Déclaration de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, sur la politique économique européenne, la défense de l'exception culturelle lors des négociations commerciales multilatérales de Seattle dans le cadre de l'OMC, l'affirmation de l'Europe sur le plan diplomatique et militaire, l'Europe citoyenne et la réforme des institutions communautaires dans la perspective de l'élargissement, Athènes le 22 novembre 1999.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Colloque à l'université d'Athènes sur le thème : "L'Union européenne, réponse à la mondialisation", le 22 novembre 1999

Texte intégral

Messieurs les Ministres,
Mesdames et Messieurs,
Chers Amis,
C'est un très grand plaisir d'être votre invité ce soir, à l'Université d'Athènes, à l'occasion de la visite que j'effectue en Grèce aujourd'hui, auprès de mon ami Georges Papandréou. C'est aussi un honneur particulier de m'exprimer sur la vision française de l'Europe, dans votre pays qui est un haut lieu de la pensée universelle et qui a historiquement donné à l'Europe une partie de ses repères philosophiques, politiques et moraux.
Avant que la discussion ne s'engage entre nous, je souhaiterais vous exposer notre vision de la construction européenne en tant que réponse à la mondialisation.
II me semble, tout d'abord, que deux remarques s'imposent.
- Premièrement, nous devons éviter tout contresens historique. Il ne s'agit pas de procéder à un habillage pour légitimer "ex post" des choix politiques faits dans un autre contexte historique, ou de participer en quoi que ce soit à une nouvelle croisade contre la mondialisation, assimilée par certains à l'américanisation du monde, pour regonfler une Europe peut-être un peu en mal d'inspiration.
Certes, la naissance des Communautés européennes s'est située à la veille du grand mouvement d'ouverture internationale et de modernisation économique des années soixante. Pourtant, elle portait en elle-même, déjà, l'idée très contemporaine d'un ensemble régional ouvert sur le monde.
C'est pourquoi il existe de fait une forte dynamique liant ces deux évolutions. De nombreuses études d'opinion mettent en évidence le fait que l'Europe est vue d'abord à travers le prisme de la mondialisation. Pour certains, et notamment ceux qui se définissent comme souverainistes, c'est son vecteur, sa courroie de transmission pour remettre en cause les équilibres nationaux, une lame de fond affectant notre identité. Pour d'autres, dont je suis, l'Europe, c'est, au contraire, la bonne réponse à la mondialisation, permettant d'agir à une échelle pertinente.
- Deuxième remarque liminaire, en forme de question : qu'est-ce, au fond, que cette mondialisation si présente dans nos discours ?
Je dirais qu'elle est la résultante de trois séries d'évolutions. Celles de l'économie et du commerce d'abord, à travers le processus bien connu d'ouverture des marchés commerciaux et financiers, qui touche déconnais la quasi-totalité des pairs. Il est significatif de noter, par exemple, que la Russie comme la Chine sont aujourd'hui candidats à l'OMC. Celles de la politique, ensuite, avec la dislocation du bloc communiste et le poids dominant des Etats-Unis. Celles de la technique, enfin, qui a rendu notre monde plus petit, plus accessible, et dont Intemet est l'illustration la plus spectaculaire.
Pour simplificateur qu'il soit, cet essai de définition met en évidence un élément à mes yeux déterminant: l'emprise croissante du cadre multilatéral, c'est-à-dire un ensemble de règles négociées par tous et s'imposant théoriquement à tous, à une échelle quasiment universelle. C'est pourquoi il nous faut placer au centre de notre problématique les notions de régulation et de maîtrise de la mondialisation, c'est-à-dire, fondamentalement, la marque du politique.
Pour illustrer cette approche, j'évoquerai donc ce soir quatre piliers de notre ambition européenne : l'euro et la politique économique européenne, l'Europe-puissance politique, l'Europe des valeurs citoyennes et, enfin, la marche vers l'Europe élargie du futur.
1- Je commencerai par évoquer la question essentielle de l'euro et de la situation économique de l'Europe.
L'Union européenne est entrée, depuis le 1er janvier dernier, pour onze de ses membres -pour douze, très bientôt, quand la Grèce nous aura rejoint -, dans l'ère de l'euro, avec une réussite que nul ne songe à contester. Pour autant, nous ne devons pas considérer que le chapitre économique et social de la construction européenne est clos. Au contraire, cette étape doit ouvrir la voie à une nouvelle ambition économique pour l'Europe, à une plus grande affirmation de l'Europe dans le monde.
Tout d'abord, j'insiste sur le fait que l'euro sera d'autant plus fort que l'ensemble des Etats membres auront pu le rejoindre. La France a souhaité, depuis le début, en faisant même une condition de son adhésion, un euro large, qui ne se limite pas aux pays du nord, pour simplifier. La Grèce n'a pu faire partie du premier groupe, en janvier dernier, ce que nous avons regretté, tout en comprenant que le respect des fameux critères était une condition essentielle du succès de la monnaie unique.
Mais je suis certain que les efforts remarquables du gouvernement et du peuple grecs au cours des derniers mois, et qui portent leurs fruits dès à présent, permettront à la Grèce de rejoindre l'euro dans les meilleurs délais. La Grèce, comme la zone euro dans son ensemble, ne pourront qu'en tirer avantage. Nous vous attendons parmi nous pour très bientôt, je vous l'ai dit.
Sur un plan général, ma conviction est qu'un pôle économique et politique doit apparaître, aux côtés de la Banque centrale européenne, afin que l'euro devienne un véritable instrument au service de la croissance. L'Euro-11 commence à jouer ce rôle.
Ses orientations contribuent au climat de confiance actuel et au retour à une croissance soutenue dans toute l'Europe, après le "trou d'air" de la fin de l'année dernière et du début de cette année. Le dernier rapport de l'OCDE ne peut, à cet égard, que nous réconforter sur les perspectives de croissance qui sont les nôtres.
La croissance doit être à son tour mise au service de l'emploi. Je me réjouis que la politique européenne ait été réorientée en ce sens depuis deux ans. Certes, le "Pacte européen pour l'emploi", adopté au Conseil européen de Cologne en juin dernier, n'a pas été à la hauteur de nos ambitions et de nos espérances. Mais la dynamique doit se poursuivre et la Présidence française, au second semestre de l'an 2000, sera, après les réalisations attendues sous la Présidence portugaise, et avec l'aide que nous apportera la nouvelle Commissaire à l'emploi, Mme Diamantopoulou, une occasion de lui donner plus de chair. Je suis sur que nous pourrons également compter sur le soutien des autorités grecques dans cette voie.
Je souhaite maintenant insister sur le fait que notre ambition économique pour l'Europe doit être également de défendre notre modèle de développement économique et social - qui est unique et qui participe à notre identité européenne. Et c'est précisément parce que les Européens sont unis qu'ils pourront affirmer leurs intérêts fondamentaux dans les négociations commerciales internationales.
Les discussions qui vont s'ouvrir dans le cadre de l'OMC, à Seattle, dans quelques jours, seront, nous ne devons pas nous le cacher, très difficiles. Que les choses soient claires: je défends le principe même de ces négociations, qui sont la meilleure garantie d'une mondialisation maîtrisée, le meilleur rempart contre la tentation de l'unilatéralisme, à laquelle certains de nos partenaires mondiaux ne résistent pas toujours. Mais l'Europe devra y faire preuve d'une grande fermeté et d'une grande solidarité.
En particulier - et quel endroit plus symbolique qu'Athènes pour le souligner ! - nous estimons indispensable de préserver l'exception culturelle - ou la diversité culturelle, peu importe le terme. Nous sommes donc pleinement satisfaits de la prise en compte de cette nécessité impérieuse dans le mandat adopté par les Quinze pour la Commission européenne, qui mènera les négociations. Il montre que nos idées sont partagées par un nombre croissant de nos partenaires et, surtout, que l'Union aborde ces négociations de façon nettement plus unie et combative que la dernière fois
2 - J'en viens maintenant à la nécessité de donner à l'Europe un poids politique sur la scène internationale en mesure avec sa paissance économique.
Le conflit du Kosovo, au printemps dernier, et qui a été ressenti avec une particulière gravité dans votre pays, si proche de la zone de crise, n'a fait que renforcer ma conviction qu'il est nécessaire de repenser l'action de l'Europe pour la paix - sa première raison d'être, même si les espoirs nés de la chute du Mur de Berlin nous l'avaient fait un peu vite oublier.
Cette crise a montré aussi bien l'étendue du "besoin d'Europe", qui existait aux marches mêmes de l'Union, que l'insuffisante autonomie militaire des Européens.
Un premier pas vient d'être franchi avec l'entrée en fonctions, il y a quelques jours, de M. Javier Solana comme Haut représentant de l'Union pour la Politique étrangère et de sécurité commune, autrement dit "M. PESC". Désormais, la politique étrangère européenne aura un visage - et un numéro de téléphone, comme le souhaitait Henry Kissinger en son temps ! - J'ajoute que M. Solana, par ses qualités personnelles éminentes, comme par son expérience politique et diplomatique, est le meilleur choix que les Européens pouvaient faire.
Il conviendra pour l'Union, notamment, d'accorder la priorité à l'effort en faveur de la reconstruction et de la stabilité des Balkans, si importantes pour l'Europe en général mais plus encore pour la Grèce. De même, la Présidence française du second semestre 2000 donnera la priorité à la relance de la dimension méditerranéenne de l'action de l'Union.
S'agissant de le défense, des pas essentiels ont été accomplis depuis deux ans. La France et la Grande Bretagne ont joué un rôle moteur dans cette évolution, par la déclaration de Saint-Malo, en 1998, appelant à une capacité autonome européenne de défense. L'Allemagne s'est ensuite joint à ce mouvement, avant qu'elle ne soit reprise par l'ensemble des Quinze lors du Conseil européen de Cologne en juin dernier.
Un volet de cette évolution doit être de nature institutionnelle avec la perspective, pour la fin 2000, de l'intégration de l'UEO au sein de l'Union européenne et de la mise en place des structures politico-militaires nécessaires. Au-delà, il est essentiel que soient définis des objectifs concrets et réalistes, de véritables indicateurs de convergence. II s'agira de déterminer progressivement les besoins et les moyens disponibles, afin d'aboutir à un rapprochement de nos politiques nationales, notamment dans le domaine de l'armement et des industries qui les produisent.
Ce qui doit être notre ambition première, c'est de permettre à l'Europe d'être en mesure d'intervenir rapidement dans la résolution des crises régionales. Je suis convaincu que le prochain Conseil européen d'Helsinki nous permettra d'avancer.
3 - L'Europe doit ensuite se bâtir une identité commune, face aux incertitudes d'un monde global : c'est ce que j'appelle l'exigence d'une Europe citoyenne.
L'abstention considérable qui a caractérisé les élections européennes de juin dernier a montré, en dépit des facteurs propres à chaque situation politique nationale - comme dans votre pays, où le vote est obligatoire - quels étaient les doutes de nos concitoyens européens à l'égard de la construction européenne. Je n'y trouve pas cependant un motif de découragement mais, au contraire, une incitation à oeuvrer en faveur d'une Europe plus transparente, plus efficace, plus proche des préoccupations de chacun.
C'est un fait : les citoyens ne se reconnaissent pas assez dans les institutions et dans les politiques européennes. Ils les jugent trop obscures, trop éloignées de leurs véritables préoccupations, à la fois incapables de répondre aux grands défis de nos sociétés - le chômage, l'insécurité, les problèmes urbains...- et toujours prêtes, en revanche, à interférer inutilement avec ce qui fait l'identité de chaque peuple.
Ces critiques sont souvent sévères, elles peuvent être parfois justifiées. La France entend donc insister tout particulièrement sur ces aspects dans la perspective de sa Présidence, d'autant plus qu'il s'agit, là aussi, de mettre en avant un modèle européen - un certain humanisme - qui nous est propre et qui fonde notre identité commune.
Je voudrais citer aujourd'hui deux exemples qui me paraissent importants, en dehors des questions liées plus directement aux Institutions européennes, et que j'évoquerai au sujet de l'élargissement.
Tout d'abord, le domaine de la sécurité et de la justice. Nous devons montrer à nos concitoyens que l'Europe peut signifier plus de sécurité et plus de justice, grâce à une meilleure coopération entre justices et polices nationales, loin des fantasmes de certains sur "l'Europe passoire", grâce à une harmonisation du droit, mais aussi grâce à une coopération étroite et quotidienne, sur le terrain, dans le cadre opérationnel prévu par Schengen.
Chacun est bien conscient que les phénomènes tels que la criminalité organisée, les trafics de stupéfiants, ou dans un autre registre, l'immigration clandestine ne peuvent plus être combattus efficacement au seul plan national. Le récent conseil européen extraordinaire de Tempère, consacré exclusivement à ces questions, le mois dernier, a énoncé des orientations très concrètes, qui devraient faciliter la mise en oeuvre rapide des dispositions du traité d'Amsterdam en la matière. Je m'en réjouis.
Ensuite, je voudrais citer le domaine de l'éducation. Il est essentiel que, face à la mondialisation de l'économie, pour préserver son modèle social et profiter pleinement de l'ensemble de ses richesses intellectuelles, l'Europe existe plus dans ce domaine. J'ai lancé l'idée d'un acte unique de la connaissance dont l'objet serait d'établir, par exemple à l'horizon 2005, la liberté de circulation et d'établissement des élèves, des étudiants, des diplômés, professeurs et chercheurs, ainsi que le droit à la formation permanente, tout au long de la vie, dans toute l'Europe.
4 - J'en viens maintenant à ce qui est sans doute notre défi majeur pour les vingt prochaines années, celui d'une unification réussie de notre continent, avec la perspective d'une Europe à 30, voire plus, d'ici quelques années ou dizaines d'années, qui ne signifie pas dans le même temps la fin de l'ambition européenne telle que nous la poursuivons depuis l'origine.
La première obligation est bien sur celle de la réforme des Institutions. Nous souhaitons, dans un premier temps, aboutir d'ici la fin 2000, sous présidence française, à une première réforme nécessaire pour préparer l'Union aux premières adhésions de nos voisins d'Europe centrale et orientale, réforme qui n'a pu aboutir lors du Traité d'Amsterdam en 1997.
Il s'agit de faciliter le processus de prise de décision au sein de l'Union, par la généralisation du recours au vote à la majorité qualifiée, au lieu de l'unanimité paralysante, tout en permettant, par une repondération des voix entre Etats, de mieux respecter le poids démographique de chacun. Cette réforme devra également aborder la question de la taille et du fonctionnement de la Commission.
Tel sera l'objet de la prochaine Conférence intergouvernementale. Je sais que certaines voix,- notamment à la Commission et au Parlement européens, s'élèvent pour souhaiter que l'on entame dès à présent une réforme plus ambitieuse, qui permette une refonte profonde des Institutions, allant jusqu'au projet d'une Constitution européenne, pour préparer cette future Europe à trente.
Je comprends cette ambition et la respecte Je pense simplement qu'à trop vouloir "charger la barque", on s'interdira simplement d'aboutir rapidement, sous notre Présidence de l'Union au second semestre 2000, et que le résultat sera de retarder les premières adhésions, ce que nous ne souhaitons pas, la Grèce non plus.
En revanche, nous sommes les premiers à dire qu'il sera nécessaire, au delà de cette première réforme d'envisager des réformes plus profondes, plus ambitieuses, celles des Institutions de l'Europe à trente, voire plus.
Il est clair qu'une telle Europe ne pourra avoir les mêmes ambitions que l'Europe à Quinze, que tous ne pourront pas suivre les mêmes politiques, en tout cas pas au même rythme. Mais il est justement essentiel que ces évolutions soient prévues, programmées, organisées, faute de quoi, je l'ai déjà mentionné, l'ambition européenne se diluera.
Ce préalable - fondamental - des Institutions étant évoqué, il reste que l'élargissement à l'Europe centrale et orientale est un enjeu essentiel, l'ambition centrale de l'Europe pour les années à venir, celle d'une Europe réunifiée et en paix, pour la première fois de son histoire.
Les négociations, vous le savez, sont en cours avec six pays candidats. Le prochain Conseil européen d'Helsinki, à la fin de cette année, permettra d'admettre six autres Etats à la table des négociations. Je réaffirme devant vous notre détermination à réussir cet élargissement, pour que l'Union européenne en sorte, non pas diluée, mais renforcée, au bénéfice des Quinze et des nouveaux membres.
Au-delà, nous devrons commencer à envisager ce que pourraient être les contours définitifs de l'Europe, tant il est vrai que les citoyens peuvent avoir le vertige dans un espace en constante évolution. Je voudrais simplement dire, à ce stade, que l'Europe balkanique, l'ex-Yougoslavie comme l'Albanie, auront vocation à rejoindre, le moment venu, l'Union européenne.
La question de l'ancrage européen de la Turquie, dont je connais bien sûr la sensibilité et l'importance qu'on y attache ici, devra également être abordée avec sérénité et réalisme. J'étais moi-même à Ankara hier et j'y ai plaidé, avec un seul langage, le même que j'ai tenu encore il y a quelques instants à mon ami Georges Papandréou, en faveur d'un apaisement des relations entre vos deux pays. Je réaffirme avec force, devant vous, que le projet européen est, avant tout, une exigence de paix. L'Europe est l'espace privilégié de dépassement des conflits. Je suis convaincu qu'elle peut offrir un avenir de coopération et de bon voisinage entre la Grèce et ses voisins, comme elle y est parvenue entre d'autres peuples auparavant opposés.
Vous le voyez, la tâche qui attend les Européens, qui nous attend tous, à l'aube de ce nouveau millénaire, est considérable et exaltante. Si notre énergie ne fait pas défaut, je suis "persuadé que nous saurons nous montrer digne, cinquante ans après, des bâtisseurs de l'Europe de l'après-guerre qui souhaitaient allier l'ambition du rêve à la force du réalisme. Nous pourrons faire face aux défis du monde global en préservant cette combinaison unique entre performance économique et exigence sociale et citoyenne qui fait la particularité et la richesse du modèle européen.
Je suis convaincu que, dans cette aventure, Grecs et Français continueront de marcher du même pas, décidé et solidaire./.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 24 novembre 1999)