Texte intégral
Entretien à RTL le 5 juin :
Q - Vous publiez "Les cartes de la France à l'heure de la mondialisation", mais tout d'abord Clinton/Poutine, Russes et Américains manifestent leur intention de s'entendre ; c'est une nouvelle donne ?
R - Le fait qu'ils veuillent s'entendre et parler n'est pas une nouvelle donne, mais alors que le président Poutine n'est là que depuis quelques semaines officiellement, c'est important que collectivement les Européens, les Occidentaux le connaissent mieux. Donc chaque rencontre est importante. C'est important qu'on lui dise des choses précises sur la Tchétchénie - la solution politique - et sur la coopération à long terme avec la Russie - comment et dans quelles conditions. Et d'autre part, je prends acte du fait que la Russie, qui est l'autre pays qui a signé avec les Etats-Unis en 1972 le traité contre les systèmes antimissiles, est opposée à la remise en cause de ce traité. C'est important pour presque tous les pays au monde qui considèrent que ce traité, même s'il est bilatéral à l'origine, est devenu la pierre angulaire de la stabilité stratégique mondiale.
Q - Alors en fait le président Poutine fait la même chose que tout le monde, il souhaite être le partenaire des Etats-Unis, vous le relevez dans votre livre, les Etats-Unis c'est l'hyper-puissance comme on n'en a jamais connu dans l'histoire.
R - Oui, d'ailleurs quand j'emploie ce terme j'ai l'occasion de dire souvent que ce n'est pas du tout agressif, ni critique, c'est un fait. Mais c'est souvent par des moyens non politiques souvent que ce pays a une puissance inégalée, par les moyens de la technologie, par l'intermédiaire des images, il faut compter également CNN...
Q - Disney participe aussi à la puissance...
R - Oui, Disney, tout le système médiatique, tout le système audiovisuel, tout le système du cinéma, toutes les technologies. C'est l'addition qui fait que la présence de cette puissance par rapport au reste du monde est sans comparaison.
Q - Mais alors la mondialisation sert les Etats-Unis.
R - Cela dit, même aux Etats-Unis il y a des gens qui en souffrent et qui y résistent, donc ce n'est pas un phénomène aussi simple que cela et c'est vrai que cela les porte plus facilement que beaucoup d'autres pays. Quant un pays s'adapte aussi remarquablement à la mondialisation que la France il fait un effort plus grand et son mérite est plus grand.
Q - Oui, justement, la mondialisation apporte à la France des valeurs qu'elle n'aime pas beaucoup, l'ultralibéralisme, la mise en cause de la force de l'Etat. Alors comment la France peut-elle se débrouiller dans ce monde et exister encore sur la scène internationale, politiquement j'entends ?
R - C'est un des sujets dont j'essaie de parler dans ce livre, ce sont des réflexions personnelles, ce n'est pas tout à fait un discours de ministre, mais c'est une question qui revient tout le temps, donc j'ai saisi l'occasion. La France s'est formidablement transformée. Regardez les films d'avant-guerre, par exemple, et qui ce qui est la France d'aujourd'hui. La France encore largement rurale des années 50 et la France d'aujourd'hui. Nous avons une capacité que nous sous-estimons à nous adapter et à tout changer pour qu'en réalité nous restions nous-mêmes profondément. C'est une fois de plus cette affaire-là qui se joue dans la mondialisation et nous avons bien l'intention d'être une partie prenante de cette mondialisation pour peser sur elle aussi. Nous voulons, en gros, une mondialisation ordonnée avec des règles pour cette période de la globalisation qui sinon sera sauvage par bien des aspects.
Q - Justement à force de se transformer, est-ce que la France existe encore et finalement on a le sentiment qu'elle existait davantage quand elle savait dire non aux Américains systématiquement ?
R - On dit non à chaque fois que c'est nécessaire, simplement on s'est rendu compte que ce n'était pas forcément efficace de mener une guérilla chaque matin, en étant contre tout, tout le temps sans trier. Parce que cela nous aliène la plupart des autres partenaires dont on a besoin sur d'autres plans, à commencer par l'Europe.
Q - Donc il ne faut pas dire non systématiquement aux Etats-Unis pour exister ?
R - Non, on n'a pas besoin de dire "non" comme ça pour exister, nous existons par nous-mêmes mais chaque fois que nous devons dire "non" parce que nous ne sommes pas d'accord sur ce changement stratégique, sur telle loi du Sénat, sur des tas de choses, il faut le dire, il y a manière et manière. Il y a un style, une méthode, un ton qui est à changer et que je crois que nous avons changé.
Q - La magie du verbe vous n'y croyez pas ?
R - Il y a des moments où les mots sont déterminants, mais je ne pense pas qu'il faille en faire une solution de facilité. Je crois même à un travail persévérant et tenace il y a parfois quelques déclarations spectaculaires qui finissent par peser sur les esprits. Il ne faut pas non plus user ce système en en abusant.
Q - Alors vous dites qu'il y a une influence française sur la scène politique internationale. D'ailleurs vous rangez la France dans la catégorie des nations ayant une influence mondiale, qui se situe juste derrière les Etats-Unis.
R - Oui c'est pour lutter contre une sorte de mélancolie idiote. Les gens se disent : "si on n'est plus la France de Louis XIV ou de Napoléon, on n'est plus rien, on n'est qu'une petite puissance moyenne" et je montre, statistiques à l'appui, que cette explication ne tient pas la route.
Q - Alors où est l'influence parce que, par exemple, Vladimir Poutine reçoit Clinton, on l'a vu en Grande-Bretagne, on va le voir en Italie, en Allemagne et en France quand ?
R - Cela montre que ce que nous avons dit sur la Tchétchénie a porté, précisément. Je crois que ce que le président Clinton a dit à Poutine à propos de la solution politique indispensable en Tchétchénie n'aurait pas été tout à fait la même chose si la France n'avait pas été plus claire que ses partenaires sur cette nécessité.
Q - Alors il nous boude ?
R - Peut-être faut-il l'expliquer comme ça, mais de toute façon ça n'aura pas de conséquences et ça ne durera qu'un temps. L'important est de savoir si nous avons dit des choses en accord avec nos convictions et avec ce qui est utile. Une solution politique en Tchétchénie c'est utile pour nous, c'est utile pour les Russes.
Q - Influence toujours, le Proche-Orient, Israël s'est retiré du Sud-Liban, on le savait depuis un an, et la France hésite à répondre aux demandes de l'ONU qui demande un renfort militaire, notamment français, pour ses forces au Sud-Liban.
R - La France n'hésite pas du tout, la France est rigoureuse. Quand il s'agit d'envoyer des soldats français dans une situation qui pourrait devenir incontrôlable, voire dangereuse, c'est tout à fait normal que le président de la République et le Premier ministre en soupèsent tous les aspects. C'est la raison pour laquelle, depuis des semaines, j'ai expliqué que nous étions disponibles le cas échéant si c'était indispensable du point de vue du Secrétaire général des Nations unies, mais à certaines conditions, qui sont notamment un engagement clair et net des trois protagonistes : les Syriens, les Libanais et les Israéliens dans la stabilité concernant le Sud-Liban à l'avenir. Vous conviendrez que c'est quand même la moindre des choses. Toute la résolution de l'ONU de 1978 a été conçue pour aider l'Etat libanais à restaurer son autorité au Sud-Liban, il faut donc que l'Etat libanais montre des signes allant dans la direction d'une restauration de son autorité. On ne peut pas l'aider s'il ne le fait pas. Ce sont des conditions logiques que nous posons. Nous restons techniquement disponibles. Politiquement l'examen n'est pas terminé parce que toutes les garanties ne sont pas réunies. L'actuelle FINUL est là jusqu'à fin juillet, donc il n'y a pas de raison de faire preuve d'inquiétude ou d'impatience à ce stade.
Q - Alors influence française toujours, c'est le message universel de la France, les Droits de l'Homme, c'est la patrie des Droits de l'Homme, dit-on.
R - Les Anglais et les Américains considèrent que ce sont eux aussi.
Q - Vous êtes très sceptique, vous dites quand même toutes ces ONG qui nous disent qu'il faut intervenir partout pour les Droits de l'Homme, sont un mélange de père blanc et de croisé. Qu'est-ce que vous voulez dire par là ?
R - Ecoutez, d'abord je ne suis pas sceptique sur les Droits de l'Homme, simplement je pense qu'il ne suffit pas de faire des proclamations entre nous, entre Français pour que ça change automatiquement les modes de vie des 4/5 de l'humanité qui ne vivent pas dans le même système politique que le monde occidental. Donc le débat porte non pas sur l'objectif qui est excellent mais sur la méthode. D'autre part en ce qui concerne le monde humanitaire et le monde des ONG, je dis qu'il y a le pire et le meilleur dedans. Il y a des gens extraordinaires qui lancent des campagnes utiles, regardez l'affaire des mines anti-personnel initiée par des ONG et des gens avec qui nous travaillons très très bien. Je dis simplement attention de ne pas tomber dans une simplification, comme si les gouvernements étaient toujours animés par de mauvaises intentions et avaient toujours de mauvais comportements et de mauvaises politiques et si les ONG représentaient la société civile internationale qui porte la morale et la solution. Je demande dans ce monde des ONG qu'on recherche un peu de transparence, comme on l'exige aujourd'hui des gouvernements. Compte tenu du rôle qu'elles entendent jouer, je pense que ce n'est pas excessif, mais ce n'est pas un scepticisme sur les objectifs qui sont bénéfiques à tous.
Q - Mais quand l'Europe signe un accord avec la Chine pour son entrée dans l'Organisation mondiale du commerce, ils ne parlent pas des Droits de l'Homme, ça ne vous choque pas ?
R - L'entrée de la Chine dans l'OMC, il y a eu d'abord une négociation américaine qui portait sur 80 % des problèmes. Nous avons négocié après par l'intermédiaire de Pascal Lamy, sur les problèmes qui restaient. L'entrée de la Chine dans l'OMC est quelque chose qui porte en soi un bouleversement pour la Chine. J'imagine que les dirigeants chinois en sont conscients parce que ça va introduire dans les échanges de la Chine avec l'extérieur, ça va introduire des pratiques, ne serait-ce que le téléphone portable, par exemple, des choses qui vont faire bouger la société chinoise en profondeur.
Q - C'est comme cela qu'on touche aux Droits de l'Homme.
R - Non. Il y a l'ONU, il y a 36 institutions, il y a d'autres négociations, il y a les pactes Nations unies sur les droits économiques, politiques, sociaux. L'affaire de l'OMC est de savoir s'il y a ou non une organisation mondiale dans laquelle sans se faire des guerres commerciales féroces on peut débattre des désaccords au sein d'un organisme de règlement des différends.
Q - On peut faire du commerce avec un Etat totalitaire sans état d'âme ?
R - Il s'agit de savoir ce qui est le plus utile pour faire évoluer cet Etat. Je pense que tous ceux qui ont négocié l'entrée de la Chine dans l'OMC ont la conviction que ce sera un moyen presque incomparable de faire évoluer ce grand pays. Ce qui n'empêche pas que nous continuions à avoir avec eux ce qu'on appelle un dialogue critique, en matière politique et en matière de démocratie et de toute façon la démocratie ne s'est jamais installée nulle part par un coup de baguette magique du jour au lendemain ou parce qu'elle a été imposée par un pays extérieur, c'est un processus. L'insertion de la Chine dans l'économie mondiale est à cet égard certainement un bon processus.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 6 juin 2000)
Entretien avec la chaine de télévision finlandaise MTV le 6 juin :
Q - Monsieur le Ministre, le sommet franco-allemand aura lieu dans quelques jours. Selon M. Moscovici, vous vous êtes mis d'accord, en partie, avec les Allemands, sur la réforme institutionnelle, mais pas pour tout. Vous vous êtes entendus sur le nombre des Commissaires européens. Alors, pourquoi vingt et que se passerait-il s'il y avait plus de membres plus tard ?
R - Il est tout à fait prématuré de parler de détails. Ce qui s'est passé, c'est qu'après la rencontre de Rambouillet entre le chancelier allemand, le président de la République et le Premier ministre français, M. Fischer et moi-même avons été chargés d'examiner méthodiquement les différents problèmes qui sont à l'ordre du jour de la Conférence intergouvernementale, pour rapprocher les positions française et allemande et essayer d'aboutir à une position commune. Nous sommes en train de travailler. Ce travail n'est pas terminé et je ne sais d'ailleurs pas quand il aboutira. Cela se présente plutôt bien. Les positions française et allemande ne sont pas très éloignées, mais nous n'avons pas encore de position identique. La seule chose que je puisse vous dire aujourd'hui, c'est que nous continuons à travailler. Ensuite, même si nous avons des positions communes, c'est la position commune de deux pays sur quinze, donc la discussion continue. Nous ne pouvons pas nous mettre d'accord entre nous sur la position générale des autres. Toutes les questions qui se posent sur les Commissaires, sur le nombre de voix, sur la majorité qualifiée, sur toutes ces choses, seront traitées globalement avec tous nos autres partenaires dans la Conférence intergouvernementale. Je viens d'ailleurs, avec mon collègue finlandais, d'avoir une longue séance de travail où nous avons examiné méthodiquement chacun de ces points. Rien n'est donc fait, rien n'est conclu.
Q - Est-ce que l'on peut attendre quand même que vous arriviez à un accord avec les Allemands à Mayence ?
R - A Mayence, nous allons confirmer en tout cas la volonté de la France et de l'Allemagne d'avoir l'approche la plus commune possible, la plus proche possible, la plus convergente possible, parce que nous pensons que c'est utile pour la Conférence intergouvernementale et que tous les autres pays d'Europe seront heureux de savoir que la France et l'Allemagne vont dans la même direction. Mais chaque pays d'Europe veut défendre également son point de vue, et ses positions et, comme on le sait, dans cet exercice de la CIG, il n'y aura d'accord que lorsque tout le monde sera d'accord.
Q - Bien sûr, tout le monde comprend cela, mais, selon M. Moscovici, il y a déjà eu des accords. Pouvez-vous nous dire dans quels domaines ?
R - Il n'y a pas d'accord tant que qu'il n'y a pas d'accord entre le chancelier, le président et le Premier ministre. Et il n'y a pas d'accord tant que M. Fischer et moi-même n'avons pas pris position sur chacun des points envisagés. Je ne peux donc que vous répéter que le travail continue.
Q - Est-ce que la France serait d'accord pour abandonner un siège de Commissaire ?
R - On ne peut pas traiter de ces questions de la Conférence intergouvernementale de façon isolée ; cela forme un tout. Nous allons donc parler de tout cela pendant la Conférence intergouvernementale et, quand nous nous approcherons de la conclusion, chaque pays dira quel est l'équilibre entre, d'une part, ce qu'il recherche et d'autre part, les concessions ou les compromis qu'il doit faire. Et nous y arriverons tous, par un esprit de compromis.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 8 juin 2000)
Entretien à RFI le 7 juin :
Q - Bonjour Hubert Védrine. L'actualité de ce matin c'est la reprise en mains du processus de paix israélo-palestinien par les Etats-Unis qui annoncent une réunion prochaine près de Washington avec Ehud Barak et Yasser Arafat. Seuls les Etats-Unis peuvent, aujourd'hui, tel qu'est le monde, jouer ce rôle ?
R - Les Etats-Unis font tout ce qu'ils peuvent et il faut souhaiter qu'ils aient une action efficace par rapport à cette question. L'époque où l'on était chagriné quand on voyait les Etats-Unis agir au Proche-Orient comme s'il y avait une sorte de concurrence entre les uns et les autres est complètement dépassée. Nous sommes engagés dans le même effort, le même engagement pour la paix. Il y a en fait peu de pays qui sont en situation de la faire. Il y a les Etats-Unis qui sont dans une position de puissance exceptionnelle partout dans le monde et qui ont les relations que l'on sait avec Israël mais qui ont construit petit à petit quand même aussi des relations fortes y compris avec les Palestiniens, notamment grâce à nous les Français. Et il y a la France qui est aussi dans une situation de confiance et de dialogue, comme un ami, un facilitateur de la paix avec tous les protagonistes. Donc tout ce que les Etats-Unis pourront faire dans le sens de la paix sera une bonne chose. Nous sommes en liaison avec eux. Nous avons notre sensibilité particulière et nous apportons, je crois, quelque chose de plus dans chaque domaine, sur chacun des volets du processus de paix. Mais si cela marche, tant mieux, parce que ce processus est à nouveau enlisé.
Q - Est-ce le rendez-vous de la dernière chance ?
R - La vie ne s'arrête jamais.
Q - Mais quand même, les choses se sont tendues ces derniers mois ?
R - C'est vrai qu'il y a eu une vague d'espoir après l'arrivée au pouvoir de M. Barak qui contrastait avec la période de déprime et puis de blocage de l'époque de M. Netanyahou et qu'en fait les choses s'avèrent à nouveau plus compliquées que prévu y compris pour
M. Barak, qui a des problèmes par rapport à son gouvernement, par rapport à la Knesset, par rapport à son opinion publique. Donc tout cela est difficile et on voit que c'est bloqué entre Israël et la Syrie, que cela patine entre Israël et les Palestiniens. En revanche sur le Sud-Liban, Israël a appliqué une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies. Elle remonte à 1978 mais enfin, quand même, les Israéliens l'appliquent et, de toute façon, c'est un plus. Nous sommes en train de travailler pour voir comment assurer au mieux la stabilité. Mais enfin il est vrai que, s'agissant du processus de paix en tant que tel, la solution de fond, pour le moment, n'avance pas. Et nous y travaillons beaucoup, comme le font les Américains.
Q - A propos du Sud-Liban justement, la France a déjà dit que pour augmenter le nombre de ses soldats sous casque bleu, sous le mandat de la FINUL, elle attendait des garanties. Est-ce que ces garanties pourraient être par exemple que les Etats-Unis participent à une surveillance par satellite de la zone concernée ?
R - C'est une des choses que l'on peut attendre d'eux pour montrer leur engagement, leur implication dans cette opération de maintien de la paix au Sud-Liban.
Q - Mais il n'est pas assez évident cet engagement pour l'instant ?
R - Il faudra qu'il soit concrétisé. Il n'y a pas de raison que l'on ne se tourne que vers la France. On a bien dit depuis le début que c'était une question posée au Conseil de sécurité et pas seulement à la France. Cela dit le problème se présente dans des termes peut-être un peu différents de ce que l'on pensait il y a quelques jours. Les Nations unies avaient mis sur pied un projet de renforcement considérable de la FINUL. Etant donné que les choses se sont correctement passées pour le retrait, on peut espérer la fin des procédures de certification du retrait par l'envoyé spécial de M. Kofi Annan dans quelques jours. Seulement il se peut que l'ONU soit amenée à revoir un peu à la baisse les plans qui avaient été faits et, par conséquent, que la question du nouveau rôle de la FINUL sur la frontière se présente de façon moins compliquée...
Q - ...Et que la position française puisse aller plus rapidement vers un renfort en Casques bleus.
R - L'engagement de la France dépend d'un certain nombre de garanties qui sont logiques, que j'ai eu l'occasion d'exprimer à plusieurs reprises ces dernières semaines. Nous n'avons pas écarté la possibilité d'y aller. Nous en sommes techniquement capables. Nous avons réservé des troupes dans cet esprit mais il faut évidemment que les trois protagonistes-clés, c'est-à-dire les Syriens, les Libanais et les Israéliens, s'engagent dans un certain nombre de choses pour que la situation soit stable.
Q - Et sur ces engagements, vous sentez un frémissement, Hubert Védrine ?
R - Nous n'avons pas encore d'éléments suffisamment précis pour que le président de la République et le Premier ministre puissent prendre leur décision. Je suis en train de travailler, à mon niveau, pour éclaircir ce point qui est celui du comportement des trois pays. Je rappelle que, s'il y a une force au Sud-Liban, la FINUL, c'est parce que dans la résolution 425 il a été décidé d'aider l'Etat libanais à restaurer son autorité et sa souveraineté au Sud-Liban. Le point de départ pour qu'on puisse l'aider c'est qu'il veuille le faire et c'est une des questions qui est posée en ce moment : quelles sont les intentions réelles de l'Etat libanais au Sud-Liban, notamment à travers son armée mais aussi à travers une série d'autres manifestations ? Ce point n'est pas encore tout à fait clair.
Q - C'est une bonne illustration d'une des thèses que vous développez dans " les Cartes de la France ", à savoir que la France est une puissance moyenne d'influence mondiale. Est-ce que cette expression ne rappelle pas les notions de grandeur qui sont parfois un petit peu agaçantes à l'extérieur ?
R - Au contraire. Je crois que je fais un travail linguistique qui est tout à fait à l'opposé de ce qui peut agacer qui que ce soit à l'extérieur. C'est important de savoir un peu dans quel monde nous sommes parce que le débat français est encombré toujours de références entre la nostalgie de la grande puissance ou la déprime de la puissance moyenne.
Q - Vous dites qu'il faut cesser d'aller de façon saine entre la nostalgie et la prétention.
R - Pour se rapprocher de la réalité.
Q - Et alors, la réalité, c'est qu'on ne peut plus être une hyper puissance ?
R - Non ce n'est pas ça. La réalité c'est l'inverse. La réalité est stimulante. Elle est optimiste. Il y a 189 pays dans le monde, 189 à part les Etats-Unis que j'appelle hyper-puissance parce qu'ils ont une puissance spéciale, très forte dans tous les domaines à la fois.
Q - Et qui d'ailleurs de temps à temps vous agacent un petit peu dans leur façon de dicter leur conduite aux autres.
R - Ils ne m'agacent pas. Je ne suis pas très " agaçable ". Simplement je sais qu'il y a des domaines où il faut coopérer avec eux et le faire sans complexe si on est vraiment d'accord et des domaines où on doit dire " non " si on n'est vraiment pas d'accord ou même les empêcher si c'est vraiment mauvais comme orientation. Et il faut le faire également tranquillement et qu'ils ne nous fassent pas le coup de l'anti-américanisme à chaque fois qu'on a un point de désaccord ponctuel. Mais à part ça, il reste 188 pays. Nous sommes dans le groupe des rares puissances, des rares pays qui ont une influence mondiale. Arrêtons cette espèce de déprime comme si ça ne valait plus le coup de faire quoi que ce soit dès lors qu'on n'est plus la France de Louis XIV ou de Napoléon. Donc au contraire, je prends le contre-pied de cette espèce de défaitisme où l'on dit " quelle est notre influence aujourd'hui ? ". Je crois qu'on se trompe par désir de corriger ce qui a été effectivement trop prétentieux à d'autres époques qui ne sont plus du tout celles d'aujourd'hui. Je crois qu'on en rajoute dans l'autre sens et qu'on ne mesure pas toutes nos cartes et tous nos atouts en réalité.
Q - Parlons de l'Afrique. Vous écrivez que nos relations avec ce continent doivent être placées sous le signe de la fidélité, de l'ouverture, de l'adaptation. Alors concrètement comment cela va-t-il se traduire la semaine prochaine lors de la visite du président algérien Bouteflika ?
R - Quand je parle de l'Afrique, je parle plutôt de l'Afrique noire. Mais avec le président Bouteflika, nous avons exprimé dès son arrivée notre disponibilité, notre amitié. Nous sommes disposés à coopérer beaucoup plus avec l'Algérie si celle-ci le souhaite. Je l'ai dit à Alger au nom du président et du gouvernement et le président Bouteflika le sait très bien. Il en est convaincu. Mais la formule que vous citiez s'applique à l'Afrique. Il faut que l'on s'adapte à ce que devient l'Afrique aujourd'hui et la politique de la France change sur un peu près tous les plans. Elle a changé. Elle va continuer à changer. Elle s'adapte à une Afrique qui elle-même ne cesse de changer et qui, notamment, n'est plus du tout compartimentée en zones.
Q - Alors l'actualité, c'est la Côte d'Ivoire. Quelle suite la France va-t-elle donner au mandat d'arrêt international lancé hier contre Henri Konan Bédié, l'ancien président qui vit à Paris ?
R - A ce stade, nous n'avons pas reçu de mandat. Des commissions rogatoires ont été transmises. On ne commente pas en général les démarches de justice. Je voudrais dire simplement que j'espère que tout cela, sous réserve d'en savoir plus, n'est pas inspiré par des considérations politiques. Mais je voudrais ajouter qu'à propos de la situation en Côte d'Ivoire, ce qui est très important pour nous, c'est qu'il y a un retour à une situation constitutionnelle normale. C'est pour cela que nous avons fait pression depuis le renversement de M. Konan Bédié pour qu'il y ait un vrai calendrier, un référendum constitutionnel, une élection présidentielle, des élections et finalement nous avons obtenu, le 12 mai, que le général Gueï nous le confirme. Parce que nous avons entraîné et déclenché les pressions de l'Europe. Donc je crois que nous avons réagi comme il le fallait mais nous attendons la concrétisation de ces engagements électoraux et nous attendons de vérifier que tout cela va se dérouler dans les meilleures conditions de transparence et de démocratie.
Q - Alors justement vous parlez beaucoup de démocratie dans les " cartes de la France ". Est-ce que la façon dont la Constitution ivoirienne est en train d'évoluer en prévision des élections présidentielles vous paraît parfaitement démocrate ?
R - Je pense que c'est aux Ivoiriens de se prononcer sur ce point. On ne peut pas non plus dicter les choses de l'extérieur. Il y a des normes globales générales, de plus en plus universelles heureusement, en ce qui concerne la démocratie mais leur traduction exacte n'est pas la même partout, ni même exactement la même qu'aux Etats-Unis ou en Europe. Il y a une différence. C'est aux Ivoiriens de se prononcer sur ce point.
Q - Est-ce que la notion de démocratie souffre d'être portée par l'Occident et d'être perçue quelquefois comme quelque chose qui est imposé de l'extérieur ?
R - Oui, parfois oui. On le voit bien quand on est amené à passer une grande partie de son temps en-dehors de l'Europe comme c'est mon cas. On voit bien que dans le monde entier il y a des vraies valeurs universelles sur les Droits de l'Homme, à commencer par le droit de ne pas être blessé ou emprisonné sans motif. Ce sont les droits fondamentaux et vitaux de l'homme. Mais il y a beaucoup de domaines où des pays d'Afrique, d'Asie, d'Amérique latine, ne font pas du tout de relativisme culturel. Personne ne dit aujourd'hui : la démocratie n'est pas bonne pour telle ou telle population. Mais les gens de ces autres continents ont parfois le sentiment que, sous couvert de démocratie, on veut tout leur imposer en même temps.
Q - C'est une nouvelle forme de colonialisme ?
R - Dans certains cas, cela peut l'être. Mais pas toujours. Cela dépend parce que quelquefois aussi il y a une réaction qui est un prétexte pour maintenir des régimes archaïques qui n'ont aucune justification. Mais il faut qu'on soit peut-être plus fin dans la façon, non pas d'imposer la démocratie comme si c'était une nouvelle religion à laquelle on peut se convertir en une minute, mais de soutenir et d'encourager des processus de démocratisation. Parce que, après tout, nous aussi dans notre histoire, on a mis un, deux, trois siècles à l'élaborer. On ne leur souhaite pas deux, trois siècles mais on voudrait que tout cela se passe en 10, 15 ans. Mais il faut avoir l'intelligence de s'inscrire dans ce processus.
Q - Hubert Védrine, parlons de l'Europe. La France préside l'Union dans trois semaines à peu près maintenant. Est-ce que présider l'Union c'est limiter ses ambitions sur l'évolution de l'Europe pour obtenir par exemple un accord sur la réforme des institutions ?
R - Au contraire. Présider l'Union impose d'arracher un accord. Les réformes d'institution se décident par consensus. Il faut arracher l'accord des 14 autres pays et cela veut dire, dans certains cas, faire certains compromis. Quand on a non seulement la présidence qui est déjà lourde et importante, mais en plus une conférence sur la réforme des institutions, ce qui est encore plus compliqué, il est clair que présider est délicat. Mais nous sommes très ambitieux parce que nous savons que tous les autres pays en Europe attendent de nous non pas qu'on débatte uniquement de l'avenir de l'Europe à long terme - fédérale, confédérale, fédération d'Etat-nation... C'est très intéressant et nous participons à ce débat, bien sûr. Mais ce que nos partenaires attendent de nous maintenant - à commencer par les Allemands d'ailleurs -, c'est que nous arrivions, en tant que présidence, à arracher, avant la fin de notre présidence, l'accord pour réformer les institutions, pour qu'elles fonctionnent mieux parce que sinon avec l'élargissement, elles vont se paralyser.
Q - La France a été un des pays qui a été en pointe dans la prise de sanctions contre l'Autriche. Or, demain, la ministre des Affaires étrangères autrichienne est à Paris invitée du Sénat, est-ce cohérent ?
R - Le Sénat peut tout à fait l'inviter pour l'écouter. Il n'a jamais été dit qu'on ne pouvait pas écouter.
Q - On avait dit quand même qu'on essaierait de limiter au maximum les relations bilatérales.
R - C'est entre les exécutifs, mais le Sénat est libre de ses invitations par rapport à ça. Quant à ce que disent les Autrichiens, on le sait parce qu'ils font des déclarations tout le temps dans lesquelles ils demandent l'évolution des mesures qui ont été adoptées. Je rappelle que ce sont les relations bilatérales intergouvernementales qui ont été gelées par les 14 autres pays. En revanche, tout ce qui relève du fonctionnement de l'Europe se poursuit. Voilà ce qui a été fait. Un ensemble de pays demande que l'on évolue, qu'on trouve une sortie. Jusqu'ici une majorité des 14 pays, dont la France, et dont le Portugal comme président, considère qu'il faut rester précisément dans la ligne fixée par la présidence portugaise.
Q - Un tout dernier mot, Hubert Védrine, la France est partie vers le quinquennat présidentiel. Est-ce que cela peut changer quelque chose pour l'efficacité de son action extérieure, un mandat moins long pour le président de la République ?
R - Je ne sais pas. Pour le moment, c'est une spéculation. Il faudra voir quelles sont les conséquences dans ce domaine particulier.
Q - Est-ce que sept ans, cela ne permet pas de s'installer mieux sur la scène internationale ?
R - Oui, mais en même temps tout le monde a l'air de souhaiter le quinquennat. Les uns et les autres ont l'air de penser qu'il est accordé au rythme de la vie des sociétés d'aujourd'hui. En matière de politique étrangère, c'est vrai qu'il faut combiner la vie des sociétés démocratiques, les élections, les changements de dirigeants, les changements du cap. Et, d'autre part, une continuité, une cohérence dans les grands axes d'une politique étrangère parce qu'on travaille souvent sur 10, 15 ans sur beaucoup d'actions. Mais si vous regardez ce qui se passe en Grande-Bretagne, ce qui se passe en Allemagne, ce qui se passe aux Etats-Unis, chez tous nos voisins européens, tous ces pays arrivent à combiner les deux précisément. Je dirais quelle que soit la durée du mandat des dirigeants.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 8 juin 2000)
Interview dans "Le Nouvel observateur" le 8 juin :
Q - Dans le livre d'entretiens que vous venez de publier, vous abordez les grands principes dont s'inspire votre action à la tête de la diplomatie française, entre autres le rééquilibrage des relations avec les Etats-Unis, celui des rapports avec divers pays du Proche-Orient et une volonté de prendre en compte, au lieu de la subir, la nouvelle dimension morale de la politique internationale. Pouvez-vous préciser votre position sur ces trois points ?
R - En ce qui concerne les Etats-Unis, il est exact que j'ai essayé de changer l'approche traditionnelle française qui consistait, en quelque sorte, à manifester un courroux constant et le plus souvent vain à leur égard. J'ai estimé qu'il fallait au contraire dialoguer systématiquement avec eux, tout en étant fermes là où nous ne pouvons pas accepter leurs positions. Cela a été vrai sur la coopération en Afrique, sur le Proche-Orient, sur l'Irak, dans les débats stratégiques, comme on le voit encore aujourd'hui à propos de l'affaire des antimissiles. Sur tous les points litigieux nous procédons par questions plutôt que par affirmations. Pour défendre nos intérêts c'est une méthode plus efficace que celle d'une guérilla permanente et épidermique et je crois qu'elle est en train d'entrer dans les esprits.
Q - Et le rééquilibrage au Proche-Orient ?
R - Au Proche-Orient, la France actuelle, pour être plus utile à la paix, a établi un rapport de confiance avec chacun des protagonistes, sans exception. Pour cela, il fallait notamment redonner de la consistance à la relation franco-israélienne qui était traditionnellement le point faible. Je crois que le travail qui a été fait et par le président et par le gouvernement a abouti à des résultats très significatifs puisque nous sommes le seul pays, avec les Etats-Unis, qui soit à ce point présent auprès des uns et des autres pour faciliter, accompagner et aider la recherche de la paix.
Q - Dans vos entretiens, vous accordez une grande place à la controverse sur le rôle de la morale en politique étrangère. Pourquoi ?
R - Parce que je réagis à l'idée qu'il y aurait d'un côté le réalisme froid des Etats et des responsables de la politique étrangère, de l'autre la morale incarnée par la société civile, les ONG, les opinions publiques. Je conteste ce manichéisme. On ne rencontre pas de ces situations en noir et blanc dans lesquelles on n'a le choix qu'entre une solution morale et une solution immorale. C'est toujours plus compliqué. Je pense que l'histoire des relations internationales - y compris l'histoire contemporaine - est remplie d'exemples de gens qui, voulant faire quelque chose avec les meilleures intentions, ont obtenu un résultat absolument inverse. En 1979, en Iran, Jimmy Carter voulait introduire les Droits de l'Homme dans la politique américaine ; il ne voulait pas déclencher un cataclysme dans le monde arabo-musulman. Il faut s'en souvenir au moment où l'Occident ne voit pas de limites à son influence et à son impatience par rapport au reste du monde.
Q - Devait-il s'abstenir de protester contre les pratiques du régime du chah ?
R - Au vu des résultats, on peut penser qu'il eût mieux valu s'y prendre autrement. Le propre des responsables, c'est qu'ils doivent mesurer les conséquences de leurs actes et de leurs déclarations C'est l'éthique de responsabilité : il est moral d'être responsable. La morale ne se juge pas aux intentions mais aux résultats.
Q - Une telle prudence s'imposait-elle dans le cas des relations avec la Russie à propos de la Tchétchénie ?
R - Pas prudence, sens des responsabilités. Sur ce sujet, la France s'est exprimée avec plus de netteté que les autres pays occidentaux, et ces derniers ne se sont pas solidarisés avec elle. Ils ont pensé qu'il fallait plutôt contribuer à la construction d'une Russie qui soit moderne et stable. Pour moi, il faut et on peut faire les deux C'est dans la politique étrangère en action que se fait la synthèse entre morale et réalisme.
Q - Si nous passons à l'actualité européenne, quelle réponse la France, à la veille de sa présidence de l'Union, va-t-elle ou peut-elle faire au discours du ministre allemand Joschka Fischer ?
R - Depuis que je suis ministre, j'ai souhaité un grand débat sur ce que doivent être les limites ultimes, géographiques et institutionnelles de l'Europe. J'ai dit, quelques heures après le discours de Joschka Fischer, que son intervention était la bienvenue. L'enjeu est de taille. Tous ceux qui mettent en avant des propositions de " noyau dur ", " d'avant-garde " au coeur de l'Union doivent répondre à des questions plus précises : comment choisit-on les pays qu'on met dans ce noyau alors que, depuis des années, on répète qu'il ne doit pas y avoir "d'Europe à deux vitesses" ? Quelles sont les compétences qui resteraient au niveau de l'Etat national et quelles sont celles qui deviendraient fédérales ? Joschka Fischer reconnaît que l'Etat national doit perdurer parce qu'il tient compte de la sensibilité des Français et d'autres, et aussi, je crois, de beaucoup de conversations que nous avons eues, lui et moi. Mais selon lui, à un moment donné, il y aura un président fédéral élu au suffrage universel, avec un gouvernement fédéral, un parlement fédéral... Et s'il y a un président fédéral responsable de la politique étrangère de la fédération et de sa politique de défense, que fait le chancelier allemand, que fait le président français ? Il faut avoir le courage de présenter ce schéma dans toute sa réalité, car en démocratie on ne pourrait avancer sur une telle voie qu'après avoir éclairé complètement les peuples sur ce que cela signifie.
Q - Les propositions de M. Fischer risquent-elles de gêner le bon déroulement de la présidence française ?
R - Non, mais il y a deux rythmes à accorder. D'une part celui de la présidence semestrielle, la nôtre, qui démarre en juillet et au cours de laquelle nous devons mener à bon port la réforme institutionnelle indispensable et préalable à l'élargissement à de nouveaux membres. C'est ce que tout le monde attend de nous, y compris l'Allemagne. Il y a aussi la nécessité d'améliorer le pilotage politique de l'euro, notamment par le conseil des ministres des Finances des Onze, et nous ferons des propositions sur ce point. Cela, c'est le rythme de la présidence. Et il ne faut pas oublier que présider l'Union, c'est parvenir à de vraies décisions, donc obtenir un consensus.
Q - Voulez-vous dire que M. Fischer eut mieux fait d'attendre avant de présenter des propositions qui fâchent ?
R - Non, pas du tout. Parce qu'il s'inscrit dans un autre rythme, à plus long terme, et que ce débat ne peut attendre. C'est à nous de trouver l'articulation entre les responsabilités d'une présidence et, d'autre part, la participation à un débat sur un horizon plus lointain. Les deux sont liés. Parce que si on n'arrive pas à se mettre d'accord dans le cadre de la Conférence intergouvernementale, ce n'est pas la peine de spéculer sur ce que sera l'Europe en 2020. Mais on ne peut pas attendre de nous que nous prenions dans ce débat, à la veille de notre présidence, des positions qui attiseraient les antagonismes.
Q - Peut-on craindre que certains partenaires effarouchés par les propositions de M. Fischer soient tentés de refuser les réformes inscrites à l'ordre du jour de la présidence française ?
R - C'est possible pour ce qu'on appelle les " coopérations renforcées ", que nous voulons assouplir pour permettre à des groupes de pays de coopérer plus étroitement dans des domaines qui n'intéressent pas tous les partenaires, ou pas tout de suite. Si on les présente trop comme une préfiguration de l'intégration au sein d'un noyau dur, comme le font certains, tous ceux qui refusent une intégration accrue vont évidemment s'opposer à ce qu'on les facilite, ce qui est pourtant indispensable pour réaliser tel ou tel projet particulier ou à des fins plus ambitieuses, voire fédéralistes.
Q - Pour revenir au Proche-Orient et plus particulièrement au Liban, où en est-on aujourd'hui ? La France réclame-t-elle le retrait des troupes syriennes ?
R - La résolution 425 a été conçue pour permettre à l'Etat libanais de restaurer son autorité sur le Sud-Liban. Le moment est venu. C'est donc aux Libanais, étant donné que l'armée israélienne a enfin évacué le Sud, de saisir cette chance et de prendre leurs responsabilités. Le Secrétaire général des Nations unies et divers pays voudraient que nous renforçions notre présence au Sud-Liban dans le cadre de la FINUL. Nous y sommes disposés, mais à un certain nombre de conditions. Nous demandons des engagements de la part des protagonistes. S'agissant de la Syrie, comme l'a dit le président de la République, elle doit s'abstenir de toute provocation au Liban. L'Etat libanais, pour sa part, comme je l'ai dit, doit déployer son armée dans le Sud et montrer ainsi qu'il veut y établir son autorité. Quant à Israël, il ne doit pas réagir de façon disproportionnée dès le premier incident. Nous demandons également un engagement solidaire des autres membres permanents du Conseil de sécurité, notamment en ce qui concerne l'organisation de la force. Ils peuvent contribuer à la rendre plus efficace et plus sûre, même si ce n'est pas sous la forme d'une mise à disposition de troupes.
Q - Les réponses que vous faites impliquent l'existence d'un Liban indépendant alors que vous savez bien qu'il ne l'est pas, ce qui laisse supposer que la réponse est, en fait, négative...
R - Nos conditions sont logiques et sans sous-entendus. Quels que soient nos liens historiques avec le Liban et notre engagement constant pour la paix au Proche-Orient, ni le président ni le Premier ministre ne sont prêts à envoyer des forces françaises dans une situation qui pourrait devenir incontrôlable et sans mission bien définie. Nous appelons solennellement les divers protagonistes à préciser leurs intentions. Ce sera un élément de notre décision finale.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 8 juin 2000)
Q - Vous publiez "Les cartes de la France à l'heure de la mondialisation", mais tout d'abord Clinton/Poutine, Russes et Américains manifestent leur intention de s'entendre ; c'est une nouvelle donne ?
R - Le fait qu'ils veuillent s'entendre et parler n'est pas une nouvelle donne, mais alors que le président Poutine n'est là que depuis quelques semaines officiellement, c'est important que collectivement les Européens, les Occidentaux le connaissent mieux. Donc chaque rencontre est importante. C'est important qu'on lui dise des choses précises sur la Tchétchénie - la solution politique - et sur la coopération à long terme avec la Russie - comment et dans quelles conditions. Et d'autre part, je prends acte du fait que la Russie, qui est l'autre pays qui a signé avec les Etats-Unis en 1972 le traité contre les systèmes antimissiles, est opposée à la remise en cause de ce traité. C'est important pour presque tous les pays au monde qui considèrent que ce traité, même s'il est bilatéral à l'origine, est devenu la pierre angulaire de la stabilité stratégique mondiale.
Q - Alors en fait le président Poutine fait la même chose que tout le monde, il souhaite être le partenaire des Etats-Unis, vous le relevez dans votre livre, les Etats-Unis c'est l'hyper-puissance comme on n'en a jamais connu dans l'histoire.
R - Oui, d'ailleurs quand j'emploie ce terme j'ai l'occasion de dire souvent que ce n'est pas du tout agressif, ni critique, c'est un fait. Mais c'est souvent par des moyens non politiques souvent que ce pays a une puissance inégalée, par les moyens de la technologie, par l'intermédiaire des images, il faut compter également CNN...
Q - Disney participe aussi à la puissance...
R - Oui, Disney, tout le système médiatique, tout le système audiovisuel, tout le système du cinéma, toutes les technologies. C'est l'addition qui fait que la présence de cette puissance par rapport au reste du monde est sans comparaison.
Q - Mais alors la mondialisation sert les Etats-Unis.
R - Cela dit, même aux Etats-Unis il y a des gens qui en souffrent et qui y résistent, donc ce n'est pas un phénomène aussi simple que cela et c'est vrai que cela les porte plus facilement que beaucoup d'autres pays. Quant un pays s'adapte aussi remarquablement à la mondialisation que la France il fait un effort plus grand et son mérite est plus grand.
Q - Oui, justement, la mondialisation apporte à la France des valeurs qu'elle n'aime pas beaucoup, l'ultralibéralisme, la mise en cause de la force de l'Etat. Alors comment la France peut-elle se débrouiller dans ce monde et exister encore sur la scène internationale, politiquement j'entends ?
R - C'est un des sujets dont j'essaie de parler dans ce livre, ce sont des réflexions personnelles, ce n'est pas tout à fait un discours de ministre, mais c'est une question qui revient tout le temps, donc j'ai saisi l'occasion. La France s'est formidablement transformée. Regardez les films d'avant-guerre, par exemple, et qui ce qui est la France d'aujourd'hui. La France encore largement rurale des années 50 et la France d'aujourd'hui. Nous avons une capacité que nous sous-estimons à nous adapter et à tout changer pour qu'en réalité nous restions nous-mêmes profondément. C'est une fois de plus cette affaire-là qui se joue dans la mondialisation et nous avons bien l'intention d'être une partie prenante de cette mondialisation pour peser sur elle aussi. Nous voulons, en gros, une mondialisation ordonnée avec des règles pour cette période de la globalisation qui sinon sera sauvage par bien des aspects.
Q - Justement à force de se transformer, est-ce que la France existe encore et finalement on a le sentiment qu'elle existait davantage quand elle savait dire non aux Américains systématiquement ?
R - On dit non à chaque fois que c'est nécessaire, simplement on s'est rendu compte que ce n'était pas forcément efficace de mener une guérilla chaque matin, en étant contre tout, tout le temps sans trier. Parce que cela nous aliène la plupart des autres partenaires dont on a besoin sur d'autres plans, à commencer par l'Europe.
Q - Donc il ne faut pas dire non systématiquement aux Etats-Unis pour exister ?
R - Non, on n'a pas besoin de dire "non" comme ça pour exister, nous existons par nous-mêmes mais chaque fois que nous devons dire "non" parce que nous ne sommes pas d'accord sur ce changement stratégique, sur telle loi du Sénat, sur des tas de choses, il faut le dire, il y a manière et manière. Il y a un style, une méthode, un ton qui est à changer et que je crois que nous avons changé.
Q - La magie du verbe vous n'y croyez pas ?
R - Il y a des moments où les mots sont déterminants, mais je ne pense pas qu'il faille en faire une solution de facilité. Je crois même à un travail persévérant et tenace il y a parfois quelques déclarations spectaculaires qui finissent par peser sur les esprits. Il ne faut pas non plus user ce système en en abusant.
Q - Alors vous dites qu'il y a une influence française sur la scène politique internationale. D'ailleurs vous rangez la France dans la catégorie des nations ayant une influence mondiale, qui se situe juste derrière les Etats-Unis.
R - Oui c'est pour lutter contre une sorte de mélancolie idiote. Les gens se disent : "si on n'est plus la France de Louis XIV ou de Napoléon, on n'est plus rien, on n'est qu'une petite puissance moyenne" et je montre, statistiques à l'appui, que cette explication ne tient pas la route.
Q - Alors où est l'influence parce que, par exemple, Vladimir Poutine reçoit Clinton, on l'a vu en Grande-Bretagne, on va le voir en Italie, en Allemagne et en France quand ?
R - Cela montre que ce que nous avons dit sur la Tchétchénie a porté, précisément. Je crois que ce que le président Clinton a dit à Poutine à propos de la solution politique indispensable en Tchétchénie n'aurait pas été tout à fait la même chose si la France n'avait pas été plus claire que ses partenaires sur cette nécessité.
Q - Alors il nous boude ?
R - Peut-être faut-il l'expliquer comme ça, mais de toute façon ça n'aura pas de conséquences et ça ne durera qu'un temps. L'important est de savoir si nous avons dit des choses en accord avec nos convictions et avec ce qui est utile. Une solution politique en Tchétchénie c'est utile pour nous, c'est utile pour les Russes.
Q - Influence toujours, le Proche-Orient, Israël s'est retiré du Sud-Liban, on le savait depuis un an, et la France hésite à répondre aux demandes de l'ONU qui demande un renfort militaire, notamment français, pour ses forces au Sud-Liban.
R - La France n'hésite pas du tout, la France est rigoureuse. Quand il s'agit d'envoyer des soldats français dans une situation qui pourrait devenir incontrôlable, voire dangereuse, c'est tout à fait normal que le président de la République et le Premier ministre en soupèsent tous les aspects. C'est la raison pour laquelle, depuis des semaines, j'ai expliqué que nous étions disponibles le cas échéant si c'était indispensable du point de vue du Secrétaire général des Nations unies, mais à certaines conditions, qui sont notamment un engagement clair et net des trois protagonistes : les Syriens, les Libanais et les Israéliens dans la stabilité concernant le Sud-Liban à l'avenir. Vous conviendrez que c'est quand même la moindre des choses. Toute la résolution de l'ONU de 1978 a été conçue pour aider l'Etat libanais à restaurer son autorité au Sud-Liban, il faut donc que l'Etat libanais montre des signes allant dans la direction d'une restauration de son autorité. On ne peut pas l'aider s'il ne le fait pas. Ce sont des conditions logiques que nous posons. Nous restons techniquement disponibles. Politiquement l'examen n'est pas terminé parce que toutes les garanties ne sont pas réunies. L'actuelle FINUL est là jusqu'à fin juillet, donc il n'y a pas de raison de faire preuve d'inquiétude ou d'impatience à ce stade.
Q - Alors influence française toujours, c'est le message universel de la France, les Droits de l'Homme, c'est la patrie des Droits de l'Homme, dit-on.
R - Les Anglais et les Américains considèrent que ce sont eux aussi.
Q - Vous êtes très sceptique, vous dites quand même toutes ces ONG qui nous disent qu'il faut intervenir partout pour les Droits de l'Homme, sont un mélange de père blanc et de croisé. Qu'est-ce que vous voulez dire par là ?
R - Ecoutez, d'abord je ne suis pas sceptique sur les Droits de l'Homme, simplement je pense qu'il ne suffit pas de faire des proclamations entre nous, entre Français pour que ça change automatiquement les modes de vie des 4/5 de l'humanité qui ne vivent pas dans le même système politique que le monde occidental. Donc le débat porte non pas sur l'objectif qui est excellent mais sur la méthode. D'autre part en ce qui concerne le monde humanitaire et le monde des ONG, je dis qu'il y a le pire et le meilleur dedans. Il y a des gens extraordinaires qui lancent des campagnes utiles, regardez l'affaire des mines anti-personnel initiée par des ONG et des gens avec qui nous travaillons très très bien. Je dis simplement attention de ne pas tomber dans une simplification, comme si les gouvernements étaient toujours animés par de mauvaises intentions et avaient toujours de mauvais comportements et de mauvaises politiques et si les ONG représentaient la société civile internationale qui porte la morale et la solution. Je demande dans ce monde des ONG qu'on recherche un peu de transparence, comme on l'exige aujourd'hui des gouvernements. Compte tenu du rôle qu'elles entendent jouer, je pense que ce n'est pas excessif, mais ce n'est pas un scepticisme sur les objectifs qui sont bénéfiques à tous.
Q - Mais quand l'Europe signe un accord avec la Chine pour son entrée dans l'Organisation mondiale du commerce, ils ne parlent pas des Droits de l'Homme, ça ne vous choque pas ?
R - L'entrée de la Chine dans l'OMC, il y a eu d'abord une négociation américaine qui portait sur 80 % des problèmes. Nous avons négocié après par l'intermédiaire de Pascal Lamy, sur les problèmes qui restaient. L'entrée de la Chine dans l'OMC est quelque chose qui porte en soi un bouleversement pour la Chine. J'imagine que les dirigeants chinois en sont conscients parce que ça va introduire dans les échanges de la Chine avec l'extérieur, ça va introduire des pratiques, ne serait-ce que le téléphone portable, par exemple, des choses qui vont faire bouger la société chinoise en profondeur.
Q - C'est comme cela qu'on touche aux Droits de l'Homme.
R - Non. Il y a l'ONU, il y a 36 institutions, il y a d'autres négociations, il y a les pactes Nations unies sur les droits économiques, politiques, sociaux. L'affaire de l'OMC est de savoir s'il y a ou non une organisation mondiale dans laquelle sans se faire des guerres commerciales féroces on peut débattre des désaccords au sein d'un organisme de règlement des différends.
Q - On peut faire du commerce avec un Etat totalitaire sans état d'âme ?
R - Il s'agit de savoir ce qui est le plus utile pour faire évoluer cet Etat. Je pense que tous ceux qui ont négocié l'entrée de la Chine dans l'OMC ont la conviction que ce sera un moyen presque incomparable de faire évoluer ce grand pays. Ce qui n'empêche pas que nous continuions à avoir avec eux ce qu'on appelle un dialogue critique, en matière politique et en matière de démocratie et de toute façon la démocratie ne s'est jamais installée nulle part par un coup de baguette magique du jour au lendemain ou parce qu'elle a été imposée par un pays extérieur, c'est un processus. L'insertion de la Chine dans l'économie mondiale est à cet égard certainement un bon processus.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 6 juin 2000)
Entretien avec la chaine de télévision finlandaise MTV le 6 juin :
Q - Monsieur le Ministre, le sommet franco-allemand aura lieu dans quelques jours. Selon M. Moscovici, vous vous êtes mis d'accord, en partie, avec les Allemands, sur la réforme institutionnelle, mais pas pour tout. Vous vous êtes entendus sur le nombre des Commissaires européens. Alors, pourquoi vingt et que se passerait-il s'il y avait plus de membres plus tard ?
R - Il est tout à fait prématuré de parler de détails. Ce qui s'est passé, c'est qu'après la rencontre de Rambouillet entre le chancelier allemand, le président de la République et le Premier ministre français, M. Fischer et moi-même avons été chargés d'examiner méthodiquement les différents problèmes qui sont à l'ordre du jour de la Conférence intergouvernementale, pour rapprocher les positions française et allemande et essayer d'aboutir à une position commune. Nous sommes en train de travailler. Ce travail n'est pas terminé et je ne sais d'ailleurs pas quand il aboutira. Cela se présente plutôt bien. Les positions française et allemande ne sont pas très éloignées, mais nous n'avons pas encore de position identique. La seule chose que je puisse vous dire aujourd'hui, c'est que nous continuons à travailler. Ensuite, même si nous avons des positions communes, c'est la position commune de deux pays sur quinze, donc la discussion continue. Nous ne pouvons pas nous mettre d'accord entre nous sur la position générale des autres. Toutes les questions qui se posent sur les Commissaires, sur le nombre de voix, sur la majorité qualifiée, sur toutes ces choses, seront traitées globalement avec tous nos autres partenaires dans la Conférence intergouvernementale. Je viens d'ailleurs, avec mon collègue finlandais, d'avoir une longue séance de travail où nous avons examiné méthodiquement chacun de ces points. Rien n'est donc fait, rien n'est conclu.
Q - Est-ce que l'on peut attendre quand même que vous arriviez à un accord avec les Allemands à Mayence ?
R - A Mayence, nous allons confirmer en tout cas la volonté de la France et de l'Allemagne d'avoir l'approche la plus commune possible, la plus proche possible, la plus convergente possible, parce que nous pensons que c'est utile pour la Conférence intergouvernementale et que tous les autres pays d'Europe seront heureux de savoir que la France et l'Allemagne vont dans la même direction. Mais chaque pays d'Europe veut défendre également son point de vue, et ses positions et, comme on le sait, dans cet exercice de la CIG, il n'y aura d'accord que lorsque tout le monde sera d'accord.
Q - Bien sûr, tout le monde comprend cela, mais, selon M. Moscovici, il y a déjà eu des accords. Pouvez-vous nous dire dans quels domaines ?
R - Il n'y a pas d'accord tant que qu'il n'y a pas d'accord entre le chancelier, le président et le Premier ministre. Et il n'y a pas d'accord tant que M. Fischer et moi-même n'avons pas pris position sur chacun des points envisagés. Je ne peux donc que vous répéter que le travail continue.
Q - Est-ce que la France serait d'accord pour abandonner un siège de Commissaire ?
R - On ne peut pas traiter de ces questions de la Conférence intergouvernementale de façon isolée ; cela forme un tout. Nous allons donc parler de tout cela pendant la Conférence intergouvernementale et, quand nous nous approcherons de la conclusion, chaque pays dira quel est l'équilibre entre, d'une part, ce qu'il recherche et d'autre part, les concessions ou les compromis qu'il doit faire. Et nous y arriverons tous, par un esprit de compromis.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 8 juin 2000)
Entretien à RFI le 7 juin :
Q - Bonjour Hubert Védrine. L'actualité de ce matin c'est la reprise en mains du processus de paix israélo-palestinien par les Etats-Unis qui annoncent une réunion prochaine près de Washington avec Ehud Barak et Yasser Arafat. Seuls les Etats-Unis peuvent, aujourd'hui, tel qu'est le monde, jouer ce rôle ?
R - Les Etats-Unis font tout ce qu'ils peuvent et il faut souhaiter qu'ils aient une action efficace par rapport à cette question. L'époque où l'on était chagriné quand on voyait les Etats-Unis agir au Proche-Orient comme s'il y avait une sorte de concurrence entre les uns et les autres est complètement dépassée. Nous sommes engagés dans le même effort, le même engagement pour la paix. Il y a en fait peu de pays qui sont en situation de la faire. Il y a les Etats-Unis qui sont dans une position de puissance exceptionnelle partout dans le monde et qui ont les relations que l'on sait avec Israël mais qui ont construit petit à petit quand même aussi des relations fortes y compris avec les Palestiniens, notamment grâce à nous les Français. Et il y a la France qui est aussi dans une situation de confiance et de dialogue, comme un ami, un facilitateur de la paix avec tous les protagonistes. Donc tout ce que les Etats-Unis pourront faire dans le sens de la paix sera une bonne chose. Nous sommes en liaison avec eux. Nous avons notre sensibilité particulière et nous apportons, je crois, quelque chose de plus dans chaque domaine, sur chacun des volets du processus de paix. Mais si cela marche, tant mieux, parce que ce processus est à nouveau enlisé.
Q - Est-ce le rendez-vous de la dernière chance ?
R - La vie ne s'arrête jamais.
Q - Mais quand même, les choses se sont tendues ces derniers mois ?
R - C'est vrai qu'il y a eu une vague d'espoir après l'arrivée au pouvoir de M. Barak qui contrastait avec la période de déprime et puis de blocage de l'époque de M. Netanyahou et qu'en fait les choses s'avèrent à nouveau plus compliquées que prévu y compris pour
M. Barak, qui a des problèmes par rapport à son gouvernement, par rapport à la Knesset, par rapport à son opinion publique. Donc tout cela est difficile et on voit que c'est bloqué entre Israël et la Syrie, que cela patine entre Israël et les Palestiniens. En revanche sur le Sud-Liban, Israël a appliqué une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies. Elle remonte à 1978 mais enfin, quand même, les Israéliens l'appliquent et, de toute façon, c'est un plus. Nous sommes en train de travailler pour voir comment assurer au mieux la stabilité. Mais enfin il est vrai que, s'agissant du processus de paix en tant que tel, la solution de fond, pour le moment, n'avance pas. Et nous y travaillons beaucoup, comme le font les Américains.
Q - A propos du Sud-Liban justement, la France a déjà dit que pour augmenter le nombre de ses soldats sous casque bleu, sous le mandat de la FINUL, elle attendait des garanties. Est-ce que ces garanties pourraient être par exemple que les Etats-Unis participent à une surveillance par satellite de la zone concernée ?
R - C'est une des choses que l'on peut attendre d'eux pour montrer leur engagement, leur implication dans cette opération de maintien de la paix au Sud-Liban.
Q - Mais il n'est pas assez évident cet engagement pour l'instant ?
R - Il faudra qu'il soit concrétisé. Il n'y a pas de raison que l'on ne se tourne que vers la France. On a bien dit depuis le début que c'était une question posée au Conseil de sécurité et pas seulement à la France. Cela dit le problème se présente dans des termes peut-être un peu différents de ce que l'on pensait il y a quelques jours. Les Nations unies avaient mis sur pied un projet de renforcement considérable de la FINUL. Etant donné que les choses se sont correctement passées pour le retrait, on peut espérer la fin des procédures de certification du retrait par l'envoyé spécial de M. Kofi Annan dans quelques jours. Seulement il se peut que l'ONU soit amenée à revoir un peu à la baisse les plans qui avaient été faits et, par conséquent, que la question du nouveau rôle de la FINUL sur la frontière se présente de façon moins compliquée...
Q - ...Et que la position française puisse aller plus rapidement vers un renfort en Casques bleus.
R - L'engagement de la France dépend d'un certain nombre de garanties qui sont logiques, que j'ai eu l'occasion d'exprimer à plusieurs reprises ces dernières semaines. Nous n'avons pas écarté la possibilité d'y aller. Nous en sommes techniquement capables. Nous avons réservé des troupes dans cet esprit mais il faut évidemment que les trois protagonistes-clés, c'est-à-dire les Syriens, les Libanais et les Israéliens, s'engagent dans un certain nombre de choses pour que la situation soit stable.
Q - Et sur ces engagements, vous sentez un frémissement, Hubert Védrine ?
R - Nous n'avons pas encore d'éléments suffisamment précis pour que le président de la République et le Premier ministre puissent prendre leur décision. Je suis en train de travailler, à mon niveau, pour éclaircir ce point qui est celui du comportement des trois pays. Je rappelle que, s'il y a une force au Sud-Liban, la FINUL, c'est parce que dans la résolution 425 il a été décidé d'aider l'Etat libanais à restaurer son autorité et sa souveraineté au Sud-Liban. Le point de départ pour qu'on puisse l'aider c'est qu'il veuille le faire et c'est une des questions qui est posée en ce moment : quelles sont les intentions réelles de l'Etat libanais au Sud-Liban, notamment à travers son armée mais aussi à travers une série d'autres manifestations ? Ce point n'est pas encore tout à fait clair.
Q - C'est une bonne illustration d'une des thèses que vous développez dans " les Cartes de la France ", à savoir que la France est une puissance moyenne d'influence mondiale. Est-ce que cette expression ne rappelle pas les notions de grandeur qui sont parfois un petit peu agaçantes à l'extérieur ?
R - Au contraire. Je crois que je fais un travail linguistique qui est tout à fait à l'opposé de ce qui peut agacer qui que ce soit à l'extérieur. C'est important de savoir un peu dans quel monde nous sommes parce que le débat français est encombré toujours de références entre la nostalgie de la grande puissance ou la déprime de la puissance moyenne.
Q - Vous dites qu'il faut cesser d'aller de façon saine entre la nostalgie et la prétention.
R - Pour se rapprocher de la réalité.
Q - Et alors, la réalité, c'est qu'on ne peut plus être une hyper puissance ?
R - Non ce n'est pas ça. La réalité c'est l'inverse. La réalité est stimulante. Elle est optimiste. Il y a 189 pays dans le monde, 189 à part les Etats-Unis que j'appelle hyper-puissance parce qu'ils ont une puissance spéciale, très forte dans tous les domaines à la fois.
Q - Et qui d'ailleurs de temps à temps vous agacent un petit peu dans leur façon de dicter leur conduite aux autres.
R - Ils ne m'agacent pas. Je ne suis pas très " agaçable ". Simplement je sais qu'il y a des domaines où il faut coopérer avec eux et le faire sans complexe si on est vraiment d'accord et des domaines où on doit dire " non " si on n'est vraiment pas d'accord ou même les empêcher si c'est vraiment mauvais comme orientation. Et il faut le faire également tranquillement et qu'ils ne nous fassent pas le coup de l'anti-américanisme à chaque fois qu'on a un point de désaccord ponctuel. Mais à part ça, il reste 188 pays. Nous sommes dans le groupe des rares puissances, des rares pays qui ont une influence mondiale. Arrêtons cette espèce de déprime comme si ça ne valait plus le coup de faire quoi que ce soit dès lors qu'on n'est plus la France de Louis XIV ou de Napoléon. Donc au contraire, je prends le contre-pied de cette espèce de défaitisme où l'on dit " quelle est notre influence aujourd'hui ? ". Je crois qu'on se trompe par désir de corriger ce qui a été effectivement trop prétentieux à d'autres époques qui ne sont plus du tout celles d'aujourd'hui. Je crois qu'on en rajoute dans l'autre sens et qu'on ne mesure pas toutes nos cartes et tous nos atouts en réalité.
Q - Parlons de l'Afrique. Vous écrivez que nos relations avec ce continent doivent être placées sous le signe de la fidélité, de l'ouverture, de l'adaptation. Alors concrètement comment cela va-t-il se traduire la semaine prochaine lors de la visite du président algérien Bouteflika ?
R - Quand je parle de l'Afrique, je parle plutôt de l'Afrique noire. Mais avec le président Bouteflika, nous avons exprimé dès son arrivée notre disponibilité, notre amitié. Nous sommes disposés à coopérer beaucoup plus avec l'Algérie si celle-ci le souhaite. Je l'ai dit à Alger au nom du président et du gouvernement et le président Bouteflika le sait très bien. Il en est convaincu. Mais la formule que vous citiez s'applique à l'Afrique. Il faut que l'on s'adapte à ce que devient l'Afrique aujourd'hui et la politique de la France change sur un peu près tous les plans. Elle a changé. Elle va continuer à changer. Elle s'adapte à une Afrique qui elle-même ne cesse de changer et qui, notamment, n'est plus du tout compartimentée en zones.
Q - Alors l'actualité, c'est la Côte d'Ivoire. Quelle suite la France va-t-elle donner au mandat d'arrêt international lancé hier contre Henri Konan Bédié, l'ancien président qui vit à Paris ?
R - A ce stade, nous n'avons pas reçu de mandat. Des commissions rogatoires ont été transmises. On ne commente pas en général les démarches de justice. Je voudrais dire simplement que j'espère que tout cela, sous réserve d'en savoir plus, n'est pas inspiré par des considérations politiques. Mais je voudrais ajouter qu'à propos de la situation en Côte d'Ivoire, ce qui est très important pour nous, c'est qu'il y a un retour à une situation constitutionnelle normale. C'est pour cela que nous avons fait pression depuis le renversement de M. Konan Bédié pour qu'il y ait un vrai calendrier, un référendum constitutionnel, une élection présidentielle, des élections et finalement nous avons obtenu, le 12 mai, que le général Gueï nous le confirme. Parce que nous avons entraîné et déclenché les pressions de l'Europe. Donc je crois que nous avons réagi comme il le fallait mais nous attendons la concrétisation de ces engagements électoraux et nous attendons de vérifier que tout cela va se dérouler dans les meilleures conditions de transparence et de démocratie.
Q - Alors justement vous parlez beaucoup de démocratie dans les " cartes de la France ". Est-ce que la façon dont la Constitution ivoirienne est en train d'évoluer en prévision des élections présidentielles vous paraît parfaitement démocrate ?
R - Je pense que c'est aux Ivoiriens de se prononcer sur ce point. On ne peut pas non plus dicter les choses de l'extérieur. Il y a des normes globales générales, de plus en plus universelles heureusement, en ce qui concerne la démocratie mais leur traduction exacte n'est pas la même partout, ni même exactement la même qu'aux Etats-Unis ou en Europe. Il y a une différence. C'est aux Ivoiriens de se prononcer sur ce point.
Q - Est-ce que la notion de démocratie souffre d'être portée par l'Occident et d'être perçue quelquefois comme quelque chose qui est imposé de l'extérieur ?
R - Oui, parfois oui. On le voit bien quand on est amené à passer une grande partie de son temps en-dehors de l'Europe comme c'est mon cas. On voit bien que dans le monde entier il y a des vraies valeurs universelles sur les Droits de l'Homme, à commencer par le droit de ne pas être blessé ou emprisonné sans motif. Ce sont les droits fondamentaux et vitaux de l'homme. Mais il y a beaucoup de domaines où des pays d'Afrique, d'Asie, d'Amérique latine, ne font pas du tout de relativisme culturel. Personne ne dit aujourd'hui : la démocratie n'est pas bonne pour telle ou telle population. Mais les gens de ces autres continents ont parfois le sentiment que, sous couvert de démocratie, on veut tout leur imposer en même temps.
Q - C'est une nouvelle forme de colonialisme ?
R - Dans certains cas, cela peut l'être. Mais pas toujours. Cela dépend parce que quelquefois aussi il y a une réaction qui est un prétexte pour maintenir des régimes archaïques qui n'ont aucune justification. Mais il faut qu'on soit peut-être plus fin dans la façon, non pas d'imposer la démocratie comme si c'était une nouvelle religion à laquelle on peut se convertir en une minute, mais de soutenir et d'encourager des processus de démocratisation. Parce que, après tout, nous aussi dans notre histoire, on a mis un, deux, trois siècles à l'élaborer. On ne leur souhaite pas deux, trois siècles mais on voudrait que tout cela se passe en 10, 15 ans. Mais il faut avoir l'intelligence de s'inscrire dans ce processus.
Q - Hubert Védrine, parlons de l'Europe. La France préside l'Union dans trois semaines à peu près maintenant. Est-ce que présider l'Union c'est limiter ses ambitions sur l'évolution de l'Europe pour obtenir par exemple un accord sur la réforme des institutions ?
R - Au contraire. Présider l'Union impose d'arracher un accord. Les réformes d'institution se décident par consensus. Il faut arracher l'accord des 14 autres pays et cela veut dire, dans certains cas, faire certains compromis. Quand on a non seulement la présidence qui est déjà lourde et importante, mais en plus une conférence sur la réforme des institutions, ce qui est encore plus compliqué, il est clair que présider est délicat. Mais nous sommes très ambitieux parce que nous savons que tous les autres pays en Europe attendent de nous non pas qu'on débatte uniquement de l'avenir de l'Europe à long terme - fédérale, confédérale, fédération d'Etat-nation... C'est très intéressant et nous participons à ce débat, bien sûr. Mais ce que nos partenaires attendent de nous maintenant - à commencer par les Allemands d'ailleurs -, c'est que nous arrivions, en tant que présidence, à arracher, avant la fin de notre présidence, l'accord pour réformer les institutions, pour qu'elles fonctionnent mieux parce que sinon avec l'élargissement, elles vont se paralyser.
Q - La France a été un des pays qui a été en pointe dans la prise de sanctions contre l'Autriche. Or, demain, la ministre des Affaires étrangères autrichienne est à Paris invitée du Sénat, est-ce cohérent ?
R - Le Sénat peut tout à fait l'inviter pour l'écouter. Il n'a jamais été dit qu'on ne pouvait pas écouter.
Q - On avait dit quand même qu'on essaierait de limiter au maximum les relations bilatérales.
R - C'est entre les exécutifs, mais le Sénat est libre de ses invitations par rapport à ça. Quant à ce que disent les Autrichiens, on le sait parce qu'ils font des déclarations tout le temps dans lesquelles ils demandent l'évolution des mesures qui ont été adoptées. Je rappelle que ce sont les relations bilatérales intergouvernementales qui ont été gelées par les 14 autres pays. En revanche, tout ce qui relève du fonctionnement de l'Europe se poursuit. Voilà ce qui a été fait. Un ensemble de pays demande que l'on évolue, qu'on trouve une sortie. Jusqu'ici une majorité des 14 pays, dont la France, et dont le Portugal comme président, considère qu'il faut rester précisément dans la ligne fixée par la présidence portugaise.
Q - Un tout dernier mot, Hubert Védrine, la France est partie vers le quinquennat présidentiel. Est-ce que cela peut changer quelque chose pour l'efficacité de son action extérieure, un mandat moins long pour le président de la République ?
R - Je ne sais pas. Pour le moment, c'est une spéculation. Il faudra voir quelles sont les conséquences dans ce domaine particulier.
Q - Est-ce que sept ans, cela ne permet pas de s'installer mieux sur la scène internationale ?
R - Oui, mais en même temps tout le monde a l'air de souhaiter le quinquennat. Les uns et les autres ont l'air de penser qu'il est accordé au rythme de la vie des sociétés d'aujourd'hui. En matière de politique étrangère, c'est vrai qu'il faut combiner la vie des sociétés démocratiques, les élections, les changements de dirigeants, les changements du cap. Et, d'autre part, une continuité, une cohérence dans les grands axes d'une politique étrangère parce qu'on travaille souvent sur 10, 15 ans sur beaucoup d'actions. Mais si vous regardez ce qui se passe en Grande-Bretagne, ce qui se passe en Allemagne, ce qui se passe aux Etats-Unis, chez tous nos voisins européens, tous ces pays arrivent à combiner les deux précisément. Je dirais quelle que soit la durée du mandat des dirigeants.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 8 juin 2000)
Interview dans "Le Nouvel observateur" le 8 juin :
Q - Dans le livre d'entretiens que vous venez de publier, vous abordez les grands principes dont s'inspire votre action à la tête de la diplomatie française, entre autres le rééquilibrage des relations avec les Etats-Unis, celui des rapports avec divers pays du Proche-Orient et une volonté de prendre en compte, au lieu de la subir, la nouvelle dimension morale de la politique internationale. Pouvez-vous préciser votre position sur ces trois points ?
R - En ce qui concerne les Etats-Unis, il est exact que j'ai essayé de changer l'approche traditionnelle française qui consistait, en quelque sorte, à manifester un courroux constant et le plus souvent vain à leur égard. J'ai estimé qu'il fallait au contraire dialoguer systématiquement avec eux, tout en étant fermes là où nous ne pouvons pas accepter leurs positions. Cela a été vrai sur la coopération en Afrique, sur le Proche-Orient, sur l'Irak, dans les débats stratégiques, comme on le voit encore aujourd'hui à propos de l'affaire des antimissiles. Sur tous les points litigieux nous procédons par questions plutôt que par affirmations. Pour défendre nos intérêts c'est une méthode plus efficace que celle d'une guérilla permanente et épidermique et je crois qu'elle est en train d'entrer dans les esprits.
Q - Et le rééquilibrage au Proche-Orient ?
R - Au Proche-Orient, la France actuelle, pour être plus utile à la paix, a établi un rapport de confiance avec chacun des protagonistes, sans exception. Pour cela, il fallait notamment redonner de la consistance à la relation franco-israélienne qui était traditionnellement le point faible. Je crois que le travail qui a été fait et par le président et par le gouvernement a abouti à des résultats très significatifs puisque nous sommes le seul pays, avec les Etats-Unis, qui soit à ce point présent auprès des uns et des autres pour faciliter, accompagner et aider la recherche de la paix.
Q - Dans vos entretiens, vous accordez une grande place à la controverse sur le rôle de la morale en politique étrangère. Pourquoi ?
R - Parce que je réagis à l'idée qu'il y aurait d'un côté le réalisme froid des Etats et des responsables de la politique étrangère, de l'autre la morale incarnée par la société civile, les ONG, les opinions publiques. Je conteste ce manichéisme. On ne rencontre pas de ces situations en noir et blanc dans lesquelles on n'a le choix qu'entre une solution morale et une solution immorale. C'est toujours plus compliqué. Je pense que l'histoire des relations internationales - y compris l'histoire contemporaine - est remplie d'exemples de gens qui, voulant faire quelque chose avec les meilleures intentions, ont obtenu un résultat absolument inverse. En 1979, en Iran, Jimmy Carter voulait introduire les Droits de l'Homme dans la politique américaine ; il ne voulait pas déclencher un cataclysme dans le monde arabo-musulman. Il faut s'en souvenir au moment où l'Occident ne voit pas de limites à son influence et à son impatience par rapport au reste du monde.
Q - Devait-il s'abstenir de protester contre les pratiques du régime du chah ?
R - Au vu des résultats, on peut penser qu'il eût mieux valu s'y prendre autrement. Le propre des responsables, c'est qu'ils doivent mesurer les conséquences de leurs actes et de leurs déclarations C'est l'éthique de responsabilité : il est moral d'être responsable. La morale ne se juge pas aux intentions mais aux résultats.
Q - Une telle prudence s'imposait-elle dans le cas des relations avec la Russie à propos de la Tchétchénie ?
R - Pas prudence, sens des responsabilités. Sur ce sujet, la France s'est exprimée avec plus de netteté que les autres pays occidentaux, et ces derniers ne se sont pas solidarisés avec elle. Ils ont pensé qu'il fallait plutôt contribuer à la construction d'une Russie qui soit moderne et stable. Pour moi, il faut et on peut faire les deux C'est dans la politique étrangère en action que se fait la synthèse entre morale et réalisme.
Q - Si nous passons à l'actualité européenne, quelle réponse la France, à la veille de sa présidence de l'Union, va-t-elle ou peut-elle faire au discours du ministre allemand Joschka Fischer ?
R - Depuis que je suis ministre, j'ai souhaité un grand débat sur ce que doivent être les limites ultimes, géographiques et institutionnelles de l'Europe. J'ai dit, quelques heures après le discours de Joschka Fischer, que son intervention était la bienvenue. L'enjeu est de taille. Tous ceux qui mettent en avant des propositions de " noyau dur ", " d'avant-garde " au coeur de l'Union doivent répondre à des questions plus précises : comment choisit-on les pays qu'on met dans ce noyau alors que, depuis des années, on répète qu'il ne doit pas y avoir "d'Europe à deux vitesses" ? Quelles sont les compétences qui resteraient au niveau de l'Etat national et quelles sont celles qui deviendraient fédérales ? Joschka Fischer reconnaît que l'Etat national doit perdurer parce qu'il tient compte de la sensibilité des Français et d'autres, et aussi, je crois, de beaucoup de conversations que nous avons eues, lui et moi. Mais selon lui, à un moment donné, il y aura un président fédéral élu au suffrage universel, avec un gouvernement fédéral, un parlement fédéral... Et s'il y a un président fédéral responsable de la politique étrangère de la fédération et de sa politique de défense, que fait le chancelier allemand, que fait le président français ? Il faut avoir le courage de présenter ce schéma dans toute sa réalité, car en démocratie on ne pourrait avancer sur une telle voie qu'après avoir éclairé complètement les peuples sur ce que cela signifie.
Q - Les propositions de M. Fischer risquent-elles de gêner le bon déroulement de la présidence française ?
R - Non, mais il y a deux rythmes à accorder. D'une part celui de la présidence semestrielle, la nôtre, qui démarre en juillet et au cours de laquelle nous devons mener à bon port la réforme institutionnelle indispensable et préalable à l'élargissement à de nouveaux membres. C'est ce que tout le monde attend de nous, y compris l'Allemagne. Il y a aussi la nécessité d'améliorer le pilotage politique de l'euro, notamment par le conseil des ministres des Finances des Onze, et nous ferons des propositions sur ce point. Cela, c'est le rythme de la présidence. Et il ne faut pas oublier que présider l'Union, c'est parvenir à de vraies décisions, donc obtenir un consensus.
Q - Voulez-vous dire que M. Fischer eut mieux fait d'attendre avant de présenter des propositions qui fâchent ?
R - Non, pas du tout. Parce qu'il s'inscrit dans un autre rythme, à plus long terme, et que ce débat ne peut attendre. C'est à nous de trouver l'articulation entre les responsabilités d'une présidence et, d'autre part, la participation à un débat sur un horizon plus lointain. Les deux sont liés. Parce que si on n'arrive pas à se mettre d'accord dans le cadre de la Conférence intergouvernementale, ce n'est pas la peine de spéculer sur ce que sera l'Europe en 2020. Mais on ne peut pas attendre de nous que nous prenions dans ce débat, à la veille de notre présidence, des positions qui attiseraient les antagonismes.
Q - Peut-on craindre que certains partenaires effarouchés par les propositions de M. Fischer soient tentés de refuser les réformes inscrites à l'ordre du jour de la présidence française ?
R - C'est possible pour ce qu'on appelle les " coopérations renforcées ", que nous voulons assouplir pour permettre à des groupes de pays de coopérer plus étroitement dans des domaines qui n'intéressent pas tous les partenaires, ou pas tout de suite. Si on les présente trop comme une préfiguration de l'intégration au sein d'un noyau dur, comme le font certains, tous ceux qui refusent une intégration accrue vont évidemment s'opposer à ce qu'on les facilite, ce qui est pourtant indispensable pour réaliser tel ou tel projet particulier ou à des fins plus ambitieuses, voire fédéralistes.
Q - Pour revenir au Proche-Orient et plus particulièrement au Liban, où en est-on aujourd'hui ? La France réclame-t-elle le retrait des troupes syriennes ?
R - La résolution 425 a été conçue pour permettre à l'Etat libanais de restaurer son autorité sur le Sud-Liban. Le moment est venu. C'est donc aux Libanais, étant donné que l'armée israélienne a enfin évacué le Sud, de saisir cette chance et de prendre leurs responsabilités. Le Secrétaire général des Nations unies et divers pays voudraient que nous renforçions notre présence au Sud-Liban dans le cadre de la FINUL. Nous y sommes disposés, mais à un certain nombre de conditions. Nous demandons des engagements de la part des protagonistes. S'agissant de la Syrie, comme l'a dit le président de la République, elle doit s'abstenir de toute provocation au Liban. L'Etat libanais, pour sa part, comme je l'ai dit, doit déployer son armée dans le Sud et montrer ainsi qu'il veut y établir son autorité. Quant à Israël, il ne doit pas réagir de façon disproportionnée dès le premier incident. Nous demandons également un engagement solidaire des autres membres permanents du Conseil de sécurité, notamment en ce qui concerne l'organisation de la force. Ils peuvent contribuer à la rendre plus efficace et plus sûre, même si ce n'est pas sous la forme d'une mise à disposition de troupes.
Q - Les réponses que vous faites impliquent l'existence d'un Liban indépendant alors que vous savez bien qu'il ne l'est pas, ce qui laisse supposer que la réponse est, en fait, négative...
R - Nos conditions sont logiques et sans sous-entendus. Quels que soient nos liens historiques avec le Liban et notre engagement constant pour la paix au Proche-Orient, ni le président ni le Premier ministre ne sont prêts à envoyer des forces françaises dans une situation qui pourrait devenir incontrôlable et sans mission bien définie. Nous appelons solennellement les divers protagonistes à préciser leurs intentions. Ce sera un élément de notre décision finale.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 8 juin 2000)