Texte intégral
Monsieur le Premier ministre (L. Fabius)
Monsieur le Rapporteur général,
Mesdames et Messieurs les Sénateurs,
Mesdames et Messieurs,
Je voudrais d'abord saluer votre initiative. Depuis quatre ans, le Sénat s'attache à construire un pont entre le Parlement et les entreprises, grâce à ces rencontres sénatoriales de l'entreprise, grâce également à des stages d'immersion et à la participation de chefs d'entreprises à vos travaux. Cette année, ces rencontres prennent un relief particulier : elles s'inscrivent dans le cadre de la semaine de l'entrepreneur, ouverte hier dans votre hémicycle par la remise des masters de l'économie en présence du Premier ministre.
Vous favorisez ainsi des échanges d'expérience qui sont essentiels à la juste compréhension par chacun des enjeux de l'avenir. Trop souvent, dans notre pays, le monde politique et le monde de l'entreprise s'ignorent.
Laissez-moi vous dire, moi qui suis passé de l'autre côté du miroir, que ce n'est qu'en conjuguant nos efforts, en intégrant mieux les contraintes de chacun, que nous saurons répondre efficacement aux défis de notre temps et construire l'avenir.
Le thème que vous avez retenu pour vos réflexions cette année, la gouvernance d'entreprise, est à la rencontre des préoccupations du politique et de l'entreprise.
Nous ne retrouverons en effet le chemin d'une croissance forte et durable que si la confiance dans les mécanismes de l'économie de marché est restaurée, et cette confiance ne reviendra pas tant que le doute subsistera sur la sincérité et la transparence des comptes. Les doutes sur la " corporate connivence ", que vous évoquerez dans votre première table ronde, doivent être levés.
Car la crise que nous avons vécue est à la fois une crise financière et une crise de la régulation.
Crise financière avec la chute des marchés d'actions, exceptionnelle, au moins dans l'histoire récente, par son ampleur et sa durée. Crise de la régulation, dont les signes sont eux aussi évidents : des faillites retentissantes ont révélé l'inadaptation de certaines règles, notamment en matière de normes comptables, et le dévoiement de certains comportements, en matière de gouvernement d'entreprise, d'audit des comptes, et d'analyse financière.
Au-delà de ces manifestations de crise, les changements profonds qui affectent les marchés financiers sont autant de facteurs de propagation de la crise financière et de défis nouveaux à relever, car la sophistication des produits financiers et des techniques de négociation diffusent informations et tendances plus rapidement, plus brutalement et surtout plus largement.
Le moment est donc venu de soumettre à un examen critique l'ensemble de nos instruments de régulation, et d'apprécier au cas par cas ce qu'il est justifié de laisser au marché, ce qui peut être laissé à l'autorégulation des acteurs, et ce qui doit être régulé par les autorités.
Cet examen critique, nous l'avons effectué à la lumière de la crise qui a secoué les marchés, avec comme préoccupation constante la recherche de l'équilibre entre le trop peu et le trop plein de règles.
Avec la double conviction que l'État devait et pouvait jouer un rôle majeur pour le retour de la confiance, y compris par la voie législative, mais que celui-ci reposait aussi et surtout sur les acteurs du marché.
Pour introduire vos travaux, je vous dirai ma conviction qu'un gouvernement d'entreprise fort est l'une des principales réponses à la crise de confiance. Le projet de loi de sécurité financière, que je présenterai la semaine prochaine au Conseil des ministres, avant de revenir un mois plus tard en débattre au Sénat, cherchera à y contribuer. Je vous dirai également quelles sont mes priorités pour le cadre plus général dans lequel s'exerce le gouvernement d'entreprise.
1. Un gouvernement d'entreprise fort est certainement l'une des principales réponses à la crise de confiance.
La définition même du gouvernement d'entreprise donne lieu à débats. Retenons l'essentiel : la séparation entre la propriété et le pouvoir de décision du management dans les sociétés cotées rend nécessaire la mise en place de mécanismes visant à encadrer et à contrôler l'action des dirigeants.
En France, grâce d'abord aux rapports Viénot, grâce aussi à certains textes de loi, les règles de fonctionnement des entreprises françaises ont progressivement évolué vers une plus grande lisibilité.
Mais les événements et réactions vécus depuis 18 mois ont montré qu'il fallait poursuivre le rééquilibrage des rapports de force entre les dirigeants, les actionnaires, et les différentes parties prenantes à l'entreprise.
La responsabilité de l'État est de mettre en place, en lien avec les acteurs du marché, un mode de régulation qui permette l'exercice effectif du contrôle des entreprises.
Mais soyons clairs, on ne modifiera pas des défaillances, souvent comportementales, par l'édiction de normes dont seule la lettre serait respectée. Nous ne le savons que trop depuis ENRON, qui était l'une des sociétés les mieux notées en matière de gouvernement d'entreprise.
Ceci ne nous dispense pas d'agir, au contraire.
2. Il faut en effet renforcer les règles qui gouvernent nos entreprises à trois niveaux.
La loi doit déterminer un cadre d'action, les entreprises de bonnes pratiques, et l'autorité de contrôle des marchés doit contribuer à leur mise en oeuvre.
La loi, d'abord, doit fixer le cadre d'un contrôle qui passe à la fois par les marchés, donc par les actionnaires, et par des contre-pouvoirs internes forts.
Le marché doit permettre aux actionnaires de sanctionner la mauvaise gestion. Pour cela, ils doivent pouvoir jouer leur rôle. C'est le sens des dispositions du projet de loi de sécurité financière qui confirment le caractère de pivot central de l'assemblée générale, lieu fondamental de l'expression du contrôle des décisions du management.
L'application du règlement intérieur, l'organisation des travaux du conseil, du contrôle interne, les délégations de pouvoirs, feront ainsi pour les sociétés cotées l'objet d'une information renforcée des actionnaires.
Les actionnaires doivent être informés, ils doivent aussi pouvoir choisir. Dans cet esprit, les mesures anti-OPA ne doivent pas pouvoir être maintenues en période d'offre sans l'accord des actionnaires. Je soutiens donc le projet de directive européenne sur les offres publiques, dont j'espère qu'il pourra désormais être adopté rapidement.
La transparence de l'information financière est évidemment un autre élément clé du rôle du marché. Je suis favorable à la publication de comptes trimestriels par les grandes entreprises, c'est un gage de transparence et une discipline salutaire, et je suis favorable à la transparence des opérations sur titres de la société effectuées par les dirigeants.
- Mais l'efficacité du marché ne suffit pas. Il est indispensable également que les différentes parties prenantes de l'entreprise jouent tout leur rôle dans cette chaîne des contrôles.
Les commissaires aux comptes jouent un rôle de première importance, car ils sont un pivot essentiel de la confiance des investisseurs dans la sincérité des comptes des entreprises. Notre cadre juridique est d'ores et déjà exemplaire à bien des égards, mais nous devons l'améliorer encore.
D'abord avec l'interdiction d'exercer au profit d'un même client des fonctions d'audit et de conseil. Cette clarification aura sans aucun doute un coût, et une incidence sur des pratiques qui s'étaient peut-être développées au-delà du souhaitable, mais elle ne vise pas à remettre en cause la pluridisciplinarité des cabinets, qui est un gage de compétence et d'efficacité de ses membres. Il faut assumer ce coût, il est dans l'intérêt de la collectivité des entreprises et donc de chacune d'entre elles.
Ensuite avec la création d'une autorité de contrôle externe à la profession, garante de l'indépendance, de la discipline et de l'autorité des commissaires aux comptes. Parce qu'elle est primordiale pour la stabilité financière, la problématique particulière des entreprises faisant appel public à l'épargne sera pleinement prise en compte, grâce à l'instauration de relations étroites entre la future Autorité des marchés financiers et le Haut Conseil de commissariat aux comptes. Il pourra ainsi bénéficier de l'expérience acquise dans les années récentes dans ce domaine par la COB et le comité de déontologie de l'indépendance des commissaires aux comptes. L'attribution à l'autorité de marché de pouvoirs autonomes à l'égard des commissaires aux comptes des entreprises faisant appel public à l'épargne, par exemple en matière d'enquêtes, va dans ce sens.
Enfin, seront mises en place des dispositions de bon sens en matière de rotation des auditeurs, comme le recommande la Commission européenne, et comme on en trouve désormais aussi aux États-Unis. Je note d'ailleurs que les décisions récentes de la SEC pour mettre en oeuvre la loi Sarbanes Oxley vont dans le sens d'un renforcement de la transparence financière, notamment s'agissant des modalités de vote des fonds de gestion, même si sur certains points notre dispositif conservera un degré d'exigence plus élevé.
**
J'ai indiqué que la loi devait fixer le cadre d'exercice du gouvernement d'entreprise. Mais pour être efficace, ce cadre doit aussi bénéficier d'une tour de contrôle vigilante et respectée.
Ce sera l'une des missions de l'Autorité des marchés financiers, qui constitue le deuxième niveau du dispositif. La création de cette autorité publique, qui résultera de la fusion de la COB, du CMF et du CDGF, dotera notre pays d'un régulateur à la mesure des enjeux nouveaux des marchés financiers. Grâce à la fusion des différentes institutions actuelles, notre système sera plus efficace, avec une capacité de contrôle accrue et un mécanisme de sanctions rapide et sûr.
En raison de l'importance de ses missions, j'ai souhaité que cette Autorité puisse disposer, sur le plan juridique et financier, de tous les moyens nécessaires. Le Gouvernement propose à cette fin qu'elle soit dotée de la personnalité morale : il est en effet indispensable qu'une autorité de cette taille puisse recruter ses collaborateurs librement, en bénéficiant directement des ressources prélevées sur les opérateurs qu'elle contrôle, sans devoir dépendre de contributions budgétaires.
Forte de ces moyens importants, elle sera notamment chargée de veiller à la qualité de l'information en matière de gouvernement d'entreprise. Son rapport annuel sur les pratiques dans ce domaine permettra de donner des repères aux marchés et de promouvoir activement les bonnes pratiques de Place, dont l'initiative revient aux acteurs.
J'en viens donc au troisième niveau du dispositif, peut-être le plus important.
Je suis en effet convaincu que les meilleures règles seront celles que les entreprises mettront en oeuvre à leur propre initiative. J'ai salué les travaux du groupe conduit par Daniel Bouton, qui apportent une contribution positive et utile aux réflexions. Au-delà des règles juridiques, l'élément clé de la séparation des pouvoirs est l'indépendance, la compétence des hommes, et les moyens qui leurs sont alloués. L'indépendance, la compétence et la représentativité du conseil d'administration et des comités du conseil sont les ingrédients essentiels d'une protection contre les excès du capitalisme financier, on ne le répétera jamais assez. Je souhaite donc que les entreprises s'engagent avec détermination à mettre en uvre leurs propres recommandations, et j'ai déjà eu l'occasion de dire que je regrettais parfois leur manque d'audace dans ce domaine.
Cette réflexion vaut bien sûr aussi pour l'État actionnaire. Vous savez que j'ai demandé à René BARBIER DE LA SERRE de faire un bilan de la manière dont l'État assume son rôle d'actionnaire et des propositions concrètes d'évolution. Je m'en inspirerai fortement pour prendre les mesures adaptées à la nécessaire amélioration des procédures actuelles.
3. Mais nos réformes doivent aussi viser un champ d'action plus large.
Les règles qui déterminent aujourd'hui les relations entre les entreprises et les marchés financiers sont désormais largement définies à Bruxelles. Il suffit de citer quelques projets en cours d'adoption ou de gestation pour mesurer l'importance de ce mouvement : les directives adoptées sur les abus de marché et sur les prospectus, les directives en débat sur les offres publiques, la communication des sociétés cotées, ou les services d'investissement, sont des textes essentiels, sur lesquels nous devons être totalement mobilisés. De même, le plan d'action que la Commission européenne va proposer en matière de gouvernement d'entreprise sera l'occasion de progresser, à travers des formes de régulation qui restent à débattre, vers un standard européen plus élevé. Je l'encourage à faire preuve d'ambition dans ce domaine.
Dans la recherche de la transparence et de la qualité de l'information, d'autres acteurs jouent un rôle fondamental. On peut beaucoup demander à la vigilance des commissaires aux comptes, mais il ne faut pas tout en attendre.
Parmi les maillons cette chaîne de ce que l'on pourrait appeler les " auxiliaires de la transparence ", les analystes et les agences de notation jouent un rôle clé.
S'agissant des analystes financiers, des réformes ont été menées en France en 2002, au terme d'une consultation des professionnels conduite par le Conseil des marchés financiers. Elles vont dans le bon sens, et pourraient utilement trouver un prolongement pour les analystes financiers travaillant pour des établissements de gestion, ce que l'on appelle le 'buy-side'.
S'agissant des agences de notation, suite au vote de la loi Sarbanes Oxley, la SEC a remis hier un rapport d'étape sur ces acteurs majeurs de notre système économique, qui note que le dispositif actuel présente des faiblesses tout en se donnant trois mois pour examiner des pistes de réforme. Cette réflexion est légitime et nécessaire, compte tenu de leur influence sur les mouvements de marché. Nous souhaitons donc engager le dialogue au niveau international sur ce sujet.
Encore faut-il que les règles soient claires. Ceci nous conduit naturellement aux normes comptables. Celles-ci jouent un rôle essentiel, car elles doivent permettre de mesurer les risques de manière lisible et sans effets pervers. De nombreux débats sont en cours dans ce domaine, pour mieux prendre en compte les engagements hors bilan, l'amortissement des survaleurs, l'impact des stocks options, ou la notion de juste valeur. Ces questions sont complexes et austères mais vitales. Nous avons fait le choix en Europe des normes IAS pour les comptes consolidés des sociétés qui font appel public à l'épargne. Ce n'est ni un choix aveugle, ni un saut dans le vide. Je vous rappelle que les décisions sont in fine dans les mains des États membres de l'Union européenne, et que le processus communautaire prévoit des mécanismes, certes insuffisants, mais réels, de concertation avec les utilisateurs des normes. Il nous appartient de faire vivre ces mécanismes, de nous impliquer totalement dans ces questions, et de ne pas redouter des débats indispensables et légitimes.
Nous devons aussi accélérer nos réflexions sur les conséquences de cette évolution sur les comptes sociaux et les comptes des petites et moyennes entreprises. Des travaux vont être conduits en ce sens sous l'égide du Conseil national de la comptabilité. Je vous encourage tous à y participer activement.
Sans attendre, nos propres règles doivent permettre de mieux appréhender et rendre compte des risques. Les règles de consolidation seront donc renforcées dès cette année dans la loi de sécurité financière de façon à ne plus conditionner la consolidation à l'actionnariat, mais à des critères de risque conformes aux normes IAS. Ceci permettra d'éviter que ne puissent subsister des risques qui ne seraient consolidés par aucune entité.
Enfin, nous devons établir des règles du jeu qui couvrent tous les instruments et tous les acteurs qui concourent à l'équilibre du système.
Personne ne supprimera la volatilité. Consubstantielle aux marchés financiers, elle n'est ni critiquable ni nocive en soi, tant qu'elle ne déstabilise pas les acteurs des marchés. Il ne s'agit pas de remettre en question la sophistication croissante des produits et d'un certain nombre d'instruments. Mais il faut mieux connaître leurs effets sur la stabilité financière pour, le cas échéant, mieux les maîtriser.
De même, il demeure au-delà du champ de la régulation des "entités non régulées" dont l'activité est régulièrement considérée comme un facteur de déstabilisation des marchés financiers ou, au moins, d'amplification de leurs évolutions. Il faut bien évidemment laisser l'innovation financière et les talents individuels de gestion s'exprimer librement. Néanmoins, la réflexion doit être approfondie, au niveau international, sur les obligations de transparence de ces entités, et sur les techniques qui leur permettent de prendre des positions parfois massives.
Sur toutes ces questions, les réflexions sont donc engagées, mais il n'existe pas à ce stade de consensus. Or, la régulation dans ce domaine ne peut se concevoir que dans un cadre élargi : j'y veillerai dans le cadre de la présidence française du G7 en 2003, où nous souhaitons faire une priorité de la gouvernance des entreprises et des marchés. Il nous faut en effet bien réfléchir aux domaines qui peuvent justifier une action coordonnée au niveau international, et tenir compte des intérêts et des cultures juridiques parfois différentes de nos partenaires.
La mission que j'ai confiée à Michel Prada a d'ailleurs permis de dresser un état des lieux et d'engager en temps masqué le débat avec nos partenaires. J'en parlerai avec mes collègues du G7 à Paris le mois prochain, mais il nous revient d'être exemplaires dans notre propre pays.
Mesdames et Messieurs, je rappelais hier soir à l'Assemblée Nationale qu'Alain Peyrefitte, dans ses leçons au Collège de France sur le " miracle en économie ", soulignait l'importance déterminante de ce qu'il appelait " l'éthos de confiance compétitive ". Ses réflexions me semblent toujours d'une grande actualité. Sans confiance des membres d'une société les uns dans les autres et de tous dans leur avenir commun, il n'y a pas de croissance possible. Pour restaurer la confiance, il nous faut clarifier certaines règles, en édicter d'autres. Il faut aussi, et surtout, que nos comportements soient à la mesure des enjeux de nos économies modernes, car aucune règle ne permettra de pallier une éthique défaillante. Je suis confiant dans notre capacité collective à relever ce défi.
Je vous remercie.
(Source http://www.minefi.gouv.fr, le 29 janvier 2003)
Monsieur le Rapporteur général,
Mesdames et Messieurs les Sénateurs,
Mesdames et Messieurs,
Je voudrais d'abord saluer votre initiative. Depuis quatre ans, le Sénat s'attache à construire un pont entre le Parlement et les entreprises, grâce à ces rencontres sénatoriales de l'entreprise, grâce également à des stages d'immersion et à la participation de chefs d'entreprises à vos travaux. Cette année, ces rencontres prennent un relief particulier : elles s'inscrivent dans le cadre de la semaine de l'entrepreneur, ouverte hier dans votre hémicycle par la remise des masters de l'économie en présence du Premier ministre.
Vous favorisez ainsi des échanges d'expérience qui sont essentiels à la juste compréhension par chacun des enjeux de l'avenir. Trop souvent, dans notre pays, le monde politique et le monde de l'entreprise s'ignorent.
Laissez-moi vous dire, moi qui suis passé de l'autre côté du miroir, que ce n'est qu'en conjuguant nos efforts, en intégrant mieux les contraintes de chacun, que nous saurons répondre efficacement aux défis de notre temps et construire l'avenir.
Le thème que vous avez retenu pour vos réflexions cette année, la gouvernance d'entreprise, est à la rencontre des préoccupations du politique et de l'entreprise.
Nous ne retrouverons en effet le chemin d'une croissance forte et durable que si la confiance dans les mécanismes de l'économie de marché est restaurée, et cette confiance ne reviendra pas tant que le doute subsistera sur la sincérité et la transparence des comptes. Les doutes sur la " corporate connivence ", que vous évoquerez dans votre première table ronde, doivent être levés.
Car la crise que nous avons vécue est à la fois une crise financière et une crise de la régulation.
Crise financière avec la chute des marchés d'actions, exceptionnelle, au moins dans l'histoire récente, par son ampleur et sa durée. Crise de la régulation, dont les signes sont eux aussi évidents : des faillites retentissantes ont révélé l'inadaptation de certaines règles, notamment en matière de normes comptables, et le dévoiement de certains comportements, en matière de gouvernement d'entreprise, d'audit des comptes, et d'analyse financière.
Au-delà de ces manifestations de crise, les changements profonds qui affectent les marchés financiers sont autant de facteurs de propagation de la crise financière et de défis nouveaux à relever, car la sophistication des produits financiers et des techniques de négociation diffusent informations et tendances plus rapidement, plus brutalement et surtout plus largement.
Le moment est donc venu de soumettre à un examen critique l'ensemble de nos instruments de régulation, et d'apprécier au cas par cas ce qu'il est justifié de laisser au marché, ce qui peut être laissé à l'autorégulation des acteurs, et ce qui doit être régulé par les autorités.
Cet examen critique, nous l'avons effectué à la lumière de la crise qui a secoué les marchés, avec comme préoccupation constante la recherche de l'équilibre entre le trop peu et le trop plein de règles.
Avec la double conviction que l'État devait et pouvait jouer un rôle majeur pour le retour de la confiance, y compris par la voie législative, mais que celui-ci reposait aussi et surtout sur les acteurs du marché.
Pour introduire vos travaux, je vous dirai ma conviction qu'un gouvernement d'entreprise fort est l'une des principales réponses à la crise de confiance. Le projet de loi de sécurité financière, que je présenterai la semaine prochaine au Conseil des ministres, avant de revenir un mois plus tard en débattre au Sénat, cherchera à y contribuer. Je vous dirai également quelles sont mes priorités pour le cadre plus général dans lequel s'exerce le gouvernement d'entreprise.
1. Un gouvernement d'entreprise fort est certainement l'une des principales réponses à la crise de confiance.
La définition même du gouvernement d'entreprise donne lieu à débats. Retenons l'essentiel : la séparation entre la propriété et le pouvoir de décision du management dans les sociétés cotées rend nécessaire la mise en place de mécanismes visant à encadrer et à contrôler l'action des dirigeants.
En France, grâce d'abord aux rapports Viénot, grâce aussi à certains textes de loi, les règles de fonctionnement des entreprises françaises ont progressivement évolué vers une plus grande lisibilité.
Mais les événements et réactions vécus depuis 18 mois ont montré qu'il fallait poursuivre le rééquilibrage des rapports de force entre les dirigeants, les actionnaires, et les différentes parties prenantes à l'entreprise.
La responsabilité de l'État est de mettre en place, en lien avec les acteurs du marché, un mode de régulation qui permette l'exercice effectif du contrôle des entreprises.
Mais soyons clairs, on ne modifiera pas des défaillances, souvent comportementales, par l'édiction de normes dont seule la lettre serait respectée. Nous ne le savons que trop depuis ENRON, qui était l'une des sociétés les mieux notées en matière de gouvernement d'entreprise.
Ceci ne nous dispense pas d'agir, au contraire.
2. Il faut en effet renforcer les règles qui gouvernent nos entreprises à trois niveaux.
La loi doit déterminer un cadre d'action, les entreprises de bonnes pratiques, et l'autorité de contrôle des marchés doit contribuer à leur mise en oeuvre.
La loi, d'abord, doit fixer le cadre d'un contrôle qui passe à la fois par les marchés, donc par les actionnaires, et par des contre-pouvoirs internes forts.
Le marché doit permettre aux actionnaires de sanctionner la mauvaise gestion. Pour cela, ils doivent pouvoir jouer leur rôle. C'est le sens des dispositions du projet de loi de sécurité financière qui confirment le caractère de pivot central de l'assemblée générale, lieu fondamental de l'expression du contrôle des décisions du management.
L'application du règlement intérieur, l'organisation des travaux du conseil, du contrôle interne, les délégations de pouvoirs, feront ainsi pour les sociétés cotées l'objet d'une information renforcée des actionnaires.
Les actionnaires doivent être informés, ils doivent aussi pouvoir choisir. Dans cet esprit, les mesures anti-OPA ne doivent pas pouvoir être maintenues en période d'offre sans l'accord des actionnaires. Je soutiens donc le projet de directive européenne sur les offres publiques, dont j'espère qu'il pourra désormais être adopté rapidement.
La transparence de l'information financière est évidemment un autre élément clé du rôle du marché. Je suis favorable à la publication de comptes trimestriels par les grandes entreprises, c'est un gage de transparence et une discipline salutaire, et je suis favorable à la transparence des opérations sur titres de la société effectuées par les dirigeants.
- Mais l'efficacité du marché ne suffit pas. Il est indispensable également que les différentes parties prenantes de l'entreprise jouent tout leur rôle dans cette chaîne des contrôles.
Les commissaires aux comptes jouent un rôle de première importance, car ils sont un pivot essentiel de la confiance des investisseurs dans la sincérité des comptes des entreprises. Notre cadre juridique est d'ores et déjà exemplaire à bien des égards, mais nous devons l'améliorer encore.
D'abord avec l'interdiction d'exercer au profit d'un même client des fonctions d'audit et de conseil. Cette clarification aura sans aucun doute un coût, et une incidence sur des pratiques qui s'étaient peut-être développées au-delà du souhaitable, mais elle ne vise pas à remettre en cause la pluridisciplinarité des cabinets, qui est un gage de compétence et d'efficacité de ses membres. Il faut assumer ce coût, il est dans l'intérêt de la collectivité des entreprises et donc de chacune d'entre elles.
Ensuite avec la création d'une autorité de contrôle externe à la profession, garante de l'indépendance, de la discipline et de l'autorité des commissaires aux comptes. Parce qu'elle est primordiale pour la stabilité financière, la problématique particulière des entreprises faisant appel public à l'épargne sera pleinement prise en compte, grâce à l'instauration de relations étroites entre la future Autorité des marchés financiers et le Haut Conseil de commissariat aux comptes. Il pourra ainsi bénéficier de l'expérience acquise dans les années récentes dans ce domaine par la COB et le comité de déontologie de l'indépendance des commissaires aux comptes. L'attribution à l'autorité de marché de pouvoirs autonomes à l'égard des commissaires aux comptes des entreprises faisant appel public à l'épargne, par exemple en matière d'enquêtes, va dans ce sens.
Enfin, seront mises en place des dispositions de bon sens en matière de rotation des auditeurs, comme le recommande la Commission européenne, et comme on en trouve désormais aussi aux États-Unis. Je note d'ailleurs que les décisions récentes de la SEC pour mettre en oeuvre la loi Sarbanes Oxley vont dans le sens d'un renforcement de la transparence financière, notamment s'agissant des modalités de vote des fonds de gestion, même si sur certains points notre dispositif conservera un degré d'exigence plus élevé.
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J'ai indiqué que la loi devait fixer le cadre d'exercice du gouvernement d'entreprise. Mais pour être efficace, ce cadre doit aussi bénéficier d'une tour de contrôle vigilante et respectée.
Ce sera l'une des missions de l'Autorité des marchés financiers, qui constitue le deuxième niveau du dispositif. La création de cette autorité publique, qui résultera de la fusion de la COB, du CMF et du CDGF, dotera notre pays d'un régulateur à la mesure des enjeux nouveaux des marchés financiers. Grâce à la fusion des différentes institutions actuelles, notre système sera plus efficace, avec une capacité de contrôle accrue et un mécanisme de sanctions rapide et sûr.
En raison de l'importance de ses missions, j'ai souhaité que cette Autorité puisse disposer, sur le plan juridique et financier, de tous les moyens nécessaires. Le Gouvernement propose à cette fin qu'elle soit dotée de la personnalité morale : il est en effet indispensable qu'une autorité de cette taille puisse recruter ses collaborateurs librement, en bénéficiant directement des ressources prélevées sur les opérateurs qu'elle contrôle, sans devoir dépendre de contributions budgétaires.
Forte de ces moyens importants, elle sera notamment chargée de veiller à la qualité de l'information en matière de gouvernement d'entreprise. Son rapport annuel sur les pratiques dans ce domaine permettra de donner des repères aux marchés et de promouvoir activement les bonnes pratiques de Place, dont l'initiative revient aux acteurs.
J'en viens donc au troisième niveau du dispositif, peut-être le plus important.
Je suis en effet convaincu que les meilleures règles seront celles que les entreprises mettront en oeuvre à leur propre initiative. J'ai salué les travaux du groupe conduit par Daniel Bouton, qui apportent une contribution positive et utile aux réflexions. Au-delà des règles juridiques, l'élément clé de la séparation des pouvoirs est l'indépendance, la compétence des hommes, et les moyens qui leurs sont alloués. L'indépendance, la compétence et la représentativité du conseil d'administration et des comités du conseil sont les ingrédients essentiels d'une protection contre les excès du capitalisme financier, on ne le répétera jamais assez. Je souhaite donc que les entreprises s'engagent avec détermination à mettre en uvre leurs propres recommandations, et j'ai déjà eu l'occasion de dire que je regrettais parfois leur manque d'audace dans ce domaine.
Cette réflexion vaut bien sûr aussi pour l'État actionnaire. Vous savez que j'ai demandé à René BARBIER DE LA SERRE de faire un bilan de la manière dont l'État assume son rôle d'actionnaire et des propositions concrètes d'évolution. Je m'en inspirerai fortement pour prendre les mesures adaptées à la nécessaire amélioration des procédures actuelles.
3. Mais nos réformes doivent aussi viser un champ d'action plus large.
Les règles qui déterminent aujourd'hui les relations entre les entreprises et les marchés financiers sont désormais largement définies à Bruxelles. Il suffit de citer quelques projets en cours d'adoption ou de gestation pour mesurer l'importance de ce mouvement : les directives adoptées sur les abus de marché et sur les prospectus, les directives en débat sur les offres publiques, la communication des sociétés cotées, ou les services d'investissement, sont des textes essentiels, sur lesquels nous devons être totalement mobilisés. De même, le plan d'action que la Commission européenne va proposer en matière de gouvernement d'entreprise sera l'occasion de progresser, à travers des formes de régulation qui restent à débattre, vers un standard européen plus élevé. Je l'encourage à faire preuve d'ambition dans ce domaine.
Dans la recherche de la transparence et de la qualité de l'information, d'autres acteurs jouent un rôle fondamental. On peut beaucoup demander à la vigilance des commissaires aux comptes, mais il ne faut pas tout en attendre.
Parmi les maillons cette chaîne de ce que l'on pourrait appeler les " auxiliaires de la transparence ", les analystes et les agences de notation jouent un rôle clé.
S'agissant des analystes financiers, des réformes ont été menées en France en 2002, au terme d'une consultation des professionnels conduite par le Conseil des marchés financiers. Elles vont dans le bon sens, et pourraient utilement trouver un prolongement pour les analystes financiers travaillant pour des établissements de gestion, ce que l'on appelle le 'buy-side'.
S'agissant des agences de notation, suite au vote de la loi Sarbanes Oxley, la SEC a remis hier un rapport d'étape sur ces acteurs majeurs de notre système économique, qui note que le dispositif actuel présente des faiblesses tout en se donnant trois mois pour examiner des pistes de réforme. Cette réflexion est légitime et nécessaire, compte tenu de leur influence sur les mouvements de marché. Nous souhaitons donc engager le dialogue au niveau international sur ce sujet.
Encore faut-il que les règles soient claires. Ceci nous conduit naturellement aux normes comptables. Celles-ci jouent un rôle essentiel, car elles doivent permettre de mesurer les risques de manière lisible et sans effets pervers. De nombreux débats sont en cours dans ce domaine, pour mieux prendre en compte les engagements hors bilan, l'amortissement des survaleurs, l'impact des stocks options, ou la notion de juste valeur. Ces questions sont complexes et austères mais vitales. Nous avons fait le choix en Europe des normes IAS pour les comptes consolidés des sociétés qui font appel public à l'épargne. Ce n'est ni un choix aveugle, ni un saut dans le vide. Je vous rappelle que les décisions sont in fine dans les mains des États membres de l'Union européenne, et que le processus communautaire prévoit des mécanismes, certes insuffisants, mais réels, de concertation avec les utilisateurs des normes. Il nous appartient de faire vivre ces mécanismes, de nous impliquer totalement dans ces questions, et de ne pas redouter des débats indispensables et légitimes.
Nous devons aussi accélérer nos réflexions sur les conséquences de cette évolution sur les comptes sociaux et les comptes des petites et moyennes entreprises. Des travaux vont être conduits en ce sens sous l'égide du Conseil national de la comptabilité. Je vous encourage tous à y participer activement.
Sans attendre, nos propres règles doivent permettre de mieux appréhender et rendre compte des risques. Les règles de consolidation seront donc renforcées dès cette année dans la loi de sécurité financière de façon à ne plus conditionner la consolidation à l'actionnariat, mais à des critères de risque conformes aux normes IAS. Ceci permettra d'éviter que ne puissent subsister des risques qui ne seraient consolidés par aucune entité.
Enfin, nous devons établir des règles du jeu qui couvrent tous les instruments et tous les acteurs qui concourent à l'équilibre du système.
Personne ne supprimera la volatilité. Consubstantielle aux marchés financiers, elle n'est ni critiquable ni nocive en soi, tant qu'elle ne déstabilise pas les acteurs des marchés. Il ne s'agit pas de remettre en question la sophistication croissante des produits et d'un certain nombre d'instruments. Mais il faut mieux connaître leurs effets sur la stabilité financière pour, le cas échéant, mieux les maîtriser.
De même, il demeure au-delà du champ de la régulation des "entités non régulées" dont l'activité est régulièrement considérée comme un facteur de déstabilisation des marchés financiers ou, au moins, d'amplification de leurs évolutions. Il faut bien évidemment laisser l'innovation financière et les talents individuels de gestion s'exprimer librement. Néanmoins, la réflexion doit être approfondie, au niveau international, sur les obligations de transparence de ces entités, et sur les techniques qui leur permettent de prendre des positions parfois massives.
Sur toutes ces questions, les réflexions sont donc engagées, mais il n'existe pas à ce stade de consensus. Or, la régulation dans ce domaine ne peut se concevoir que dans un cadre élargi : j'y veillerai dans le cadre de la présidence française du G7 en 2003, où nous souhaitons faire une priorité de la gouvernance des entreprises et des marchés. Il nous faut en effet bien réfléchir aux domaines qui peuvent justifier une action coordonnée au niveau international, et tenir compte des intérêts et des cultures juridiques parfois différentes de nos partenaires.
La mission que j'ai confiée à Michel Prada a d'ailleurs permis de dresser un état des lieux et d'engager en temps masqué le débat avec nos partenaires. J'en parlerai avec mes collègues du G7 à Paris le mois prochain, mais il nous revient d'être exemplaires dans notre propre pays.
Mesdames et Messieurs, je rappelais hier soir à l'Assemblée Nationale qu'Alain Peyrefitte, dans ses leçons au Collège de France sur le " miracle en économie ", soulignait l'importance déterminante de ce qu'il appelait " l'éthos de confiance compétitive ". Ses réflexions me semblent toujours d'une grande actualité. Sans confiance des membres d'une société les uns dans les autres et de tous dans leur avenir commun, il n'y a pas de croissance possible. Pour restaurer la confiance, il nous faut clarifier certaines règles, en édicter d'autres. Il faut aussi, et surtout, que nos comportements soient à la mesure des enjeux de nos économies modernes, car aucune règle ne permettra de pallier une éthique défaillante. Je suis confiant dans notre capacité collective à relever ce défi.
Je vous remercie.
(Source http://www.minefi.gouv.fr, le 29 janvier 2003)