilibré et rémunérateur, ce n'est pas seulement un enjeu pour l'agriculture française et européenne, c'est un enjeu pour la planète.
La France et l'Europe ont un problème urgent de politique du développement, de soutien et d'assistance au tiers-monde. Nous avons lu hier que les pires des scénarios catastrophes sont dépassés en matière d'épidémie de SIDA. Comment lire sans trembler que 45% des femmes enceintes du Bostwana sont aujourd'hui atteintes par le virus ? Notre indifférence et notre inaction devraient nous faire honte.
Notre pays a un problème urgent avec la dépense publique. Faute de courage politique de tout bord, nous n'avons jamais traité la question sur le fond. La dépense publique est légitime. Elle est un élément d'équilibre des sociétés comme les nôtres mais elle ne peut pas être une fuite en avant. Quand les choses vont bien, on dépense plus puisqu'on trouve des " cagnottes " et quand les choses vont mal, on dépense plus puisqu'il y a davantage de besoins. Si nous sommes responsables et courageux, nous devons traiter cette question. Et je souhaiterais que nous le fassions de manière trans-partisane puisque c'est un problème qui se pose et se posera à nous tous.
Il y a une question urgente de la réforme de l'Etat, de raccourcissement de ses circuits de décision, de clarification de ses missions, de distinction claire entre les missions de terrain qui demandent un investissement humain dans le long terme et des missions plus administratives sur lesquelles des allègements et des gains de productivité peuvent et doivent être obtenus.
Monsieur le Premier Ministre, cette énumération qui a laissé de côté bien des sujets que vous avez traités et que nous traiterons ensemble, à commencer par les retraites, la sécurité ou l'éducation, donne la dimension du défi.
En réalité, vous avez devant vous la tâche la plus lourde qu'aucun pouvoir, aucun gouvernement, aucune majorité ait eu à conduire depuis quarante années, depuis le drame algérien.
Pour répondre à ces défis, vous avez aujourd'hui plus de pouvoir qu'aucun gouvernement depuis que la République existe, l'ensemble du pouvoir exécutif, l'ensemble du pouvoir législatif, une grande proximité avec la majorité des membres des grandes institutions de contrôle. Tout cela pour un seul parti. Vous avez fait l'analyse que c'est ainsi que vous pourriez agir.
Il y a sans doute dans cette situation de grandes facilités. Je veux vous dire qu'il y a de grands risques. Le risque d'un pouvoir absolu, quand il a raison, c'est qu'il oublie de convaincre. Mais le risque pour le pouvoir absolu, quand il se trompe, c'est qu'il se trompe absolument. Car il n'a plus les signaux d'alerte qui lui évitent de s'obstiner dans l'erreur.
Monsieur le Premier Ministre, je souhaite pour vous et pour notre pays que vous conjuriez et évitiez tous ces risques. Nous sommes là pour vous y aider. C'est pour cela que nous avons choisi l'indépendance qui fait la liberté de parole. Lorsque vous choisirez de bonnes orientations et que vous ferez des choix justes et courageux, notre appui ne vous sera pas ménagé. Et s'il arrive que vous preniez un chemin dangereux, nous serons là pour vous parler librement. Nous savons que votre tâche est difficile, nous ne l'oublierons pas chemin faisant. Nous savons que votre équipe comporte des femmes et des hommes estimables et de valeur. C'est parce que nous sommes libres que nous pourrons vous aider. L'alliance de femmes et d'hommes libres, c'est le meilleur des soutiens.
(Source http://www.udf.org, le 4 juillet 2002)