Déclaration de M. Alain Richard, ministre de la défense, sur le projet de loi portant création d'une commission du secret de la défense nationale, ses compétences, son indépendance et sur le rééquilibrage du régime juridique du secret défense en droit national et international, au Sénat le 24 mars 1998.

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Circonstance : Présentation du projet de loi instituant une commission consultative du secret de la défense nationale, au Sénat le 24 mars 1998

Texte intégral

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Sénateurs,
Le projet de loi que je vous présente au nom du gouvernement qui a été adopté en première lecture par l'Assemblée Nationale vise à créer une commission consultative du secret de la défense nationale.
Il concrétise le souhait exprimé par le Premier ministre dans sa déclaration de politique générale en juin 1997 de créer une instance de régulation afin de prévenir les abus dans l'utilisation du secret défense.
Ce projet de loi va permettre de compléter le régime juridique du secret défense en lui donnant un nouvel équilibre davantage axé sur la protection des citoyens. La meilleure protection du secret étant sa légitimité, ce projet vise à donner de la notion et de l'usage du secret une vision plus conforme à l'attente de nos concitoyens et aux principes de l'Etat de droit.
Ce texte s'inscrit ainsi dans le mouvement engagé depuis 20 ans afin de mieux réguler l'action de l'administration au profit de ses usagers. Les principales dispositions du projet de loi, en conférant autorité et indépendance à cette nouvelle autorité administrative, permettront d'asseoir sa crédibilité.
1°) Rééquilibrer le régime juridique du secret défense
L'existence même du secret défense n'est pas contestée. Il est indispensable pour protéger notre démocratie contre les menaces qu'elle doit affronter. Il est l'un des instruments à la disposition de l'exécutif pour garantir la sécurité collective de nos concitoyens.
Compte tenu de la nature même du secret défense, le régime juridique qui l'encadre laisse beaucoup de marge de manoeuvre à l'exécutif.
En effet, en l'absence de définition matérielle du secret de la défense nationale, il appartient au Premier ministre et aux ministres d'accorder la protection du secret aux informations dont ils jugent la confidentialité suffisamment importante.
La base juridique de leur compétence est l'article 413.9 du code pénal et le décret du 12 mai 1981 qui pose les principes essentiels définissant les différents niveaux de protection et les modalités de mise en oeuvre du secret.
L'efficacité de ce dispositif est garantie par l'existence des sanctions qui frappent ceux qui cherchent à accéder aux informations classifiées ou à les diffuser sans y être habilités.
A cette base juridique nationale correspondent également des dispositions spécifiques dans plusieurs conventions internationales auxquelles la France est partie.
Il en est ainsi de la Cour européenne des droits de l'Homme. L'article 10 de la convention prévoit en effet la possibilité pour les Etats de ne pas communiquer des informations confidentielles mettant en cause la sécurité nationale.
De même, la Cour de justice des communautés européennes voit son action encadrée par l'article 223 du traité de Rome qui prévoit la possibilité pour les Etats de ne pas fournir de renseignements dont la divulgation serait contraire aux intérêts essentiels de sa sécurité. Le règlement de la Cour précise en outre que celle-ci ne peut que prendre acte du refus de communication de certaines informations.
Enfin, l'article 49 du statut de la Cour internationale de justice dispose que cette juridiction prend acte du refus de communication de documents ou d'explications.
Il convient toutefois de relever que si la Cour internationale de justice a eu l'occasion d'appliquer la règle, simple d'usage, de prendre acte d'un refus, par contre, l'appréciation des intérêts essentiels de sécurité par la Cour de justice des communautés européennes n'a pas encore fait l'objet d'une jurisprudence qui puisse éclairer les Etats de l'Union.
Au-delà des textes nationaux et internationaux, la pratique judiciaire a jusqu'à présent créé peu d'obligations pour l'administration. Le juge ne conteste pas le cas échéant, l'impossibilité dans laquelle il se trouve d'avoir accès aux informations.
La jurisprudence administrative depuis l'arrêt du conseil d'Etat Coulon de 1955 considère que le juge peut convier l'administration à lui fournir toutes informations lui permettant de se prononcer mais que le cas échéant il lui appartient de se prononcer en prenant acte du refus de communiquer certaines pièces sur la seule base des éléments dont il dispose.
Mais ce sont surtout les difficultés rencontrées par les juges judiciaires qui ont soulevé des interrogations sur l'utilisation du secret défense.
Si traditionnellement le juge judiciaire est surtout concerné par l'application de la loi afin de réprimer les violations du secret défense, plusieurs affaires célèbres et malheureuses l'ont conduit à se heurter au refus de communication d'informations, refus qui compromettait le bon déroulement des enquêtes. Dans ces cas, un doute sérieux s'est manifesté quant à l'usage du secret défense par le pouvoir politique.
Ces situations conflictuelles et l'impasse dans laquelle se sont trouvés les juges pour achever leur enquête ont notamment conduit le conseil d'Etat à s'inquiéter de cet " angle mort " et à considérer qu'il s'agissait là d'un des derniers domaines d'autocontrôle de l'administration qu'il convenait de réformer.
Dans son rapport public de 1995, le Conseil d'Etat avait en conséquence suggéré la création d'une autorité indépendante qui soit en quelque sorte le médiateur entre le juge et le gouvernement.
Le gouvernement aujourd'hui, en vous présentant ce projet de loi, place cette réforme sous le signe de la confiance à renouveler en créant un meilleur lien entre le maintien d'un secret efficace et la consolidation des libertés publiques par l'accès du juge à l'information qui lui est indispensable pour établir la vérité.
Il s'agit de mettre en place un dispositif ayant valeur préventive, qui conduira à réaffirmer l'intérêt général en faisant reculer les tentations d'un usage du secret pour des intérêts particuliers et partisans.
Ce dispositif confère à une commission indépendante la responsabilité de s'informer et de donner au gouvernement un avis sur l'opportunité de déclassifier un document classé secret défense dont la consultation est estimée indispensable pour un juge pour trancher le litige dont il est saisi.
La commission consultative ainsi créée s'inscrit donc dans le mouvement engagé depuis une vingtaine d'années pour mieux réguler les pouvoirs.
2°) Ce projet s'inscrit dans le processus de modernisation de l'Etat de droit
Depuis les années 1970 le législateur a institué plusieurs autorités administratives indépendantes contribuant ainsi à un renouveau de l'Etat de droit dans notre pays. Beaucoup de ces autorités ont contribué par leur action à renforcer la protection des citoyens et leurs droits face à l'administration.
C'est notamment le cas de la commission nationale informatique et libertés créée en 1978 tout comme la commission d'accès aux documents administratifs.
L'accès aux archives, l'amélioration des relations entre l'administration et les usagers, la démocratisation des enquêtes publiques ont constitué d'autres étapes de cette recherche d'une plus grande transparence dans le fonctionnement de l'administration.
Plus récemment, en 1991, la création de la commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité a permis de franchir une nouvelle étape allant plus au coeur des fonctions régaliennes de l'Etat.
Cette commission a déjà permis de mieux équilibrer préservation du secret et développement des libertés publiques.
Le projet de loi créant la commission consultative du secret de la défense nationale s'inscrit donc dans la suite logique de ces précédents.
Je vous précise en outre que le souci de renforcer la transparence de l'action publique en ce domaine sera complété par une réforme du texte réglementaire qui régit le secret défense. J'ai engagé les consultations interministérielles qui devraient conduire à l'adoption d'un nouveau décret dont l'objet essentiel est d'aboutir à une classification plus rigoureuse, en quelque sorte classifier moins pour classifier mieux.
Le projet qui vous est soumis, dont les dispositions essentielles visent à garantir l'indépendance de la commission, complété par la réforme du décret du 12 mai 1981, devrait donc permettre de mieux concilier les impératifs qui s'imposent au juge et à l'exécutif.
3°) Une autorité indépendante pour plus de transparence
La commission consultative du secret de la défense nationale doit être mise en place par un texte de loi. Son autorité, qui à l'image des autres autorités administratives indépendantes découlera surtout de son action, mérite d'être fondée sur un texte législatif. Le caractère obligatoire de sa consultation, que je souhaite maintenir dans tous les cas, constitue une garantie offerte aux justiciables. Il relève donc du régime de l'exercice des libertés publiques.
Les garanties de ce type selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, issue notamment de l'examen du texte relatif à la commission des clauses abusives, relèvent normalement du domaine de la loi.
Le caractère législatif de ce texte est en outre indispensable compte tenu des pouvoirs d'investigations importants dont disposera le Président de la commission à l'égard des autorités publiques.
La commission sera composée de membres des plus hautes juridictions du pays, choisis par le Président de la République.
L'Assemblée Nationale a souhaité que la commission comprenne également un député et un sénateur. Le gouvernement a accepté cette importante modification, tout en soulignant que la vocation de la commission est de contribuer à une procédure judiciaire.
Le texte prévoit par ailleurs que le Président de la commission sera de droit le Président de la commission de contrôle des interceptions de sécurité.
Cette disposition vise à mettre en cohérence les deux institutions. La notion de secret défense est en effet au coeur même des activités de la CNCIS, l'ensemble du processus des interceptions de sécurité étant couvert par cette réglementation.
Cette réforme s'inscrit aussi dans le cadre plus général de la réforme de la justice.
C'est pourquoi, s'agissant de permettre aux enquêtes de pouvoir aller jusqu'au bout et aux juridictions de se prononcer en toute connaissance de cause, c'est au juge que revient la faculté de saisir l'administration de la demande de communication d'informations afin qu'obligatoirement l'administration à son tour, consulte la commission.
Vous avez souhaité élargir cette faculté de saisine aux commissions parlementaires. Nous aurons à en débattre au cours de l'examen des articles. Mais je tiens à souligner d'ores et déjà qu'il s'agit ici d'une réforme qui s'inscrit dans un cadre précis qui est celui de l'action des juridictions. Il me semble difficile à l'occasion de ce texte d'élargir de façon considérable la portée de la réforme par une modification fondamentale des pouvoirs du Parlement.
Le projet contient des dispositions relatives au mandat des membres de la commission, autres que les Parlementaires, qui visent à conforter leur indépendance. En effet le mandat sera de 6 ans et ne sera pas renouvelable. Sauf démission, ce mandat ne pourra être interrompu qu'en cas d'empêchement constaté par la commission elle-même.
Le Président administrera la commission, disposera d'un budget et dirigera les agents de la commission.
La procédure mise en place pour sa saisine et le rendu de ses avis visent à définir clairement les responsabilités. L'autorité administrative qui demeure seule en charge de la classification et de la déclassification éventuelle, reçoit les demandes des juridictions. Elle les transmet à la commission. Je ne souhaite pas à cet égard qu'un tri soit opéré entre les demandes qui pourraient être satisfaites par le gouvernement sans consultation de la commission et les autres. Il est préférable que la commission puisse examiner l'ensemble des demandes afin qu'elle se forge progressivement une jurisprudence reposant sur un nombre significatif de cas, et que la cohérence de ses recommandations bénéficie pleinement au gouvernement.
J'ai évoqué il y a quelques instants les conventions internationales qui reconnaissent l'utilisation du secret défense par les gouvernements.
S'agissant de la saisine de la commission il convient de préciser qu'elle sera réservée aux seules juridictions françaises pour des procédures engagées devant elles. En effet, en l'absence de réciprocité automatique, la loi ne peut que limiter à ces juridictions la possibilité de saisine.
Les traités internationaux qui régissent les juridictions reconnaissent la validité du secret de la défense nationale, mais leurs demandes éventuelles de levée ne peuvent être prises que par des dispositions de même niveau et non par une législation interne.
Ce projet ne peut davantage concerner les commissions rogatoires internationales car il ne s'agit pas là d'une procédure engagée devant une juridiction française mais d'un mandat qui concerne une procédure qui demeurera engagée devant la juridiction étrangère.
Cette orientation est la seule possible car comme pour les juridictions internationales ce sont des conventions et non le droit national qui régissent les procédures en la matière.
Les délais d'examen des demandes présentées à la commission font l'objet d'un encadrement très strict mais ils demeurent raisonnables eu égard à l'importance des sujets traités et aux investigations qui peuvent être nécessaires.
C'est ainsi que la demande des juridictions doit être transmise sans délai par le gouvernement à la commission. Celle-ci dispose d'un délai de deux mois pour rendre son avis. L'Assemblée Nationale a raccourci à 15 jours au lieu d'un mois comme proposé initialement par le gouvernement, le délai dont disposeront les autorités administratives pour faire connaître leur décision.
Plusieurs dispositions viennent par ailleurs conforter l'indépendance de la commission. Il en va ainsi du pouvoir d'investigation reconnu au Président et l'obligation pour les autorités publiques de prêter leur concours aux travaux de la commission. De même la publication de l'avis au journal officiel conférera une autorité particulière à cette nouvelle instance.
Compte tenu de la sensibilité des sujets traités, la commission disposera d'une marge d'appréciation importante puisqu'elle pourra rendre un avis qui ne soit pas simplement favorable ou défavorable à la déclassification mais elle pourra aussi se prononcer en faveur d'une déclassification partielle.
Cette faculté permettra par la suite à l'autorité administrative de communiquer une partie des informations d'un dossier afin de faciliter l'action de la justice tout en préservant d'autres éléments indispensables à la sécurité.
Ce souci d'un juste équilibre est également présent dans l'ensemble de principes auquel la commission devra se référer. Inspiré par le souci de prendre en compte les contraintes particulières des services de renseignement, notamment les accords avec nos alliés et la sécurité des personnels, ces considérations ont été élargis par les députés aux droits des individus et à la bonne marche de la justice.
Je souhaite à cet égard que, quelle que soit la rédaction qui sera finalement retenue, on ne perde pas de vue l'objet premier de ces dispositions qui est de préserver des éléments essentiels de l'action si difficile que les personnels de nos services de renseignement accomplissent pour la sécurité du pays.

Mesdames, Messieurs les Sénateurs,
Vous avez pu mesurer que cette réforme s'inscrit pleinement dans la politique générale du gouvernement qui vise à assurer davantage de transparence dans le fonctionnement de l'Etat et à offrir plus de garanties pour nos concitoyens. Ce projet trouve ainsi parfaitement place à côté d'autres projets prioritaires de l'action gouvernementale :
- La réforme de l'Etat dont les premiers chantiers concernent la déconcentration des mesures individuelles et la définition de relations nouvelles entre les usagers et l'administration ;
- La réforme de la justice qui offrira de nouvelles garanties aux justiciables et renforcera l'indépendance des magistrats ;
- Dans le domaine de la sécurité, deux réformes viendront prochainement en discussion, la première visant à la création d'un conseil de la déontologie de la sécurité intérieure, la seconde encadrant mieux l'activité des polices municipales, qui elles aussi devraient permettre une meilleure protection contre tous les abus de droit.
Il s'agit en définitive d'un texte de loi équilibré qui, respectant la cohérence de l'activité régalienne de l'Etat, constitue une démarche globale de progrès. Cette démarche dans son ensemble conforte la crédibilité de la Défense Nationale en même temps que celle de l'autorité judiciaire dans sa mission de protection des citoyens et des Droits de l'Homme. En mettant fin au doute, cette législation démontrera que notre Nation se protège d'autant mieux qu'elle respecte dans son action la plénitude des droits des citoyens.
(Source http://www.défense.gouv.fr, le 17 septembre 2001)