Déclaration de M. Lionel Jospin, Premier ministre, sur la modernisation des services publics, notamment dans les secteurs de l'énergie, la Poste et les télécommunications, Paris le 26 mars 1998.

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Circonstance : Colloque "Energie, poste, télécommunications, quel avenir pour le service public en France et en Europe ? "

Texte intégral

Messieurs les Ministres,
Madame et monsieur les Commissaires,
Messieurs les Présidents,
Mesdames et Messieurs,

C'est avec grand plaisir que j'interviens au cours de ce colloque consacré au service public, mais qui prend appui sur les exemples de l'énergie, de la poste et des télécommunications.
Cette notion revêt en effet dans notre pays une richesse particulière. Plus encore, elle fait partie des fondements de notre identité collective depuis plus d'un siècle : le service public est au coeur de notre modèle de société.
Vos débats ont souligné, à juste titre, les évolutions profondes, en cours ou à venir, qui affectent ou affecteront les conditions dans lesquelles s'exercent les missions de service public.
Ces facteurs d'évolution sont multiples : le progrès technique, les attentes des consommateurs attentifs à la qualité des services, l'intégration européenne au sein de laquelle la France a toujours joué un rôle essentiel.
Si les grands principes du service public -égalité d'accès, continuité, adaptation- restent pérennes, leur traduction dans les politiques publiques, elle évolue. Ainsi, dans le domaine de l'énergie, si la sécurité de l'approvisionnement a motivé le recours au nucléaire, la lutte contre l'effet de serre est aujourd'hui une préoccupation majeure. De même, le téléphone pour tous, hier synonyme d'investissements dans les zones éloignées, appelle désormais un effort contre l'exclusion et un soutien aux plus démunis de nos concitoyens.
Enfin, l'environnement économique et financier est devenu, pour tous les pays, plus concurrentiel. L'Europe et le Monde ont donc fait irruption dans ces secteurs d'activité.
Dès lors, s'interroger à nouveau sur l'organisation de nos services publics devient indispensable. Non pour préparer un quelconque repli ni pour adopter une position défensive, mais au contraire pour développer la conception ambitieuse d'un service public tourné vers l'avenir, conservant une place centrale dans la société, élément constitutif de la citoyenneté et portant une vision moderne de l'égalité.
Nos services publics ont su s'adapter aux changements ; ils doivent continuer à le faire. Pourtant, l'image trop souvent donnée d'eux est celle de secteurs stables, aux traditions immuables.
En réalité, qu'observons-nous ? Une organisation électrique ayant su basculer des énergies fossiles vers l'énergie nucléaire en un peu plus d'une décennie, un opérateur de télécommunications intégrant pleinement les enjeux de la télématique et, aujourd'hui, ceux d'Internet et des constellations de satellites. Et les évolutions continuent : le courrier traditionnel, concurrencé par la télécopie et par les échanges électroniques, peut être relayé par de nouveaux services postaux ; de son côté, le gaz connaît une nouvelle jeunesse grâce à la production combinée de chaleur et d'électricité.
Dans les grandes avancées technologiques, nos entreprises publiques ont ainsi bien souvent été à la pointe du progrès. Dans la vie de tous les jours, elles ont appris à être attentives et à répondre aux souhaits des usagers.
Prendre la mesure des enjeux associés à ces changements, saisir la portée des potentialités ouvertes : telle est notre responsabilité. Ne s'y résoudre que sous la contrainte, et trop tard, conduirait à affaiblir nos entreprises publiques et à menacer, à terme, l'organisation même de nos services publics.
" Nous n'avons que le choix entre les changements dans lesquels nous seront entraînés, et ceux que nous aurons su vouloir et accomplir ". Plus que jamais, cette appréciation de Jean Monnet indique le chemin à suivre. Après des années où les changements ont été subis, il nous faut refonder les principes de notre action. Ceci ne se fera qu'avec la participation de tous et par le débat public sur tous les sujets. Tel est précisément le sens de ce colloque.
Quels principes doivent guider nos choix ? J'en retiendrai quatre :
- la clarté dans la définition des missions de service public est un élément fondamental de l'action publique ;
- les missions de service public doivent être pleinement exercées au service des citoyens ;
- l'efficacité de nos entreprises publiques est essentielle et elle doit associer tous les acteurs ;
- les solutions choisies doivent être adaptées aux situations des différents secteurs et au contexte de notre pays.
1- Une définition claire des missions de service public est un élément fondamental de l'action publique.
Les valeurs du service public sont intangibles.
Mais il nous faut distinguer clairement le service public, d'une part, et le secteur public, d'autre part. Ces deux notions ne sauraient être confondues. Ainsi existe-t-il des entreprises qui, pour être publiques, n'en assument pas pour autant de mission de service public -c'est le cas d'entreprises industrielles du secteur concurrentiel- ; inversement, certaines missions de service public sont parfois assurées, et depuis très longtemps en France, par des entreprises privées -comme l'illustre le secteur de l'eau.
Je le disais en introduction, les services publics sont au coeur de notre modèle de société. Ils permettent d'assurer les fonctions essentielles de la vie de tous les jours. Ils concourent à l'aménagement de territoire, à l'égalité entre les citoyens, à leur sécurité et à la lutte contre les exclusions. Il appartient par conséquent à l'État non seulement de définir les missions de service public, mais aussi d'assurer que celles-ci soient exercées avec efficacité et dans l'intérêt général.
Cette notion de service public, ou, comme on le dit à Bruxelles, de "Services d'intérêt Général", appartient aux valeurs communes sur lesquelles sont bâties nos sociétés européennes.
Si la concurrence a son rôle à jouer dans l'offre de services publics, tout en attendre relève de la caricature intellectuelle. La concurrence peut être bénéfique si les infrastructures sont satisfaisantes et si les services se diversifient. Elle l'est également quand elle favorise l'introduction de nouvelles technologies, élargit les marchés et abaisse les coûts de production. Mais on ne saurait admettre qu'elle contribue à l'excès de capacités de production, ou au renouvellement prématuré de celles-ci, ou encore qu'elle incite à transgresser les règles du jeu en matière de sécurité ou de législation du travail.
L'apparition de nouveaux besoins sociaux appelle aussi de nouveaux services publics, organisés parfois différemment. C'est le cas, par exemple, des nouvelles technologies de l'information qui doivent être accessibles à tous.
2 - Faire en sorte que les missions de service public soient exercées au service des citoyens.
Qu'il soit assuré par des entreprises publiques ou par des entreprises privées, comme c'est le cas dans le secteur de l'eau, le service public n'a de sens que s'il est exercé au service des citoyens. Cet impératif éclaire à mes yeux le sens et la portée de la notion de " régulation ", laquelle -je le sais- est au coeur des évolutions et des débats d'aujourd'hui.
Lorsqu'ils disposent de droits exclusifs ou de monopoles, les opérateurs peuvent abuser de leur position dominante au détriment des consommateurs ou de la collectivité. Les autorités publiques doivent donc assumer la responsabilité de réguler de telles situations ; en assujettissant les services publics à des règles de droit clairement établies ; en associant tous les acteurs concernés.
Cette régulation est tout aussi nécessaire dans les secteurs qui s'ouvrent à la concurrence. Elle doit être transparente et lisible pour tous. Au-delà de celles qui existent déjà aujourd'hui, avec leurs spécificités, la création de nouvelles instances de régulation, devrait, dans mon esprit, respecter certains principes : le régulateur exerce ses pouvoirs par délégation ; il n'a pas vocation à se substituer aux pouvoir publics ; au législateur et au gouvernement de définir les finalités et de garantir les équilibres ; au régulateur d'être " l'arbitre " des litiges entre opérateurs et le garant des intérêts du consommateur.
3 - L'efficacité des entreprises publiques est essentielle et elle doit associer tous les acteurs.
Chaque fois que les pouvoirs publics ont su clarifier les missions du service public, le secteur public a su incarner avec succès la vocation qui lui était assignée par la Nation.
L'autonomie de gestion des entreprises publiques est nécessaire. La relation de l'entreprise avec " l'Etat actionnaire " doit reposer sur des rapports contractuels. C'est dans ce cadre que sont définies les missions, les obligations et les moyens correspondants. L'Etat doit aussi préciser les objectifs industriels, sociaux et financiers qu'il assigne aux entreprises publiques et définir clairement les priorités qu'il souhaite voir respecter.
Les évolutions nécessaires doivent être menées dans la concertation et la transparence, en tout premier lieu avec les personnels des entreprises concernées. Ces derniers sont profondément attachés à leurs entreprises et à la qualité du service rendu au public. C'est aussi leur motivation et leur efficacité qui a permis à nos grandes entreprises publiques d'être à la fois à la pointe du développement technologique et du progrès social. C'est un acquis que nous devons faire fructifier.
4 - Mettre en oeuvre des solutions adaptées à chaque secteur, et au contexte de notre pays.
Il n'y a pas " un " modèle de service public qui puisse s'appliquer de façon universelle. La France doit choisir sa stratégie en tenant compte du développement de la concurrence, mais aussi en préservant et en valorisant l'atout que représentent des services publics de qualité et un secteur public performant. Il n'est pas question d'imiter simplement les solutions mises en oeuvre par nos partenaires, dans des contextes différents. Il nous faut certes tirer parti le leur expérience, mais il nous faut aussi savoir adapter et inventer pour conserver le meilleur de notre héritage.
Il nous faut enfin tenir compte de la grande diversité des secteurs concernés. Ainsi, l'électricité met en oeuvre des investissements considérables, alors que la Poste demeure essentiellement une activité de main d'oeuvre ; la régulation du gaz exige une forte attention aux enjeux de sécurité d'approvisionnement, alors que la France est bien placée pour exporter ses technologies et ses services dans le domaine des télécommunications.
Sans doute, les enjeux du service public se modulent d'une façon variable d'un secteur à l'autre : universalité de la desserte, promotion de nouvelles technologies, aménagement du territoire, sécurité à long terme. Mais, par les principes d'universalité et de continuité, le service public reste fondamentalement au coeur du principe d'égalité et demeure un instrument de lutte contre l'exclusion.
La recette libérale -"découper et privatiser"-, qui a guidé certaines réformes étrangères, n'est pas notre référence.
Pour autant, je ne crois pas à un modèle d'organisation unique. Dans le cadre de principes clairement formulés, il faut une démarche pragmatique, déclinée secteur par secteur, intégrant les enjeux du service public et les caractéristiques économiques et sociales de chaque métier.
Une définition claire des missions de service public, une organisation adaptée, une régulation transparente et des entreprises efficaces : telle est ma vision du service public de demain. Je vous remercie d'avoir, par vos travaux, contribué à éclairer la réflexion des ministres compétents sur ce sujet important pour l'avenir de notre pays.
L'Europe est une chance pour nos entreprises publiques. Elle leur permet de valoriser leur excellence en dehors de nos frontières et d'acquérir la dimension internationale indispensable pour améliorer la qualité du service public, et rester au premier rang des entreprises mondiales de réseaux.
Elle doit aussi intégrer cette dimension de la cohésion sociale qu'exprime la notion de service public et que mentionne déjà la disposition du Traité d'Amsterdam relative aux services d'intérêt économique général. Les directives européennes donnent aux Etats les marges de manoeuvre nécessaires pour en maintenir et développer les missions. En utilisant ces marges, nous pourrons à la fois préserver, en France, notre conception originale du service public, tout en construisant une vision commune du rôle des services publics, qui permettra à l'Europe du XXIème siècle d'affirmer son modèle de société et son attachement à la cohésion économique et sociale.
(Source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 12 juin 2001)