Déclaration de M. Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre, sur le projet de donner à la région un "rôle pivot" et de développer la solidarité des territoires, notamment dans une perspective européenne, Paris le 23 janvier 2003.

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Circonstance : Entretiens internationaux de l'aménagement et du développement des territoires à Paris le 23 janvier 2003

Texte intégral

Je suis très heureux de vous retrouver après des combats communs pour défendre l'idée de région et je voudrais vous rassurer tout de suite : ce n'est pas parce que j'ai une mission nationale aujourd'hui que j'oublie mon combat régional. Cela fait donc neuf mois que j'occupe cette fonction, et je peux vous dire que tous les jours, j'ai des colères contre la congestion centralisatrice. Un philosophe disait qu'être moderne, c'est être mécontent ; je suis sûr de ne pas être archaïque. Parce que sur tous ces sujets-là, on a vraiment beaucoup de choses en commun.
Je vous raconte une toute petite histoire, Mardi, au dernier Conseil des ministres, nous avons mené une action pour aider toutes les femmes qui sont victimes de la violence conjugale. C'est un sujet très grave et on ne le dit pas. 10 % des hommes sont violents ; beaucoup d'associations se battent avec courage, merveille, pour venir en aide à ces femmes en situation très difficile. Je vais voir des femmes merveilleuses, une association extraordinaire qui se bat, ils font cela avec le coeur, et dans leur regard, il y avait cette lumière des gens heureux qui se donnent aux autres.
On se met autour de la table : je leur demande : quels sont vos problèmes ? "Premier problème, monsieur le Premier ministre, on a peur de la décentralisation, parce que si l'Etat n'était plus là, qu'est-ce qu'on deviendrait ?"
Je leur ai répondu : N'ayez pas peur, le service public n'appartient pas à l'Etat ; le don de soi n'appartient pas à l'Etat. Quelle est cette idée extraordinaire que seul l'Etat pourrait être celui qui peut apporter aux autres ce bien commun, cet intérêt général, ce pacte républicain ? D'abord, en France, il vaut mieux que l'on s'habitue à cette idée, parce que la France dépense chaque année 15 % de plus qu'elle gagne. Il y a bien un moment où il va falloir que l'on réfléchisse sur les moyens de tout cela. Il y a vingt ans, notre dette publique était de 20 % de notre PIB ; aujourd'hui, elle est de 60 %. On ne peut pas faire systématiquement appel à une solution, que l'on croit la solution miracle et dont on sait qu'à dix ans, à quinze ans, on n'est pas capable de la financer. Il faut trouver d'autres formes de solidarité.
Le problème reste urgent, important et il faut trouver d'autres formes que les incantations dont on sait qu'elles sont financièrement limitées. Pour la France, il est évident que le fait régional est un fait de décongestion, de libération pour qu'on puisse appeler d'autres solidarités, d'autres proximités, pour régler des problèmes qui ne sont pas réglés et qui donnent le sentiment que la République est puissante, qui donnent le sentiment que la politique ne tient pas la promesse de la République et qui fait qu'à des élections présidentielles, une grande partie des électeurs vont, soit dans l'exaspération, soit dans l'abstention, ce qui ne doit réjouir aucun des républicains présents dans cette salle. Nous avons à donner de la vie à ces solidarités, à réorganiser le service public, à partager l'intérêt général. Il faut le faire, je crois, avec le fait régional, qui a fait ses preuves en Europe et qui est un espace humain d'efficacité. Pourquoi avons-nous besoin aujourd'hui de la région ? Nous avons besoin de la région pour répondre en effet à la mondialisation. Davos, Porto Alegre : les deux camps réfléchissent aujourd'hui, de part et d'autre, et d'une certaine manière, avec le même mécontentement, en tout cas la même inquiétude. Que vont devenir nos repères ? Qu'est-ce qu'il y a, dans ces formes qui nous viennent du gigantisme et de la concentration, de bon pour la personne humaine ? On voit bien aujourd'hui que nous avons besoin pour répondre à ce sujet de la mondialisation, de l'Europe, notre multiplicateur d'influences -
Au-delà de cela, nous avons besoin de la région, espace d'humanisation. Si on croit qu'on réglera les problèmes des femmes et des hommes dans des structures qui les ignorent ou les méprisent, on se trompe. On ne réglera pas les problèmes des femmes et des hommes sans eux, c'est-à-dire sans des espaces dans lesquels ils se reconnaissent, dans lesquels le lien social existe. Quand je vois aujourd'hui ces entreprises nomades qui méprisent les territoires, je leur dis que si nous avions aussi une régionalisation un peu plus forte, on aurait aussi des capacités de résistance, parce que quand la blessure sur le territoire est si violente, le territoire est capable de se mobiliser, et constitue aussi en lui-même une résistance.
Nous avons besoin de cette solidarité des territoires. Le social a son avenir dans le local, parce que le territoire est un élément de cohésion sociale, et que parmi les différents liens qu'il nous faut renforcer, il y a le lien du territoire qui est un lien parmi d'autres, mais un lien qui rapproche, un lien qui soude, un lien qui fait partie de la cohésion donc de la solidarité. Et donc dans cette mondialisation qui porte quelquefois ce qu'on appelle cet ultralibéralisme, en tout cas ce déchaînement des forces qui quelquefois apparaissent comme anonymes, l'humanisation de la mondialisation passe par la régionalisation, espace fondamentalement humain.
Quand on regarde l'Europe que nous sommes en train de construire, nous voyons bien que l'Europe telle qu'elle a été définie après le Traité de Maastricht, cher monsieur le président Pujol, on a perdu un peu une bataille en 1992. L'après-1992, avec le Traité de Maastricht a été, l'Europe des Etats-nations. On a obtenu, comme toujours, en compensation quelque chose. Vous avez vu comme on a fait ce Traité de Maastricht, avec une union économique et monétaire au centre, et puis, à côté, pour que tout le monde vote, on donne un petit peu une satisfaction à tout le monde. Alors les uns ont un fonds de cohésion, les autres ont un comité des régions ... On a donné un certain nombre de compensations. Mais fondamentalement, nous sommes entrés, à ce moment-là, dans une perspective - je crois qu'aujourd'hui elle est inscrite dans l'histoire - qui fait que l'Europe est une union, une fédération d'Etats-nations. Cela veut dire que le lieu de la subsidiarité dans l'Europe qui se construit aujourd'hui, c'est l'Etat-nation. On voit bien que notre Etat, nous en avons grand besoin, aujourd'hui, surtout au fur et à mesure que l'Europe s'élargit, pour que l'Etat représente nos cohérences nationales, représente un certain nombre d'éléments qui font partie de la construction européenne. Je pense qu'il faudrait être aujourd'hui très imprudent pour démobiliser l'Etat dans sa vocation d'être l'espace numéro 1 de la subsidiarité européenne, puisque nous sommes dans une fédération d'Etats-nations. C'est pour cela qu'il faut associer les parlements nationaux, c'est pour cela qu'il faut donner au Conseil du poids, et c'est pour cela qu'il faut donner aux représentants de l'Etat un certain nombre de responsabilités, tout en faisant en sorte que la Commission, elle aussi, tire de la démocratie et du Parlement sa légitimité .
Mais, sur le fond des choses, nous voyons bien qu'on a besoin de mobiliser l'Etat sur la construction européenne, sur les grands sujets de l'Europe. Quand je vois que l'Etat a quelquefois, par exemple, nié dans le passé l'aménagement du territoire comme question européenne, quand on voit les fonds européens, quand on se souvient de ce sommet de Essen, qui nous a promis des grandes infrastructures, et qui ont été abandonnées ensuite, là, il y avait une vision du [SDEC], il y avait une vision du territoire. Il faut revenir à ces visions-là, parce que forcément, nous avons besoin de cet aménagement du territoire. On peut appeler cela comme on veut, c'est en fait la vision de l'organisation territoriale de l'espace. Et cela, nous le ferons avec les Etats, parce que ce sont les Etats qui construiront les grandes infrastructures. Et même si monsieur Pujol a raison de dire qu'il faut le TGV entre la région Rhône-Alpes et la région Catalogne, on ne fera pas cela que par une somme de régions, on le fera aussi avec les Etats, parce qu'il s'agit de grandes infrastructures, et que les Etats sont responsables.
Donc, les Etats doivent se tourner vers l'Union européenne, davantage encore aujourd'hui, pour se préparer à y défendre nos thèses. C'est vrai, Michel nous dit souvent qu'on a le sentiment que les Français, à Bruxelles, ne sont pas toujours aussi présents. Un des premiers conseils que Michel Barnier m'a donné, c'est de dire à tous mes ministres : arrivez au début des réunions, et partez à la fin des réunions. Allez participer aux réunions. Ne passer aux réunions, ce qui est la grande tendance en général, qu'on a vécue dans le passé, j'espère que ceci est en partie corrigé.
Tout cela pour dire qu'il faut s'impliquer sur cette question. Ce qui veut dire que l'Etat a une mission très importante dans la construction européenne.
Pour la vision française, je vois la région comme un échelon de proximité de l'Etat, comme non pas une division, mais comme une multiplication. Et finalement, cette République à laquelle nous sommes attachés, a besoin de deux multiplicateurs d'influence : un multiplicateur supra - l'Europe - et un multiplicateur infra - la Région. Et ce multiplicateur, j'appelle ça "motivation", "implication", "humanisation", c'est-à-dire l'énergie humaine, la conviction, la capacité de rassembler, c'est-à-dire l'énergie principale. C'est ce dont nous avons besoin. C'est pour cela que nous avons, les uns et les autres, intérêt à articuler notre subsidiarité avec une Europe forte, aujourd'hui avec son nouvel espace élargit. Je salue les nouveaux venus, je suis très heureux de voir que parmi eux, nos amis de Pologne se sentent bien. Je suis heureux qu'il y ait une dialectique entre l'Etat et les régions et que l'on ne soit pas toujours d'accord. Cela permet de nous titiller. A une prochaine occasion, vous pourrez leur parler d'aéronautique ! Il y a un certain nombre de petites choses comme celle-là qu'on peut faire, cela fait partie de l'ouverture et de la démocratie qu'il faut pouvoir faire exister dans notre organisation européenne.
On voit bien que si l'Etat doit être tourné en partie vers l'Europe, il doit assumer en France ses fonctions régaliennes, ce Pacte républicain : la sécurité, l'autorité républicaine, mais aussi la cohésion sociale, la cohésion territoriale. Mais il doit laisser des libertés très importantes aux régions, il doit faire confiance. Que l'Etat fixe les normes en amont, fixe l'évaluation en aval, mais surtout, qu'on laisse des responsabilités. Quand je regarde le hit-parade des régions et que je vois que des régions aussi dynamiques que l'Alsace, que Rhône-Alpes sont si mal classées, quand la France regarde cela, quand nous, Français, avec tous nos experts , nous regardons ces cartes, on se dit que "ce n'est pas possible, les Alsaciens et les Rhône-Alpins ne sont pas assez bons". Ce n'est pas qu'ils ne sont pas assez bons ! C'est que notre pays est trop centralisé et que c'est parce qu'on est trop centralisé qu'on souffre de ce mauvais classement. Il faut donner beaucoup plus de responsabilités. Quand je vois que les questions d'éducation et de formation restent encore aujourd'hui complètement centralisées, quand je vois un grand nombre de sujets, nos routes aujourd'hui, nos infrastructures, qu'il faut, pour boucher un trou, aller demander l'autorité nationale ! On voit bien que l'on n'est pas dans un monde qui est un monde de proximité et d'efficacité. Il faut donc redistribuer vraiment les responsabilités, si on veut que notre pays soit aéré.
Je m'aperçois que je suis long et je vais donc conclure, pour laisser la parole à tous ceux qui ont l'honneur de participer à ce colloque, ici, à la cité de la Villette, dans un bel arrondissement de notre capitale régionale, au sein de la région Ile-de-France, dans ce beau pays de France, au sein de l'Union européenne. Tout cela pour vous dire que, dans tout ce contexte, il faut que l'on simplifie un peu et que l'on donne à la région un rôle pivot de notre organisation républicaine. Je crois vraiment que si nous voulons faire en sorte que les valeurs auxquelles ce pays est attaché - la Liberté, l'Egalité, la Fraternité - soient accessibles à tous, il faut décentraliser et donner des responsabilités au plus près du citoyen. Et de ce point de vue, la régionalisation est un bon équilibre dans la mondialisation et la régionalisation est une des façons d'humaniser la mondialisation.
(Source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 27 janvier 2003)