Texte intégral
Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,
Je suis très honoré que votre Conférence m'ait invité à m'exprimer devant vous.
Et ce, d'autant plus que les sujets dont nous allons débattre sont souvent des sujets d'incompréhension entre nos deux pays. Je le regrette beaucoup, car je pense que nous devons être capables de comprendre nos points de vue de façon ouverte et sereine, et sans sacrifier à la caricature ou au procès d'intention.
Comme beaucoup de Français, j'ai une profonde admiration pour la civilisation britannique, votre manière d'être, vos institutions, et le mélange subtil de tradition et de modernité qui fait le génie britannique.
Comme gaulliste, je ne peux oublier juin 1940 et Carlton Gardens, ni votre immense Winston CHURCHILL à qui le monde doit tant. Comme responsable politique, je demeure rempli d'admiration pour l'oeuvre de Benjamin Disraëli.
Amoureux du Moyen-Orient, du désert et des horizons lointains, j'ai aussi une pensée constante pour Gordon de Khartoum, Richard Burton, Charles Doughty dans son Arabia Deserta, Thomas Edward Lawrence, ou Wilfred Thesiger.
Votre littérature, de tous les siècles, votre musique et votre cinéma font partie de notre vie.
Je vais m'exprimer devant vous dans un anglais chaotique, mais je dois à la courtoisie de m'exprimer dans la langue de mes hôtes.
Vous avez à cet égard une chance inouïe, que vous ne mesurez peut-être pas complètement, de pouvoir vous exprimer partout dans le monde dans votre langue maternelle avec une chance raisonnable d'être compris. Votre responsabilité est à la hauteur de cette facilité. Car l'anglais d'aéroport, tellement éloigné de votre belle langue, ne sera jamais la langue d'une culture universelle, au mieux un idiome véhiculaire.
Il est donc, me semble-t-il, de votre responsabilité de ne pas céder à cette tentation pour défendre la diversité culturelle. C'est en ne reconnaissant pas cette diversité que l'on nourrit les puissances d'insurrection, car, pour établir un parallèle, l'histoire en porte témoignage, le colonisé retourne toujours contre lui les armes du colonisateur.
Après ces quelques réflexions, vous me trouverez sans doute bien éloigné de notre sujet. Je ne le pense pas, car les racines de nos incompréhensions sur les politiques agricoles, sont d'abord et avant tout culturelles. Et c'est pourquoi elles paraissent si difficiles à surmonter.
Je pourrais résumer ce dont je veux vous entretenir en trois mots : l'Europe, l'agriculture, les pays en développement.
L'Europe, tout d'abord.
J'évoquais à l'instant les incompréhensions qui affectent souvent le dialogue entre nos deux nations. L'Europe en est une parfaite illustration. Il existe, en effet, deux conceptions, deux idées de l'Europe, très différentes l'une de l'autre.
La première lui assigne pour mission exclusive de garantir l'existence d'une zone de libre-échange entre les nations. L'essentiel du travail étant aujourd'hui accompli, ses tenants peuvent s'accommoder, à la faveur de l'élargissement, d'un affaiblissement des politiques communes, voire de leur renationalisation.
La seconde considère que les institutions de l'espace politique européen ont aussi pour mission de conduire des politiques communes. Et de ce point de vue, la politique agricole est l'une des politiques communes qui participent de cette vision ambitieuse de l'Europe.
Spinoza disait : " le cercle est une chose, l'idée du cercle est une autre chose ". Il en va de même de l'Europe.
Je viens d'évoquer les affrontements idéologiques déclenchés par l'idée européenne. Mais penchons-nous un instant sur l'Europe elle-même, cette Europe des interdépendances, des solidarités et donc des intérêts bien compris, qui s'est construite sur les champs de ruines de la seconde guerre mondiale. Penchons-nous sur cette Europe des pères fondateurs, dont l'idéal était d'asseoir la paix sur le vouloir-vivre ensemble des nations et des peuples.
Nous découvrons alors qu'il n'est pas question d'idéologie. Il est question d'une conjonction efficace de l'idéal et des intérêts. Dans le domaine agricole, il est question de l'idéal d'une Europe puissante et indépendante et de l'intérêt d'une politique agricole commune forte, répondant aux attentes de la communauté.
Ma conviction personnelle est que, du strict point de vue de leurs intérêts, le Royaume-Uni et la France ont besoin de politiques européennes fortes dans le domaine de l'agriculture.
- La France en a besoin, par exemple, pour mieux maîtriser les pollutions liées aux productions agricoles.
Prenons le cas de la Bretagne. Voilà une région où l'économie agricole s'est construite et développée sans les aides de la politique agricole commune (PAC), qu'il s'agisse du secteur des volailles, des porcs ou des fruits et légumes. Cette économie agricole s'est construite par la volonté et la persévérance. Sa performance doit tout à l'ardeur et à la compétence de ses entrepreneurs.
Guidée par les seuls principes du marché, cette économie a toutefois conduit à une concentration et à une intensification de la production, qui atteignent aujourd'hui leurs limites au regard de l'environnement et que nous avons d'ailleurs commencé à corriger.
Ces atteintes à l'environnement ne sont pas, à l'évidence, le fait de la PAC. Elles ne résultent pas d'un " trop d'Europe ", mais suggèrent plutôt un " manque d'Europe ". Elles nous invitent donc à faire plus et mieux.
Pourquoi le faire dans le cadre de politiques communes, me direz-vous ? Ne pourrait-on se contenter de conduire des politiques environnementales à l'échelle nationale, ou même locale ? Ce pourrait être un choix tentant ; mais il n'est pas raisonnable.
Il n'est pas raisonnable, parce que l'agriculture constitue une activité économique et qu'à ce titre, son espace pertinent est le marché unique. Il n'est pas raisonnable, parce que l'agriculture ne se résume pas à une prestation de service de jardinier de l'espace rural.
Vous comprendrez donc que je me fasse l'ardent défenseur d'un marché unique que je veux performant, et qui doit être complété et garanti par une politique agricole européenne forte.
- Le Royaume-Uni n'aurait-il d'ailleurs pas, lui aussi, intérêt à des politiques européennes ambitieuses ? Prenons l'exemple de la crise de la vache folle, que j'ai dû gérer comme Ministre de la Santé. Il serait inexact de prétendre que la PAC a, en quoi que ce soit, conduit au déclenchement de cette crise et à sa propagation dans l'Union européenne.
Ce n'est pas l'Europe qui a provoqué la crise. Mais c'est l'Europe qui a aidé à la résoudre.
Là encore, l'expérience a montré que l'Europe est la meilleure échelle pour construire une politique sanitaire efficace, propre à prévenir autant qu'à résoudre les crises et qui tienne compte à la fois, et de manière équilibrée, des attentes légitimes de la société pour plus de précaution en matière de santé publique, et de l'existence du marché unique.
De ce point de vue, la création de l'Agence européenne de sécurité des aliments marque une nouvelle étape, une étape qui ne peut rester sans conséquences sur l'organisation interne des Etats-membres dans l'évaluation et la gestion des risques. La mise en place de cette nouvelle structure a connu quelques lenteurs. Cette agence doit désormais devenir pleinement opérationnelle.
Mais c'est autour de règles claires et d'un contrôle efficace que les dispositifs de notre politique agricole commune prendront pleinement leur sens.
Au moment d'aborder un sujet aussi polémique et aussi sensible entre nos deux nations, je ne peux manquer de penser aux propos de l'archevêque de Canterbery qui, lorsqu'on lui reprochait d'avoir appelé de ses voeux de sévères sanctions internationales contre l'Italie à l'occasion de l'invasion de l'Ethiopie, déclarait : " mon idéal n'est pas la paix, il est la justice ".
J'avoue avoir, à plusieurs reprises depuis ma prise de fonctions, été choqué des campagnes de dénigrement parfois incroyablement violentes qui se déchaînent contre la PAC. Leur vigueur m'a, d'ailleurs, conduit, il y a quelques semaines, à publier, avec mes collègues du Commerce Extérieur et de la Coopération, une tribune dans la presse appelant à faire justice de certains arguments employés contre elle.
Je suis, bien sûr, pleinement conscient de la diversité des opinions qui ont cours sur la place respective de l'Etat et du marché dans l'économie ou sur les imperfections de la PAC, comme de toute politique.
La confrontation des intérêts n'est en rien illégitime. Elle est en particulier la raison d'être des négociations commerciales à l'OMC : équilibrer les intérêts parfois contradictoires entre les Etats membres et à l'intérieur même de chacun d'entre eux. Mais elle doit être assumée comme telle et ne pas s'abriter derrière l'instrumentalisation de valeurs généreuses.
L'agriculture est à la source des sociétés humaines, qu'on se place d'un point de vue historique, culturel ou économique.
L'histoire de l'humanité et celle de l'agriculture se confondent. Des sociétés primitives jusqu'au début du XVIIIème siècle, au moins 85 % de la population active a travaillé à produire des denrées agricoles. Il y a encore trois siècles et demi, un agriculteur ne produisait en moyenne que 20 % à 30 % de plus que la consommation de son propre foyer. Et il aura fallu attendre le tournant du XXème siècle pour que la part de la population active occupée à l'agriculture dans les pays développés tombe en-dessous de 50 %.
Pour cette raison, l'agriculture est devenue, au cours des siècles, un des éléments essentiels du patrimoine culturel de nos pays. C'est vrai pour la France, dont vous savez qu'elle reste encore aujourd'hui attachée à ses valeurs agricoles et à la ruralité.
Mais c'est également vrai pour le Royaume-Uni.
Votre civilisation rurale plonge ses racines dans les terroirs, les religions et les dynasties. Elle a été façonnée très tôt dans la résistance aux Saxons et aux Normands, normée au XIème siècle par Guillaume et son relevé général des propriétés, puis consacrée au XIIIème siècle dans la Grande Charte de Jean sans Terre.
Elle a donné à votre civilisation ses noms les plus illustres : les Norfolk, les Devonshire, les Portland. Elle lui a également fourni, parmi les humbles, ses bras les plus valeureux, montrant combien il serait vain d'opposer les " Squires " aux " Yeomen ". Ainsi du paysan Pendrill, mettant son courage au service de Charles II défait à la bataille de Worcester, et l'abritant au chêne de Boscobel.
Elle a servi la royauté, et la royauté l'a affermie en retour, notamment lorsqu'Henri VIII a provoqué le transfert du patrimoine des couvents vers les propriétés nobiliaires. Elle a pris toute sa part au progrès des sciences et des techniques, grâce à des chercheurs tel Bakewell, qui a développé la sélection d'espèces de moutons et créé les " Dishley " et les " nouveaux Leicester ".
Vos terroirs ont entouré SpenSer, Shakespeare, Pope et Milton de leurs faveurs pastorales. Ils ont bercé vos poètes de leurs élégies, avant que ceux-ci ne les immortalisent aux accents de votre langue. Ils sont un des joyaux de votre culture, dont la ville d'Oxford qui nous accueille aujourd'hui est une des plus brillantes couronnes.
D'un point de vue économique, l'agriculture constitue également, depuis des siècles, une catégorie à part.
D'abord parce qu'elle présente des caractéristiques spécifiques, du fait de son exposition particulière aux aléas climatiques et du caractère périssable d'une partie de ses productions, qui en limite les possibilités de stockage, voire de transport.
Ensuite, parce qu'elle est à l'origine de la révolution industrielle de la seconde moitié du XVIIIème siècle. C'est ici, dans votre pays, que les progrès considérables de la productivité agricole au début du XVIIIème siècle ont le mieux permis de libérer les énergies et les capitaux qui, progressivement, ont soutenu, sur l'ensemble du territoire, une activité industrielle, et d'abord textile.
Vers 1750, l'Angleterre était, en effet, le grenier de l'Europe, et exportait chaque année environ 200 000 tonnes de céréales. Ce commerce était considérable, si l'on mesure qu'il représentait 15 % de la consommation nationale.
Les premiers industriels ont ainsi été des paysans. Rappelons-nous que ce sont eux qui ont autofinancé, construit et exploité leur outil de production. Les coûts de transport et les barrières douanières, restées importantes en Angleterre jusqu'au milieu du XIXème siècle [1846 pour les barrières douanières], ont, dans un premier temps, protégé ces activités dans l'enfance ; ensuite, la règle coloniale, avec sa division internationale du travail, et la maîtrise du commerce maritime international ont permis de valoriser des avantages comparatifs déjà solidement affermis.
Aussi suis-je convaincu que l'agriculture constitue un secteur à part, et qu'il est raisonnable de vouloir maintenir, au Nord comme au Sud, des politiques publiques pour la soutenir et l'accompagner dans son destin.
Je suis conscient, ce faisant, de heurter les opinions de celles et ceux qui considèrent que nous n'aurions pas besoin de politique agricole et que le meilleur service à rendre à l'agriculture, comme à tout autre secteur économique, serait de la laisser directement aux prises avec les forces du marché.
Permettez-moi de vous présenter les raisons pour lesquelles je considère que l'intervention publique en ce domaine se justifie. Ces raisons sont à la fois politiques, démographiques et économiques.
- D'abord des raisons politiques.
L'agriculture présente encore aujourd'hui une importance stratégique pour l'équilibre politique, économique et social des pays en développement, dans lesquels le monde paysan occupe et nourrit parfois des centaines de millions de nos semblables. Paradoxalement, les paysans sont souvent ceux qui souffrent le plus de la faim, comme en Afrique, où ils représentent 80 % des mal nourris, et où un exode rural non maîtrisé affecte si négativement la vie des pays.
Il n'est donc pas raisonnable d'aborder dans ces pays la question agricole sous un prisme unique, que celui-ci soit commercial ou financier, car ce serait par trop réducteur. Or je suis frappé de constater à quel point la parcellisation de la pensée en autant de disciplines qu'il en existe dans le monde universitaire peut nuire à la perception des situations et, ainsi, à une bonne conduite des politiques publiques.
C'est notamment pourquoi la mission des responsables politiques - présenter une vision globale des situations et proposer un chemin pour l'avenir - prend dans nos sociétés contemporaines, où la surabondance même des données finit par nuire à la qualité de l'information, une importance croissante.
- L'intervention publique se justifie également par des raisons démographiques.
De 700 millions d'habitants au début du XVIIIème siècle, la population mondiale a crû, pour atteindre 6 milliards aujourd'hui et, selon les prévisions, dépasser 8 milliards en 2030. L'agriculture a joué un rôle premier dans cette poussée démographique sans précédent.
Certes, la natalité a désormais beaucoup baissé dans les pays en développement et la population mondiale est sans doute appelée à se stabiliser.
Toutefois, si nous parvenons à lutter efficacement contre les pandémies et à faire preuve, en ce domaine aussi, d'une véritable solidarité avec le Sud, nous devrons faire face pendant encore plusieurs décennies à une augmentation de la population dans le monde.
La sécurité alimentaire, c'est à dire pour un peuple la sécurité de ses approvisionnements, constitue, dans ce contexte, une ardente nécessité, si l'on veut garantir la paix et favoriser le développement.
Or que constatons nous depuis quelques décennies ?
Que l'arme alimentaire se concentre de plus en plus, faisant des Etats-Unis et de quelques grands acteurs qui leur sont alliés, la principale puissance alimentaire mondiale.
Que, dans le même temps, sur des conseils parfois mal avisés, les pays en développement ont démantelé leurs politiques agricoles internes, au nom de l'ajustement structurel, des économies budgétaires ou de l'efficience économique. Ne nous sommes nous pas trompés à ce propos, et n'est-il pas choquant que des organisations internationales dont nous sommes membres aient parfois requis de ces pays le démantèlement de leurs politiques agricoles ?
J'en conclus que l'affermissement de l'Europe comme puissance est indispensable, si nous entendons équilibrer - les économistes diraient " garantir " - la concurrence.
Face à l'augmentation de la population mondiale, l'Europe peut et doit exprimer sur la scène internationale une double exigence : donner une priorité au développement agricole du Sud ; garantir le caractère loyal et équitable des politiques de soutien, notamment au Nord. De mon point de vue, nous devons, en effet, nous garder de deux extrêmes : l'indifférence vis-à-vis du Sud autant que la déraison par-rapport à nous-mêmes, car ce n'est pas en nous excusant d'exister que nous aiderons le monde à aller mieux.
- Enfin, il est également raisonnable pour des raisons économiques de vouloir maintenir, au Nord comme au Sud, des politiques publiques fortes de soutien à l'agriculture.
L'agriculture a pour support la terre. A la différence des moyens de production de l'industrie et des services, la terre est un facteur fixe, qui ne peut être déplacé et réaffecté au gré de l'évolution des prix et de la fluctuation des cours.
La terre a, de surcroît, une valeur particulière pour chacun de nous. Elle fait partie de notre environnement familier, de notre patrimoine, de notre vie.
J'en veux pour preuve les nombreuses externalités positives qu'offrent le maintien d'une agriculture vivante dans chaque pays.
Dans un pays développé comme la France, où l'agriculture n'occupe pourtant aujourd'hui qu'une part très faible de la population active, les externalités positives, marchandes et non marchandes, liées à l'activité des paysans sont nombreuses : la fréquentation touristique importante de mon pays sur de vastes territoires, dont la diversité doit beaucoup au rôle de nos agriculteurs, en est sans doute la meilleure illustration.
La seconde raison économique justifiant selon moi des politiques publiques fortes en agriculture est l'exposition particulière des paysans - plus que toute autre catégorie sociale - à la volatilité économique et à l'incertitude.
Enfin, la sécurité alimentaire est un acquis trop précieux pour que nous puissions oublier ce que les générations qui nous ont précédé ont patiemment construit, en réaction aux privations des temps de crise et aux souffrances vécues dans le fracas des guerres.
L'agriculture interagit avec de nombreuses politiques publiques, qu'il s'agisse de l'environnement, de la santé, de l'aménagement du territoire ou de la politique commerciale. Elle peut entraîner sur chacune de ces politiques des effets pervers ou indésirables, qui ne sont pas propres à la politique commerciale et ne sont pas le fait du seul domaine agricole.
Certains rêvent d'un bouleversement radical distinguant les structures agricoles performantes, qui pourraient se frayer un chemin dans le grand bain de la concurrence internationale, et les structures agricoles non compétitives, qui mériteraient seules d'être aidées pour leur prestation de service d'entretien de l'espace.
Il serait ainsi possible, selon eux, de limiter les instruments de politique publique à des subventions budgétaires, qui seraient par nature plus vertueuses que des soutiens par la protection tarifaire des marchés, et de cibler les soutiens budgétaires sur les agriculteurs les plus " méritants ", c'est à dire les " petits ", par préférence aux " gros ".
Ces bouleversements créeraient, selon les mêmes auteurs, une nouvelle donne internationale qui permettrait de faire remonter les prix et de distribuer plus équitablement la production à l'échelle du monde.
Cette vision de la situation me paraît plutôt idéologique. De surcroît, elle se trouve contredite par les réalités.
- D'une part parce que, à supposer que chacun agisse selon les mêmes principes, les grandes puissances agricoles mondiales conserveront des marges très substantielles d'augmentation de leur production : outre qu'elles disposent de vastes espaces, elles maîtrisent les progrès techniques considérables accomplis et à venir ; elles ont accès à l'eau et à l'énergie ; elles disposent du capital, des infrastructures et du savoir-faire.
Même s'il présente des inconvénients politiques et économiques sérieux, en particulier pour le monde en développement, le scénario d'un renforcement du pouvoir de marché de quelques grandes puissances agricoles susceptibles de faire face à l'évolution des besoins de l'humanité n'est donc pas invraisemblable.
A cette occasion, permettez-moi de relever que l'Europe, qui doit, en tout état de cause, assurer sa sécurité alimentaire, a mieux à faire qu'à opposer les formes d'agriculture les unes aux autres.
Comme ministre de l'Agriculture de la première puissance agricole européenne, il m'arrive de m'interroger sur ce que serait le visage de l'Europe tout entière si elle était totalement livrée au marché, sans protection tarifaire, ni incitation financière.
Il m'arrive également de me demander pourquoi les négociateurs consacrent tant de temps et d'énergie à disputer quelques pour cents de droits de douane sans prendre un instant pour mesurer les effets de la fluctuation des monnaies sur le commerce international et la puissance commerciale des nations. N'est-il pas temps d'élargir, ici encore, notre champ de vision ?
- D'autre part, un tel bouleversement radical des politiques agricoles n'est pas réaliste : l'observation empirique montre que nos partenaires des pays industrialisés ne sont pas prêts à renoncer à leurs politiques publiques de soutien à l'agriculture. Ils n'en ont pas pris l'engagement dans les enceintes internationales et ne considèrent pas que cela constituerait en ce qui les concerne le bon support d'un renforcement de l'aide aux pays en développement.
Cessons donc de rêver !
Le gouvernement français privilégie, pour sa part, une approche réformiste des politiques agricoles nationales et européennes. Il ne partage pas l'opinion selon laquelle la PAC et les politiques de soutien à l'agriculture constitueraient, par nature, des obstacles au développement des pays pauvres et qu'elles devraient, pour cette raison, être supprimées, ou à tout le moins profondément transformées.
Je considère, par ailleurs, que l'approche des échéances de négociation à l'OMC ne justifie en rien que l'Europe renonce unilatéralement à ses ambitions et à ses politiques, en gage de sa bonne volonté vis-à-vis de ses partenaires commerciaux.
L'Europe, soyez en sûrs, ne gagnerait rien à cette politique de renoncement, sinon l'échec et la désillusion.
J'ai rappelé plus haut que la dépendance mutuelle des nations par le jeu des intérêts réciproques fonde, depuis des siècles, une partie des relations diplomatiques.
L'OMC n'échappe pas à la règle. Cette institution, comme son prédécesseur, l'Accord Général sur les Tarifs et le Commerce (GATT), fonde sa légitimité sur le besoin éprouvé par tous les acteurs de l'échange international de disposer de règles claires et transparentes, garanties par un arbitre impartial.
L'OMC n'incarne en aucune manière la doctrine libérale, selon laquelle les nations trouveraient toutes - y compris les moins puissantes - intérêt à une ouverture unilatérale de leur marché. Elle repose, au contraire, sur des concessions correspondant à un équilibre des intérêts en présence.
Elle n'a pas, nous le savons, pour mission d'établir des prescriptions sur la légitimité des interventions publiques dans l'économie, quel qu'en soit le secteur, ni d'indiquer aux Etats quelle est la bonne manière de faire usage du droit à réglementer. Cela est en particulier vrai pour l'agriculture.
La légitimité de l'OMC est, en revanche, de déterminer collectivement et par la négociation de quelle manière les politiques publiques, dont les objectifs sont souverainement fixés par les gouvernements, peuvent être mises en uvre de façon à minimiser les effets perturbateurs sur les échanges internationaux et - c'est un des éléments très novateurs de Doha - sur le développement.
C'est la raison pour laquelle la France souhaite que, dans le cadre des négociations de l'OMC, l'Europe soit pleinement une force de proposition qui joue le jeu de la négociation et souhaite que tout soit mis sur la table à l'OMC, afin de parvenir à un résultat équilibré.
J'ai jusqu'à présent évoqué les externalités positives qui justifient de mon point de vue que des politiques agricoles fortes soient maintenues dans les pays développés.
Ce raisonnement vaut a fortiori pour les pays en développement, et notamment pour les plus grands d'entre eux, où la part des agriculteurs dans la population active est parfois proche de ce qu'elle était dans nos deux pays à la veille de la révolution agricole.
Pour des pays tels que la Chine ou l'Inde, qui représentent à eux seuls plus du tiers de la population mondiale, la politique agricole met en jeu tout à la fois leur cohésion nationale, la stabilité de leurs institutions et la pérennité des réformes.
J'en viens maintenant au troisième volet de mon intervention, qui porte sur les pays en développement. Autant je récuse les attaques outrancières contre les politiques publiques des pays du Nord dans le domaine agricole, et singulièrement contre la PAC, comme je l'ai fait il y a quelques semaines avec six de mes collègues dans la presse européenne, autant je partage le sentiment que tout doit être tenté pour aider les pays en développement les plus pauvres à améliorer leur sort, et qu'une partie du chemin à parcourir ne relève pas de ces pays eux-mêmes, mais des pays développés.
Les politiques de développement ont permis à certains de se développer efficacement, notamment en Asie, mais d'autres, particulièrement en Afrique, ont vu leur situation se dégrader en termes absolus comme en termes relatifs.
Le Royaume-Uni et la France ont étroitement coopéré en vue de relancer une politique d'aide publique au développement forte, efficace et ciblée sur les pays les plus pauvres.
J'en veux pour preuve notre contribution très active à l'initiative du nouveau partenariat avec l'Afrique, le NEPAD. La tradition et la sensibilité de chacun s'est naturellement mise au service d'un objectif commun de développement d'un continent auquel nous attachent les liens de l'histoire, de la culture et du coeur.
J'en veux également pour preuve l'engagement de nos deux pays en faveur d'une augmentation de l'aide publique au développement des pays industrialisés, que nous avons déjà, chacun, commencé à mettre en pratique.
Il est indispensable que cette démarche soit suivie par nos partenaires développés. Et il nous appartient ensemble de les rappeler à leurs responsabilités, lorsqu'ils semblent ne pas en prendre la pleine mesure.
Les résultats inégaux des politiques de développement passées nous invitent, bien sûr, à faire preuve d'une grande prudence dans les jugements que nous formulons aujourd'hui.
La globalité des facteurs qui sont à l'oeuvre dans le processus de développement - ou qui le contrarient - ainsi que les interactions complexes qui unissent les différentes politiques les unes aux autres exigent de nous un vaste effort de décloisonnement : décloisonnement de la pensée et des disciplines, que j'évoquais plus tôt ; mais aussi décloisonnement des organisations internationales les unes par rapport aux autres ; et enfin décloisonnement des institutions publiques par-rapport à la société civile.
Et, dans cette enceinte, où le responsable de l'action gouvernementale que je suis vient à la rencontre des économistes, des chercheurs, des universitaires et des organisations non gouvernementales, je tiens à saluer le rôle important qui est le vôtre pour mener à bien ce décloisonnement.
Mais cette responsabilité incombe aussi aux hommes politiques et aux gouvernants. J'ai rencontré ce matin les responsables d'OXFAM. Certes, nous ne partageons pas nécessairement les mêmes analyses sur la société internationale et sur les solutions propres à en améliorer le fonctionnement.
Je tiens, toutefois, ici à rendre hommage à leur contribution, aux côtés d'autres organisations non gouvernementales, aux débats sur la mondialisation. Je leur sais gré, en particulier, d'avoir mis en lumière les difficultés propres aux pays en développement et d'avoir, par exemple, attiré notre attention sur des sujets malheureusement un peu délaissés, tels que les produits tropicaux.
La modestie dont nous devons faire preuve ne nous interdit évidemment pas de tirer quelques enseignements des expériences précédentes.
J'en identifie pour ma part deux, qui pourraient constituer les axes d'une politique européenne se fixant pour objectif d'inverser le cours des événements :
Tout d'abord, le secteur agricole a été délaissé dans nos politiques d'aide publique au développement.
Après vingt ans pendant lesquels la doctrine internationale dominante s'est résumée à l'expression : " trade, not aid ", le constat que l'on peut en dresser aujourd'hui est particulièrement nuancé.
La libéralisation des échanges et l'ouverture des marchés a certes eu des effets bénéfiques, en particulier dans les pays et les secteurs où les flux de capitaux privés ont effectivement pris le relais des flux d'aide publique au développement.
Toutefois, l'expérience montre que les pays les plus pauvres avaient - et ont encore - trop d'obstacles à surmonter pour pouvoir pleinement tirer parti de l'échange international. Elle nous enseigne aussi que le désengagement des pays développés en matière d'aide publique au développement a lourdement aggravé leur situation.
De mon point de vue, il n'est pas envisageable de répondre aux défis de la faim, de la malnutrition et de la sécurité alimentaire de ces pays sans leur apporter le concours de notre aide publique.
C'est particulièrement vrai dans le secteur agricole, que ce soit en matière de recherche - je pense notamment à l'agronomie - ou de renforcement des capacités commerciales. C'est également vrai dans le domaine des infrastructures, qui en forment un complément indispensable.
Le second constat est celui de l'échec des politiques agricoles des pays en développement qui ont tout misé sur l'exportation, au détriment des productions vivrières.
L'engagement de certains pays en développement dans des stratégies d'exportation, coûte que coûte, les a en effet fragilisés au plan international, sans leur donner les moyens de nourrir leur population.
Ces pays seraient bien avisés de se remémorer l'expérience de l'Irlande au début du XIXème siècle, pays cher au coeur de Lord Haskins, qui continuait à exporter ses productions alimentaires alors qu'une partie de sa population ne mangeait pas à sa faim, précipitant ainsi une vague d'émigration considérable vers le Nouveau Monde.
Nous devons naturellement créer un environnement permettant aux pays en développement de s'intégrer dans la société et dans l'économie internationales. Car il ne serait pas raisonnable de plaider, à l'inverse, que l'autarcie constitue un remède miracle.
De ce point de vue, l'Europe n'a pas à rougir de ce qu'elle a fait, surtout si l'on compare ses réalisations à celles de ses partenaires développés.
Qui a accordé depuis plus de vingt ans aux pays d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique des préférences commerciales spécifiques ? C'est l'Union européenne.
Qui a mis en place depuis plus d'un an l'initiative " tout sauf les armes " en direction des Pays les Moins Avancés (PMA) ? C'est encore l'Union européenne.
Qui importe le plus, en particulier dans le secteur agricole, des pays en développement ? C'est toujours l'Union européenne, qui importe plus du monde en développement que ses principaux partenaires développés réunis.
L'Europe doit poursuivre les réformes avec détermination, mais avec sérénité, et avec la ferme intention de défendre son modèle agricole. Et, au moment où la négociation va entrer dans une phase active à l'OMC, elle saura, comme toujours, faire preuve d'imagination et de générosité. A l'instar de ce que la France et l'Allemagne ont impulsé pour la PAC en marge du Conseil européen de Bruxelles, et que nous sommes décidés à poursuivre.
Je serais très heureux que, plutôt que de choisir une voie différente, le Royaume-Uni nous rejoigne dans cette entreprise.
Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, je n'avais pas eu, jusqu'à présent, l'occasion d'engager avec vous un débat en profondeur sur ces sujets, et vous remercie bien vivement de m'avoir donné ici l'occasion de présenter mon point de vue.
Dans " la foire des vanités ", William Makepeace Thackeray brosse une vaste fresque historique allant de la régence des Hanovre à l'ère victorienne et met en scène un système de valeurs qui allait exercer son influence sur les esprits pendant des décennies.
Dans ce " roman sans héros ", où l'argent va à l'argent, sans jamais apparaître comme le produit du labeur, ni de l'exploitation des masses, les paysans n'ont pas leur place. Seul un des personnages principaux, Mlle Rebecca Sharp, marque son intérêt pour le monde des fermes et des propriétés rurales. Mais il est vrai que, comme nous le disons en France, " bon sang ne saurait mentir ", et que sa mère est française ...
J'ai souligné, au début de mon intervention, l'attachement de la France à ses valeurs agricoles et à la ruralité. Je crois de mon devoir de responsable politique de réconcilier les populations urbaines et rurales. Et je suis très heureux que la possibilité m'ait été ici donnée de défendre, par la raison et par le coeur, ceux qui, encore aujourd'hui, forment une part essentielle de notre identité.
(Source http://www.agriculture.gouv.fr, le 7 janvier 2003)
Mesdames, Messieurs,
Je suis très honoré que votre Conférence m'ait invité à m'exprimer devant vous.
Et ce, d'autant plus que les sujets dont nous allons débattre sont souvent des sujets d'incompréhension entre nos deux pays. Je le regrette beaucoup, car je pense que nous devons être capables de comprendre nos points de vue de façon ouverte et sereine, et sans sacrifier à la caricature ou au procès d'intention.
Comme beaucoup de Français, j'ai une profonde admiration pour la civilisation britannique, votre manière d'être, vos institutions, et le mélange subtil de tradition et de modernité qui fait le génie britannique.
Comme gaulliste, je ne peux oublier juin 1940 et Carlton Gardens, ni votre immense Winston CHURCHILL à qui le monde doit tant. Comme responsable politique, je demeure rempli d'admiration pour l'oeuvre de Benjamin Disraëli.
Amoureux du Moyen-Orient, du désert et des horizons lointains, j'ai aussi une pensée constante pour Gordon de Khartoum, Richard Burton, Charles Doughty dans son Arabia Deserta, Thomas Edward Lawrence, ou Wilfred Thesiger.
Votre littérature, de tous les siècles, votre musique et votre cinéma font partie de notre vie.
Je vais m'exprimer devant vous dans un anglais chaotique, mais je dois à la courtoisie de m'exprimer dans la langue de mes hôtes.
Vous avez à cet égard une chance inouïe, que vous ne mesurez peut-être pas complètement, de pouvoir vous exprimer partout dans le monde dans votre langue maternelle avec une chance raisonnable d'être compris. Votre responsabilité est à la hauteur de cette facilité. Car l'anglais d'aéroport, tellement éloigné de votre belle langue, ne sera jamais la langue d'une culture universelle, au mieux un idiome véhiculaire.
Il est donc, me semble-t-il, de votre responsabilité de ne pas céder à cette tentation pour défendre la diversité culturelle. C'est en ne reconnaissant pas cette diversité que l'on nourrit les puissances d'insurrection, car, pour établir un parallèle, l'histoire en porte témoignage, le colonisé retourne toujours contre lui les armes du colonisateur.
Après ces quelques réflexions, vous me trouverez sans doute bien éloigné de notre sujet. Je ne le pense pas, car les racines de nos incompréhensions sur les politiques agricoles, sont d'abord et avant tout culturelles. Et c'est pourquoi elles paraissent si difficiles à surmonter.
Je pourrais résumer ce dont je veux vous entretenir en trois mots : l'Europe, l'agriculture, les pays en développement.
L'Europe, tout d'abord.
J'évoquais à l'instant les incompréhensions qui affectent souvent le dialogue entre nos deux nations. L'Europe en est une parfaite illustration. Il existe, en effet, deux conceptions, deux idées de l'Europe, très différentes l'une de l'autre.
La première lui assigne pour mission exclusive de garantir l'existence d'une zone de libre-échange entre les nations. L'essentiel du travail étant aujourd'hui accompli, ses tenants peuvent s'accommoder, à la faveur de l'élargissement, d'un affaiblissement des politiques communes, voire de leur renationalisation.
La seconde considère que les institutions de l'espace politique européen ont aussi pour mission de conduire des politiques communes. Et de ce point de vue, la politique agricole est l'une des politiques communes qui participent de cette vision ambitieuse de l'Europe.
Spinoza disait : " le cercle est une chose, l'idée du cercle est une autre chose ". Il en va de même de l'Europe.
Je viens d'évoquer les affrontements idéologiques déclenchés par l'idée européenne. Mais penchons-nous un instant sur l'Europe elle-même, cette Europe des interdépendances, des solidarités et donc des intérêts bien compris, qui s'est construite sur les champs de ruines de la seconde guerre mondiale. Penchons-nous sur cette Europe des pères fondateurs, dont l'idéal était d'asseoir la paix sur le vouloir-vivre ensemble des nations et des peuples.
Nous découvrons alors qu'il n'est pas question d'idéologie. Il est question d'une conjonction efficace de l'idéal et des intérêts. Dans le domaine agricole, il est question de l'idéal d'une Europe puissante et indépendante et de l'intérêt d'une politique agricole commune forte, répondant aux attentes de la communauté.
Ma conviction personnelle est que, du strict point de vue de leurs intérêts, le Royaume-Uni et la France ont besoin de politiques européennes fortes dans le domaine de l'agriculture.
- La France en a besoin, par exemple, pour mieux maîtriser les pollutions liées aux productions agricoles.
Prenons le cas de la Bretagne. Voilà une région où l'économie agricole s'est construite et développée sans les aides de la politique agricole commune (PAC), qu'il s'agisse du secteur des volailles, des porcs ou des fruits et légumes. Cette économie agricole s'est construite par la volonté et la persévérance. Sa performance doit tout à l'ardeur et à la compétence de ses entrepreneurs.
Guidée par les seuls principes du marché, cette économie a toutefois conduit à une concentration et à une intensification de la production, qui atteignent aujourd'hui leurs limites au regard de l'environnement et que nous avons d'ailleurs commencé à corriger.
Ces atteintes à l'environnement ne sont pas, à l'évidence, le fait de la PAC. Elles ne résultent pas d'un " trop d'Europe ", mais suggèrent plutôt un " manque d'Europe ". Elles nous invitent donc à faire plus et mieux.
Pourquoi le faire dans le cadre de politiques communes, me direz-vous ? Ne pourrait-on se contenter de conduire des politiques environnementales à l'échelle nationale, ou même locale ? Ce pourrait être un choix tentant ; mais il n'est pas raisonnable.
Il n'est pas raisonnable, parce que l'agriculture constitue une activité économique et qu'à ce titre, son espace pertinent est le marché unique. Il n'est pas raisonnable, parce que l'agriculture ne se résume pas à une prestation de service de jardinier de l'espace rural.
Vous comprendrez donc que je me fasse l'ardent défenseur d'un marché unique que je veux performant, et qui doit être complété et garanti par une politique agricole européenne forte.
- Le Royaume-Uni n'aurait-il d'ailleurs pas, lui aussi, intérêt à des politiques européennes ambitieuses ? Prenons l'exemple de la crise de la vache folle, que j'ai dû gérer comme Ministre de la Santé. Il serait inexact de prétendre que la PAC a, en quoi que ce soit, conduit au déclenchement de cette crise et à sa propagation dans l'Union européenne.
Ce n'est pas l'Europe qui a provoqué la crise. Mais c'est l'Europe qui a aidé à la résoudre.
Là encore, l'expérience a montré que l'Europe est la meilleure échelle pour construire une politique sanitaire efficace, propre à prévenir autant qu'à résoudre les crises et qui tienne compte à la fois, et de manière équilibrée, des attentes légitimes de la société pour plus de précaution en matière de santé publique, et de l'existence du marché unique.
De ce point de vue, la création de l'Agence européenne de sécurité des aliments marque une nouvelle étape, une étape qui ne peut rester sans conséquences sur l'organisation interne des Etats-membres dans l'évaluation et la gestion des risques. La mise en place de cette nouvelle structure a connu quelques lenteurs. Cette agence doit désormais devenir pleinement opérationnelle.
Mais c'est autour de règles claires et d'un contrôle efficace que les dispositifs de notre politique agricole commune prendront pleinement leur sens.
Au moment d'aborder un sujet aussi polémique et aussi sensible entre nos deux nations, je ne peux manquer de penser aux propos de l'archevêque de Canterbery qui, lorsqu'on lui reprochait d'avoir appelé de ses voeux de sévères sanctions internationales contre l'Italie à l'occasion de l'invasion de l'Ethiopie, déclarait : " mon idéal n'est pas la paix, il est la justice ".
J'avoue avoir, à plusieurs reprises depuis ma prise de fonctions, été choqué des campagnes de dénigrement parfois incroyablement violentes qui se déchaînent contre la PAC. Leur vigueur m'a, d'ailleurs, conduit, il y a quelques semaines, à publier, avec mes collègues du Commerce Extérieur et de la Coopération, une tribune dans la presse appelant à faire justice de certains arguments employés contre elle.
Je suis, bien sûr, pleinement conscient de la diversité des opinions qui ont cours sur la place respective de l'Etat et du marché dans l'économie ou sur les imperfections de la PAC, comme de toute politique.
La confrontation des intérêts n'est en rien illégitime. Elle est en particulier la raison d'être des négociations commerciales à l'OMC : équilibrer les intérêts parfois contradictoires entre les Etats membres et à l'intérieur même de chacun d'entre eux. Mais elle doit être assumée comme telle et ne pas s'abriter derrière l'instrumentalisation de valeurs généreuses.
L'agriculture est à la source des sociétés humaines, qu'on se place d'un point de vue historique, culturel ou économique.
L'histoire de l'humanité et celle de l'agriculture se confondent. Des sociétés primitives jusqu'au début du XVIIIème siècle, au moins 85 % de la population active a travaillé à produire des denrées agricoles. Il y a encore trois siècles et demi, un agriculteur ne produisait en moyenne que 20 % à 30 % de plus que la consommation de son propre foyer. Et il aura fallu attendre le tournant du XXème siècle pour que la part de la population active occupée à l'agriculture dans les pays développés tombe en-dessous de 50 %.
Pour cette raison, l'agriculture est devenue, au cours des siècles, un des éléments essentiels du patrimoine culturel de nos pays. C'est vrai pour la France, dont vous savez qu'elle reste encore aujourd'hui attachée à ses valeurs agricoles et à la ruralité.
Mais c'est également vrai pour le Royaume-Uni.
Votre civilisation rurale plonge ses racines dans les terroirs, les religions et les dynasties. Elle a été façonnée très tôt dans la résistance aux Saxons et aux Normands, normée au XIème siècle par Guillaume et son relevé général des propriétés, puis consacrée au XIIIème siècle dans la Grande Charte de Jean sans Terre.
Elle a donné à votre civilisation ses noms les plus illustres : les Norfolk, les Devonshire, les Portland. Elle lui a également fourni, parmi les humbles, ses bras les plus valeureux, montrant combien il serait vain d'opposer les " Squires " aux " Yeomen ". Ainsi du paysan Pendrill, mettant son courage au service de Charles II défait à la bataille de Worcester, et l'abritant au chêne de Boscobel.
Elle a servi la royauté, et la royauté l'a affermie en retour, notamment lorsqu'Henri VIII a provoqué le transfert du patrimoine des couvents vers les propriétés nobiliaires. Elle a pris toute sa part au progrès des sciences et des techniques, grâce à des chercheurs tel Bakewell, qui a développé la sélection d'espèces de moutons et créé les " Dishley " et les " nouveaux Leicester ".
Vos terroirs ont entouré SpenSer, Shakespeare, Pope et Milton de leurs faveurs pastorales. Ils ont bercé vos poètes de leurs élégies, avant que ceux-ci ne les immortalisent aux accents de votre langue. Ils sont un des joyaux de votre culture, dont la ville d'Oxford qui nous accueille aujourd'hui est une des plus brillantes couronnes.
D'un point de vue économique, l'agriculture constitue également, depuis des siècles, une catégorie à part.
D'abord parce qu'elle présente des caractéristiques spécifiques, du fait de son exposition particulière aux aléas climatiques et du caractère périssable d'une partie de ses productions, qui en limite les possibilités de stockage, voire de transport.
Ensuite, parce qu'elle est à l'origine de la révolution industrielle de la seconde moitié du XVIIIème siècle. C'est ici, dans votre pays, que les progrès considérables de la productivité agricole au début du XVIIIème siècle ont le mieux permis de libérer les énergies et les capitaux qui, progressivement, ont soutenu, sur l'ensemble du territoire, une activité industrielle, et d'abord textile.
Vers 1750, l'Angleterre était, en effet, le grenier de l'Europe, et exportait chaque année environ 200 000 tonnes de céréales. Ce commerce était considérable, si l'on mesure qu'il représentait 15 % de la consommation nationale.
Les premiers industriels ont ainsi été des paysans. Rappelons-nous que ce sont eux qui ont autofinancé, construit et exploité leur outil de production. Les coûts de transport et les barrières douanières, restées importantes en Angleterre jusqu'au milieu du XIXème siècle [1846 pour les barrières douanières], ont, dans un premier temps, protégé ces activités dans l'enfance ; ensuite, la règle coloniale, avec sa division internationale du travail, et la maîtrise du commerce maritime international ont permis de valoriser des avantages comparatifs déjà solidement affermis.
Aussi suis-je convaincu que l'agriculture constitue un secteur à part, et qu'il est raisonnable de vouloir maintenir, au Nord comme au Sud, des politiques publiques pour la soutenir et l'accompagner dans son destin.
Je suis conscient, ce faisant, de heurter les opinions de celles et ceux qui considèrent que nous n'aurions pas besoin de politique agricole et que le meilleur service à rendre à l'agriculture, comme à tout autre secteur économique, serait de la laisser directement aux prises avec les forces du marché.
Permettez-moi de vous présenter les raisons pour lesquelles je considère que l'intervention publique en ce domaine se justifie. Ces raisons sont à la fois politiques, démographiques et économiques.
- D'abord des raisons politiques.
L'agriculture présente encore aujourd'hui une importance stratégique pour l'équilibre politique, économique et social des pays en développement, dans lesquels le monde paysan occupe et nourrit parfois des centaines de millions de nos semblables. Paradoxalement, les paysans sont souvent ceux qui souffrent le plus de la faim, comme en Afrique, où ils représentent 80 % des mal nourris, et où un exode rural non maîtrisé affecte si négativement la vie des pays.
Il n'est donc pas raisonnable d'aborder dans ces pays la question agricole sous un prisme unique, que celui-ci soit commercial ou financier, car ce serait par trop réducteur. Or je suis frappé de constater à quel point la parcellisation de la pensée en autant de disciplines qu'il en existe dans le monde universitaire peut nuire à la perception des situations et, ainsi, à une bonne conduite des politiques publiques.
C'est notamment pourquoi la mission des responsables politiques - présenter une vision globale des situations et proposer un chemin pour l'avenir - prend dans nos sociétés contemporaines, où la surabondance même des données finit par nuire à la qualité de l'information, une importance croissante.
- L'intervention publique se justifie également par des raisons démographiques.
De 700 millions d'habitants au début du XVIIIème siècle, la population mondiale a crû, pour atteindre 6 milliards aujourd'hui et, selon les prévisions, dépasser 8 milliards en 2030. L'agriculture a joué un rôle premier dans cette poussée démographique sans précédent.
Certes, la natalité a désormais beaucoup baissé dans les pays en développement et la population mondiale est sans doute appelée à se stabiliser.
Toutefois, si nous parvenons à lutter efficacement contre les pandémies et à faire preuve, en ce domaine aussi, d'une véritable solidarité avec le Sud, nous devrons faire face pendant encore plusieurs décennies à une augmentation de la population dans le monde.
La sécurité alimentaire, c'est à dire pour un peuple la sécurité de ses approvisionnements, constitue, dans ce contexte, une ardente nécessité, si l'on veut garantir la paix et favoriser le développement.
Or que constatons nous depuis quelques décennies ?
Que l'arme alimentaire se concentre de plus en plus, faisant des Etats-Unis et de quelques grands acteurs qui leur sont alliés, la principale puissance alimentaire mondiale.
Que, dans le même temps, sur des conseils parfois mal avisés, les pays en développement ont démantelé leurs politiques agricoles internes, au nom de l'ajustement structurel, des économies budgétaires ou de l'efficience économique. Ne nous sommes nous pas trompés à ce propos, et n'est-il pas choquant que des organisations internationales dont nous sommes membres aient parfois requis de ces pays le démantèlement de leurs politiques agricoles ?
J'en conclus que l'affermissement de l'Europe comme puissance est indispensable, si nous entendons équilibrer - les économistes diraient " garantir " - la concurrence.
Face à l'augmentation de la population mondiale, l'Europe peut et doit exprimer sur la scène internationale une double exigence : donner une priorité au développement agricole du Sud ; garantir le caractère loyal et équitable des politiques de soutien, notamment au Nord. De mon point de vue, nous devons, en effet, nous garder de deux extrêmes : l'indifférence vis-à-vis du Sud autant que la déraison par-rapport à nous-mêmes, car ce n'est pas en nous excusant d'exister que nous aiderons le monde à aller mieux.
- Enfin, il est également raisonnable pour des raisons économiques de vouloir maintenir, au Nord comme au Sud, des politiques publiques fortes de soutien à l'agriculture.
L'agriculture a pour support la terre. A la différence des moyens de production de l'industrie et des services, la terre est un facteur fixe, qui ne peut être déplacé et réaffecté au gré de l'évolution des prix et de la fluctuation des cours.
La terre a, de surcroît, une valeur particulière pour chacun de nous. Elle fait partie de notre environnement familier, de notre patrimoine, de notre vie.
J'en veux pour preuve les nombreuses externalités positives qu'offrent le maintien d'une agriculture vivante dans chaque pays.
Dans un pays développé comme la France, où l'agriculture n'occupe pourtant aujourd'hui qu'une part très faible de la population active, les externalités positives, marchandes et non marchandes, liées à l'activité des paysans sont nombreuses : la fréquentation touristique importante de mon pays sur de vastes territoires, dont la diversité doit beaucoup au rôle de nos agriculteurs, en est sans doute la meilleure illustration.
La seconde raison économique justifiant selon moi des politiques publiques fortes en agriculture est l'exposition particulière des paysans - plus que toute autre catégorie sociale - à la volatilité économique et à l'incertitude.
Enfin, la sécurité alimentaire est un acquis trop précieux pour que nous puissions oublier ce que les générations qui nous ont précédé ont patiemment construit, en réaction aux privations des temps de crise et aux souffrances vécues dans le fracas des guerres.
L'agriculture interagit avec de nombreuses politiques publiques, qu'il s'agisse de l'environnement, de la santé, de l'aménagement du territoire ou de la politique commerciale. Elle peut entraîner sur chacune de ces politiques des effets pervers ou indésirables, qui ne sont pas propres à la politique commerciale et ne sont pas le fait du seul domaine agricole.
Certains rêvent d'un bouleversement radical distinguant les structures agricoles performantes, qui pourraient se frayer un chemin dans le grand bain de la concurrence internationale, et les structures agricoles non compétitives, qui mériteraient seules d'être aidées pour leur prestation de service d'entretien de l'espace.
Il serait ainsi possible, selon eux, de limiter les instruments de politique publique à des subventions budgétaires, qui seraient par nature plus vertueuses que des soutiens par la protection tarifaire des marchés, et de cibler les soutiens budgétaires sur les agriculteurs les plus " méritants ", c'est à dire les " petits ", par préférence aux " gros ".
Ces bouleversements créeraient, selon les mêmes auteurs, une nouvelle donne internationale qui permettrait de faire remonter les prix et de distribuer plus équitablement la production à l'échelle du monde.
Cette vision de la situation me paraît plutôt idéologique. De surcroît, elle se trouve contredite par les réalités.
- D'une part parce que, à supposer que chacun agisse selon les mêmes principes, les grandes puissances agricoles mondiales conserveront des marges très substantielles d'augmentation de leur production : outre qu'elles disposent de vastes espaces, elles maîtrisent les progrès techniques considérables accomplis et à venir ; elles ont accès à l'eau et à l'énergie ; elles disposent du capital, des infrastructures et du savoir-faire.
Même s'il présente des inconvénients politiques et économiques sérieux, en particulier pour le monde en développement, le scénario d'un renforcement du pouvoir de marché de quelques grandes puissances agricoles susceptibles de faire face à l'évolution des besoins de l'humanité n'est donc pas invraisemblable.
A cette occasion, permettez-moi de relever que l'Europe, qui doit, en tout état de cause, assurer sa sécurité alimentaire, a mieux à faire qu'à opposer les formes d'agriculture les unes aux autres.
Comme ministre de l'Agriculture de la première puissance agricole européenne, il m'arrive de m'interroger sur ce que serait le visage de l'Europe tout entière si elle était totalement livrée au marché, sans protection tarifaire, ni incitation financière.
Il m'arrive également de me demander pourquoi les négociateurs consacrent tant de temps et d'énergie à disputer quelques pour cents de droits de douane sans prendre un instant pour mesurer les effets de la fluctuation des monnaies sur le commerce international et la puissance commerciale des nations. N'est-il pas temps d'élargir, ici encore, notre champ de vision ?
- D'autre part, un tel bouleversement radical des politiques agricoles n'est pas réaliste : l'observation empirique montre que nos partenaires des pays industrialisés ne sont pas prêts à renoncer à leurs politiques publiques de soutien à l'agriculture. Ils n'en ont pas pris l'engagement dans les enceintes internationales et ne considèrent pas que cela constituerait en ce qui les concerne le bon support d'un renforcement de l'aide aux pays en développement.
Cessons donc de rêver !
Le gouvernement français privilégie, pour sa part, une approche réformiste des politiques agricoles nationales et européennes. Il ne partage pas l'opinion selon laquelle la PAC et les politiques de soutien à l'agriculture constitueraient, par nature, des obstacles au développement des pays pauvres et qu'elles devraient, pour cette raison, être supprimées, ou à tout le moins profondément transformées.
Je considère, par ailleurs, que l'approche des échéances de négociation à l'OMC ne justifie en rien que l'Europe renonce unilatéralement à ses ambitions et à ses politiques, en gage de sa bonne volonté vis-à-vis de ses partenaires commerciaux.
L'Europe, soyez en sûrs, ne gagnerait rien à cette politique de renoncement, sinon l'échec et la désillusion.
J'ai rappelé plus haut que la dépendance mutuelle des nations par le jeu des intérêts réciproques fonde, depuis des siècles, une partie des relations diplomatiques.
L'OMC n'échappe pas à la règle. Cette institution, comme son prédécesseur, l'Accord Général sur les Tarifs et le Commerce (GATT), fonde sa légitimité sur le besoin éprouvé par tous les acteurs de l'échange international de disposer de règles claires et transparentes, garanties par un arbitre impartial.
L'OMC n'incarne en aucune manière la doctrine libérale, selon laquelle les nations trouveraient toutes - y compris les moins puissantes - intérêt à une ouverture unilatérale de leur marché. Elle repose, au contraire, sur des concessions correspondant à un équilibre des intérêts en présence.
Elle n'a pas, nous le savons, pour mission d'établir des prescriptions sur la légitimité des interventions publiques dans l'économie, quel qu'en soit le secteur, ni d'indiquer aux Etats quelle est la bonne manière de faire usage du droit à réglementer. Cela est en particulier vrai pour l'agriculture.
La légitimité de l'OMC est, en revanche, de déterminer collectivement et par la négociation de quelle manière les politiques publiques, dont les objectifs sont souverainement fixés par les gouvernements, peuvent être mises en uvre de façon à minimiser les effets perturbateurs sur les échanges internationaux et - c'est un des éléments très novateurs de Doha - sur le développement.
C'est la raison pour laquelle la France souhaite que, dans le cadre des négociations de l'OMC, l'Europe soit pleinement une force de proposition qui joue le jeu de la négociation et souhaite que tout soit mis sur la table à l'OMC, afin de parvenir à un résultat équilibré.
J'ai jusqu'à présent évoqué les externalités positives qui justifient de mon point de vue que des politiques agricoles fortes soient maintenues dans les pays développés.
Ce raisonnement vaut a fortiori pour les pays en développement, et notamment pour les plus grands d'entre eux, où la part des agriculteurs dans la population active est parfois proche de ce qu'elle était dans nos deux pays à la veille de la révolution agricole.
Pour des pays tels que la Chine ou l'Inde, qui représentent à eux seuls plus du tiers de la population mondiale, la politique agricole met en jeu tout à la fois leur cohésion nationale, la stabilité de leurs institutions et la pérennité des réformes.
J'en viens maintenant au troisième volet de mon intervention, qui porte sur les pays en développement. Autant je récuse les attaques outrancières contre les politiques publiques des pays du Nord dans le domaine agricole, et singulièrement contre la PAC, comme je l'ai fait il y a quelques semaines avec six de mes collègues dans la presse européenne, autant je partage le sentiment que tout doit être tenté pour aider les pays en développement les plus pauvres à améliorer leur sort, et qu'une partie du chemin à parcourir ne relève pas de ces pays eux-mêmes, mais des pays développés.
Les politiques de développement ont permis à certains de se développer efficacement, notamment en Asie, mais d'autres, particulièrement en Afrique, ont vu leur situation se dégrader en termes absolus comme en termes relatifs.
Le Royaume-Uni et la France ont étroitement coopéré en vue de relancer une politique d'aide publique au développement forte, efficace et ciblée sur les pays les plus pauvres.
J'en veux pour preuve notre contribution très active à l'initiative du nouveau partenariat avec l'Afrique, le NEPAD. La tradition et la sensibilité de chacun s'est naturellement mise au service d'un objectif commun de développement d'un continent auquel nous attachent les liens de l'histoire, de la culture et du coeur.
J'en veux également pour preuve l'engagement de nos deux pays en faveur d'une augmentation de l'aide publique au développement des pays industrialisés, que nous avons déjà, chacun, commencé à mettre en pratique.
Il est indispensable que cette démarche soit suivie par nos partenaires développés. Et il nous appartient ensemble de les rappeler à leurs responsabilités, lorsqu'ils semblent ne pas en prendre la pleine mesure.
Les résultats inégaux des politiques de développement passées nous invitent, bien sûr, à faire preuve d'une grande prudence dans les jugements que nous formulons aujourd'hui.
La globalité des facteurs qui sont à l'oeuvre dans le processus de développement - ou qui le contrarient - ainsi que les interactions complexes qui unissent les différentes politiques les unes aux autres exigent de nous un vaste effort de décloisonnement : décloisonnement de la pensée et des disciplines, que j'évoquais plus tôt ; mais aussi décloisonnement des organisations internationales les unes par rapport aux autres ; et enfin décloisonnement des institutions publiques par-rapport à la société civile.
Et, dans cette enceinte, où le responsable de l'action gouvernementale que je suis vient à la rencontre des économistes, des chercheurs, des universitaires et des organisations non gouvernementales, je tiens à saluer le rôle important qui est le vôtre pour mener à bien ce décloisonnement.
Mais cette responsabilité incombe aussi aux hommes politiques et aux gouvernants. J'ai rencontré ce matin les responsables d'OXFAM. Certes, nous ne partageons pas nécessairement les mêmes analyses sur la société internationale et sur les solutions propres à en améliorer le fonctionnement.
Je tiens, toutefois, ici à rendre hommage à leur contribution, aux côtés d'autres organisations non gouvernementales, aux débats sur la mondialisation. Je leur sais gré, en particulier, d'avoir mis en lumière les difficultés propres aux pays en développement et d'avoir, par exemple, attiré notre attention sur des sujets malheureusement un peu délaissés, tels que les produits tropicaux.
La modestie dont nous devons faire preuve ne nous interdit évidemment pas de tirer quelques enseignements des expériences précédentes.
J'en identifie pour ma part deux, qui pourraient constituer les axes d'une politique européenne se fixant pour objectif d'inverser le cours des événements :
Tout d'abord, le secteur agricole a été délaissé dans nos politiques d'aide publique au développement.
Après vingt ans pendant lesquels la doctrine internationale dominante s'est résumée à l'expression : " trade, not aid ", le constat que l'on peut en dresser aujourd'hui est particulièrement nuancé.
La libéralisation des échanges et l'ouverture des marchés a certes eu des effets bénéfiques, en particulier dans les pays et les secteurs où les flux de capitaux privés ont effectivement pris le relais des flux d'aide publique au développement.
Toutefois, l'expérience montre que les pays les plus pauvres avaient - et ont encore - trop d'obstacles à surmonter pour pouvoir pleinement tirer parti de l'échange international. Elle nous enseigne aussi que le désengagement des pays développés en matière d'aide publique au développement a lourdement aggravé leur situation.
De mon point de vue, il n'est pas envisageable de répondre aux défis de la faim, de la malnutrition et de la sécurité alimentaire de ces pays sans leur apporter le concours de notre aide publique.
C'est particulièrement vrai dans le secteur agricole, que ce soit en matière de recherche - je pense notamment à l'agronomie - ou de renforcement des capacités commerciales. C'est également vrai dans le domaine des infrastructures, qui en forment un complément indispensable.
Le second constat est celui de l'échec des politiques agricoles des pays en développement qui ont tout misé sur l'exportation, au détriment des productions vivrières.
L'engagement de certains pays en développement dans des stratégies d'exportation, coûte que coûte, les a en effet fragilisés au plan international, sans leur donner les moyens de nourrir leur population.
Ces pays seraient bien avisés de se remémorer l'expérience de l'Irlande au début du XIXème siècle, pays cher au coeur de Lord Haskins, qui continuait à exporter ses productions alimentaires alors qu'une partie de sa population ne mangeait pas à sa faim, précipitant ainsi une vague d'émigration considérable vers le Nouveau Monde.
Nous devons naturellement créer un environnement permettant aux pays en développement de s'intégrer dans la société et dans l'économie internationales. Car il ne serait pas raisonnable de plaider, à l'inverse, que l'autarcie constitue un remède miracle.
De ce point de vue, l'Europe n'a pas à rougir de ce qu'elle a fait, surtout si l'on compare ses réalisations à celles de ses partenaires développés.
Qui a accordé depuis plus de vingt ans aux pays d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique des préférences commerciales spécifiques ? C'est l'Union européenne.
Qui a mis en place depuis plus d'un an l'initiative " tout sauf les armes " en direction des Pays les Moins Avancés (PMA) ? C'est encore l'Union européenne.
Qui importe le plus, en particulier dans le secteur agricole, des pays en développement ? C'est toujours l'Union européenne, qui importe plus du monde en développement que ses principaux partenaires développés réunis.
L'Europe doit poursuivre les réformes avec détermination, mais avec sérénité, et avec la ferme intention de défendre son modèle agricole. Et, au moment où la négociation va entrer dans une phase active à l'OMC, elle saura, comme toujours, faire preuve d'imagination et de générosité. A l'instar de ce que la France et l'Allemagne ont impulsé pour la PAC en marge du Conseil européen de Bruxelles, et que nous sommes décidés à poursuivre.
Je serais très heureux que, plutôt que de choisir une voie différente, le Royaume-Uni nous rejoigne dans cette entreprise.
Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, je n'avais pas eu, jusqu'à présent, l'occasion d'engager avec vous un débat en profondeur sur ces sujets, et vous remercie bien vivement de m'avoir donné ici l'occasion de présenter mon point de vue.
Dans " la foire des vanités ", William Makepeace Thackeray brosse une vaste fresque historique allant de la régence des Hanovre à l'ère victorienne et met en scène un système de valeurs qui allait exercer son influence sur les esprits pendant des décennies.
Dans ce " roman sans héros ", où l'argent va à l'argent, sans jamais apparaître comme le produit du labeur, ni de l'exploitation des masses, les paysans n'ont pas leur place. Seul un des personnages principaux, Mlle Rebecca Sharp, marque son intérêt pour le monde des fermes et des propriétés rurales. Mais il est vrai que, comme nous le disons en France, " bon sang ne saurait mentir ", et que sa mère est française ...
J'ai souligné, au début de mon intervention, l'attachement de la France à ses valeurs agricoles et à la ruralité. Je crois de mon devoir de responsable politique de réconcilier les populations urbaines et rurales. Et je suis très heureux que la possibilité m'ait été ici donnée de défendre, par la raison et par le coeur, ceux qui, encore aujourd'hui, forment une part essentielle de notre identité.
(Source http://www.agriculture.gouv.fr, le 7 janvier 2003)