Interview de M. Dominique Perben, ministre de la justice, à Europe 1 le 28 septembre 2004, sur les conditions du transfert dans une prison française de Bertrand Cantat, sur l'idemnisation des victimes d'erreurs judiciaires ou de dysfonctionnements de la justice et sur la reconnaissance par l'Etat de sa responsabilité.

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Média : Europe 1

Texte intégral

Dominique Perben, bonjour, merci d'être là.
Bonjour.
Q- Bertrand Cantat va donc exécuter en France sa peine de huit ans selon la procédure pénale française. B. Cantat va arriver sur le sol français dans les prochaines heures, vous le confirmez.
R- Il est parti de Vilnius, voilà ce que je vous confirme. Pourquoi cela d'abord ? Parce qu'un prisonnier, dans un pays étranger, mais étant français, peut demander à faire sa peine dans son pays, en France, à condition bien sûr que les deux pays soient d'accord, ce qui a été le cas.
Q- Ce n'est pas le seul cas.
R- Ce n'est pas le seul cas, nous avons énormément de cas semblables à celui-là, et donc compte tenu de sa demande, je l'ai donc transmise au gouvernement lituanien qui a accepté ce transfert.
Q- Alors, il y a eu une curiosité prévisible et sans doute excessive autour du cas de B. Cantat. Est-ce qu'il va être incarcéré dans la région parisienne ou affecté dans une prison du sud-ouest où vit sa famille ?
R- Vous le verrez, je ne vais pas annoncer les choses à l'avance parce que je voudrais protéger Cantat, non pas parce qu'il est Cantat mais parce que je considère que tout détenu a droit à la protection et compte tenu de l'intérêt que suscite ce déplacement, j'ai très peur d'une multitude de photographes ou de journalistes.
Q- Le protéger de qui, alors ?
R- Le protéger d'une curiosité qui, à un moment donné, à mon avis, devient excessive et je crois que mon devoir est donc de ne pas indiquer quelle est la destination du vol dans lequel est monsieur Cantat et les choses doivent se faire dans la sérénité la plus grande possible, par respect pour la famille de la victime et par respect pour sa famille à lui.
Q- Oui, mais ça se fera en deux temps. Il ira d'abord dans une prison de Paris puis après ailleurs ou il va directement aller...
R- Nous verrons.
Q- Cela veut dire que B. Cantat n'oublie pas sa victime, Marie Trintignant, il le dit, mais que le souvenir, les pressions et la détention l'ont fragilisé.
R- Je crois qu'il faut effectivement, pour lui comme pour beaucoup de détenus, être attentif à son équilibre personnel.
Q-Pour lui aussi ?
R- Pour lui aussi.
Q- Et si son état de santé s'aggravait, est-ce qu'il pourrait bénéficier d'une libération conditionnelle sous contrôle ?
R- Heureusement, on n'en est pas là. Je ne crois pas que l'état de santé de monsieur Cantat soit à ce point dégradé, mais sachez que bien entendu les responsables de l'administration pénitentiaire seront attentifs, pour lui comme pour d'autres, à son état de santé et il sera soigné si cela est nécessaire.
Q- Et c'est pour cette raison que vous disiez hier...
R- " Laissez-le tranquille !"
Q- " Laissons-le tranquille ".
R- " Laissons-le tranquille ". Franchement, franchement, laissons-le
tranquille.
Q- Oui, parce que vous pensez qu'il y a des types qui voyagent dans des avions et qui sont en train d'essayer de le photographier, qui sont partout, qui ont pris des billets ?

R- laissons-le vivre", je veux dire, c'est une question de respect de la personne, quelle qu'elle soit, et je crois qu'à un moment donné, dans des situations comme la sienne, il y a une espèce de fragilisation psychologique qui tien à la pression médiatique, et donc je dis : " Laissons-le tranquille ".
Q- Et nous en sommes tous responsables.
R- Eh bien oui.
Q- D. Perben, jamais un ministre de la Justice n'avait reçu à la Chancellerie, comme vous l'avez fait hier, les victimes d'un procès bâclé. Les sept acquittés d'Outreau se sont dits satisfaits, ils vous ont trouvé compatissant, très humain, que vous les avez même " réhabilités moralement ", ils ont trouvé la formule. Vous, comment
vous les avez trouvés ?
R- Je les ai trouvés extrêmement perturbés. Ce que je veux simplement dire c'est que j'avais été, comme tout un chacun, je crois, en France, le jour du verdict, un peu bouleversé, d'abord parce que j'avais pensé bien sûr aux gamins, parce qu'il ne faut pas oublier dans cette affaire qu'il y a des gosses qui ont été torturés, qui ont été violés, mais j'avais été aussi profondément ému à la suite de l'acquittement qui est une décision de justice sur laquelle je n'ai pas de commentaire à faire, de la situation de ces personnes qui ont passé, pour certains, 30 mois en prison, donc difficulté de se reconstruire.
Q- Vous ne jugez pas l'enquête, vous ne jugez pas le procès bien sûr, mais vos actes prouvent que vous jugez le jugement.
R- Je ne juge pas le jugement, je juge les conséquences du jugement. Le jugement, il est ce qu'il est, il a acquitté un certain nombre de personnes, j'en prends acte, sans commentaire. Mais ce qui me paraît pas normal, c'est que notre fonctionnement judiciaire a pu arriver à ce que des personnes soient acquittées après avoir passé plus de deux ans en prison. C'est ça la question pour moi en tant que responsable du fonctionnement de la Justice. C'est la raison pour laquelle j'ai voulu les recevoir, ce qui effectivement, je crois, ne s'est jamais fait. Pourquoi je l'ai fait ? J'estime, comme je l'ai dit hier, c'est d'abord une attitude d'humilité de ma part. Quand je dis de ma part, de la part du ministre que je suis, c'est le ministre qui les a reçus...
Q- Et du président de la République garant de la justice aussi ?
R- Et le président de la République qui était tout à fait d'accord pour que je le fasse, cela, vous l'imaginez bien, sinon je ne l'aurais pas fait. Et vous connaissez suffisamment le président de la République pour savoir que lui aussi il a évidemment été profondément ému par cette affaire et donc...
Q- Donc, tous les deux, vous reconnaissez, comme les Français, vous avouez qu'il y a eu un dysfonctionnement de la Justice.
R- C'est une évidence.
Q- Des erreurs judiciaires.
R- C'est une évidence qu'il y a problème et il y a tellement problème d'ailleurs que j'ai, dès le verdict, demandé à un groupe de magistrats, d'avocats et d'experts, de travailler, et ce qu'ils font depuis le mois d'août, pour essayer de disséquer ce qui s'est passé, pour faire en sorte que cela ne se reproduise plus, parce que un, je veux...
Q- Mais vous rendrez public ce rapport de Jean-Olivier Vioux (phon), vous allez le rendre public ?
R- Bien entendu qu'il sera rendu public, parce qu'il devra peut-être être suivi par un certain débat car il va peut-être me proposer des choses relativement difficiles. C'est quoi les pistes ? C'est ne pas laisser seul un juge devant des dossiers trop difficiles, ne serait-ce que pour des raisons psychologiques. Vous savez...
Q- C'est-à-dire un deuxième juge au moins.
R- Alors, que dans un certain nombre de cas de procès difficiles, il y a une co-saisine, c'est-à-dire qu'il y ait deux juges qui puissent ainsi absorber la difficulté, y compris la difficulté, la dureté de certains dossiers qui rendent nécessairement, je pense, celui qui le traite, peut-être moins impartiale qu'il ne faudrait. Deuxièmement...
Q- Est-ce que je peux vous dire, là dessus...
R- Oui.
Q- Est-ce que cela voudrait dire, là-dessus, sur le juste d'instruction d'Outreau, il est devenu procureur, il n'est pas sanctionné et il est promu. Est-ce que ça veut dire que dans l'institution judiciaire, aujourd'hui, la faute, est récompensée ?
R- Non mais attendez, l'ensemble du procès n'est pas terminé. Bon, laissons les choses aller au bout. Il y a encore des personnes qui ont fait appel et qui vont passer devant une Cour d'assises d'appel, donc les choses ne sont pas terminées pour les autres, donc nous verrons, à l'examen du dossier si d'autres choses doivent être décidées, mais pour ce qui est des réformes nécessaires, pour qu'on ne se retrouve pas un jour devant une deuxième affaire Outreau, il y a cette affaire des juges d'instruction, il y a à mon avis à réfléchir très sérieusement lorsqu'elle est longue à la détention préventive et là-dessus, j'ai demandé à Vioux et à son équipe d'y réfléchir. Il y a le problème des experts, et puis enfin, il y a un problème très douloureux, sur lequel...
Q- La parole des enfants.
R- La parole des enfants.. J'ai très peur, personnellement, que cette affaire d'Outreau nous fasse revenir en arrière. En effet, qu'est-ce qui s'est passé depuis quelques années ? La justice a enfin davantage écouté la parole de l'enfant. Il ne faudrait pas que cette affaire, où effectivement la parole de l'enfant n'a pas été écoutée d'une manière, je dirais, suffisamment sécurisée, il ne faudrait pas que l'on revienne en arrière, et donc je souhaite que l'on puisse sécuriser le recueil de la parole de l'enfant.
Q- Voilà des pistes : pas d'usage abusif de la détention provisoire, pour forcer parfois à avouer, comme ça a été le cas, mais est-ce que vous dites, D. Perben, monsieur le ministre de la Justice : " L'Etat va reconnaître bientôt une faute lourde " ?
R- Le terme " faute lourde ", bon...
Q- Une faute, une faute.
R- Une faute, oui, très clairement, et d'ailleurs nous avons engagé les discussions avec les avocats pour essayer d'arriver à ce que l'on appelle une transaction sur les différentes indemnisations possibles.
Q- Ça veut dire que là, vous reconnaissez la responsabilité de l'Etat, c'est vous qui le dites.
R- A partir du moment où nous rentrons dans cette discussion, ça veut dire que nous reconnaissons une part de responsabilités, bien entendu.
Q- Et c'est le sentiment aussi qu'au nom de l'indépendance des magistrats il y a des procureurs, des juges, même s'ils sont livrés quelquefois à eux-mêmes dans certaines affaires, ils sont au bout du compte intouchables.
R- Alors, vous posez la question, là, de la responsabilité professionnelle du juge. Attention, c'est un sujet très difficile. Le juge, celui qui rend la justice, celui qui... Bon, il faut qu'il ait une sérénité suffisante pour la rendre. S'il est constamment sous la pression de l'engagement possible de sa responsabilité pour le choix qu'il fait, on n'est plus dans un système d'indépendance. Par contre, bien sûr, s'il y a l'appel, c'est très important, parce que c'est le moyen de corriger éventuellement des erreurs d'appréciation, et deuxièmement s'il y a faute lourde de la part du juge, à ce moment-là, il peut y avoir engagement d'une procédure disciplinaire.
Q- Vous venez de dire ici : "l'Etat reconnaît sa responsabilité et ses fautes, avec toutes les conséquences". Est-ce que vous ne croyez pas que différentes corporations devraient aussi reconnaître leurs fautes, comme vous le faites, et présenter peut-être des excuses ?
R- Ecoutez, je ne sais pas si tel ou tel doit présenter ses excuses. Ce que je sais, c'est que dans ces affaires, il faut vraiment avoir le sens de l'humain, c'est-à-dire, nous sommes sur la matière humaine, nous sommes sur des choses extrêmement douloureuses et il faut faire tout de même très attention. Je le dis par exemple aux médias, mais on pourrait le dire à d'autres professions, " attention, on touche à des choses graves, sensibles ". Il ne faut pas trop simplifier les choses. Dans cette affaire d'Outreau, on est passé, je dirais, d'un discours de la presse qui était : " la justice veut étouffer l'affaire " et ensuite ça a été l'inverse.
Q- Il y a une grande réflexion collective à lancer. L'affaire Charlotte, la fillette Franco-Américaine de 4 ans, dont les parents se disputent la garde, etc. Il y a une solution provisoire qui a été trouvée hier, et sur le fond, alors qu'est-ce que ça règle ?
R- Je voudrais dire trois choses. Un, la manière... la tentative qui a été montée pour récupérer cette petite fille ne s'est pas faite dans de bonnes conditions, mais je veux rappeler que le Procureur était allé voir trois fois la famille, pour lui dire : " vous devez rendre cet enfant que vous avez enlevée à New York ". Bon, trois fois, trois fois. Et là, maintenant, heureusement, il y a une solution, semble-t-il, d'apaisement, puisque le père et la mère ont accepté le placement de cette petite fille dans une famille, dans une autre famille, et on va se donner un petit peu le temps de trouver une solution acceptable pour tout le monde.
Q- Mais la mère et les grands-parents de Charlotte peuvent-ils être poursuivis ? Parce qu'il y a eu comme un enlèvement.
R- Eh bien c'est un enlèvement d'enfant car la maman est partie de New York, comme ça, comme si elle partait en vacances avec son enfant, alors qu'elle est mariée avec monsieur Washington. Donc là, il y a un petit souci et je voudrais rappeler qu'il y a ce cas, je dirais, en France, mais je veux rappeler qu'actuellement, il y a 17 enfants français aux Etats Unis qui sont en attente de retour en France. Ca aussi ce sont des dossiers délicats qu'il ne faut pas traiter avec un esprit de trop grande simplification.
Q- Merci, il y aurait beaucoup d'autres questions à vous poser, merci d'être venu, D. Perben, monsieur le ministre de la Justice. Bonne journée.
R- Bonsoir.
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 29 septembre 2004)