Entretien de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, avec TV5 le 22 décembre 1999, notamment sur la position de l'Union européenne face à l'offensive russe en Tchétchénie, la politique de défense européenne, l'élargissement de l'Union européenne, la candidature à l'adhésion de la Turquie, la réforme des institutions communautaires et la sécurité alimentaire.

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Média : Télévison - TV5

Texte intégral

Q - Pierre Moscovici, je vous ai invité pour faire un survol, je dirais un bilan de la politique européenne en 99 et je voudrais commencer par une question, une réflexion sur la guerre en Tchétchénie. L'Europe s'est beaucoup mobilisée au moment de la guerre au Kosovo. Elle est restée beaucoup plus discrète depuis le début de l'offensive russe en Tchétchénie. Cela veut dire que pour l'Europe, le Caucase, c'est une affaire intérieure russe
R - Non, d'ailleurs les Européens, à Helsinki, ont condamné avec beaucoup de fermeté la politique russe en Tchétchénie. Ils ont mis aussi en jeu leurs propres instruments d'aide à la Russie, sous leurs différentes formes, qu'il s'agisse de l'aide humanitaire, ou de l'aide économique, les accords de partenariats et d'associations. Simplement, il faut prendre en compte une réalité stratégique qui est, c'est vrai, le fait que la Tchétchénie est en Russie et que la Russie est une puissance nucléaire qui a mis en jeu ses arguments. Il faut aussi arriver à définir une position internationale, ce qui n'est pas chose aisée. Par exemple, les Européens ont été là-dessus, je crois, plus fermes que les Américains. Donc, pour moi, l'Europe a fait ce qu'elle pouvait dans des circonstances qui n'étaient pas exactement, même pas du tout, les mêmes. Je note que cela a eu quelques effets timides, c'est vrai, sur les Russes qui, du coup, ont pris des décisions un peu différentes par rapport à Grozny. L'Europe est mobilisée.
Q - Au-delà du Kosovo et de la Tchétchénie, la politique étrangère et de défense commune européenne reste encore à faire. L'ancien secrétaire général de l'OTAN, Javier Solana, est devenu récemment le "Monsieur Politique étrangère de l'Union européenne". N'est-ce pas encore uniquement un symbole ? M. Solana n'est-il pas un symbole sans pouvoir ?
R - De toute façon, M. Solana dépend du Conseil européen, c'est-à-dire des chefs d'Etat et de gouvernement, du Conseil des ministres. Il est le secrétaire général du Conseil et aussi la voix, la projection extérieure du Conseil. Mais il est très utile et il nous fait déjà l'apport de toute son utilité. Je vais prendre un exemple. Au Conseil européen d'Helsinki, nous avions un des sujets très sensibles, qui était de décider que la Turquie serait candidate. A un moment donné, sont apparus quelques difficultés ou quelques ajustements. M. Solana a pris un avion, d'ailleurs un avion français. Il s'est rendu à Ankara et il a joué un rôle de médiateur, de porteur de nouvelles. Et je crois que ses talents de négociateur, sa très grande convivialité, son expérience des relations internationales vont lui permettre de trouver, petit à petit, sa place, une place qui n'est pas celle du ministre des Affaires étrangères de l'Europe, mais qui est celle, encore une fois, d'un porte-parole général, d'un médiateur, d'un négociateur et je crois que c'est une excellente initiative et, en plus, c'est le "right man in the right place", le bon homme à la bonne place.
Q - On va parler de la Turquie dans un instant. Malgré tout, vous ne m'ôterez pas de l'idée que l'Europe reste un nain politique et un géant économique, on a donné cette image avant pour l'Allemagne, pour le Japon. N'est-ce pas encore le cas de l'Europe aujourd'hui, malheureusement ?
R - Ce qui est vrai, c'est qu'il y a un déséquilibre entre, d'une part, une construction économique qui a 40 ans, qui a connu son parachèvement, qui n'est d'ailleurs pas, lui, tout à fait terminé, avec l'euro qui est la première puissance économique du monde et, en même temps, une construction politique qui doit évoluer avec les élargissements, parce que ce ne sera pas la même Union européenne à 27, 28, qu'à 15. D'ailleurs, à 15, elle n'était pas la même qu'à 6. Et maintenant, il nous faut passer à ce stade-là et cela veut dire, pour moi, construire des institutions qui fonctionnent, qui sont plus efficaces et plus souples en même temps. Cela veut dire bâtir l'Europe de la défense, mais nous sommes en train de le faire et à Helsinki, nous avons pris des décisions tout à fait historiques et cela veut dire réussir ce grand élargissement qui est une réunification de l'Europe. Et donc, oui, la prochaine étape est politique. Nous devons, nous voulons construire l'Europe politique et la présidence française de l'Union européenne, au deuxième semestre 2000 aura, je crois, un grand rôle à jouer en la matière.
Q - Vous nous parlez des progrès que Helsinki a fait sur l'Europe de la Défense, c'est vrai que l'Europe a prévu le déploiement d'une force d'action rapide, je dirai, de 50.000 hommes mobilisables sur un an. Donc, c'est un gros effort. Cela dit, pour l'instant, elle reste sur papier. Il faudra que les budgets suivent. Pensez-vous que les opinions publiques et les gouvernements sont prêts à mettre plus d'argent sur le secteur de la Défense ?
R - Je crois qu'effectivement, il y a les critères de convergence à définir. On a beaucoup réduit les dépenses d'armement. Je crois qu'on a eu raison mais maintenant il y a un seuil, j'allais dire à la baisse, à ne pas franchir et il faut être capable de mettre sur pied cette capacité de projection équivalente à un corps d'armée, mobilisable - en une quinzaine de jours - et aussi qu'on peut entretenir pendant un an, 50 à 60.000 hommes. La guerre du Kosovo a montré combien cela serait utile. Moi, je crois que les consciences sont prêtes. Pour les gouvernements, j'en suis sûr. Il faut noter quand même, ce qui me rend optimiste, que les choses ont été extrêmement vite, car tout cela a démarré il y a un an exactement, à Saint-Malo
Q - Vous dites que c'est le changement d'attitude des Britanniques
R - Oui, rapprochement franco-britannique, travail commun, puis travail commun avec les Allemands, puis première décision à Cologne, puis à Helsinki, tout le monde s'y est mis. Alors, on n'a pas résolu tous les problèmes, mais je crois qu'on mis en place, effectivement, cette volonté d'une capacité de projection, des instruments de décisions politiques et militaires, un comité politique et de sécurité européen qui doit être celui qui fixe la stratégie et qui pilote les opérations politiques, un état-major européen, un comité militaire européen
Q - Petit à petit, les pièces se mettent en place
R - Je crois, oui. Honnêtement, c'est parti et je suis certain que pour le coup, l'intendance, y compris financière, va suivre car chacun est conscient que c'est un enjeu majeur pour les années qui viennent.
Q - Alors, vous l'avez effleuré, un autre dossier capital pour l'avenir de l'Europe, c'est l'accueil de nouveaux membres de l'Union, l'élargissement vers l'est et le sud. Depuis le Sommet d'Helsinki et le statut de candidat à l'adhésion à la Turquie, vous avez pris des positions très nettes et favorables à la Turquie. Pour certains qui sont opposés à cette adhésion de la Turquie, la Turquie, ce n'est pas vraiment l'Europe, ni géographiquement, ni culturellement
R - Ecoutez, il y a une première chose qu'il faut dire. D'abord, le Conseil européen a pris une décision, donc il l'a prise à l'unanimité par définition et ce sont plutôt les Grecs, paradoxalement, qui ont fait cette proposition parce qu'ils voyaient l'intérêt d'un rapprochement euro-turc et gréco-turc. Donc, il y a quelque chose d'un peu historique, je crois, entre la Grèce et la Turquie. Par ailleurs, nous avons décidé que la Turquie serait candidate. Nous n'avons pas décidé qu'elle ouvrait des négociations d'adhésion, encore moins qu'elle adhérait. Donc, cela veut dire que le chemin est long et qu'il est exigeant. Je vous avoue que je vois cette candidature un peu comme un levier pour faire évoluer la Turquie, car le jour où la Turquie sera vraiment en situation d'adhérer, cela voudrait dire qu'elle aura beaucoup bougé, y compris sur les questions démocratiques, sur les questions des Droits de l'Homme, sur les questions kurdes. Et tout cela, je crois, est plutôt positif. Je comprends que certains disent qu'il y a de nombreuses raisons de considérer que la Turquie n'est pas en Europe : géographiques, historiques, c'est un grand débat. Il y en a une que j'aimerais que l'on n'utilise pas, c'est la référence culturelle ou religieuse, ce qui m'a permis d'avoir une formule assez forte : l'Europe n'est pas un club chrétien. On peut refuser les Turcs mais pas parce qu'ils sont musulmans. En tout cas, c'est ma conviction très profonde et je pense que nous ne devons pas faire peser ce genre d'argument.
Q - Pierre Moscovici, au-delà des progrès qui restent à faire en Turquie, vous avez évoqué l'abolition de la peine de mort, le règlement de la question kurde. La décision, si je vous comprends bien, est avant tout politique ?
R - C'est une décision politique et qui, je crois, a un intérêt fondamental. Il y a d'abord le rapprochement avec la Grèce qui mettra fin à des centaines d'années de conflit. Il y a un rapprochement stratégique
Q - Il y a un risque potentiel en Méditerranée ?
R - Absolument, un risque potentiel en Méditerranée. Je crois que nous avons intérêt à arrimer durablement la Turquie à nos valeurs européennes et ne serait-ce que pour ces deux raisons-là, auxquelles j'ajouterais effectivement quand même, l'appartenance d'une partie de la Turquie à l'Europe et une histoire commune d'un grand empire par le passé. Oui, la Turquie a sa place en Europe. Cela n'est nullement aberrant, contrairement à ce que certains disent.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 24 décembre 1999)
Q - Alors, avec la Turquie, il y a 12 autres candidats qui sont aux portes de l'Europe des 15, 15 + 13, cela fait 28 pays. Une Europe élargie, n'est-ce pas une Europe affaiblie ?
R - Il faut l'éviter. C'est vrai que nous avons un risque, qui est le risque de l'hétérogénéité. Les pays en question - je pense à la Pologne parce que la Pologne sera dans l'Europe bien avant la Turquie - n'ont pas la même situation économique que nous, n'ont pas les mêmes systèmes juridiques, tout cela pèse. Ce qu'il faut éviter absolument, c'est la dilution de l'Europe et c'est pour cela que la réforme des institutions européennes, dont je parlais tout à l'heure, la construction d'une Europe politique est indispensable, car on ne peut pas décider de la même manière à 28, qu'on ne le décide à 15.
Q - Est-ce que le risque n'est pas de passer d'une certaine idée de l'Union européenne à une zone de libre-échange ?
R - C'est absolument le risque et c'est pour cela qu'il faut absolument doter cette Europe réunifiée d'institutions politiques qui soient lisibles, efficaces, transparentes, démocratiques et cela passe notamment par un point qui est fondamental sans être technique. Vous savez, aujourd'hui, dans le Conseil des ministres européens, au Conseil européen, on décide de nombreuses questions à l'unanimité, ce qui permet d'exercer le droit de veto qui est parfois utile. En même temps, ce ne doit pas être quelque chose de systématique. Et il faut, sur la plupart des questions, maintenant passer au vote à la majorité, comme dans une démocratie, une majorité qualifiée, c'est-à-dire une majorité qui représente les deux-tiers des voix.
Q - Enfin le but est d'accélérer la prise de décision ?
R - C'est plus de démocratie européenne, plus de transparence et c'est encore une fois des décisions qui vont plus vites et qui permettent d'avancer peut-être pas tous ensemble, parce que cette Europe à 28 sera plus flexible
Q - Alors certains reprochent justement au Sommet d'Helsinki de n'avoir pas été assez loin dans le domaine de la réforme des institutions. Ne faut-il pas accorder plus de pouvoir au Parlement européen, qu'il n'en a aujourd'hui ?
R - Forcément, il y en aura plus parce qu'une décision prise à la majorité qualifiée est aussi une décision, comme on dit dans le jargon communautaire, prise en co-décision par le Parlement. Donc, il est systématiquement consulté là-dessus. Mais, à Helsinki, je crois que le Conseil européen fait son travail, c'est-à-dire qu'il a lancé une conférence inter-gouvernementale, une procédure d'élaboration d'un nouveau traité qui se conclura sous la présidence française, fin 2000 et donc, il faudra voir si nous, en France, nous prendrons nos responsabilités.
Q - Comment vous voyez l'Europe dans dix ou quinze ans ? Ce sera une Europe plus fédérale, plus confédérale ou bien ? C'est un problème délicat
R - Je crois que ces questions, honnêtement, n'ont pas de sens. Nous avons raté l'étape fédérale il y a 40 ans et maintenant, ce vers quoi nous évoluons n'est pas exactement une fédération, ce sera un ensemble qui aura des institutions communes que tout le monde aura, qui aura des politiques communes auxquelles tout le monde adhérera, les politiques du marché justement intérieur, probablement aussi des politiques de sécurité et il y aura aussi les avant-gardes, des coopérations renforcées comme on dit. C'est-à-dire la monnaie par exemple, nous la faisons à 11, pas à 15. Nous ne la faisons pas à 28 La défense, nous ne la ferons sûrement pas tous ensemble
Q - Dans ce que vous dites, est-ce qu'il n'y a-t-il pas un risque d'Europe à deux vitesses, avec certains secteurs qui seront gérés
R - Je n'aime pas l'expression parce qu'elle est connotée. Elle donne l'impression que les uns vont très vite et les autres moins. Mais cette Europe sera beaucoup plus flexible et elle aura, non seulement une géométrie variable, mais des géométries variables et donc, effectivement, plusieurs vitesses, oui.
Q - La vache folle est un problème qui est connu depuis le début des années 80. Justement, n'est-ce pas encore un secteur où l'Europe n'a pas réussi à imposer des règles communes ? Il y a une Agence française de la sécurité sanitaire, ne serait-il pas urgentissime de créer une agence européenne de sécurité sanitaire afin que les mêmes règles s'appliquent à tout le monde ?
R - C'est urgentissime, le président de la Commission l'a proposé, le Conseil européen d'Helsinki le souhaite, nous le souhaitons aussi pour éviter ces contradictions ou jugements par rapport, tout de même, à une maladie dont tous les jours on découvre, d'abord qu'elle est transmissible de l'animal à l'homme et où des cas se déclarent. Honnêtement, je crois que nous n'avons pas à rougir de notre décision.
Q - Vous faites allusion à l'étude américaine et britannique qui vient de sortir ?
R - Oui, à l'étude américaine, absolument
Q - Donc, cela veut dire que l'embargo français est maintenu ?
R - Bien sûr, il est maintenu. En même temps, nous sommes dans une procédure contentieuse, mais ce que je crois, c'est que les derniers éléments, les derniers développements peuvent aussi faire réfléchir les autres Européens sur la façon dont nous avons pensé au principe de précaution, car nous pensons qu'il y a effectivement des risques. Nous le pensons et les scientifiques nous amènent à le penser.
Q - Pierre Moscovici, un mot de fin qui est un mot plutôt optimiste, l'euro : vous l'avez évoqué tout à l'heure, un sondage paraît aujourd'hui, en France. L'euro est considéré, par les Français, comme l'événement économique du siècle. Cela doit plutôt vous réjouir : l'euro est une "machine" qui va faire avancer la construction européenne ?
R - Tout à fait. C'est d'abord une "machine" qui fait avancer l'économie européenne, qui lui donne de la cohésion, qui lui permet, à la fois par son niveau d'appréciation, d'être compétitive, d'exporter et qui, en même temps, évite la spéculation. Je crois que l'euro est un des facteurs qui expliquent qu'on soit entré maintenant dans une phase de croissance durable qui permet d'espérer, je ne dirais pas la fin du chômage, mais le retour au plein emploi. Donc, oui, l'euro est un très grand événement économique. Ce sera aussi, je pense, un des événements économiques du siècle prochain, parce que c'est à partir de 2002 que nous aurons les pièces et les billets dans la poche. Les choses deviendront encore plus concrètes pour les Français.
Q - Justement, j'allais vous poser la question. Les pièces et les billets, c'est prévu pour janvier 2002. Pourquoi ne pas raccourcir ce délai ? Pourquoi attendre encore deux ans ?
R - Parce qu'il faut, d'une part, que les entreprises se préparent et elles le font à leur rythme. Je souhaite qu'elles aillent le plus vite possible. Il y a aussi les temps de fabrication, des délais techniques. Donc, cela viendra très vite. Je rappelle quand même que dans maintenant moins de 10 jours, nous serons à l'an 2000. Encore un peu de patience, préparons-nous mais, en même temps, il ne faut pas se relâcher parce qu'il ne faut pas oublier que l'euro deviendra une réalité encore plus concrète en 2002 et il faut informer et continuer d'informer. Le gouvernement français, les gouvernements européens vont continuer à le faire.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 24 décembre 1999)