Entretien de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, avec la presse diplomatique le 25 septembre 2000, notamment sur les élections en Serbie, les sanctions de l'ONU contre l'Irak et les otages aux Philippines, Paris le 25 septembre 2000.

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Q - Quelle est votre analyse de la situation en Serbie au lendemain des élections. Pensez-vous que M. Milosevic va se déclarer vainqueur et rester au pouvoir ?
R - S'il le faisait ce serait une véritable imposture. Après avoir rassemblé les informations dont disposaient les quinze membres de l'Union européenne, ainsi que ceux dont dispose l'OSCE, que ce qui a pu être observé au Kosovo, quels que soient les chiffres qui pourraient être annoncés, ce serait absolument invraisemblable. Aller au-delà est difficile en terme de certitude, il n'empêche que les indications recueillies par l'OSCE à travers les opposants, à travers des ONG indépendantes - il y en a malgré tout quelques-uns unes en Serbie - font état de chiffres importants pour M. Kostunica et en tout cas le placent en tête, sans aucune contestation possible. On ne sait pas exactement quelle va être la réaction des autorités de Belgrade à cette situation mais je crois qu'on peut dire que plus rien ne sera tout à fait comme avant, quoiqu'il arrive. Ce dimanche aura marqué une césure, une fêlure et je pense que là, quelque chose a commencé qui ne s'arrêtera plus. Pour l'heure, je suis obligé de réserver mon jugement, cela dépend de la réaction des autorités de Belgrade et naturellement, nous en tiendrons compte dans les consultations que nous allons continuer à avoir entre nous, au sein des Quinze, pour savoir quelle attitude adopter. Je vous rappellerai néanmoins qu'au début du mois de septembre à Evian, durant le Gymnich, nous avions adopté au nom des Quinze, un message au peuple serbe par lequel nous lui tendions la main, en indiquant qu'une victoire de la démocratie en République fédérale de Yougoslavie à ces élections entraînerait une révision radicale de la politique de l'Union européenne. Nous l'avons dit, nous avons essayé de le faire savoir, nous avons appris que M. Kostunica avait trouvé ce message bien conçu, montrant l'ouverture de l'Europe sans que personne puisse y voir une ingérence qui entraînerait une réaction en sens inverse. A ce stade, notre effort doit continuer, je ne crois pas que nous soyons encore tout à fait au bout de nos peines mais je le répète, les choses ne sont plus comme avant. Notre politique reste bien sûr de permettre la réinsertion de la Serbie, de la République fédérale de la Yougoslavie dans l'Europe dont elle fait partie, notre politique reste d'aider ce pays à sortir du piège, de cette trappe dans laquelle l'a enfermé la politique du président Milosevic au cours des années.
Q - Si jamais le président Milosevic est déclaré battu, si l'administration du régime admet la victoire de l'opposition, est-ce qu'il est envisageable du côté des Quinze de lever les sanctions avant l'intégration au pouvoir du nouvel élu qui est prévue dans six mois ?
R - Sur les modalités nous verrons, mais si le président Milosevic reconnaissait sa défaite, je ne crois pas malheureusement que ce soit l'hypothèse la plus probable mais prenons cette hypothèse puisque c'est le sens de votre question, nous appliquerions les engagements que nous avons pris. Nous les avons pris au nom des Quinze, à partir d'une proposition de la Présidence française, nous avons été rejoints par les Etats-Unis sur cette proposition. Je vous rappelle d'ailleurs que c'est une demande unanime des opposants serbes qui ont toujours dit que ces mesures étaient contre productives, qu'elles atteignaient comme souvent avec ce type de mesures l'effet inverse de l'effet recherché et ils l'ont tous demandé unanimement. Donc si nous sommes dans cette situation, nous tiendrons nos engagements sans y ajouter de conditions supplémentaires.
Q - Dans la pratique, quels moyens vous permettent d'appréhender la réalité de la situation en Serbie puisque ce pays a refusé la présence d'observateurs internationaux, il semble assez difficile de contrôler la totalité des bureaux de vote, qu'est-ce qui vous permet, quels sont les moyens techniques qui vous permettent, de dire que l'opposition est en tête et non pas Milosevic ?
R - Je rappellerai que précisément le refus, non pas du pays mais le refus du régime, d'accueillir des observateurs internationaux est déjà un signe en soi. Il s'agissait non seulement d'observateurs mais aussi de ce que nous avions appelé à Quinze, "les témoins de la démocratie". Nous avions invité les parlements de l'Union européenne à envoyer des responsables pour aller sur place et les autorités de Belgrade leur ont refusé leurs visas.
D'autre part, l'OSCE possède de très nombreux moyens d'informations, il y a en Serbie une opposition, il y a des ONG, il y a des organisations indépendantes. Les indications données résultent du rassemblement de toutes ces sources, traitées par l'Union européenne, traitées par l'OSCE, synthétisées. Naturellement, je ne peux pas m'engager sur des chiffres exacts. Mais je peux vous garantir que tout chiffre qui placerait le président Milosevic en tête et a fortiori, tout chiffre qui le présenterait comme élu serait, je le répète, selon les termes du communiqué à Quinze de ce matin, une imposture. Toutes les informations, tous les recoupements, tous les indices que nous pouvons avoir, tous les canaux existants vont dans ce sens.
Q - (inaudible)
R - Il y a une situation de fait que vous connaissez mais nous n'avons pas de décision à prendre par rapport à cela. On n'a pas le choix entre faire ceci et faire cela, donc l'enjeu n'est pas là. L'enjeu se passe en Serbie avec peut être une hésitation du régime, compte tenu de la situation actuelle. Ils doivent être en train de réfléchir à la moins mauvaise façon pour eux de présenter les choses. Je pense qu'il y a une hésitation, il y a une inquiétude, une perplexité. Il y a toujours un silence du côté de Milosevic pour le moment.
Q - Est-ce que vous êtes inquiet par la possibilité de violence au Monténégro et en Serbie ?
R - Nous savons très bien que c'est une situation périlleuse qui comporte des risques, je pense qu'il faut saluer le courage des Serbes, voilà un peuple qui tente de desserrer l'étau dans lequel il est, qui tente de sortir de ce piège où l'a mis la politique du président Milosevic, je pense qu'il a aussi peut être entendu notre appel et qu'il sait qu'il y a par rapport à la République fédérale de Yougoslavie une Europe qui est là, qui est disponible et qui est prête à coopérer, cela a dû jouer parmi autre chose mais toujours est-il qu'il a fallu que les électeurs serbes fassent preuve de courage en allant voter en masse et en votant manifestement dans ce sens. Ils savent mieux que nous qu'il y a des risques, qu'ils ont à faire à un régime qui ne va pas se laisser battre comme ça, démocratiquement, ni se laisser écarter. Donc, ils le savent, c'est leur histoire, c'est leur responsabilité, je pense que pour l'avenir c'est encore plus important, encore plus fondateur, s'ils en sortent par eux même à travers cette occasion que Milosevic leur aurait imprudemment donnée. Si c'est ce scénario qui se confirme, on peut les encourager, je le répète, on peut tendre la main, on peut dessiner des perspectives d'avenir mais on ne peut pas faire ce choix historique à leur place. Mais il très important qu'ils le fassent parce qu'au fond le président Milosevic a été suivi à différents moments de l'histoire moderne de la Yougoslavie ou de la Serbie par un certain nombre de gens qui, sans doute, n'adhéraient pas à tout ce qu'il faisait mais qui exprimaient un patriotisme serbe blessé, écorché vif en sentant de façon aiguë les injustices de l'histoire, une sorte de sentiments mélangés, que Milosevic a su capter à son profit, en fabriquant ce passage du communisme au national-communisme. On peut parler énormément au peuple serbe, on va essayer de le faire par tous les canaux mais c'est à eux d'avoir le sursaut au bout du compte, et ce que je trouverais extraordinaire pour l'avenir, si les nouvelles que nous avons aujourd'hui se confirmaient, ce serait que ce peuple donné par lui-même le point de départ d'une nouvelle époque de son histoire politique. Ce serait très important et très encourageant, en dépit des manoeuvres de retardement, des manoeuvres d'arrière-garde du pouvoir visant à essayer de dissimuler la réalité des chiffres, essayant de trafiquer la suite des opérations ou de peser sur l'éventuel second tour s 'il devait en avoir un. Je répète ce que je disais il y a quelques instants, je crois que quelque chose s'est passé, qui a commencé, qui ne s'arrêtera plus même si je ne connais pas la date exacte d'aboutissement.
Q - Si Milosevic s'obstine à déclarer sa victoire ?
R - Je pense que les déclarations qui ont été faites, pas uniquement par les Quinze mais aussi par l'OSCE, puisqu'il y a eu un communiqué ce matin de l'OSCE encore plus argumenté que le nôtre parce que c'est leur rôle en tant qu'OSCE, pèsent sur la situation. Je pense que c'est encourageant pour l'opposition, je pense que ça complique les choses pour le régime en place et que par conséquent cela fait monter un peu l'hypothèse que le régime ne puisse pas manipuler les résultats jusqu'au point de masquer la victoire de M. Kostunica. Je pense qu'il y a une pression importante par rapport à cela mais la suite je ne peux pas répondre, on ne peut pas se mettre ni vous ni moi à la place des responsables de ce régime et on ne peut pas dire exactement comment ils vont réagir à cette situation. Si le président Milosevic se proclame élu contre toute évidence, notre politique ne s'arrêtera pas tout simplement. Nous devons cela aux Serbes, qui ont eu le courage de commencer par leur vote à se sortir de cette situation. Notre politique se poursuivra jusqu'à ce qu'on ait atteint notre but qui est de réinsérer la Serbie dans la vie de l'Europe.
Q - Dans quel sens : des sanctions renforcées, un nouvel embargo aérien ?
R - Il faut qu'on en discute mais même sans en avoir discuté à Quinze, je peux vous dire qu'on ne va certainement pas s'engager dans le renforcement des sanctions étant donné qu'avant même la période actuelle de ces élections que le président Milosevic a imprudemment organisées, il y a eu un débat assez vif au sein de l'Europe avec une majorité de pays pensant qu'il fallait déjà modifier ce système de sanctions. Donc, il n'y a aucune espèce de raison dans quelque hypothèse que ce soit pour les renforcer étant donné leur caractère contre-productif, étant donné que l'on arrive jamais à avoir des systèmes de sanctions qui ne pèsent que sur les dirigeants, chacun le sait. La France fait souvent ce type de commentaire, sans écarter complètement des cas où il faut en effet passer par des politiques de sanctions justifiées, ciblées, dès lors qu'elles sont décidées de façon légitime par le Conseil de sécurité. Nous n'écartons pas cela en principe, mais dans la plupart des cas cela donne des résultats inverses. Nous faisons ces remarques sans arrêt à propos de très nombreux cas que vous connaissez, que ce soit la Serbie, que ce soit l'Iraq, que ce soit a fortiori les prétentions de sanctions bilatérales qui étaient mises en avant à un moment donné par le Sénat américain, je sens que beaucoup de pays dans le monde commencent à réfléchir sur la politique de sanctions, je sens le début d'une interrogation comme si on commençait à sortir d'une période où c'était un recours évident, automatique, mécanique, censé tout régler. Par exemple, nous français, nous avons au sein de l'Union européenne, comme au sein de Conseil de sécurité, mis en avant le fait qu'il ne faut plus adopter de sanctions à durée illimitée parce qu'on ne sait plus jamais comment en sortir. Après, on est tributaire de l'Etat le plus maximaliste. Il y a des cas où, malheureusement, il faut en passer par des politiques de sanction, encore une fois, je n'écarte pas cette hypothèse mais nous sommes partisans de politique de sanctions qui soient ciblées plus intelligemment pour ne pas pénaliser les populations, c'est-à-dire ne pas revenir dans un système où l'on prend en otage toute une ville en l'affamant, donc mieux ciblées et limitées dans le temps avec des échéances régulières pour qu'on redécide, ce qui ne veut pas dire qu'il ne faut pas faire durer les sanctions dans certains cas mais qu'on redécide, qu'on reprenne le contrôle politique des politiques de sanctions. A l'heure actuelle, une fois que des sanctions sont mises en place dans le système actuel du Conseil de sécurité ou de l'Union européenne, on ne peut plus en sortir. Vous pouvez avoir quatorze Etats qui veulent changer et si un Etat refuse, ça ne marche pas. Vous pouvez avoir quatre membres permanents qui veulent changer, si un refuse, ça ne marche pas, donc, il faut retourner les choses. C'est grave une politique de sanctions, donc il faut le faire que si l'on est expressément d'accord pour la poursuivre ou pour la maintenir. Nous avons eu l'occasion l'an dernier d'en débattre à propos de l'Indonésie et la position française a prévalu : nous avons adopté des mesures concernant des responsables indonésiens pour un tout petit nombre de mois, et il se trouve que cela coïncidait avec l'arrivée au pouvoir du Président actuel. Donc, à l'échéance des sanctions, plus aucun Etat-membre ne voulait rétablir les sanctions, ne voulait en imposer de nouvelles. Si on avait adopté le système à l'ancienne, il se serait forcément trouvé un Etat pour dire, "on ne va pas les lever, c'est prématuré etc.", indépendamment du fait de savoir si cela servait à quoi que ce soit sauf à des effets de posture comme c'est souvent le cas. Et dans deux cas au Conseil de sécurité, concernant l'un la Sierra Leone, l'autre l'Erythrée, nous avons fait prévaloir cette doctrine qui est évidemment très combattue par les Etats-Unis qui sont favorables à une politique de sanctions très large et très systématique. Si on additionnait toutes les demandes de sanctions préconisées par le Sénat américain, cela toucherait les deux tiers de l'humanité si elles étaient appliquées. Alors évidemment, beaucoup d'entre elles ne le sont pas, ce serait tout simplement grotesque. Je défends cette thèse activement parce que je pense que les politiques de sanctions doivent être gouvernées politiquement de façon explicite et non pas par des mécanismes et des engrenages aveugles qu'on ne sait plus ensuite maîtriser.
Q - Au niveau des Quinze, jusqu'où vous êtes prêts à aller au cas où les nationalistes se retrouveraient au pouvoir. Est-ce qu'une intervention militaire de l'OTAN serait envisageable ?
R - Personne n'a envisagé l'hypothèse que vous mettez en avant et qui n'a rien à voir avec la position britannique. M. Cook a fait une déclaration ce matin parce qu'il parlait devant un Congrès, il ne pouvait pas attendre les consultations que nous menons à Quinze. Nous allons travailler à Quinze. N'oubliez pas que nous avons la Présidence, ce qui nous donne une obligation supplémentaire de parler avec nos partenaires, de voir ce qu'ils pensent et nous nous sommes donnés la journée qui vient, pour échanger nos informations, nos analyses, recouper les sources et essayer d'affiner les chiffres qui sont mis en avant, parler également aux Américains, parler également aux Russes et nous verrons ensuite quelle position nous prenons. Cela dépend aussi de la réaction des autorités de Belgrade. Quant aux Russes, la semaine de l'Assemblée générale de New York a montré un rapprochement avec les Russes puisque nous avons pu réunir à nouveau le Groupe de contact au niveau ministériel, c'est très important, ça ne s'était pas produit sous cette forme depuis la fin du conflit du Kosovo.
Q - Pouvez-vous nous donner des limites ?
R - Non, ce n'est pas arithmétique tout ça, on ne peut pas se définir à l'avance dans une formule toute faite, il y a forcément une appréciation politique vraie qui a lieu à partir de maintenant, qui a lieu aujourd'hui, demain et qui aboutira à une position qui pourrait être prise demain ou après-demain. En tout cas, il y aura une position à Quinze qui sera je pense très proche de la position américaine et je souhaite pour ma part qu'il puisse y avoir une position convergente, plus coordonnée entre les Américains, les Européens et les Russes pour la suite.

2 - IRAQ
Q - Il y a aussi un autre pays frappé par les sanctions, c'est l'Iraq. Comment se présente cette réunion qui aura lieu dans quelques jours sur l'Iraq ?
R - En ce qui concerne cette réunion sur l'indemnisation le 26 septembre, il y a une discussion en cours au sein de Conseil de sécurité pour aboutir à une position commune mais il faut savoir que la phase d'indemnisation n'est pas contestée. Il s'agit d'indemnisation pour des compagnies koweïtiennes qui ont été privées de leurs moyens à la suite d'opérations iraquiennes. Donc là, personne ne conteste, pas même les Russes, ni les Chinois, les bases financières de l'analyse et du calcul sur cette indemnisation. Maintenant, il y a une discussion au Conseil de sécurité sur le montant exact et les conditions exactes. Nous cherchons le consensus et si cela avait été reporté à plusieurs reprises, c'est parce que le consensus n'avait pas été atteint justement.
Sur l'Iraq, je voudrais rappeler que toute l'année 1999, la France a énormément agi pour que l'on arrive à bâtir un autre système, plus intelligent que les résolutions antérieures qui avaient pu avoir une justification mais qui étaient à notre sens maintenant dépassées. Nous sommes arrivés à une résolution qui n'est pas parfaite, ce qui fait que nous nous étions abstenus mais nous n'avons pas été contre, et qui présentait quand même à nos yeux un progrès, parce qu'elle prévoyait la possibilité de suspendre des sanctions dans certaines conditions. Nous pensons, nous Français, que c'est un progrès réel et qui ouvre une voie étroite, mais une voie quand même, vers la suspension des sanctions. Malheureusement, les autorités iraquiennes refusent absolument la résolution 1284 et refusent de coopérer avec la Commission dirigée par M. Blix, lequel a démontré, dans ses fonctions de directeur de l'AIEA dans le passé, son équité, son objectivité. Donc, là, il y a un blocage que je regrette. J'ai dit à Tarek Aziz que j'ai vu à New York il y a quelques jours qu'on ne pouvait pas approuver cette attitude iraquienne et que l'Iraq devait coopérer à cette résolution. Nous continuons à penser qu'il faudrait arriver à un système de sécurité, celui auquel aspirent légitimement les voisins de l'Iraq, cruellement instruits par l'expérience, mais qu'il faudrait y arriver sans ce moyen primitif et cruel qu'est l'embargo et qui est aujourd'hui économiquement absurde. C'est notre ligne, nous avons été le plus loin possible dans ce sens là avec la 1284 mais la coopération des autorités iraquiennes est nécessaire. Ce système de l'embargo est devenu détestable mais quand je dis cela, je n'exonère pas non plus les autorités iraquiennes, il y a malheureusement une combinaison des deux : d'un système aveugle, trop cruel, devenant absurde comme je le disais et des autorités iraquiennes qui en profitent en réalité, qui profitent de l'embargo parce qu'il leur permet d'avoir un contrôle renforcé sur la population. Donc il y a un vrai cercle vicieux dans cette affaire et c'est de ce cercle vicieux que la France cherche à sortir. Que l'embargo soit contourné, je ne peux pas vous répondre au nom de ceux qui le contournent ou qui trafiquent. Ce que je peux vous dire, c'est que l'autorisation que j'ai donnée il y a quelques jours pour le vol vers Bagdad n'est pas fondé sur le fait que nous sortions de l'embargo mais que ce vol selon notre analyse juridique, corroborée je crois par celle du secrétaire général des Nations unies lui-même, que ce type de vol strictement humanitaire n'est pas interdit par les résolutions parce qu'il ne génère pas de flux financiers dont l'Iraq pourraient bénéficier. Donc, c'est notre interprétation, ce n'est pas celle des anglo-saxons qui ont protesté mais la nôtre vaut bien la leur et donc nous avons donné cette autorisation. Mais cela ne veut pas dire qu'il y a un changement radical. Pour qu'il y ait un changement radical, il faudrait que l'Iraq accepte cette coopération sur la base de la 1284.
Q - Je voudrais savoir si la France est susceptible de prendre une nouvelle initiative à la fois pour convaincre l'Iraq de faire preuve d'un peu plus de compréhension et d'autre part pour faire sauter cet embargo qui pénalise le peuple iraquien ?
R - Pour changer les règles, il faut l'accord des cinq membres permanents du Conseil de sécurité. L'action de la France est tenace. Je vous rappelle que toute l'année 1999 a permis d'adopter une nouvelle résolution 1284 qui comporte une petite fenêtre à travers l'affaire de la suspension. Vous me demandez des initiatives, on n'a pas besoin de prendre des initiatives supplémentaires quand on agit tous les jours. On est dans l'action. Notre action consiste à dire aux Iraquiens : "acceptez de coopérer sur la base de cette résolution, acceptez de coopérer avec M. Blix ", c'est ce que je redis à Tarek Aziz mais malheureusement, je me suis heurté à un refus là-dessus. D'autre part, nous agissons pour qu'il n'y ait pas une interprétation constamment maximaliste sur toutes les mécaniques compliquées de l'ONU, de mise en oeuvre de la résolution "Pétrole contre nourriture " pour qu'elle ne soit détournée de son objet. Notre action est continue dans tous nos contacts tout le temps. Nous n'avons pas à prendre d'initiative supplémentaire, on ne peut pas être plus actif qu'on ne l'est déjà sur ce plan.

3 - LIBYE
Q - Après le dénouement de la crise des otages à Jolo, la France va-t-elle inviter la Libye à la Conférence euro-méditerranéenne de Marseille ?
R - La normalisation avec la Libye a commencé il y a un an et demi lorsque le Conseil de sécurité a décidé de suspendre les sanctions compte tenu des engagements que la Libye avait acceptés, concernant les affaires d'attentats aériens. L'Union européenne a adopté les mêmes dispositions, donc il y a un processus entamé depuis longtemps et j'ai été étonné de lire à plusieurs reprises que c'est à cause de l'affaire de Jolo que brusquement on allait en quelque sorte blanchir le colonel Kadhafi, c'est quand même très extraordinaire de lire cela ou d'entendre cela à propos d'un processus commencé un an et demi avant. Je vous rappelle que c'est à l'été 1999 que le président de la République, s'adressant aux ambassadeurs de France, avait dit "la page est tournée", c'est ancien déjà. Le Sommet du Caire Europe-Afrique a eu lieu en présence du colonel Kadhafi, celui-ci était présent, il a rencontré tout le monde. D'autre part, il y a eu dans les réunions euro-méditerranéennes un processus de réinsertion de la Libye qui a commencé ; ainsi, la présidence allemande avait invité à Stuttgart la Libye. Gardez bien cela à l'esprit, c'est un processus entamé bien avant cette affaire d'otages. Ce n'est pas cette crise qui a déclenché cette politique par rapport à la Libye. Ce qui est vrai en revanche, c'est que l'idée d'avoir recours à la Libye est venue des Allemands, de l'ancien responsable des services secrets allemands, qui l'a lui-même raconté dans le "Spiegel". Ils nous l'ont proposé et à ce moment là, étant donné que le négociateur philippin, Aventajado, n'arrivait à rien manifestement. Nous avons estimé en conscience qu'humainement on ne pouvait pas dire non étant donné que par ailleurs la normalisation avec la Libye avait commencé depuis longtemps. Nous n'avions aucun motif pour dire non, cela aurait été presque choquant, donc on a dit pourquoi pas à condition qu'il y ait un minimum de coordination entre les Philippins et les Libyens afin d'éviter une confusion encore plus grande dans ces affaires qui sont déjà inextricable. Mais nous, nous n'avons pas été en négociation avec les Libyens, nous ne sommes pas allés les chercher, ils ne nous ont rien demandé, on n'a pas négocié avec eux ; les contacts qui ont eu lieu épisodiquement entre la France et la Libye n'ont jamais porté là-dessus. Il y a eu une visite d'un responsable du Quai d'Orsay en juillet. Cette visite était prévue avant cette affaire, n'avait aucun rapport avec cela. Le seul engagement que j'avais pris, le seul qu'on m'ait demandé d'ailleurs, c'était d'aller à Tripoli une fois tous les otages libérés, s'ils avaient tous été libérés par la Libye. C'est le seul engagement que j'ai pris. Je n'ai pas eu à le tenir puisque cela ne s'est pas présenté ainsi. En revanche, le ministre finlandais y est allé parce que ça s'appliquait dans le cas finlandais, le ministre sud-africain y a été, ça s'appliquait et Joschka Fischer y a été puisque tous les otages allemands avaient été libérés dans ces conditions. En ce qui me concerne, je n'y ai donc pas eu à y aller, puisque les deux derniers otages ont été libérés en raison de la combinaison de l'action de l'armée philippine, qui a désorganisé le groupe Abu Sayyaf, et de leur courage et de leur débrouillardise personnels. Donc, je suis dans la même situation qu'avant Jolo. Il est normal que j'y aille un jour, cela n'a rien de choquant, cela n'a rien d'interdit, cela n'a rien d'illogique. Plusieurs ministres occidentaux ou européens l'ont déjà fait, donc c'est tout à fait normal que j'y aille mais ce n'est pas en réponse immédiate à l'affaire de Jolo. Quant à votre question sur la réunion de Marseille, je fais la même réponse, nous sommes dans la même situation qu'avant Jolo. Le processus de réinsertion de la Libye se poursuivant, il est tout à fait naturel que la Libye soit invitée à cette réunion. Il n'y a plus de problème particulier, pas plus qu'au Caire. Encore une fois, au Sommet Europe-Afrique du Caire, il y avait tous les dirigeants européens, allemand, anglais, français, italien, espagnol, etc... et il y avait le colonel Kadhafi. Ils ont assisté à des séances ensemble, ils ont déjeuné ensemble, etc...
Il n'y a pas de problème particulier pour Marseille sauf que, pour le moment, nous ne préparons pas vraiment un sommet puisque la situation au Proche-Orient n'est pas assez éclaircie pour qu'on puisse faire un nouveau "sommet de Barcelone" sans qu'il soit pris en otage par ces questions. Nous préparons donc une réunion ministérielle. Ce n'est pas parce que le sommet a été décommandé, c'est parce que le sommet n'a toujours pas été programmé. En fait, c'est une réunion de ministres, on l'a prépare comme telle, elle est d'ailleurs forte importante parce que c'est dans cette réunion de Marseille sur le processus euro-méditerranéen que nous allons faire le point sur le Processus de Barcelone et vous savez que les pays du sud sont très mécontents du programme MEDA. Ils sont mécontents parce que ça ne marche pas, il faut des années pour payer et ça coïncide avec un des axes sérieux de la Présidence française actuelle qui est d'essayer d'améliorer toute l'action extérieure de l'Union européenne ; mais comme cela coïncide avec ce que veut faire le Commissaire Patten, on s'entend bien avec lui, on travaille bien là-dessus. La réunion de Marseille sera un des points d'application de ce sujet ardu sur lequel on a passé toute une après-midi à Evian et sur lequel nous avons travaillé à nouveau dans le dernier CAG.
Q - Nous allons maintenant passer aux affaires européennes. Monsieur le Ministre, les échos qui nous parviennent de la Conférence intergouvernementale ne dégagent pas un optimisme forcené. Que pouvez-vous nous dire à ce propos ?
R - Je peux vous dire que je suis content que beaucoup de commentateurs commencent à se rendre compte - mieux vaut tard que jamais - du fait que cette Présidence française a lieu dans un contexte particulièrement difficile. Il faut bien l'avoir à l'esprit et je préfère que cette prise de conscience intervienne maintenant la veille de Nice que le lendemain, donc il était plutôt temps de s'en rendre compte.
Il y a beaucoup d'attentes qui sont placées sur la Présidence. C'est un petit peu démesuré parce que quand on est président en exercice de l'Union européenne, on n'a aucun moyen en plus, on n'a aucun pouvoir en plus, on a des responsabilités en plus et cela ne fait pas disparaître comme par enchantement les positions des Etats membres et la complexité des sujets. Sur cette Présidence française, on savait très bien à l'avance le contexte de la pression sur l'élargissement. Une majorité de pays de l'Union européenne, en dépit de ce qui a été dit à Helsinki, continuent à dire chez eux, devant leur opinion que la priorité, ce n'est pas le renforcement ou la réforme, c'est l'élargissement. Compte tenu de cette présentation, qui est très forte, qui est redevenue plus forte ces dernières semaines pour des raisons tactiques dont je vais parler après, nous savions à l'avance que ce serait très difficile. Nous, Français, avons demandé cette Conférence intergouvernementale depuis des années parce que cela nous paraissait tout à fait impossible d'aborder l'élargissement sans avoir amélioré les institutions. Nous avions dit que ce serait délicat. Je vous rappelle que celle qui a été menée en 1997 a échoué, échec qui a été constaté à Amsterdam et qui en fait a été consommé un mois avant. On savait qu'on allait vers une Présidence très compliquée.
On peut faire la liste des domaines où on souhaite une amélioration, que ce soit l'Europe des citoyens, la croissance, l'emploi, la formation, etc. On peut faire une liste et d'ailleurs nous l'avons faite et nous avons quinze ou vingt projets sur lesquels vous verrez fin décembre qu'on aura fait bien avancer les choses mais on ne peut pas empêcher que l'attention se focalise sur la CIG. Je suis content qu'il y ait une prise de conscience, cela peut nous aider parce qu'à partir de maintenant, vous pourrez mieux mesurer les progrès réels que nous ferons. Avant l'été, la CIG était considérée comme un problème sans intérêt, nul ; la seule chose qui était chic, c'était de se projeter dans l'avenir de l'Europe. Nous disions c'est très bien à condition de ne pas confondre les étapes, et notre responsabilité première c'est d'avoir un accord à Nice, faute de quoi le reste sera des spéculations vers Perrette et le pot-au-lait.
Cette CIG a commencé sous Présidence portugaise puis sous Présidence française, il y a eu une interruption du mois d'août et on s'est retrouvé début septembre. J'ai eu l'occasion de dire début septembre juste avant le Gymnich d'Evian que je commençais à être préoccupé parce que je voyais qu'on n'arrivait pas à faire entrer les Quinze dans la négociation, chaque pays répétant sa position nationale que chacun connaît sur les quatre sujets qui sont à l'ordre du jour de la CIG. Nos avertissements et nos appels ont eu un petit effet et il m'a semblé, ainsi qu'à Pierre Moscovici dans les dernières réunions qu'il y avait un frémissement, c'est-à-dire que certains pays commencent à accepter de discuter sur des modifications éventuelles de leur position. On a senti cela un peu sur l'extension du vote à la majorité qualifiée par exemple, à propos de la Commission, des coopérations renforcées où il me semble que certaines présomptions sont tombées, certains malentendus sont tombés, il y a des vrais désaccords mais qui étaient masqués par des malentendus. Le fait d'arriver aux vrais désaccords, c'est une sorte de progrès. Bref, ces tous derniers jours, il y a le début de quelque chose ; je ne sais pas dans quelle situation nous allons devoir constater à Biarritz mais en tout cas, on est loin de l'accord. Alors, nous allons avoir ce Conseil de Biarritz qui va se concentrer sur la CIG et sur la Charte. Il y a une période qui est décisive, donc c'est là où cela va se jouer, entre Biarritz et Nice.
Je ne peux pas assurer absolument qu'il y aura un accord, il existe des blocages qui sont quand même sérieux. Je crois que chaque pays de l'Union européenne est quand même conscient du fait qu'au-delà de ses intérêts nationaux légitimes, il y a un intérêt européen global et je crois que cette prise de conscience entraînera un sursaut qui entraînera les compromis nécessaires à la fin et que nous aurons par arbitrage constructif un résultat, un bon résultat. Nous ne voulons pas d'accord au rabais. Voilà pour la CIG mais je ne peux aller au-delà aujourd'hui parce que les silhouettes de l'accord n'apparaissent pas encore à ce stade.
Q - Il y a un point de la Charte sur lequel la France semble bloquée.
R - Il y a un amendement récent qui a introduit le mot "religieux" dans l'héritage qui a reconnu l'Union européenne et que la France ne peut pas accepter. Nous avons fait savoir que du point de vue constitutionnel, politique, philosophique, tout ce que vous voulez, ce n'est pas acceptable par nous. C'est un rebondissement puisque les choses s'étaient relativement améliorées, qu'un accord semblait en vue au niveau de cette convention et au niveau des gouvernements sur un texte politique qui est un bon texte, qui a de l'allure, qui n'est pas mal rédigé, qui n'est pas très long, qui est lisible. Evidemment, il y a une sorte de mouvement, de groupe d'organisations qui voudrait aller plus loin, qui voudrait que ce texte ait une force juridique, qu'on l'intègre dans les Traités mais il faut savoir que cela risque de torpiller la Charte. Nous avons obtenu l'accord sur le texte actuel qui est un bon texte parce que le gouvernement dit que nous ne pouvons l'accepter que si c'est un "texte politique". Si c'est un texte normatif on retire notre accord et on ne peut même plus parler de droits économiques et sociaux. Donc, aujourd'hui la situation c'est que soit vous avez un texte politique qui couvre tous les sujets, qui est ambitieux et qui peut avoir une influence importante dans l'avenir comme l'ont eu d'ailleurs dans le passé de grands textes qui ont été adoptés, qui ont eu un rebondissement même quand il n'y avait pas de force juridique ou alors c'est la maximalisme qui prévaut, on veut absolument que tout cela soit intégré dans le Traité, mais aujourd'hui il n'y a pas de majorité en Europe, encore moins d'unanimité pour cette Charte. Ce que la Présidence française préconise et peut faire c'est d'adopter ce texte qui est un bon texte politique à condition qu'on règle la question que vous venez d'évoquer sur l'héritage religieux.
Q - Cela rend l'adhésion de la Turquie impossible ?
R - Avant de rendre l'adhésion de la Turquie impossible, cela crée toutes sortes de problèmes inacceptables par d'autres - donc, il n'y aura pas de Charte s'il y a ce texte. S'il y a cette phrase il n'y pas de Charte.
Q - C'est le seul point de friction ?
R - Il reste une réunion, donc je ne peux pas vous dire. D'autres problèmes nouveaux vont surgir mais les oppositions britanniques sont très virulentes, une opposition britannique radicale à l'idée que ce texte puisse avoir une force juridique à la fois pour des raisons britanniques et un système juridique particulier mais aussi pour des arguments du genre de ceux que Robert Badinter avait développés il y a quelques semaines dans un article montrant que si l'on donnait cette forme juridique c'était créer un imbroglio indémélable dans les ordres juridictionnels européens. Les Britanniques ont retiré leurs objections à la suite d'un dîner entre Tony Blair et Lionel Jospin, dès lors que c'est un texte politique, ce qui est souhaité par l'immense majorité du gouvernement. Donc, il peut y avoir un problème d'explication par rapport à des mouvements d'opinion, des courants d'idées qui souhaitent aller plus loin. Encore une fois, ceux qui voudraient absolument qu'on aille plus loin n'aboutiraient nulle part pour le moment.
Q - Sur la CIG il y avait un frémissement, on connaît les principaux reliquats sur lesquels il s'agit de négocier. Il semblerait que sur l'expansion du vote à la majorité qualifiée la France soit finalement un des pays les plus durs. Je voulais savoir si c'était vrai.
R - En matière de majorité qualifiée, presque tous les pays, y compris nous, sont prêts à des ouvertures, à étendre les champs de vote de la majorité qualifiée mais pour le moment cela ne coïncide pas. C'est vrai qu'en ce qui nous concerne nous avons une position qui est restée prudente sur certains points, parce que nous estimons qu'il y a un lien entre ce sujet et les autres. Il n'est pas impossible que la position française évolue sur certains points pour faciliter l'effort auquel nous appelons les autres, et si on appelle les autres il faudra qu'on le fasse nous-mêmes mais il y a un lien entre les eux. Vous vous rappelez qu'en matière de pondération, à l'heure actuelle, l'écart des voix est de 1, 5 et l'écart de population est de 1 à 200 et même s'il n'est pas question d'arriver à un système purement démographique parce que c'est un critère parmi d'autres, il y a quand même une situation qui fait que dans l'Union élargie on pourrait se voir opposer des textes votés à la majorité mais représentant une petite minorité d'Européens - une situation que les grands pays ne peuvent pas accepter.
Q - Cela veut dire que quand vous dites non à la majorité qualifiée dans le domaine du commerce, de l'immigration, c'est plus tactique que politique ?
R - Peut-être bien mais de même que nous demandons aux autres pays à un moment donné de faire preuve d'esprit de compromis pour avancer - et je ne peux pas écarter la France - nous devrons à un moment donné de la négociation, chaque jour nous en rapproche, faire des ouvertures sur certains points.
Q - (Sur la Russie)
R - Je peux vous dire que de notre côté il n'y a pas de brouille parce qu'il nous paraît normal que dans le cadre de relations aussi importantes et anciennes que les relations franco-russes, il nous paraît quand même élémentaire que l'on puisse de temps en temps dire des choses vraies, directes comme on le dit entre amis, d'autant que tout ce que nous avons dit aux Russes à propos de l'affaire Tchétchène c'est que la Russie avait intérêt elle-même à rechercher une solution par des moyens différents et cela n'a évidemment jamais pris l'allure d'une sorte de dénonciation systématique - on n'a jamais cherché à compliquer les choses, au contraire, donc pour nous cela rentre tout à fait normalement dans le cadre d'un dialogue confiant comme celui que nous avons avec la Russie. On a cherché à parler franchement, utilement mais cela ne nous a pas empêchés, d'ailleurs dans le même temps où il y avait ces discussions et ces tensions sur la Tchétchénie de faire des propositions importantes et sérieuses sur l'adaptation de la coopération avec la Russie et là-dessus j'avais adressé avec Laurent Fabius une lettre aux autres ministres européens, occidentaux, les membres du G8 même les Russes pour un problème qui est encore plus important que l'autre et qui est de savoir si nous devons oui ou non continuer à coopérer avec la Russie. La réponse était oui mais en indiquant qu'il fallait être plus vigilant à l'avenir quant à l'usage qui était fait de notre aide.
Nous avions en même temps établi une autocritique sur les propositions occidentales économiques à la Russie en soulignant que le fait d'avoir incité les Russes depuis huit-neuf ans uniquement à déréglementer, privatiser dans n'importe quelle condition, avait des conséquences en grande partie négatives. Nous incitions les Occidentaux à réfléchir pour que tout simplement les Russes aient besoin de bâtir un Etat qui fonctionne, un Etat moderne, un Etat démocratique. Ils ont déjà eu des Etats répressifs mais ils n'ont jamais eu d'Etats qui fonctionnent et qui remplissent les fonctions qu'on attend d'un Etat dans une économie moderne. Au même moment, nous avions des positions que vous connaissez sur la recherche indispensable d'une solution politique en Tchétchénie.
Q - Hier, à l'occasion du référendum, un intervenant a constaté que le taux d'abstention valait condamnation de la cohabitation. On peut constater que la cohabitation aboutit à des faits néfastes. Est-ce que par exemple les sanctions contre l'Autriche sont une erreur de la cohabitation ?
R - Dans l'affaire de l'Autriche, pour répondre à la question dans le sens où vous la posez, il faudrait partir de l'idée que ce qu'on a fait était une erreur de la cohabitation mais je ne crois pas que c'était une erreur. Je pense que nous avons eu raison de réagir, j'ai d'ailleurs été le tout premier à intervenir de façon forte dès le lendemain des élections en mettant l'accent sur le risque que comportait ce résultat, la tentation que cela allait créer. Donc, je crois que nous avons eu raison de réagir comme nous l'avons fait à quatorze avec les Portugais, les Belges et quelques autres. Nous n'avons pas eu besoin de règlement particulier ni de dispositif juridique particulier parce que c'est de l'ordre de la vigilance politique, ce n'est pas de l'ordre du règlement tout cela, donc, je crois qu'on a eu raison de le faire. Les trois sages le reconnaissent. Cette action a eu de bons effets, elle a obligé le gouvernement de Vienne à souscrire à des engagements qui évidemment n'auraient pas été pris sans cela. Cela a provoqué dans la société autrichienne un choc, un débat historique sur l'histoire contemporaine, le rôle de l'Autriche, toute sorte de sujets qui étaient occultés. Je pense que le message a été très entendu en Autriche et ailleurs et que quand les trois sages ont dit dans leur rapport que cela avait été très justifié, très utile et maintenant contre-productif, les Quatorze étaient prêts à entendre ce langage. Il n'y avait pas non plus de raison de s'enfermer dans une attitude qui pourrait être prise de travers par beaucoup d'autrichiens y compris tous les Autrichiens anti Haider. Les Quatorze ont étudié ce rapport, en ont tiré la conclusion que le moment était venu de lever les mesures en question tout en restant vigilants politiquement. Ceci n'est pas la description d'une erreur, c'est la déduction d'une réaction politique qui aura eu je crois de bons effets à court et à long terme.
Q - Est-ce que sur l'affaire de la Côte d'Ivoire la cohabitation vous a gêné au mois de décembre dernier (suite inaudible) ?
R - Sur la Côte d'Ivoire, ce qui est important c'est de regarder ce qu'au bout du compte nous faisons, ce que nous avons fait et ce que nous ne faisons pas. Donc la politique de la France c'est celle qui est réellement menée. Sur des sujets compliqués comme cela, il est tout à fait normal qu'il y ait des approches différentes. Cela existe d'ailleurs dans tous les gouvernements homogènes, indépendamment des situations de cohabitation ou de coalition qu'on observe dans beaucoup de pays d'Europe. Les gouvernements sont faits pour gérer en permanence des problèmes qui sont compliqués parce que sinon on n'aurait pas besoin des gouvernements pour les trancher. Ils se trancheraient autrement, par le biais normal de la société ou des marchés, donc ce qui monte aux gouvernements ce sont des dilemmes, ce sont des contradictions, ce sont des choix difficiles, et sur aucun des ces sujets même dans des gouvernements où l'entente est parfaite, les réactions ne sont toujours les mêmes. C'est pour cela qu'existe toute cette mécanique d'harmonisation, de préparation des arbitrages, des choix, des analyses des scénarios, etc.
Sur la Côte d'Ivoire, on peut se poser des questions, et cela ne coïncide pas forcément avec un clivage droite-gauche ou président-gouvernement, sur la meilleure façon de se comporter, étant donné que nous voulons avoir une politique africaine qui ne se désengage pas de l'Afrique parce que le moralisme et l'égoïsme se donnent facilement la main sur l'Afrique. Beaucoup de gens seraient près à dire "après tout, qu'ils se débrouillent". Ceci n'est pas notre politique et on ne veut pas de désengagement de l'Afrique. Bref, sur la Côte d'Ivoire, il y a eu des délibérations, il y a eu des interrogations et des choix ont été faits, donc la politique de la France, c'est celle qui est menée. Cela dit, naturellement, je suis inquiet par la situation en Côte d'Ivoire. Nous pensons que ce pays devrait retrouver le plus rapidement possible une situation constitutionnelle, légitime et stable et c'est très important pour la vie du pays, y compris sa vie économique, que ce pays est très important pour toute la région et que par conséquent toutes les tergiversations, toutes les manoeuvres, tous les retards sont tout à fait préjudiciables et fâcheux mais il n'est pas question que l'on règle les problèmes de la Côte d'Ivoire à la place des Ivoiriens.
Q - (Sur la politique étrangère des Etats-Unis)
R - En ce qui concerne les Etats-Unis, je ne peux pas plus m'ingérer dans le choix des Etats-Unis que dans les choix de n'importe quel autre pays, donc, il est tout à fait exclu que j'exprime la moindre préférence par rapport à cela. Si j'étais citoyen américain, j'en aurai une mais en tant que ministre français, je n'ai pas à en avoir. Sur le plan de l'analyse, j'observe qu'il y a un très fort consensus aux Etats-Unis sur la politique étrangère, qui n'est pas exactement la même d'une administration à l'autre d'ailleurs. Aux Etats-Unis, ce n'est pas tellement démocrato-républicain mais, ce sont les hommes, les gens, les équipes, donc, il y a des inflexions, à un moment donné cela peut changer. Par exemple, l'engagement du président Clinton dans l'affaire du processus de paix est sans précédent et ne s'est pas fait sur la base de la position américaine classique dans le conflit du Proche-Orient. Il a rééquilibré les choses, c'est grâce à cela qu'il a réussi à compléter les liens traditionnels très étroits entre Israël et les Etats-Unis par des liens personnels forts, réels qu'il a avec les dirigeants arabes et notamment avec Yasser Arafat. Donc, là il y une composante personnelle et là le départ de M. Clinton changera quelque chose quel que soit le successeur d'ailleurs. Donc, il y a des changements, je ne veux pas nier l'importance des personnalités aux Etats-Unis mais il y a quand même un ensemble de repères que chacun connaît, et je pense qu'ils auront toujours à garder la possibilité de coopérer avec eux et notre capacité à dire oui mais aussi notre capacité à dire non et je crois qu'on risque d'en avoir besoin encore.
Q - (Sur le processus de paix)
R - Comme on peut encore espérer qu'une solution soit trouvée, je ne veux pas entrer dans les détails, c'est trop chaud, c'est trop sensible. Je dirai simplement que dans cette affaire du processus de paix, comme chacun d'entre vous le sait dans cette salle, on n'a jamais été aussi proche mais peut-être que les derniers mètres sont les plus durs à franchir. Je ne suis pas sûr non plus que cela puisse marcher, mais il y a eu des échanges, des conversations qui n'ont jamais eu lieu pendant les décennies précédentes, il y a une situation radicalement nouvelle. Je ne suis pas sûr que cela permette d'atteindre dans les jours qui viennent l'accord que nous souhaitons tous. Pendant cette période, nous avons été animés par une seule idée, être utiles à la paix et toute l'activité française, tous nos contacts avec les Israéliens, qui sont redevenus très fréquents et qui sont très confiants depuis que M. Barak est là, tous nos contacts avec les Palestiniens toujours aussi intenses, notre relation avec les Etats-Unis qui est tout à fait nouvelle sur ce plan - on travaille avec les Etats-Unis aujourd'hui dans un climat qu'on n'a jamais connu à aucun autre moment sur ces questions du Proche-Orient - plus, nos très bonnes relations avec les Egyptiens et plusieurs autres, nous avons mis tout cela au service d'une seule idée : aider la paix à surgir. Pour le moment, il s'agit de faire conclure la paix, après il y aura la construction de la paix qui est encore une autre affaire. Voilà, ce que nous faisons à travers ce contact régulier. Nous parlons de tous les sujets, y compris les sujets les plus délicats, les plus subtiles, touchant au statut de Jérusalem, l'idée de Lieu saint, sans oublier les autres sujets (les réfugiés, l'eau, les frontières, etc) mais malheureusement, la percée n'est pas faite. Mais je ne veux pas entrer dans le détail de ce que nous faisons ou de ce que nous disons parce que je n'ai pas à alimenter des discussions publiques sur un sujet qui est ultra sensible, où après tout, on n'est pas en toute première ligne, on est ami, on est facilitateur, on n'est pas Israéliens ou bien Palestiniens, ce sont eux qui ont la responsabilité historique terrible de prendre au bout du compte la décision. Mais nous sommes des facilitateurs et je crois que nous sommes perçus par tous les protagonistes comme tels.
Q - Est-ce qu'à votre avis, la date du 7 novembre est une dead-line absolue en ce qui concerne ces négociations ?
R - Tant que la paix n'est pas faite, il n'y a jamais de dead-line absolue. Que voulez-vous qu'il se passe ? Que le 14 on dise "c'est terminé, il ne se passera plus jamais rien" ? Il est évident qu'il y a là une période particulière, que si la paix ne peut pas être conclue dans cette période, cela risque de renvoyer à longtemps. C'est une des raisons de notre engagement, de notre activité et de notre espérance mais aussi de notre impatience et de notre inquiétude.
Q - Sur la politique de sanctions, vous avez dit que la décision de prendre des sanctions contre l'Autriche était légitime, si j'ai bien compris, mais il ne fallait pas que cela dure trop longtemps parce qu'à partir d'un moment cela devenait contre-productif. Est-ce qu'il y a selon vous des critères qui permettent oui ou non de légitimer telle ou telle fin de la politique de sanction ou de la rendre légitime ?
R - Oui, il y a des critères. Il n'y a pas de critères absolus, on n'est pas dans les mathématiques mais on peut essayer de débrouiller le sujet pour trouver des critères. Il y a des critères qui tiennent par exemple à la légitimité de la décision elle-même, de la procédure de décision. Vous avez le chapitre VII de la Charte des Nations unies dont on peut considérer que des sanctions prises au titre du Chapitre VII par le Conseil de sécurité relèvent de la légalité internationale. Cela n'épuise pas complètement la question puisqu'il peut y avoir des résolutions adoptées à ce titre qui restent en vigueur trop longtemps et cela renvoie aux remarques que je faisais tout à l'heure sur les sanctions à durée illimitée mais là vous êtes sur un terrain de légalité internationale si ce n'est de légitimité. Il existe une autre façon de prendre le sujet, par exemple, quand il y a eu les mesures - plutôt que sanctions puisque c'était la suspension des relations gouvernementales bilatérales - des Quatorze contre l'Autriche, il y a eu un débat sur l'ingérence qui a été important en Autriche, qui a pesé sur l'opinion publique au Danemark et dans beaucoup d'autres endroits.
Beaucoup d'autres pays dans le monde nous ont dit "mais de quel droit vous régissez comme cela à un vote qui est parfaitement démocratique et incontestable ?" On a répondu par ce qui est un peu un critère, celui de dire "personne n'est obligé d'entrer dans l'Union européenne, personne n'est obligé d'adhérer mais quand on adhère à l'Union européenne, on n'adhère pas seulement à un marché unique ou à une politique agricole commune mais à un ensemble de valeurs, de règles, de principes ce qui donne une base à des réactions". Après il faudrait creuser le débat pour voir quel est l'objectif exact des sanctions, la proportion entre les moyens employés et le résultat et lancer tout un débat sur le bilan. Moi, je serais assez favorable à ce que les milieux spécialisés, les centres d'études fassent une sorte de bilan des politiques de sanctions menées depuis vingt ou trente ans et qui connaissent une grande vogue à nouveau depuis une dizaine d'années puisque comme il n'y a plus la Guerre Froide, il n'y a plus le veto russe, donc l'Occident consolidé a pu imposer sa voix partout et donc, il serait intéressant de réétudier les cas où cela a donné des résultats décisifs : tout le monde a à l'esprit l'affaire de l'Afrique du Sud. Il faudrait revoir dans quelles conditions cela a été le coup de pouce décisif à un moment donné et tous les cas où cela n'a rien donné.
Q - Est-ce que vous pensez que le renversement des marchés pétroliers peut mettre un peu d'huile dans les rouages, dans les endroits où cela coince, c'est-à-dire en Iraq et à Washington ?
R - A mon avis en Iraq cela ne change rien, sauf que cela peut créer la tentation de se servir de cette situation pour développer une sorte de pouvoir de nuire ou de perturber ou d'inquiéter et à Washington avec l'administration sortante, cela ne change rien parce que c'est un conflit qui est devenu en fait très personnalisé par rapport à cela. Donc, à ce stade, cela ne change pas. Par contre, en dehors de l'administration américaine sortante, on peut constater qu'aux Etats-Unis dans plusieurs milieux économiques, cela apparaît comme quand même absurde mais cela ne peut pas entraîner un changement radical à court terme.
Q - Absurde, au même titre que celui contre l'Iran ou dans des termes radicalement différents ?
R - C'est assez différent parce qu'en Iran, les compagnies pétrolières américaines trouveraient finalement absurde un embargo qui les pénalise elles seules, sans aucun profit et alors qu'on a oublié même la justification d'origine. L'Iraq, c'est lié au marché global, c'est lié au niveau des prix, c'est différent. C'est lié à une sorte de raisonnement économique sur ce que serait le marché pétrolier actuel si l'Iraq pouvait produire à plein, ce qui supposerait d'ailleurs que l'Irak soit rééquipée.
Q - Monsieur le Ministre, il y a eu des élections au Liban qui ont donné des résultats un peu inattendus. Il semble que les espaces de liberté politiques sont en train de s'accroître dans ce pays. Est-ce que vous croyez que Damas est en train de réévaluer sa politique au Liban ?
R - Je pense qu'il faut leur demander mais je ne sais pas s'ils sont en train de réévaluer leur politique. Ils sont simplement en train d'évaluer les résultats et la situation des élections au Liban.
Q - Jeudi, les Danois sont appelés à se prononcer par référendum pour ou contre l'euro. Si jamais le non l'emportait, quelles seraient les conséquences pour l'Union européenne ? Deuxième question : vous avez rencontré votre homologue espagnol, est-ce que les Espagnols craignent un regain d'activité de l'ETA à l'occasion du Sommet de Biarritz ?
R - Sur le premier point, je crois que Pierre Moscovici a dit ce qu'il fallait dire. C'est vrai que le oui serait une bonne chose pour le Danemark je crois, mais le non ne change pas le problème global de l'Europe. C'est quand même une affaire essentiellement danoise par rapport à cela.
Q - Cela ne risque pas d'avoir d'influence sur la CIG avec ce petit pays qui se sent vraiment mal à l'aise avec ce qui se trame autour de lui et avec une population qui sent qu'effectivement, elle est appelée à se prononcer pour une Europe qu'elle ne comprend pas très bien ?
R - Cela ne change rien aux positions que le Danemark avait déjà. Le Danemark a déjà des positions dans la CIG qui sont des positions très circonspectes par rapport au développement de tout pouvoir européen, par rapport aux grands pays. Le Danemark a une position particulière sur beaucoup de sujets, donc ce que vous dites est parfaitement vrai mais c'est déjà le cas.
Q - Cela ne posera pas de problèmes pour appliquer la CIG ?
R - Cela dépend de ce qu'il y a dedans. Ils négocieront des "opting out". Encore une fois, votre position est exacte mais c'est déjà leur politique.
Quant à Biarritz, je n'ai pas d'indications spéciales sur Biarritz et le ministre espagnol ne m'a pas parlé en particulier de Biarritz. Ce que je sais, c'est qu'il m'a redit à quel point les Espagnols sont vraiment sensibles à toutes les manifestations de solidarité et de coopération concrète entre la France et l'Espagne dans la lutte contre le terrorisme et qu'il ne faut surtout pas relâcher l'effort. Il faut poursuivre cette coopération jusqu'à ce que le problème soit véritablement maîtrisé, ce qui n'est pas le cas.
Q - Il n'y a pas de craintes spécifiques ?
R - Non, il y a une inquiétude globale mais nous n'avons pas d'inquiétude particulière sur Biarritz.
Q - Monsieur le Ministre, d'un côté nous voyons les difficultés que vous nous avez expliquées sur la CIG, l'édifice institutionnel de l'Europe et d'autre part, il semble que des progrès assez considérables soient en train d'être effectués dans le domaine de la défense. Est-ce que vous pouvez nous en dire un mot ?
R - Il faut avoir une vision un peu panoramique parce que, dans cette situation en Europe, il y avait des éléments très contrastés. Nous avons en effet la CIG qui est difficile, comme prévu. Je disais tout à l'heure que j'étais content que l'on s'en rende compte. Mais je crois aussi qu'au final, nous arriverons à arracher le bon accord dont nous avons besoin pour la suite. Il faut pouvoir gérer correctement le processus d'élargissement. Il y a d'autres domaines où les choses sont différentes de l'affaire de la charte, indépendamment de la controverse sur la phrase litigieuse. Cela s'est plutôt mieux passé que nous ne pouvions le penser, nous aurons un texte qui aura de l'allure, ce qui est bien. Et en matière de défense, nous avons fait en dix-huit mois un progrès considérable. Je ne voudrais pas rentrer dans les détails techniques, je voudrais dire simplement que, à partir du moment où le désaccord initial était surmonté, le désaccord théorique, idéologique, entre la Grande-Bretagne et la France, et que les deux pays ont défini une position de synthèse sur la façon de développer dans l'Union européenne un vrai pôle de défense, nous nous sommes rendu compte que ce mouvement des britanniques allait déstabiliser ceux des pays européens qui y sont traditionnellement hostiles, et qui se cachaient derrière la Grande-Bretagne pour empêcher qu'il y ait quelques progrès que ce soit.
Ils étaient habitués à dénoncer les projets français, dont ils disaient que c'était pour détruire l'alliance atlantique. Nous avons bouleversé les cartes, en réalité, avec cette synthèse franco-britannique. Et, à partir de là, nous avons pu avancer, et il n'y a pas d'autres obstacles fondamentaux. Il y a d'autres choses compliquées à négocier : se mettre d'accord sur les relations entre l'Union européenne et l'OTAN, se mettre d'accord sur la façon dont on associe, sans les mettre dans la décision, les ciments de l'alliance qui ne sont pas de l'Union européenne, se mettre d'accord sur toute une série d'aspects techniques, pratiques, budgétaires, réglementaires, etc. Se mettre d'accord maintenant sur l'introduction dans l'Union européenne de règles de secret sans lesquelles on ne peut jamais travailler sur des questions de défense. Il faut un minimum de règles de ce type pour pouvoir travailler. Nous sommes en train de surmonter tous ces problèmes. Pendant les quelques jours à New York, lors du déjeuner avec Madame Albright et les Quinze, les Américains ont dit devant les Quinze qu'ils étaient très contents des arrangements que la Présidence française avait négociés pour les relations entre l'Union européenne et l'OTAN. En dix-huit mois, nous avons fait énormément de progrès. La prochaine grande étape sera la conférence de novembre.
Il faut avoir la confirmation des participations des différents politiques. Nous avons eu une réunion tout à l'heure chez le Premier ministre là-dessus pour préparer la suite du calendrier en matière de défense.
Q - Pourquoi la France n'a pas donné ses engagements ?
R - Ils sont en préparation.
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Q - Quand vous dites, Monsieur le Ministre, qu'il faut réinstaurer le Conseil Affaires générales dans son rôle, que comptez-vous prendre comme mesures concrètes ?
R - Je pense que quand on regarde de près, le système européen a absolument besoin de ce Conseil. Ce ne peut pas être simplement le Coreper. Le Coreper travaille bien, c'est sans doute l'organe qui travaille le mieux encore maintenant, mais il n'a pas d'autorité suffisante au niveau politique pour un certain nombre de sujets. Ce ne peut pas être un Conseil des ministres spécialisé, même imminent, comme Ecofin par exemple, et quel que soit son poids. Donc il faut absolument un organe de ce type qui assure la coordination générale. L'améliorer, cela passe au départ par des choses toutes simples. A l'heure actuelle, il y a un absentéisme excessif des ministres des Affaires étrangères au Conseil Affaires générales. Il y a quand même un représentant de chaque pays qui lit un papier. Un ministre peut se permettre de ne pas lire le papier qu'on lui a préparé à condition qu'il ait une idée sur le sujet, alors que le représentant ne peut pas, il doit lire le papier en entier. Il y a un absentéisme excessif des ministres des Affaires étrangères, alors qu'au Conseil Ecofin, au Conseil de l'agriculture, ils sont en général tous là, les absences sont très rares.
Deuxièmement il y a un problème tout simple d'horaire. Là aussi cela va vous paraître dérisoire mais, compte tenu de la façon dont nous présidons depuis le mois de juillet, je crois bien que nous gagnons une heure à deux heures par jour sur l'horaire habituel. Nous commençons à l'heure prévue, ou avec 10 minutes de retard, pas plus, nous nous interrompons à l'heure prévue, nous traitons les sujets. Ce système est soumis à des tensions extraordinaires parce qu'il y a une quantité incroyable d'affaires à trancher, de papiers qui circulent, et puis nous sommes quinze, ce qui est plus compliqué qu'avant, chaque nouveau pays entraîne des complications exponentielles, en terme numérique, quelle que soit la qualité du pays. Tout le système s'est relâché, s'est compliqué, s'est ralenti. Le système n'est pas assez tenu. J'estime qu'il n'y a pas d'autre bonne solution. Le Conseil Affaires générales doit mieux redécouvrir quel est son rôle irremplaçable, être plus efficace, fonctionner mieux. Nous avons également réorganisé complètement l'ordre du jour, où il y avait avant une sorte de fouillis complet entre des questions de politique étrangère et de sécurité commune, de PESC, et des questions de coordination générale. Or, ce n'est pas la même chose d'avoir à travailler sur la déclaration que nous allons faire sur les élections en Serbie et de faire le point avec le Commissaire Lamy, ou de négocier l'élargissement, ou de savoir si nous ratifions tel ou tel arrangement qui a été passé par le Conseil Ecofin ou le Conseil agricole. C'est tout à fait autre chose.
Nous avons donc réorganisé, pendant la Présidence française, l'ordre du jour qui est toujours le même, systématiquement, dans tous les Conseils affaires générales jusqu'à la fin de l'année, et j'espère que les Suédois continueront, afin que les ministres sachent à l'avance comment c'est organisé, en distinguant bien les matières. C'est toute une série de petits moyens, mais qui au total forme une robuste médecine, et qui doit être capable, si tous mes collègues jouent le jeu, de redonner à ce Conseil son autorité.
Il y a un domaine sur lequel je crois que nous devrions faire des progrès, mais je ne sais pas si nous y arriverons, c'est le domaine de la communication. Je ne crois pas que ce soit une bonne politique, quand il y a un Conseil Affaires générales, d'en sortir précipitamment pour aller voir la presse pour dire "Heureusement que j'étais là parce que sinon les autres s'apprêtaient à prendre une mesure complètement idiote". Ou alors "J'ai obtenu que...". J'ai donc envie de dire aux ministres des Affaires étrangères la prochaine fois qu'il faut qu'ils se demandent ce qu'ils peuvent faire, eux, pour le Conseil Affaires générales, et non pas simplement se servir du Conseil Affaires générales pour valoriser telle ou telle position particulière. Cela fait partie d'une discipline collective qui serait bien utile pour tout le monde. Et en matière de communication, je revendique aussi le droit pour les ministres de se réunir parfois quelques heures entre eux, sans se précipiter pour voir les journalistes tout de suite. C'est ce que j'ai tenté de faire à Evian, mais j'ai été le seul à effectuer ce que j'avais recommandé, parce qu'il y a des habitudes qui sont dans l'air du temps. Il y a une série de moyens qui, à mon avis, peuvent redonner au Conseil Affaires générales une visibilité et une efficacité, ce qui faciliterait beaucoup le travail du Conseil européen, qui lui-même est menacé par le même phénomène d'engorgement./.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 29 septembre 2000)