Déclaration de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, sur l'amélioration de la gouvernance de l'UE, notamment au niveau de la Commission européenne et du Conseil Affaires Générales, sur la conférence intergouvernementale (CIG) sur la réforme des institutions de l'UE et sur l'amélioration de la transposition du droit communautaire en France, Paris le 15 juin 2000.

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Circonstance : Colloque organisé par les anciens élèves de l'ENA, de l'Ecole Polytechnique et d'HEC, sur le thême : "L'Europe des responsables : quelles formations pour quelles décisions ?" Paris le 15 juin 2000

Texte intégral

L'Europe des responsables : quelles formations pour quelles décisions ?
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs,
C'est avec un grand intérêt que je suis aujourd'hui parmi vous. A deux semaines du début de la présidence française de l'Union européenne, cette échéance importante pour notre pays et l'Europe, votre colloque vient à point nommé pour nourrir la réflexion sur la question centrale de la décision.
Votre initiative reflète d'abord deux réalités fortes :
- l'activité des anciens élèves de ces grandes écoles est inséparable du champ européen. Qu'ils soient hauts fonctionnaires, responsables d'entreprise, ou, pourquoi pas un jour, responsables politiques, elle est imprégnée de la matière européenne. Et les programmes de vos écoles intègrent de manière croissante cette dimension européenne, à travers des enseignements spécifiques et des stages chez nos voisins européens.
- mais vous êtes aussi - vous qu'il est convenu d'appeler des décideurs - des acteurs privilégiés de la construction européenne. En ce sens, vous contribuez à donner de la chair à cette Europe qui se fait au quotidien. Vous le savez, la construction communautaire a pour particularité d'être un processus permanent de négociation. Représentant des Etats membres au sein du Conseil des ministres, lobbyiste à Strasbourg ou à Bruxelles, responsable d'entreprise développant son activité à l'échelle du marché unique, chacun, à sa place, négocie. Il se confronte à l'autre, fort de ses avantages comparatifs parmi lesquels figure, bien sûr, sa formation.
D'où l'intérêt de réfléchir ensemble, comme vous nous y invitez aujourd'hui dans cette table-ronde, au système de décision européen.
Je voudrais tout d'abord essayer de préciser le cadre d'analyse de nos travaux avant d'esquisser quelques pistes susceptibles de répondre à vos interrogations.
Pour définir ce cadre d'analyse, il me semble nécessaire de partir, comme vous le suggérez, de la perception du système communautaire.
A cet égard, je voudrais revenir un instant sur les résultats de différentes enquêtes sur les Français et l'Europe. Je ne reviendrai pas sur les résultats positifs qui traduisent, plus qu'on ne le pense, une progression de l'adhésion à l'Europe, même si les appréciations sont variables selon les secteurs, les jugements les plus favorables concernant évidemment le domaine économique et financier : clairement, l'Europe-raison s'est imposée, éclipsant - provisoirement, je l'espère - l'Europe-passion.
Au-delà de cet aspect, je retiens surtout la demande d'une construction européenne réellement gouvernée. Il faut y voir d'abord l'absence de perception claire du fonctionnement des Institutions européennes, véritable nébuleuse aux yeux de la plupart de nos concitoyens. Ils ont en effet la perception d'une Europe en pilotage automatique, où la volonté politique abdiquerait devant la force de la routine administrative et d'automatismes incontrôlés. Le plus intéressant est de relever que cette attente est même forte dans les franges sociologiques ou les familles politiques traditionnellement les plus réticentes face à l'Europe. C'est bien le signe que la construction européenne est maintenant parfaitement intégrée dans l'horizon de nos concitoyens. Elle est devenue à la fois le cadre naturel de l'action gouvernementale et l'échelon pertinent de réponse aux défis actuels de la mondialisation.
Raison de plus pour essayer de répondre à l'attente de nos peuples qui peuvent de moins en moins admettre que l'Europe se laisse glisser vers l'avenir, soit cet "animal sans tête" dont parle Jacques Delors.
D'où le thème, aujourd'hui au premier plan, de la gouvernance.
Derrière cette expression quelque peu barbare, qui fleure bon, - reconnaissons-le nous sommes entre nous -, la technostructure multilatérale, se cache une problématique centrale pour l'avenir de l'Union européenne.
Vous vous souvenez peut-être que ce thème a été mis en avant par M. Prodi, au début du mandat de la Commission européenne qu'il préside, en février dernier devant le Parlement européen.
Au titre de ses objectifs stratégiques pour la période 2000-2005, figure la promotion de nouvelles formes de gouvernance européenne. Il a d'ailleurs annoncé la préparation puis la présentation d'un Livre blanc sur ce thème.
Il serait réducteur de voir dans cette initiative le simple désir, qui par ailleurs existe, de réagir après la crise de la Commission Santer et de donner des gages au Parlement européen. Il s'agit là en effet d'un problème crucial pour l'avenir de l'Europe. En effet, cette thématique fondamentale est, à mon sens, au noeud de deux problématiques :
- il y a, d'un côté, celle du fonctionnement. Comment mettre en place un système efficace, favorisant la décision, assurant la transparence, la responsabilité (accountability) et le contrôle, compatible avec une Europe élargie, comment articuler différents niveaux de décision - communautaire, national, local -, telles sont quelques-unes unes des questions qui se posent alors,
- il y a, de l'autre, celle de la représentation. En effet, tout système institutionnel est fondamentalement porteur de représentation politique. La tâche est particulièrement ardue car, à ce qu'il est convenu d'appeler la crise de la représentation politique dans les Etats membres, s'ajoute la complexité d'un système communautaire difficilement comparable aux systèmes nationaux.
Face au principe élémentaire de séparation des pouvoirs, clairement perçu par nos peuples, le système communautaire présente des organismes hybrides et ambivalents, avec par exemple un Conseil des ministres à la fois principal législateur communautaire mais aussi exécutif, pouvoir qu'il partage avec la Commission.
La question est alors d'offrir un système lisible, dans lequel les citoyens se reconnaissent, en un mot démocratique.
Dans ce cadre, j'en viens maintenant au deuxième point de ma présentation : quelles réponses pour restaurer la capacité de décision de l'Europe et renforcer sa légitimité démocratique ?
Je partirai d'un double constat :
- le système communautaire, avec au centre le triangle institutionnel formé du Parlement européen, du Conseil et de la Commission, n'a pratiquement pas évolué depuis l'origine. Au fil des ans et des élargissements successifs, une série de compromis n'a abouti qu'à des ajustements à la marge,
- aujourd'hui, la perpective de l'élargissement à une échelle sans précédent impose que l'Union se mette au niveau pour réussir cette étape historique. Il faut aborder cet élargissement sans appréhension mais avec lucidité. C'est une lame de fond qui impose une réflexion profonde sur l'Union européenne de demain et son fonctionnement.
Vous le savez, le débat qui anime régulièrement les cercles communautaires vient d'être stimulé par le discours de Humboldt de M. Joshka Fischer, le ministre allemand des Affaires étrangères.
J'ai déjà eu l'occasion à plusieurs reprises de faire part de ma réaction, Hubert Védrine aussi, à ce discours. Nous estimons qu'il s'agit d'une contribution très riche à ce débat. Nous lui réservons un accueil que je qualifierai de positif, avec un certain nombre d'interrogations qui doivent trouver des solutions.
Je soulignerai aussi qu'elle conforte la présidence française en mettant en évidence l'étape initiale que constitue la conclusion, d'ici la fin de l'année, de la Conférence intergouvernementale (CIG), ouverte en février dernier, sur la réforme des institutions, préalable à l'élargissement.
Je ne reviens pas en détail sur cette nouvelle CIG. Elle portera en priorité sur trois points fondamentaux : le format de la Commission européenne, la généralisation du recours au vote à la majorité qualifiée au sein du Conseil des ministres et la révision de la pondération des voix au sein de ce même Conseil. Elle devrait être aussi l'occasion de réexaminer d'autres questions, comme ce qu'on appelle les coopérations renforcées entre quelques Etats membres. Cette problématique multiforme - comme l'illustrent les notions d'avant-garde, de centre de gravité, de noyau dur - revêt aujourd'hui une importance déterminante. Passerelle vers l'Europe du futur, elle est la clef pour résoudre la dialectique classique entre approfondissement et élargissement, aussi vieille que les Communautés européennes.
Mais cette échéance dont le rendez-vous est fixé à Nice, en décembre prochain, aussi importante et spectaculaire soit-elle, n'épuise pas le sujet, loin de là.
Il y a d'abord des améliorations possibles sans modification des traités. Je pense à l'amélioration du fonctionnement du Conseil Affaires générales (CAG), où siègent les ministres des Affaires étrangères et des Affaires européennes. Il doit retrouver sa fonction centrale de coordination des travaux de l'Union et de filtre pour assurer la préparation du Conseil européen et faire en sorte qu'il conserve son rôle d'impulsion politique. Il suffit aussi de volonté politique pour nettoyer et alléger les instances du Conseil - ce que nous avons commencé à faire -, lutter contre les filières administratives, décloisonner et préserver l'unité du Conseil. Je pourrai aussi mentionner toutes les mesures concernant la Commission, pour améliorer la gestion de son personnel, redéfinir ses missions, mieux évaluer ses politiques.
Enfin, n'oublions pas qu'une grande partie des problèmes de l'Union réside dans les Etats membres. Permettez-moi de prendre quelques exemples pour illustrer quelques progrès possibles.
Je partage l'idée de Jacques Delors de créer des ministres des Affaires européennes, rattachés aux chefs de gouvernements, et chargés de déblayer l'agenda avec la Commission. Ils auraient ainsi une double fonction de coordination interne et externe. Dans le même ordre d'idée, on pourrait imaginer de scinder le CAG entre deux instances. Il y aurait, d'un côté, un Conseil avec les ministres des Affaires étrangères, traitant des questions de Politique étrangère et de sécurité commune, et, de l'autre, un Conseil réunissant ceux des Affaires européennes pour traiter des questions communautaires. Ne voyez aucune arrière-pensée personnelle dans ces idées.
Mais il importe aussi de renforcer l'emprise de l'Europe dans l'appareil national. Comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire devant les élèves de l'ENA à Strasbourg, la situation actuelle de l'administration française face à l'Europe n'est pas totalement satisfaisante. La fonction publique française a encore trop peu conscience de la dimension européenne de son activité. Nous sommes dans le peloton de queue pour ce qui concerne la transposition, dans notre droit, des directives européennes, même si nous accomplissons actuellement des efforts pour rattraper notre retard. J'essaye de stimuler mes collègues pour que nous nous retrouvions à un rang plus digne de nous. Et nous sommes, hélas, les premiers pour les procédures contentieuses devant la Cour de Justice des Communautés européennes.
Avant de conclure, je souhaite mentionner tout particulièrement une priorité de la présidence française qui vous intéresse et me tient à coeur. C'est en effet ici-même, lors du colloque pour le 800ème anniversaire de la Sorbonne en 1998, que j'avais lancé l'idée d'un "Acte unique de la connaissance". Même si l'expression est juridiquement impropre, vous voyez l'allusion à l'Acte unique de 1985 à l'origine du marché unique : l'idée est bien de créer un véritable espace où circuleraient librement étudiants, enseignants, chercheurs. L'idée a fait son chemin et le Conseil européen de Lisbonne en mars dernier, nourri de nos travaux, a confié à la Présidence française la tâche de préciser la voie et la méthode.
Je voudrais terminer sur une histoire taoïste, pour vous encourager à un travail d'analyse approfondi et sans complaisance. C'est l'histoire de la lame du couteau du boucher.
Un bon boucher use un couteau par an parce qu'il ne découpe que la chair. Un boucher ordinaire use un couteau par mois parce qu'il le brise sur les os. Le même couteau m'a servi depuis dix-neuf ans, dit-il. Il a dépecé plusieurs milliers de boeufs et son tranchant paraît toujours comme s'il était aiguisé à neuf.
Au début de sa carrière, le boucher ne voyait que le boeuf et ne croyait qu'à son couteau. Bientôt il n'a plus vu le boeuf et a appris à se servir de son esprit. Il a vu les interstices de l'animal et a su découper dans ces trous.
Vous l'aurez compris, il faut donc travailler sur les fissures du système.
Un dernier mot, moins éthéré et plus opérationnel : j'attends avec intérêt les conclusions de ce colloque qui, j'en suis certain, nourriront nos choix en cette période très dense pour l'avenir de notre pays et de l'Union européenne. Nous savons depuis longtemps que la France a besoin de l'Europe. Nous allons essayer de montrer, une fois encore, que l'Europe a besoin de la France.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 juin 2000)