Déclaration de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, sur la politique économique européenne, la défense de l'exception culturelle lors des négociations commerciales multilatérales de Seattle dans le cadre de l'OMC, l'affirmation de l'Europe sur le plan diplomatique et militaire, l'Europe citoyenne et la réforme des institutions communautaires dans la perspective de l'élargissement, Paris le 3 novembre 1999.

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Circonstance : Dîner-débat de la Revue des Deux Mondes sur le thème : "L'Union européenne, réponse à la mondialisation", Paris le 3 novembre 1999

Texte intégral

Monsieur le Président,
Messieurs les Ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs,
Je suis très heureux d'avoir pu répondre à votre invitation. Fidèle à sa tradition, la Revue des Deux Mondes contribue à stimuler le débat sur les grands enjeux actuels. Après son dernier numéro, qui nous offre des regards croisés sur l'Europe et auquel j'ai eu le plaisir de contribuer, vous nous réunissez ce soir autour d'une question qui, à elle seule, résume l'état du monde, à quelques semaines du prochain siècle. Je remercie tout particulièrement Marc Ladreit de Lacharrière, président de la Revue, pour cette initiative.
"L'Union européenne, réponse à la mondialisation?". D'un côté, l'Europe, une vision exaltante devenue, 50 ans après, une réalité, qui détermine nos grands choix politiques et économiques et imprègne notre vie quotidienne. De l'autre, la mondialisation, réalité devenue un concept omniprésent, réalité qui ouvre de nouveaux champs d'opportunités que les chefs d'entreprise, ici présents, connaissent bien. Mais concept qui résume aussi, et nous en sommes tous conscients, les craintes de nombre de nos concitoyens.
Pour vous éviter un suspense excessif, je voudrais d'emblée vous faire part de ma réponse, qui traduit une conviction profonde: oui, l'Union européenne, à condition d'être orientée sur la bonne voie, peut être une réponse à la mondialisation.
Avant d'entrer dans le vif du sujet, il me semble que deux remarques s'imposent pour fixer le cadre de notre réflexion.
- Tout d'abord, nous devons éviter tout contresens historique. Il ne s'agit pas de procéder à un habillage pour légitimer "ex post" des choix politiques faits dans un autre contexte historique, ou d'imaginer une nouvelle croisade contre la mondialisation, assimilée par certains à l'américanisation du monde, pour regonfler une Europe en mal d'inspiration.
Certes, la naissance des Communautés européennes s'est située à la veille du grand mouvement d'ouverture internationale et de modernisation économique des années soixante. Pourtant, elle portait en elle-même, déjà, l'idée très contemporaine du régionalisme ouvert, à l'origine même de la mondialisation. D'ailleurs, si l'Union européenne est la construction régionale la plus précoce, elle est aussi aujourd'hui la plus achevée. C'est bien après qu'ont émergé dans le monde d'autres ensembles régionaux, qui n'ont d'ailleurs jamais atteint notre degré d'intégration. Au fil de ces 40 dernières années, l'histoire économique nous montre ainsi une Europe apportant sa contribution active et originale à l'édification d'un monde global.
C'est pourquoi il existe de fait une forte dynamique liant ces deux évolutions. De nombreuses études d'opinion mettent en évidence le fait que l'Europe est vue d'abord à travers le prisme de la mondialisation. Pour certains, et notamment pour les souverainistes, c'est son vecteur, sa courroie de transmission pour remettre en cause les équilibres nationaux, une lame de fond affectant notre identité. Pour d'autres, dont je suis, l'Europe, c'est, au contraire, la bonne réponse à la mondialisation, permettant d'agir à une échelle pertinente.
- Deuxième remarque liminaire, en forme de question: qu'est-ce, au fond, que cette mondialisation si présente dans nos discours? Je dirais qu'elle est la résultante de trois séries d'évolutions. Celles de l'économie et du commerce d'abord, à travers le processus bien connu d'ouverture des marchés commerciaux et financiers, qui touche désormais la quasi-totalité des pays. Il est significatif de noter, par exemple, que la Russie comme la Chine sont aujourd'hui candidats à l'OMC. Celles de la politique, ensuite, avec la dislocation du bloc communiste et l'apparition d'une seule hyper-puissance, les Etats-Unis. Celles de la technique, enfin, qui a rendu notre monde plus petit, plus accessible, et dont Internet est l'illustration la plus spectaculaire.
Pour simplificateur qu'il soit, cet essai de définition met en évidence un élément à mes yeux déterminant: l'emprise croissante du cadre multilatéral, c'est-à-dire un ensemble de règles négociées par tous et s'imposant théoriquement à tous, à une échelle quasiment universelle.
C'est pourquoi il nous faut placer au centre de notre problématique les notions de régulation et de maîtrise de la mondialisation, c'est-à-dire, fondamentalement, la marque du politique.
Pour illustrer cette approche, j'évoquerai donc ce soir quatre piliers de notre ambition européenne: l'euro et la politique économique européenne, l'Europe-puissance politique, l'Europe des valeurs citoyennes et, enfin, la marche vers l'Europe élargie du futur.
1 - L'euro et l'ambition d'une politique économique européenne
L'Union européenne est entrée, au moins pour onze de ses membres, dans l'ère de l'euro depuis le 1er janvier dernier, avec une réussite que nul ne songe à contester. Pour autant, nous ne devons pas considérer que le chapitre économique et social de la construction européenne est clos. Au contraire, cette étape doit ouvrir la voie à une nouvelle ambition économique pour l'Europe, à une plus grande affirmation de l'Europe dans le monde.
Tout d'abord, un pôle économique et politique doit apparaître, aux côtés de la Banque centrale européenne, afin que l'euro devienne un véritable instrument au service de la croissance. L'euro-11, qui doit tant à Dominique Strauss-Kahn, commence à jouer ce rôle. Ses orientations contribuent au climat de confiance actuel et au retour à une croissance soutenue dans toute l'Europe, après le "trou d'air" de la fin de l'année dernière et du début de cette année.
Nous devons également avancer dans le domaine fiscal, afin d'écarter les risques de concurrence déloyale, qu'il s'agisse de la fiscalité des sociétés ou de celle de l'épargne. Je sais que certains de nos partenaires, luxembourgeois et britanniques au premier chef, demeurent réticents face à cette perspective, mais je continue de penser que cette évolution est un aspect essentiel de l'achèvement du marché unique.
La croissance doit être à son tour mise au service de l'emploi. Je me réjouis que la politique européenne ait été réorientée en ce sens depuis deux ans. Certes, le "Pacte européen pour l'emploi", adopté au Conseil européen de Cologne en juin dernier, n'a pas été à la hauteur de nos ambitions et de nos espérances. Mais la dynamique doit se poursuivre et la Présidence française, au second semestre de l'an 2000, sera, après les réalisations attendues sous la Présidence portugaise, une occasion de lui donner plus de chair.
Je souhaite maintenant insister sur le fait que notre ambition économique pour l'Europe doit être également de défendre notre modèle de développement économique et social - qui est unique et qui participe à notre identité européenne. Il est essentiel, selon moi, que l'Europe puisse affirmer ses intérêts fondamentaux dans les négociations commerciales internationales.
Les discussions qui vont s'ouvrir dans le cadre de l'OMC, à Seattle à la fin du mois, seront, nous ne devons pas nous le cacher, très difficiles. Que les choses soient claires: je défends le principe même de ces négociations, qui sont la meilleure garantie d'une mondialisation maîtrisée, le meilleur rempart contre la tentation de l'unilatéralisme, à laquelle certains de nos partenaires mondiaux ne résistent pas toujours. Mais l'Europe devra y faire preuve d'une grande fermeté et d'une grande solidarité.
En particulier, nous estimons indispensable de préserver l'exception culturelle - ou la diversité culturelle, peu importe le vocable - lors des prochaines négociations. C'est en ce sens que nous avons pressé, au sein des Quinze, avec l'appui de plusieurs de nos partenaires, dont l'Allemagne, en faveur de la mise au point d'un mandat politique précis pour la Commission européenne. Nous sommes pleinement satisfait de l'accord auquel nous sommes parvenus, qui montre que nos idées sont partagées par un nombre croissant de nos partenaires et, surtout, que l'Union aborde ces négociations de façon nettement plus unie et combative que la dernière fois.
Vous me permettrez d'ajouter que le fait que le Commissaire en charge de la négociation soit un Français, et que ce Français soit Pascal Lamy, n'est pas étranger à ce changement de climat.
2 - J'en viens maintenant à la nécessité de donner à l'Europe un poids politique sur la scène internationale en mesure avec sa puissance économique.
Le conflit du Kosovo, au printemps dernier, n'a fait que renforcer ma conviction qu'il est nécessaire de repenser l'action de l'Europe pour la paix - sa première raison d'être, même si les espoirs nés de la chute du Mur de Berlin nous l'avaient fait un peu vite oublier.
Cette crise a montré aussi bien l'étendue du "besoin d'Europe", qui existait aux marches mêmes de l'Union, que l'insuffisante autonomie militaire des Européens.
Un premier pas vient d'être franchi avec l'entrée en fonctions, il y a quelques jours, de M. Javier Solana, comme Haut représentant de l'Union pour la Politique étrangère et de sécurité commune, autrement dit "M. PESC". Désormais, la politique étrangère européenne aura un visage -et un numéro de téléphone, comme le souhaitait Henry Kissinger en son temps!-. J'ajoute que M. Solana, par son passé comme par sa personnalité, me parait le plus compétent pour donner sa force à ce nouveau poste.
S'agissant de la défense, des pas essentiels ont été accomplis depuis deux ans. La France et - je tiens à le souligner - la Grande Bretagne ont joué un rôle moteur dans cette évolution, par la déclaration de Saint-Malo, en 1998, appelant à une capacité autonome européenne de défense. L'Allemagne s'est ensuite joint à ce mouvement de manière décisive, en partageant cette ambition, avant qu'elle ne soit reprise par l'ensemble des Quinze lors du Conseil européen de Cologne en juin dernier.
Un volet de cette évolution doit être de nature institutionnelle avec la perspective, pour la fin 2000, là encore sous présidence française, de l'intégration de l'UEO au sein de l'Union européenne et de la mise en place des structures politico-militaires nécessaires. Au-delà, il est essentiel que soient définis des objectifs concrets et réalistes, de véritables critères de convergence. Il s'agira de déterminer progressivement les besoins et les moyens disponibles, afin d'aboutir à un rapprochement de nos politiques nationales, notamment dans le domaine de l'armement et des industries qui les produisent.
Je ne méconnais pas les difficultés qui se poseront à certains Etats membres, actuels ou futurs, dans le domaine de la défense. Je pense d'ailleurs que ce domaine fera partie de ce que l'on appelle les coopérations renforcées, c'est-à-dire des politiques qui peuvent n'être suivies que par une partie des Etats-membres, au moins dans un premier temps. Y prendront part un groupe de pays qui devrait comprendre au moins la France, l'Allemagne, la Grande-Bretagne, l'Italie et l'Espagne.
3 - L'Europe doit ensuite se bâtir une identité commune, face aux incertitudes d'un monde global: c'est ce que j'appelle l'exigence d'une Europe citoyenne.
L'abstention considérable qui a caractérisé les élections européennes de juin dernier a montré, en dépit des facteurs politiques propres à chaque pays, quels étaient les doutes de nos concitoyens européens à l'égard de la construction européenne. Je n'y trouve pas cependant un motif de découragement mais, au contraire, une incitation à oeuvrer en faveur d'une Europe plus transparente, plus efficace, plus proche des préoccupations de chacun.
C'est un fait: les citoyens ne se reconnaissent pas assez dans les institutions et dans les politiques européennes. Ils les jugent trop obscures, trop éloignées de leurs véritables préoccupations, à la fois incapables de répondre aux grands défis de nos sociétés - le chômage, l'insécurité, les problèmes urbains... - et toujours prêtes, en revanche, à interférer inutilement avec ce qui fait l'identité de chaque peuple.
Ces critiques sont souvent sévères, elles sont parfois justifiées. La France entend donc insister tout particulièrement sur ces aspects dans la perspective de sa Présidence, d'autant plus qu'il s'agit, là aussi, de mettre en avant un modèle européen - un certain humanisme - qui nous est propre et qui fonde notre identité commune.
Je voudrais citer aujourd'hui deux exemples qui me paraissent importants, en dehors des questions liées plus directement aux institutions européennes, et que j'évoquerai au sujet de l'élargissement.
Tout d'abord, le domaine de la sécurité et de la justice. Nous devons montrer à nos concitoyens que l'Europe peut signifier pour ses citoyens plus de sécurité et plus de justice, grâce à une meilleure coopération entre justices et polices nationales, grâce à une harmonisation du droit, loin des fantasmes de certains sur "l'Europe passoire".
Chacun est bien conscient que les phénomènes tels que la criminalité organisée, les trafics de stupéfiants, ne peuvent plus être combattus efficacement au seul plan national. Le récent Conseil européen extraordinaire de Tampere, consacré exclusivement à ces questions, le mois dernier, a commencé à donner une réalité concrète à ces orientations, d'une façon tout à fait conforme aux orientations de la France. Je m'en réjouis.
Ensuite, je voudrais citer le domaine de l'éducation. Il est essentiel que, face à la mondialisation de l'économie, pour préserver son modèle social et profiter pleinement de l'ensemble de ses richesses intellectuelles, l'Europe existe plus dans ce domaine. J'ai lancé l'idée d'un acte unique de la connaissance dont l'objet serait d'établir, par exemple à l'horizon 2005, la liberté de circulation et d'établissement des élèves, des étudiants, des diplômés, professeurs et chercheurs, ainsi que le droit à la formation permanente, tout au long de la vie, dans toute l'Europe.
4 - J'en viens maintenant à ce qui est sans doute notre défi majeur pour les vingt prochaines années, celui d'une unification réussie de notre continent, avec la perspective d'une Europe à 30, voire plus, d'ici 20 ans, qui ne signifie pas dans le même temps la fin de l'ambition européenne telle que nous la poursuivons depuis l'origine.
La première obligation est, bien sûr, celle de la réforme des institutions. Nous souhaitons, dans un premier temps, aboutir d'ici la fin 2000, sous présidence française, à une première réforme nécessaire pour préparer l'Union aux premières adhésions de nos voisins d'Europe centrale et orientale, réforme qui n'a pu aboutir lors du traité d'Amsterdam en 1997.
Il s'agit de faciliter le processus de prise de décision au sein de l'Union, par la généralisation du recours au vote à la majorité qualifiée, au lieu de l'unanimité paralysante, tout en permettant, par une repondération des voix entre Etats, de mieux respecter le poids démographique et politique de chacun. Cette réforme devra également aborder la question de la taille et du fonctionnement de la Commission.
Tel sera l'objet de la prochaine Conférence intergouvernementale. Je sais que certaines voix, notamment à la Commission et au Parlement européen, s'élèvent pour souhaiter que l'on entame dès à présent une réforme plus ambitieuse, qui permette une refonte profonde des institutions, allant jusqu'au projet d'une Constitution européenne, pour préparer cette future Europe à trente.
Je comprends cette ambition et la respecte. Je pense simplement qu'à trop vouloir "charger la barque", on s'interdira simplement d'aboutir rapidement, sous notre Présidence de l'Union au second semestre 2000, et que le résultat sera de retarder les premières adhésions, ce que nous ne souhaitons pas.
En revanche, nous sommes les premiers à dire qu'il sera nécessaire, au delà de cette première réforme d'envisager des réformes plus profondes, plus ambitieuses, celles des institutions de l'Europe à Trente, voire plus. Les réflexions sont en cours sur ce sujet, et vous avez sûrement noté les propositions des trois Sages, remises à la Commission ainsi que le travail important réalisé, à ma demande, par le groupe présidé par M. Quermonne.
L'ensemble des institutions européennes, des modes de fonctionnement de l'Europe, devront certainement être revus, dans le sens d'une plus grande efficacité, d'une plus grande souplesse, sans doute d'une plus grande "modularité" des projets européens.
Il est clair qu'une Europe à Trente ne pourra avoir les mêmes ambitions que l'Europe à Quinze, que tous ne pourront pas suivre les mêmes politiques, en tout cas pas au même rythme. Mais il est justement essentiel que ces évolutions soient anticipées, programmées, organisées, faute de quoi, je l'ai déjà mentionné, l'ambition européenne se diluera.
Ce préalable - fondamental - des institutions étant évoqué, je veux dire avec force que l'élargissement à l'Europe centrale et orientale est un enjeu essentiel, l'ambition centrale de l'Europe pour les années à venir, celle d'une Europe unie et en paix, pour la première fois de son histoire.
Les négociations, vous le savez, sont en cours avec six pays candidats. Le prochain Conseil européen d'Helsinki, à la fin de cette année, permettra d'admettre six autres Etats à la table des négociations: la Lituanie, la Lettonie, la Slovaquie - qui a réglé les problèmes politiques qui l'avaient handicapée - Malte, mais aussi la Roumanie et la Bulgarie, qui ont toute leur place dans l'Europe que nous voulons développer. Je réaffirme devant vous notre détermination à réussir cet élargissement, pour que l'Union européenne en sorte, non pas diluée, mais renforcée, au bénéfice des Quinze et des nouveaux membres.
Au-delà, nous devrons commencer à envisager ce que pourraient être les contours définitifs de l'Europe, tant il est vrai que les citoyens ne seront pas à l'aise dans un espace en constante évolution. Je voudrais simplement dire, à ce stade, que l'Europe balkanique, l'ex-Yougoslavie comme l'Albanie, ainsi que la Turquie, ont selon nous vocation à rejoindre, le moment venu, l'Union européenne. J'ajoute qu'il conviendra de bâtir une relation spéciale entre l'Union et la Russie. Nous ne pouvons ni nous désintéresser, ni nous désolidariser de ce grand pays.
Vous le voyez, la tâche qui attend les Européens, qui nous attend tous, à l'aube de ce nouveau millénaire, est considérable et exaltante. Si notre énergie ne fait pas défaut, je suis persuadé que nous saurons nous montrer digne, cinquante ans après, des bâtisseurs de l'Europe de l'après-guerre qui souhaitaient allier l'ambition du rêve à la force du réalisme. Nous pourrons faire face aux défis du monde global en préservant cette combinaison unique entre performance économique et exigence sociale et citoyenne qui fait la particularité et la richesse du modèle européen.
Je vous remercie./.
(source http://www.affaires européennes.gouv.fr. le 8 novembre 1999)