Texte intégral
Discours
Assises du Commerce et de la Distribution
Message de Luc GUYAU,
Président de la FNSEA
Paris, le 13 janvier 2000
Monsieur le Premier ministre,
Madame, Messieurs les Ministres
Mesdames et Messieurs les Députés,
Mesdames, Messieurs,
A la suite des crises de l'été dernier, c'est la FNSEA et ses Associations spécialisées, avec le CNJA et avec l'appui de l'APCA, qui ont relancé le débat sur la distribution dans ce pays. Si les agriculteurs sont montés en première ligne, c'est tout simplement qu'il s'agit bien souvent d'une question de survie pour eux. Survie de leurs entreprises, survie en tant qu' acteur économique. Survie de leur métier et de leur indépendance face à la pression de la distribution.
Mais nombreux sont ceux qui sont concernés par ce débat. Salariés de nombreux secteurs, PME-PMI, artisans, partenaires divers de la distribution, et jusqu'aux consommateurs, beaucoup sont à notre côté dans ce combat. C'est pourquoi ce matin, à la Maison Nationale de l'Elevage nous nous sommes retrouvés sur une volonté de changement dans ces rapports de force économiques. Mais aussi sur un véritable choix de société que nous partageons et qui dépasse largement des intérêts corporatistes.
C'est pourquoi la FNSEA a déploré que le Gouvernement n'ait pas pris les moyens dans la préparation de ces Assises d'organiser un débat équilibré et représentatif des forces économiques et sociales de ce pays.
Mais si nous sommes venus pour écouter vos conclusions Monsieur le Premier ministre, c'est parce qu' au-delà des grand-messes ou des réunions techniques, nous demandons l'arbitrage du gouvernement sur une question éminemment politique.
Le marché ne doit pas choisir à notre place la société dans laquelle nous voulons vivre. Nous sommes devant une question de société au sens large. Et nous interrogeons ce Gouvernement mais aussi la société dans son ensemble.
Comprenons-nous bien. Il ne s'agit pour nous ni de détruire la grande distribution, ni de demander à l'Etat d'enrayer l'économie de marché. Nous ne sommes pas pour l'Etat partout, mais là où il faut. Et là, il le faut !
Nous demandons que l'Etat prenne toutes ses responsabilités pour créer un environnement qui permette à chaque acteur de jouer son rôle économique, sur la base de règles équitables et durables, au profit de tous et du consommateur.
Ce que nous dénonçons aujourd'hui, c'est un mode de développement qui poussé à bout, est devenu nocif pour l'économie, l'emploi et la société. Il faut donc l'encadrer et le réguler pour sortir de l'impasse.
Notre paysage économique est en effet dominé par la concentration de la grande distribution, qui a crée une force de frappe monumentale. Elle laisse des centaines de milliers d'entreprises, agricoles ou non, aux prises avec cinq grandes centrales d'achat.
Et depuis huit jours, les messages de soutien dans notre action nous sont venus de tous les horizons. Jamais je n'ai eu de soutien aussi fort de la part de tous les secteurs !
Nous sommes tous confrontés à un pouvoir de négociation exorbitant. Nous vivons au quotidien une pression permanente sur les prix et les marges, avec une captation de la valeur ajoutée.
L'imagination des grandes surfaces est sans limite pour faire financer par les fournisseurs l'anniversaire du magasin ou son agrandissement. Le chantage au déréférencement est courant. C'est même une arme absolue. La seule limite est de se demander jusqu'où aller sans mettre à genoux le fournisseur . Et encore !
La concentration s'accélère. La fusion Promodès-Carrefour, que nous avons toujours dénoncée, mettrait 30% de l'alimentation entre les mains d'un seul géant. Et parfois, jusqu'à 80% dans certaines villes ! Que reste-t-il comme choix au consommateur ? Quelle liberté et quelle indépendance pour le fournisseur ?
Nous ne voulons pas que demain, nos enfants en soient réduits à choisir entre deux ou trois marques de distributeurs sur un linéaire. Nous ne voulons pas non plus nous faire dicter nos choix de vie et notre vie tout court, du berceau au cercueil, par la grande distribution ! Nous ne voulons pas plus devenir les chauffeurs de tracteurs de la distribution.
Pourtant sa puissance aboutit à déséquilibrer la filière et les relations entre les producteurs, les industriels, l'aval et le consommateur. Laisser la grande distribution organiser complètement la filière alimentaire est particulièrement dangereux. Cela aboutit à une confusion des rôles et des métiers.
La distribution vend, mais développe aussi ses propres marques. Il faudrait dès lors étudier l'application aux marques de distributeurs (MDD), de la législation sur les entreprises de réseau, qui interdit à l'entreprise ayant un réseau de distribution, d'y commercialiser ses propres produits. Une telle action permettrait de faire ressortir la différence de traitement appliqué par les distributeurs entre les MDD et les produits de marque
La grande distribution parle aussi d'agriculture raisonnée à la place des agriculteurs. Elle se sert des cahiers des charges pour intégrer les producteurs ou s'approprier les signes de qualité, sans les valoriser à leur juste prix et sans offrir aucune sécurité ni sur les prix, ni sur les volumes.
Pourtant garantir la qualité et l'origine des produits est et doit rester d'abord l'affaire des producteurs.
Bien sûr des expériences positives de contrats avec certains agriculteurs émergent ici ou là. On peut les saluer, même s'il faudra les juger dans la durée. Mais elles ne dédouanent pas d'une responsabilité collective devant tous et devant l'ensemble de la population.
Et que les distributeurs ne crient pas au complot politique ou au bouc émissaire ! Ils nous feraient pleurer des larmes de crocodile, lorsque nous voyons comment ils se refont une virginité politique et médiatique à coup de publicités dans la presse ! A les entendre, ils laveraient plus blanc que blanc !
Ces publicités nous les avons vues, et nous serons prêts à aller devant les tribunaux si les engagements pris n'étaient pas respectés !
Ce constat d'ensemble doit nous pousser à une interrogation plus fondamentale sur les relations économiques et la place du marché dans notre société.
La logique actuelle est avant tout financière. C'est le règne de l'argent roi ou la nouvelle parole d'évangile est le cours en bourse. La rentabilité et la pression financière se répercutent à tous les niveaux en commençant par le chef de rayon. Au sommet, les grands patrons battent des records au hit parade des grandes fortunes du pays, à coup de fusions ou de stock options.
Ce n'est pas notre idéal de société. Et nous ne pouvons pas imaginer un seul instant, Monsieur le Premier ministre, que ce soit le vôtre ! C'est pourtant cette société qui se construit sous nos yeux. Pour les pouvoirs publics, laisser faire serait être complice de cet engrenage infernal.
Nous n'accepterons jamais le pouvoir absolu de l'argent qui broie les hommes, les terroirs, les territoires et les emplois.
Ce serait d'autant plus incompréhensible, que le contexte économique et les aspirations de notre société ont radicalement changé.
Le combat contre une inflation a deux chiffres est terminé depuis plus de quinze ans. Ecraser les prix n'a plus de sens.
Ce d'autant moins pour l'alimentation, lorsque que les biens alimentaires ne font plus que 16% du panier ménagère, et seulement 4% pour les produits agricoles proprement dits.
La logique de bas prix et de concentration de l'offre se retourne même contre le consommateur. D'abord, parcequ'elle réduit sa liberté de choix. Ensuite, parcequ'elle représente à terme une vraie menace pour la qualité et la sécurité. Nous ne pourrons pas faire toujours mieux, avec toujours moins de prix et de revenu.
Chacun doit prendre conscience qu'il est impossible de consommer au prix mondial tout en gardant nos spécificités européennes et françaises. C'est en ce sens que nous avons choisi de défendre notre modèle agricole européen face aux USA et dans les instances internationales.
Le vrai combat aujourd'hui n'est plus contre l'inflation, mais pour l'emploi, pour la vitalité de notre tissu économique, pour la diversité des activités, des acteurs économiques, PME, agriculteurs, artisans, hôteliers, restaurateurs, acteurs du monde rural tous ceux qui créent de l'emploi et des activités, tous ceux qui dynamisent notre territoire, en étant répartis sur l'ensemble du pays.
Ce sont ceux là qu'il faut encourager, car ils construisent de proche en proche, l'équilibre de notre économie, du territoire et de notre société. Une société de proximité, une société humaine, où l'homme n'est pas écrasé par les conglomérats.
Monsieur le Premier ministre vous avez dénoncé dans vos vux les dangers du "libéralisme débridé" et du "capitalisme sauvage". Oui à une économie de marché, non à une société de marché aviez-vous dit avant. Les agriculteurs vous disent : "banco !", et avec eux, toutes les forces vives du pays.
Ils vous demandent une distribution plus juste des fruits de la croissance dans ce pays, sur la base de règles du jeu plus claires et plus équitables.
Nous ne voulons pas d'une guerre commerciale infernale qui tue et jette le consommateur en pâture aux requins du commerce en l'éblouissant à coup de promotions tapageuses comme dans un grand casino. La dignité des hommes et des femmes, la reconnaissance de leur métier et de leur savoir-faire : voilà notre combat. Non à une économie de casino, oui à une moralisation des pratiques.
A la guerre des prix doit succéder la bataille pour la qualité et pour une valeur ajoutée équitablement partagée. Qualité, goût, authenticité, sécurité. Voilà ce que veut le consommateur et que nous voulons lui offrir. Mais aussi des campagnes vivantes et non des déserts, avec des agriculteurs debout, qui vivent de leur métier sans se faire écraser économiquement.
Voilà la bataille que nous menons. C'est sur ces bases que nous sommes prêts à bâtir une véritable alliance avec le consommateur. Qui mieux que l'agriculteur peut lui garantir un mode de production, le goût, la qualité, l'origine d'un produit ?
Sur ce chemin nous sommes prêts à avancer avec la distribution, pour mener avec elle comme nous le faisons depuis plusieurs années, des partenariats pour la qualité.
Mais ce partenariat nous le voulons équilibré, dans un rapport gagnant gagnant. Dans le respect du métier et du rôle de chacun, sur la base d'une valeur partagée.
En ce sens, les règles du jeu doivent être clarifiées, des gardes fous renforcés, un rapport de force rééquilibré.
Nous attendons de l'Etat une triple action : sanctionner, réguler, encourager.
Sanctionner, d'abord, car l'Etat doit être garant de la moralité des pratiques. D'abord en rendant effective les interdictions existantes. Mais aussi par la sanction des dérives de toutes sortes, comme la promotion sur catalogue par exemple. Il faut faire le ménage et éradiquer toute coopération commerciale abusive. De même faudrait-il enfin sanctionner les pratiques de déréférencements, protéger le fournisseur contre ces menaces et éradiquer des droits d'entrée prohibitifs pour être référencé.
Quant à la revente à perte, déjà interdite, il serait intolérable qu'elle n'existe plus dans les faits qu'en agriculture ! Et l'abus de dépendance économique devrait lui aussi être sanctionné.
Réguler, ensuite, pour prévenir les effets d'une concentration nocive. En France, mais aussi et surtout en Europe, pour un droit de la concurrence plus équilibré.
Nous attendons de la France qu'elle s'engage fortement dans ce combat en Europe car de plus en plus le terrain communautaire sera décisif sur ce plan. Ce devrait être un élément fort de la présidence française de l'Union Européenne au second semestre 2000.
Encourager, enfin, l'organisation et le regroupement des producteurs, mais aussi de tous les petits et moyens fournisseurs, pour rééquilibrer la balance.
Tout pouvoir doit avoir son contre pouvoir. A ce titre, des accords entre producteurs, notamment sur la mise en marché, ne devraient pas être considérés comme des ententes illicites. Nous voulons en agriculture renforcer le pouvoir économique des producteurs et mieux nous organiser. Nous faisons le pari des interprofessions.
Il faut donc agir sur l'ensemble de ces leviers pour avancer.
Tous ces points devraient être suivis dans la durée et faire l'objet d'une application loyale et d'un contrôle par les pouvoirs publics. Des clauses de réexamen doivent être prévues.
La profession à cet égard soutient la création d'une instance de régulation qui veillerait à l'application des accords et observerait les pratiques. Elle devrait pouvoir transmettre des avis pour permettre des sanctions des dérives les plus graves.
Monsieur le Premier ministre, notre développement doit reconnaître une place à tous les acteurs de l'économie de ce pays. Il en va de notre tissu économique, mais aussi de l'équilibre de notre société.
Il revient à l'Etat de créer les conditions de cet équilibre. Et nous apprécions le travail des députés Le Déaut et Charrié dont l'analyse, à compléter sans doute, a bien engagé le débat.
Il nous appartient enfin de définir tous ensemble : responsables politiques, citoyens, consommateurs, acteurs économiques et sociaux, un mode de développement et un choix de société porteur de progrès pour tous.
Les organisations représentatives sont prêtes à jouer leur rôle en ce sens. Aux pouvoirs publics de les entendre : notre démocratie sociale est à ce prix.
(source http://www.fnsea.fr, le 15 janvier 2000)