Déclaration de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, sur l'adaptation des services publics aux contraintes de la réglementation communautaire et aux innovations technologiques, Paris le 26 mars 1998.

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Circonstance : Colloque intitulé "Energie, poste, télécommunications : quel avenir pour le service public en France et en Europe ?", à Paris le 26 mars 1998

Texte intégral

Messieurs les Ministres,
Monsieur le Commissaire,
Messieurs les Présidents,
Mesdames et Messieurs,
Je tiens à vous exprimer tout d'abord le plaisir qui est le mien d'évoquer devant vous un thème, celui des services publics et de l'Europe, qui, en tant que responsable au sein du gouvernement des questions européennes, m'est particulièrement cher. Je remercie donc Dominique Strauss-Kahn et Christian Pierret de m'avoir associé à cette journée. Je tiens également à souhaiter la bienvenue au Commissaire Van Miert, dont chacun sait le rôle éminent qu'il joue à Bruxelles, et qui présidera la session de cette après-midi.
Vous aurez, tout au long de cette journée, étudié l'avenir des services publics à travers des angles d'attaques précis - la concurrence, la régulation - ou, domaine par domaine, dans vos tables rondes de la fin de la matinée. Je vais m'efforcer pour ma part d'insister sur le cadre et le contexte européens de ce sujet, et ce qui en découle pour nos réflexions.
"Europe et Services publics" : ces deux sujets ont occupé depuis neuf mois une partie très importante du temps et de l'action du gouvernement que dirige Lionel Jospin. Pourquoi ?
Parce que l'Europe, tout d'abord, est à un moment crucial de son Histoire. L'euro, l'élargissement aux pays d'Europe centrale, voilà deux échéances majeures qui vont très largement déterminer, positivement, la vie que mèneront nos concitoyens, au cours de ces cinquante prochaines années.
Parce que, par ailleurs, nos services publics "à la française", constituent un élément essentiel du lien social grâce auquel notre pays se construit et prospère, au profit de tous. C'est donc non seulement leur sauvegarde, mais leur développement que nous devons avoir comme objectif pour la France.
Mais, justement parce que l'Europe est chaque jour plus achevée, il est inévitable que se pose la question de la relation, à construire, entre cette Europe et ces services publics.
Je me propose, pour la traiter correctement, de replacer d'abord le thème des services publics en Europe dans celui, plus général, de la réorientation de la construction économique européenne, puis d'en venir aux contraintes communautaires pesant plus précisément sur ces services publics.
I. C'est, d'abord, en rééquilibrant la construction européenne que nous défendrons les services publics.
A) Je voudrais d'emblée rappeler quelques évidences concernant la relation entre les services publics et le marché unique.
En effet, si la question est apparue il y a quelques années, alors même que l'article 90 du Traité de Rome était déjà ancien, c'est bien parce que nous étions arrivés à un moment particulier de l'intégration économique entre nos pays, à travers la mise en chantier puis la réalisation du "marché unique".
Or, la raison d'être du marché unique est claire : il s'agit, en réalisant un marché domestique de 370 millions d'habitants, de permettre à nos entreprises de disposer d'un espace où elles peuvent rentabiliser au mieux leurs investissements, et d'être alors à même d'affronter dans les meilleures conditions, en Europe et partout dans le monde, la concurrence extérieure.
Ainsi, l'Europe, à travers un marché unique efficace, peut être un rempart, en tout cas une réponse, à d'éventuels effets néfastes de la mondialisation. C'est essentiel pour nos emplois, ceux d'aujourd'hui et plus encore de demain.
Mais le marché unique n'a pas vocation à recouvrir autre chose, ni à être synonyme de démantèlement de systèmes qui, s'ils ont un lien fort avec la sphère économique, ne peuvent se résumer à cela.
Vous le savez, cette conception se heurte toutefois à une vision plus radicale de certains de nos partenaires, qui assimilent la réalisation de ce marché à un vaste mouvement de déréglementation, voire de privatisation. Dans ce contexte, j'y reviendrai, plusieurs textes ont été présentés par la Commission, puis discutés au Conseil des ministres à Bruxelles, qui ont pu affecter nos services publics et la vision que nous en avons. Ils ont, en tout cas, introduit des doses de concurrence, très variables selon les secteurs, dans leurs champs d'action.
B) Face à cette situation générale, nous avons entrepris, pour l'essentiel, deux séries d'actions au plan européen, pour réorienter les choses.
1. D'abord, nous avons, lors du Conseil d'Amsterdam, rappelé que l'Europe ne peut avancer correctement que si elle s'appuie sur ses deux pieds, l'économie d'un côté, le social de l'autre.
L'Europe ne peut pas être simplement une vaste zone de libre échange, qui plus est ouverte à tous vents, fussent-ils américains. L'Union doit aussi être un espace où l'on se préoccupe de lutter contre le chômage, où l'on songe que les habitants ne sont pas seulement des consommateurs, mais aussi des citoyens qui souhaitent que l'Europe soit capable de prendre en compte leurs besoins, notamment en terme de services publics, de qualité et de proximité. Ainsi, ce que nous voulons, ce faisant, c'est rendre l'Europe populaire, dans les deux sens du terme : qu'elle se préoccupe des gens, et que les citoyens se reconnaissent en elle.
Il y a eu, vous le savez, la réunion d'un Conseil européen extraordinaire à Luxembourg en novembre, entièrement consacré à l'emploi. Ses conclusions, sur lesquelles je ne reviendrai pas en détail, ont été très positives, et pour tout dire proches des objectifs, à la fois ambitieux et réalistes, que nous nous étions fixés.
Je rappellerai simplement que nous avons, d'abord, obtenu que la lutte pour l'emploi au plan européen soit inscrite dans la durée. Ces sommets sur l'emploi se tiendront désormais chaque année. C'est déjà, en soi, une petite révolution.
Ensuite, nous avons obtenu que tous les Etats d'Europe se dotent d'une perspective commune clairement orientée vers l'emploi. Nous nous sommes notamment mis d'accord sur un certain nombre d'objectifs quantifiés, en terme d'embauche ou de formation. Ces orientations devront se traduire dans des plans d'action nationaux qui seront présentés dès le Conseil européen de Cardiff en juin prochain. Ainsi, chacun reste maître chez soi, mais devient responsable devant les autres et devant toute l'Union. C'est la seconde révolution qui s'est produite à Luxembourg, à l'initiative de la France.
Voilà pour la première action.
2. Ensuite, nous avons redit à nos partenaires que, pour nous, certains domaines ne relèvent pas, en tout cas pas uniquement, d'une approche marchande. Il s'agit tout particulièrement des domaines de la culture, de la santé, ou encore de l'éducation, que certains voudraient voir libéralisés.
Pour cela, nous nous battons, concrètement, mesure par mesure, avec Bernard Kouchner, avec Catherine Trautmann, avec Claude Allègre, pour inverser le cours de choses.
Vous le voyez, ce n'est qu'en inversant la logique d'ensemble que l'on peut défendre efficacement les services publics.
II. Mais assurer un avenir à nos services publics nécessite aussi de les défendre de façon spécifique, tout en étant pleinement conscient de l'environnement dans lequel ils se trouvent.
De ce point de vue également, nous ne sommes pas resté inertes depuis 9 mois.
A) Nous nous sommes efforcés tout d'abord de traduire concrètement, dans des textes, les idées pour lesquelles nous nous battons.
Nous l'avons fait, d'abord, en achevant la négociation sur l'inclusion d'un nouvel article sur ce thème dans le Traité d'Amsterdam, l'article 7D. Cet article constitue l'aboutissement d'une prise de conscience de l'importance de ce sujet au plan européen, dont on avait déjà trouvé trace dans plusieurs arrêts de la Cour de Justice des Communautés européennes et dans la communication de septembre 1996 de la Commission sur les services d'intérêts général.
Cet article représente une avancée, en ce qu'il place ces services parmi les valeurs communes de l'Union, et à travers le rôle qu'il leur reconnaît dans la promotion de la cohésion sociale et territoriale de celle-ci.
Mais, on le voit bien, la défense des services publics restera fondamentalement politique. Et c'est finalement tout le mérite de ce nouvel article que de conforter la légitimité politique, au plan européen, de notre action.
C'est cette démarche, politique, que nous avons retenu ces derniers mois, avec le Premier ministre, avec Christian Pierret, lors du Conseil Télécommunications du 1er décembre dernier au sujet de la directive sur la Poste, puis au Conseil Energie du 8 décembre, pour le projet de directive sur le marché intérieur du gaz, dont nombre des dispositions initiales nous posaient problème, et sur lesquels nous avons obtenu satisfaction.
Je tire deux conclusions de ces deux textes, Postes et Gaz : la première est qu'il ne faut jamais renoncer à être volontariste et offensif sur ses idées. La seconde, c'est que la France reste un pays majeur dans le processus de construction européenne, et que lorsqu'elle indique clairement une voie, elle est, toujours, entendue.
Avec ces directives "Gaz" et "Postes" s'achève un cycle de négociations communautaires sur tous les grands services publics.
B) La période qui s'ouvre, où le cadre réglementaire applicable est connu, est propice à la fois pour tirer un bilan et tracer des perspectives.
1. Le bilan, je le crois, est clair. L'essentiel est préservé, rien n'est compromis, mais rien n'est définitivement assuré non plus.
Tant dans le domaine des télécommunications, qui sont entrées, au premier janvier 1998, dans une nouvelle ère, concurrentielle, mais où s'est imposée la notion de service universel, que dans celui de la Poste, de l'électricité, du gaz, où l'introduction de la concurrence est beaucoup plus restreinte, nous avons conservé ce qui est au coeur du service public, et notamment la gestion des investissements qui doivent être réalisés pour prévoir l'avenir, et le service rendu en bout de chaîne aux usagers.
Nous avons pu maintenir des entreprises de service public qui font la force de ce pays, comme entreprises intégrées, continuant à intervenir dans tous leurs domaines de compétence. Nous avons, tout simplement, maintenu des entreprises publiques, là où certains pensaient que les directives en discussion aboutiraient à un vaste mouvement de privatisation.
Nous allons ainsi pouvoir, dans les mois qui viennent, transposer la directive Electricité, conclue par le précédent gouvernement, que nous prenons donc telle que nous la trouvons, et la directive Poste, puis la directive Gaz quand elle sera définitivement adoptée, sans que cela n'entraîne de bouleversements majeurs, ni pour les entreprises concernées, ni pour leurs personnels. Bien entendu, il y aura des adaptations dans la vie de ces entreprises sur tel ou tel point, plus particulièrement concernés par l'introduction de doses de concurrence. Pour ce qui concerne plus spécifiquement l'électricité, Christian Pierret a lancé la concertation sur la base du Livre blanc qu'il a élaboré.
2. Pour autant, je le disais, rien n'est acquis.
Les directives sur l'électricité et le gaz comportent des "clauses de rendez-vous", et nous devrons, au milieu de la prochaine décennie, mener une nouvelle fois les combats que nous venons de remporter. Des possibilités d'évolution sont prévues pour la Poste à partir de 2003. Pour les Télécommunications, le cadre issu de la libéralisation ayant pris effet en début d'année sera réexaminé dès l'année prochaine.
Ne nous faisons aucune illusion : nous n'échapperons pas à ces discussions.
C) Parce que rien n'est acquis, il est indispensable, pour conforter l'avenir de nos services publics en Europe, de poursuivre la réflexion, de tracer des perspectives, au niveau européen et au plan interne.
Je ferai pour ma part deux remarques et indiquerai trois pistes :
1. La première remarque, c'est qu'il ne faut jamais oublier que ces textes sont négociés, à quinze, à la majorité qualifiée. Cela veut dire qu'il est essentiel, dans notre façon de nous préparer à ces clauses de rendez-vous de regarder de façon extrêmement attentive comment nos partenaires évoluent eux-mêmes sur ces sujets.
Etudions comment ils transposent, pour commencer, les directives déjà adoptées, et notamment dans quel sens ils utilisent les marges de manoeuvre qu'elles comportent : dans le domaine des télécommunications, par exemple, il est clair que beaucoup d'Etats membres ne font pas la même utilisation concrète que nous de la notion de service universel, et cela doit attirer notre vigilance. J'ai noté, en sens inverse, comment nos voisins allemands ont transposé ces directives Télécommunications, ou comment nos amis hollandais transposent la directive Electricité. On est parfois surpris de constater une certaine prudence, ou un certain retour aux réalités, après que ces pays aient tenu des positions plus tranchées au Conseil.
Regardons, ensuite, d'une façon plus générale, comment nos voisins, au niveau de l'Etat et au niveau des entreprises, se préparent d'ores et déjà eux-mêmes à ces clauses de rendez-vous, ce qu'ils anticipent comme évolutions ultérieures.
Cette connaissance fine de notre environnement est essentielle, non pas pour l'accepter tel quel et nous y soumettre, mais, au contraire, pour le faire évoluer, en ajustant, si besoin est, nos propres arguments, pour promouvoir au mieux nos idées, sans nous tromper sur les objectifs à atteindre sur le fond.
2. La deuxième remarque, c'est qu'il reste légitime de distinguer les domaines relevant du service public, et leurs perspectives d'avenir, au regard des évolutions technologiques.
Les fantastiques bouleversements techniques intervenus dans le domaine des télécommunications rendaient incontournables des évolutions réglementaires, faute de quoi les textes en vigueur seraient devenus tout simplement inapplicables.
Ces bouleversements se répercutent, aussi, sur la Poste, dont l'activité se trouve atteinte par la montée en puissance du fax et plus encore de la messagerie électronique. Faudra-t-il pour autant libéraliser la distribution du courrier, qui n'est pas en elle-même directement touchée ? Ce n'est pas inéluctable.
Mais où sont, par contre, les bouleversements technologiques des secteurs de l'électricité et du gaz ? Quelles seraient les justifications d'un alignement, demain, des règles de ces domaines sur celles des télécommunications ? Je vois bien quelles seraient les justifications idéologiques pour certains de nos partenaires, voire pour la Commission, mais je cherche toujours leur fondement plus concret. Donc, ne faisons pas comme si tout était pareil, comme si tous les services publics devaient forcément connaître les mêmes évolutions.
J'en viens maintenant aux trois pistes que j'ai annoncé :
3. La première, c'est de faire vivre la notion de service public. Elle ne peut être figée, mais doit s'adapter en permanence aux besoins de nos concitoyens. Un exemple : nous avons, au nom même des bouleversements technologiques du secteur des télécommunications, proposé à nos partenaires de l'Union européenne, d'intégrer le raccordement de toutes les écoles à Internet dans le champ d'application du service universel.
Je suis persuadé que des exemples comme celui-ci, d'adaptation "par le haut" de la notion de service public, nous pouvons en trouver dans chacun des grands domaines qui le composent.
4. La deuxième piste, c'est bien évidemment d'être, en France, les meilleurs, c'est à dire, selon les cas, de continuer à être les meilleurs, de devenir ou de redevenir les meilleurs, et de démontrer ainsi par l'exemple le bien-fondé de notre défense des services publics.
Je prendrai là aussi un exemple, volontairement choisi en dehors des domaines que vous examinez aujourd'hui : en matière de transport ferroviaire, certes, nous avons le TGV. Mais à côté de cela, le trafic fret a considérablement reculé au cours des dix ou quinze dernières années. Comment contrer efficacement les propositions de libéralisation totale du trafic fret si nous ne sommes pas capables de retourner cette situation ? De ce point de vue, je me réjouis de ce que la SNCF, en coopération avec ses homologues, ait mis en place, il y a quelques semaines le premier corridor européen de fret.
5. J'indiquerai, enfin, une troisième piste : que les grandes entreprises publiques de service public deviennent chaque jour d'avantage des entreprises citoyennes, ancrées encore plus solidement dans notre société.
Je pense particulièrement au temps de travail et à l'emploi des jeunes, mais aussi aux services de proximité, mais aussi à l'attention particulière portée aux plus fragiles de nos concitoyens.
De ce dernier point de vue, les thèmes, que vous aller étudier cet après-midi, du contrôle et de la régulation des entreprises de services publics, selon des modalités qui peuvent être très variables, selon les pays ou les secteurs, sont bien entendu essentiels dans un contexte d'instillation de doses de concurrence. Le risque, dans de telles circonstances, c'est bien évidemment que seuls les grands industriels, gros consommateurs, profitent de cette concurrence, au détriment des plus faibles, des petits consommateurs individuels.
Il appartient aux pouvoirs publics d'être particulièrement vigilants sur ce point, d'exercer pleinement leurs missions de tutelle et de contrôle, et de ne pas tolérer de telles dérives. Mais les entreprises de services publics doivent être capables, aussi, de "s'auto-réguler", de s'imposer le respect absolu des droits et des intérêts de ces consommateurs plus fragiles.
Que toutes les grands entreprises de service public affichent sur toutes ces questions des objectifs et des résultats ambitieux, et le dossier de la défense des services publics aura considérablement avancé à Bruxelles.
J'ai cité trois pistes, il y en a certainement d'autres que vous n'allez pas manquer d'indiquer, afin que nous progressions ensemble pour la promotion des services publics en Europe.
Je suis, pour ma part, vous l'aurez compris, convaincu qu'ils gardent toute leur place dans l'Union européenne et qu'ils auront encore, et pour longtemps, un avenir brillant dans l'Europe que nous construisons.
Cette Europe, je le redis pour terminer, nous la voulons plus proche des gens, plus respectueuse aussi de l'identité de chacun, et tout aussi soucieuse de développement social que de profit économique.
C'est aussi comme cela, avec le respect de cet équilibre, que nous permettrons à l'ensemble de la construction européenne, chaque jour plus complexe, parce que plus achevée, de continuer à progresser, sans heurt, sans remise en cause, dans l'intérêt de tous.
Je vous remercie de votre attention./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 septembre 2001)