Déclaration de M. François Bayrou, président de l'UDF, sur l'état général de la France, la différence de projets entre l'UDF et l'UMP, la politique des salaires et la préparation du référendum sur le projet de Constitution européenne, à Paris, à la Mutualité le 23 janvier 2005.

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Circonstance : Clôture du congrès de l'UDF, à Paris à la Mutualité le 23 janvier 2005

Texte intégral

Nous avons montré, autour de Romano Prodi, de Francesco Rutelli, de Graham Watson qu'il y avait un vrai courant politique, fort, en train de se former en Europe pour faire et changer l'Europe. Faire l'Union européenne, démocratique, parlant d'une seule voix. Et changer la société européenne en ce qu'elle a d'injuste, d'inefficace et de paralysé.
Permettez-moi de saluer l'équipe que vous avez vue s'exprimer, à la tribune, dans la salle, avec des tempéraments différents, chaleureux et généreux. Et avec beaucoup d'expérience parce que l'idée selon laquelle l'expérience ne s'acquerrait qu'avec des maroquins ministériels est une idée à laquelle je n'adhère pas.
Lorsque Romano Prodi est devenu chef du gouvernement italien, il n'avait jamais été ministre auparavant. Lorsque Tony Blair est devenu Premier ministre de Grande-Bretagne, il n'avait jamais été ministre auparavant. Lorsque Jose Luis Zapatero est devenu chef du gouvernement espagnol, il n'avait jamais été ministre ni pensé l'être de sa vie. Lorsque José Maria Aznar, son prédécesseur, est devenu chef du gouvernement espagnol, il n'avait jamais participé à un gouvernement.
Il n'y a qu'en France qu'on veut nous faire croire que pour être futur ministre, il faut d'abord être ancien ministre, ce qui vous l'avouerez est un peu la quadrature du cercle. Et pardon de le dire mais les expériences acquises dans la société civile, l'expérience de Jean-Marie Cavada, l'expérience du général Philippe Morillon, l'expérience de Christian Blanc, l'expérience de Claire Gibault qui est chef d'orchestre et tant d'autres, cela aussi fait des expériences qui nourrissent notre équipe et lui donne la seule crédibilité qui compte, la crédibilité aux yeux des Français.
Je veux avoir une pensée au début de cette rencontre. Nous l'avons eue hier pour Florence Aubenas, mais je veux avoir une pensée pour l'anniversaire que nous fêtons aujourd'hui.
Avant d'entrer dans les débats intéressants et passionnants du Congrès, je ne veux pas oublier qu'aujourd'hui, il y a soixante ans, c'était la libération des camps. La stupéfaction pour l'immense majorité des Européens et des citoyens du monde de découvrir ce qu'était cette horreur-là.
Je crois que personne ne l'a dit mieux que Louis Aragon : " L'homme, où est l'homme/ L'homme/ Floué roué troué meurtri/ ()/ Marqué comme un bétail/ Comme un bétail à la boucherie " .
J'ai beaucoup aimé ce congrès. Il y avait tellement de force et de vérité dans ces trois jours. Ce n'était pas une " grand-messe " comme l'on dit, ce n'était pas un show. C'était un congrès avec beaucoup, beaucoup d'amis, des centaines et des centaines, des milliers qui sont venus et repartis, parce que trois jours c'est difficile à dégager sur un emploi du temps, mais qui sont venus participer à la réflexion en profondeur qui a été la nôtre. Et sur l'environnement, et sur le climat, et sur la croissance, et sur l'état de la société française, et sur les services publics abandonnés, et sur ces fractures sociales additionnelles qui aggravent et approfondissent le sentiment d'abandon d'un très grand nombre de Français et qui atteignent aujourd'hui les salariés moyens.
J'ai beaucoup aimé l'engagement qui était le nôtre. Le parti de la libre parole. Alors on a vu que chez nous, entre Hervé Morin et Gilles de Robien, on ne s'embarrassait pas de périphrases. Et c'est tant mieux, et c'est notre marque de fabrique ! Nous revendiquons la liberté de parole dans la vie politique française et donc nous appliquons la liberté de parole à l'intérieur du mouvement que nous formons ensemble. C'est cela qui nous autorise et qui nous engage. J'ai senti aussi - et peut-être vous aussi - le sentiment qui nous unissait.
Quand on a vécu l'expérience de résistance ensemble, de résistance à toute la pensée unique, à toutes les puissances établies, cela crée un lien qui ne s'effacera pas. Parce qu'il y a là-dedans une fraternité, des combats partagés, des risques pris et de l'audace que nous n'allons pas cesser de montrer.
Formidable ambiance, formidable congrès. Pour moi, probablement le meilleur que j'aie vu de ma - déjà - longue expérience de militant politique. Alors, merci à tous d'y avoir participé.
L'état de la France
D'où part notre constat ? Qu'est-ce qui fait que nous sommes là ? Pourquoi les choix qui sont les nôtres ?
Je veux relire, à ce moment de conclusion du congrès, la phrase que je lisais en introduction et je la dédie à tous ceux qui pensent, soit que cela va bien en France, soit que cela ne va pas si mal en France, soit encore que cela va mieux en France. Et malheureusement, je ne partage aucun de ces trois sentiments. On pourrait dire quand ce sont des hommes politiques, sans doute ont-ils l'esprit ou le regard altéré par la passion ? Mais quand ce jugement est celui des préfets de la République, ceux qui sont sous les ordres du gouvernement, et qu'ils écrivent ceci que je cite : " Les Français ne croient plus en rien, c'est même pour cela que la situation est relativement calme, car ils estiment que ce n'est même plus la peine de faire part de son point de vue ou de tenter de se faire entendre " ? Ceci, publié par Le Monde cette semaine, est la phrase-clé du rapport secret des préfets sur l'état de la France.
Lorsque nous exprimons notre inquiétude sur l'évolution des choses, sur notre démocratie, sur quelque chose qui est brisé, cassé, alors le gouvernement rejette nos critiques. Mais est-ce qu'il va rejeter l'analyse de ces préfets ?
C'est pour cette raison que nous sommes engagés, et c'est au nom de ce désespoir-là que nous devons parler.
Ce qui ne va pas, les institutions, la direction
La dégradation. Cela a été dit avant moi à plusieurs reprises.
La dégradation civique dont le 21 avril a été le symptôme. Cette dégradation n'a pas cessé. Et, puisque le Premier ministre aime les mots de théologie - j'ai ainsi dû feuilleter plusieurs dictionnaires de suite pour savoir ce que voulait dire le mot acédie - je lui dédie un autre mot : notre pays est en état de déréliction. C'est un mot de théologie qui signifie que les liens sont coupés, qu'il y a un sentiment d'abandon. Le sentiment selon lequel les problèmes réels de la vie de tous les jours, ceux de la vie du pays, ne parviennent pas à franchir la porte des palais officiels. Le sentiment que là-haut, ils n'entendent plus rien et qu'ils recommencent, non pas à répondre aux questions ou à traiter les problèmes, mais au contraire à prétendre que la seule attitude civique serait d'ignorer les problèmes.
Nous ne voulons pas entrer dans ce jeu et dans ce choix parce que nous avons un souvenir précis. J'y pensais tout à l'heure Gilles (de Robien) quand tu disais : " mais ne parlez surtout plus de la Turquie". Je me souvenais très bien du gouvernement Jospin qui disait : " mais ne parlez surtout pas de la sécurité, car en parlant de la sécurité, naturellement vous créez des sentiments ". Comme si c'était les paroles qui créaient les inquiétudes ! Le rôle des politiques, c'est au contraire de répondre aux questions qui se posent et de répondre aux inquiétudes pour les calmer et les faire disparaître.
Cette déréliction-là est d'autant plus cruelle que c'est un formidable pays et, bien sûr, on a raison de le dire. Le tsunami, le téléthon, l'inventivité, la création, la culture, l'histoire et l'avenir, tout cela, en effet, c'est le formidable indice d'un magnifique pays, mais c'est un magnifique pays malade.
Alors, qu'est-ce qui ne va pas ? Quelle doit être notre attitude et notre ligne ? Cela m'amènera à répondre à la question en effet posée, non pas tant dans nos rangs mais autour de nous, sur la participation au gouvernement.
Qu'est-ce qui ne va pas ? Ce qui ne va pas, c'est la même chose, selon moi, qu'en 58. Un pays capable de tous les efforts et de tous les élans, on l'a vu à partir de mai 1958. Mais avant mai 1958, des institutions qui empêchent que s'expriment et que se fassent entendre les attentes, et que s'exprime et que se fasse respecter la volonté qui permet d'entraîner un pays. Et ce qui manque, c'est l'énergie qui vient d'en haut, des situations de responsabilité, celle qui permet de galvaniser un pays et de l'inviter à se dépasser lui-même.
Ce qui ne va pas, c'est la situation de la démocratie en France et voilà pourquoi notre responsabilité est plus importante que de participer à un gouvernement ou à une majorité.
Si je considérais que la démocratie en France se porte bien et que les orientations du gouvernement vont dans le bon sens, alors naturellement, nous serions massivement présents au gouvernement. Non pas avec un portefeuille, même pas avec cinq sur quarante, car je rappelle que le rapport de forces aux dernières élections ayant été de 12 à 16, il me semble que nous aurions droit à 30 ou 40 % des portefeuilles dans une coalition équilibrée. Mais il se trouve qu'à mon sens, l'enjeu n'est pas là. L'enjeu n'est pas d'avoir 1, 5, 10 ou 20 portefeuilles. L'enjeu est de savoir si le pays peut de nouveau croire à quelque chose. Je vous assure du plus profond de ma conviction que le fait qu'il y ait 1, 2, 5, 10 ministres de l'UDF de plus dans ce gouvernement ne changera rien à la conviction des Français et à leur analyse de la démocratie.
C'est qu'il y a une inspiration et que cette inspiration, aujourd'hui, n'est pas là nôtre. Les choix principaux qui sont prononcés, ce ne sont pas les choix sur la sécurité routière ou sur le logement qui grâce à toi (Gilles de Robien) sont excellents. Les choix principaux qui sont prononcés et qui touchent en effet aux grandes orientations historiques, économiques et sociales de la France, se prennent au-dessus des ministres et les ministres n'y participent pas.
Je rappelle que le gouvernement n'a pas eu une seule réunion de ministres pendant six mois, depuis les régionales jusqu'au départ de Nicolas Sarkozy. Pas une seule réunion de ministres pour débattre ensemble de la situation du pays.
Eh bien, ceci est un dysfonctionnement. Et avoir un, deux, trois ou cinq ministres de plus au gouvernement ne changerait pas les choses. Et comme je crois que le problème profond est celui des institutions et de l'orientation politique qui vient du sommet en France, alors je crois aussi que cette idée de faire entrer des ministres de notre famille au gouvernement serait contre-productive.
La ligne de conduite de l'UDF
Parce qu'il y a une grande question politique, et cette grande question politique est celle-ci : est-ce que le projet de l'UDF et le projet de l'UMP sont les mêmes ?
C'est la question-là plus importante pour la démocratie française. Et cette discussion va enfin nous permettre de dire clairement quelle est notre réponse à cette question-là. La question est de savoir si les Français, dans les années qui viennent, vont avoir le choix entre deux options ou entre trois options.
Est-ce que nous sommes attachés, adhérents, dépendants de la droite comme l'on dit ? Ou bien est-ce que nous avons notre propre personnalité, est-ce que nous avons notre propre projet et notre propre vision, indépendants, différents et originaux, pour l'avenir du pays ?
Dans cette affaire-là, la question que des millions de Français se posent est celle-ci : " On a compris, à l'UDF, ils sont courageux, ils sont libres de parole, ils ne se laissent pas faire. Mais au fond du fond, c'est la même chose que les autres ".
Cette question-là est non seulement, électoralement, notre pire ennemi, mais elle est, historiquement pour la France, une question à mon sens extrêmement préjudiciable. Parce que si la démocratie du pays c'est éternellement le MEDEF contre les syndicats, la droite contre la gauche et jamais aucune capacité de présenter une voix politique différente, alors c'est la France qui est malade, elle l'est depuis vingt-cinq ans et elle va l'être pour longtemps encore.
Et, mes chers amis, si nous décidions d'entrer, même massivement, dans un gouvernement qui n'est pas le nôtre, nous accréditerions définitivement aux yeux des Français l'idée que UDF et UMP c'est la même chose et que donc, désormais, plus question de proposer un autre destin au pays. Et ainsi non contents de ne pas servir l'avenir de notre famille politique, en réalité, nous la condamnerions définitivement.
Il y a vingt ans - et je puis en parler pour avoir été le jeune secrétaire général de l'ancienne UDF avec Valéry Giscard d'Estaing, et l'ami et le responsable de campagne de Raymond Barre au moment de 1988 - il y a vingt ans que nous avons abdiqué notre identité dans " une union de la droite ", il faut bien appeler les choses par leur nom. On dit pour faire semblant, avec des traits d'union " de-la-droite-et-du-centre " Tintin ! Si c'est " une union de... " c'est bien de la droite dont il s'agit. Et il y a beaucoup de Français du centre (je dis bien du centre, car je rappelle que nous travaillons ensemble, centre-droit et centre-gauche avec nos amis italiens) du centre, et aussi de droite qui voient que cela ne va plus, et même de gauche qui attendent qu'une voix différente et indépendante soit capable, dans notre pays, de proposer une voie de solidarité en même temps que d'efficacité.
Si l'UDF ose affirmer sa différence, si l'UDF ne se sent plus prisonnière d'un camp dans lequel elle serait enfermée et verrouillée à double tour, si elle est capable de parler plus largement au pays, dans ses identités politiques différentes, alors l'UDF gouvernera la France. Si elle se range dans une coalition gouvernementale dominée par d'autres, elle sera rayée de la carte et c'est bien à mon avis l'enjeu politique qui se présente à notre pays.
Or, mes chers amis, ce n'est pas affaire de drapeaux, de partis, de fanions, d'étiquettes, de volonté de faire briller et gagner son camp et sa famille ; au-delà de cela, c'est qu'il y a besoin pour la France d'un nouveau projet et d'une nouvelle synthèse.
En démocratie, il y a deux visions différentes.
La vision de ceux qui considèrent que, pour changer un pays, il faut un parti unique prenant toutes les sensibilités et faisant comme si tout le monde pensait la même chose, occupant tous les postes dans la République plus que jamais depuis que la République existe. Et la vision de ceux qui pensent, au contraire, que l'oxygène de la démocratie, c'est le pluralisme et qu'il faut du débat, du dialogue, qu'il faut être obligé de convaincre avant de décider. Il y a ceux qui veulent décider tout seuls et ceux qui pensent qu'il faut convaincre un pays.
C'est une vision différente. L'une est celle du gouvernement et l'autre est celle de l'UDF.
Naturellement et bien entendu il y a aussi une vision sociale. Parce que l'idée qu'il ne faut pas concentrer le pouvoir entre les mains d'un seul homme ou d'un seul parti, c'est aussi la confiance à la société, aux syndicats, aux organisations professionnelles, pour qu'ils soient investis de la confiance pour pouvoir faire avancer leurs propres affaires.
C'est une vision philosophique différente, l'idée que les institutions commandent, que le Parlement soit interdit de parole chaque fois que l'on va discuter par exemple de politique étrangère ou de politique européenne. On a refusé de transmettre au Parlement la question historique et pourtant majeure -on peut être pour ou contre mais personne ne dira qu'elle n'est ni historique ni majeure- la question de l'élargissement de l'Union européenne à la Turquie.
On n'a pas suscité le parti majoritaire pour qu'il soutienne telle ou telle position, cherché une formule de compromis qui aurait pu rallier, et il y en avait, une majorité de Français. On a décidé que les institutions interdisaient que le Parlement puisse s'intéresser à la question la plus importante pour l'avenir du pays.
Eh bien ceci est une vision. Nous en avons une autre.
L'UDF a une autre vision, raison pour laquelle nous avons soutenu l'amendement d'Édouard Balladur qui, fâché de cette décision du Gouvernement, a voulu introduire dans la Constitution une disposition qui fasse que ces transmissions désormais soient de droit. Nous avons gagné en commission des affaires étrangères. Et les amis d'Edouard Balladur sont allés le voir, lui disant : " il faut absolument trouver un compromis, vous ne pouvez pas fâcher ainsi l'Elysée ou le gouvernement ". Édouard Balladur, parce qu'il est bienveillant - on va le dire comme cela - a cherché et a trouvé un texte de compromis. Et ses amis ont battu le texte de compromis devant la commission des lois ; il a eu en tout et pour tout trois voix pour le texte de compromis qu'on lui avait demandé d'écrire.
Ce sont deux conceptions de la démocratie et du Parlement.
Et, mes chers amis, nous soutiendrons l'amendement d'Édouard Balladur s'il le représente devant l'Assemblée nationale. Nous souhaitons qu'il le fasse et, dans le cas contraire, nous reprendrons l'amendement tout seuls de manière que l'on voie bien qu'il y a des gens qui veulent changer l'équilibre des institutions en France.
C'est une vision que celle qui considère qu'il est normal en 2005 qu'un Parlement n'ait pas 1 % de la maîtrise de son ordre du jour. L'ordre du jour du Parlement, mes chers amis au cas où vous l'ignoreriez, c'est le Gouvernement qui l'écrit. Le Parlement délibère si le Gouvernement veut bien qu'il délibère.
On est en France, en démocratie, en République, on est en 2005.
Il y a des gens qui trouvent non seulement que c'est normal, mais que c'est bon et que cela correspond à l'esprit des institutions, comme ils disent. Esprit, es-tu là ?
Et il y a des gens qui considèrent que ce n'est pas normal et que, dans une démocratie vivante, le Parlement devrait avoir la maîtrise au moins de la moitié de son ordre du jour et que les pouvoirs devraient être équilibrés entre l'exécutif et la représentation nationale.
C'est une vision, et il y en a une autre.
C'est une vision que celle qui considère que quand on est, socialistes et UMP confondus, les mêmes, au gouvernement, il faut nommer des copains partout. Que c'est cela gouverner et d'ailleurs cela entraîne dans la fonction publique l'idée que, pour avancer, il faut être dans la bonne écurie. Dans la haute fonction publique et même dans la moyenne fonction publique, et même quelquefois dans des institutions qui ne devraient pas avoir ce genre de réflexe.
Eh bien c'est une vision et il suffit de regarder les nominations depuis deux ans pour voir qu'en effet c'est une vision qui est devenue la règle dans la République, dans toutes les fonctions, dans toutes les responsabilités, y compris les corps de contrôle.
Et il y a une autre vision qui est la nôtre, qui est de dire que, dans ces grandes fonctions, la compétence et l'équité devraient être satisfaites et quand on nomme quelqu'un on devrait lui faire passer une audition devant le Parlement comme l'on fait aux Etats-Unis et comme on fait devant le Parlement européen, et exiger une majorité qui soit supérieure à 50 %, de manière que la France ait l'assurance que ce ne sont pas les intérêts partisans qui gouvernent sa haute fonction publique.
C'est une vision, il y en a une autre.
De même que c'est une vision de considérer que le pays ne marche bien que si une fois tous les cinq ans il y a un grand coup de balancier à droite et un grand coup de balancier à gauche, et que 60 % du pays ne sont pas représentés au sein de l'Assemblée nationale. C'est le scrutin majoritaire à tous les étages, cela fait d'ailleurs qu'il y a peu de femmes à l'Assemblée nationale.
C'est une vision mais il y en a une autre.
Elle veut une loi électorale plus juste où les Français seront représentés en fonction des grands courants politiques et à parité dans la représentation qui devrait être la leur à l'Assemblée nationale.
Un chemin nouveau. L'exemple d'une nouvelle politique des salaires
Tout cela pour dire, et j'aborde le deuxième point, je vais le faire plus bref que je n'avais prévu, qu'en matière et économique et sociale, il y a des visions qui sont différentes.
Nous avons porté l'éclairage, ces jours-ci, sur la situation des salaires moyens en France dont nous considérons désormais qu'ils sont atteints par la crise et je racontais à quelques-uns d'entre vous ce très remarquable papier que j'ai lu dans Sud-Ouest qui étudiait le budget d'une jeune femme de 31 ans, dont les revenus mensuels sont de 1600 euros et qui a un petit garçon de quatre ans. Le journal a eu la curiosité d'examiner poste par poste son budget : logement, 550 euros - c'est à Bordeaux, c'est un tout petit loyer - puis la voiture, puis l'électroménager, les produits de ménage, les produits d'entretien, un peu de nourriture et un peu de vêtements. Le journal montrait que, sans aucun extra, comme l'on dit, sans un seul repas où elle aurait invité des amis, sans loisirs, cette jeune femme ne pouvait pas arriver avec 1600 euros à la fin du mois sans s'endetter auprès d'une banque ou de ses amis ou de ses proches.
Mes amis, 1600 euros cela a le mérite d'être le revenu médian en France, c'est-à-dire qu'il y a autant de Français au-dessous qu'au-dessus. Il y a huit millions de Français au-dessous de ce revenu-là.
Eh bien, nous avons un problème dans notre pays.
J'avais promis que j'essaierais -vous avez donné hier par motion mandat au bureau politique de réfléchir à cette question- d'esquisser devant vous quelques pistes de réponses concrètes.
Je ne crois pas naturellement qu'une augmentation massive des salaires, décidée par décret, soit en quoi que ce soit une réponse à cette question, mais il me semble qu'il faut bien identifier les causes. À mon sens, il y a deux causes.
Je pense que les 35 heures ont été un facteur extrêmement lourd de blocage des salaires en France. Je sais bien qu'il y a des milieux dans lesquels cela ne doit pas être populaire de le dire et j'accorde volontiers à ceux de mes compatriotes qui considèrent que 35 heures c'est bien, le droit de travailler 35 heures. Mais je voudrais simplement vérifier avec vous que tout ce que l'on nous avait dit sur ce sujet, c'est-à-dire : on travaillera 35 heures, on sera payé 39, et cela ne coûtera rien à personne ; que ces trois affirmations rendent le parti socialiste lourdement responsable à mes yeux de la situation de crise dans laquelle se trouve durablement la France, il est juste de le dire.
Eh bien, on a eu exactement le contraire. On a eu, certes, de nombreuses entreprises qui y ont gagné en flexibilité comme l'on dit, et je ne considère pas que ce soit une conséquence négative même si un grand nombre de salariés le paient, en stress aussi, et ils le disent. Il y a eu des adaptations, des discussions à l'intérieur de l'entreprise et c'est bien. Il y a des salariés, des cadres en particulier et quelques fois plus souvent des femmes, qui ont trouvé là le moyen d'organiser mieux et différemment leur vie, et je trouve que c'est bien. Or une loi inspirée par Gilles de Robien, avec quelques adaptations, aurait sans doute permis de faire la même chose !
Mais, le résultat, cela a été que l'on a dépensé des sommes astronomiques, l'estimation la plus proche c'est entre huit et neuf milliards d'euros par an pour les 35 heures, ce qui veut dire en cinq ans entre quarante et cinquante milliards d'euros.
Je vous laisse imaginer quelle utilisation on pourrait faire de ces quarante à cinquante milliards d'euros pour la France. Par exemple, pour l'équipement autoroutier de la France. La jeune femme qui a participé au débat sur le développement durable, l'énergie et le climat nous a dit qu'avec sept milliards d'euros par an, on isolait tous les bâtiments, toutes les maisons particulières de France, on mettait des capteurs solaires et on créait des centaines de milliers d'emplois.
Permettez à l'ancien ministre que je suis de dire qu'avec une telle somme, on rénovait totalement le parc des universités françaises qui est aujourd'hui laissé complètement à l'abandon. On pourrait sans doute pousser le désamiantage de ces universités alors que l'on a abandonné ce dossier, alors que nous avions mis en place un plan de désamiantage en trois ans.
Ce sont des sommes considérables qui ont été dépensées. Naturellement elles ont été payées et elles ont participé à la hausse des dépenses publiques en France, au déficit, à la dette et, au bout du compte, les 35 heures ont été, en termes réels, payées 35.
C'est ce qui explique la montée de la paupérisation, le blocage de tous les salaires, notamment des salaires moyens. Car ce que Robert Rochefort du CREDOC nous a dit si justement à cette tribune, c'est qu'aux deux bouts de la chaîne, les très hauts salaires et les très bas salaires, la situation a progressé, au moins en termes arithmétiques (pour les très hauts salaires beaucoup plus que pour les très bas). La situation a progressé, mais c'est au milieu de la chaîne que tous les salaires moyens ont subi de plein fouet ce blocage. Je crois qu'il faut en tenir compte.
Deuxièmement, il y a un choix de politique publique à propos duquel nous avons eu un débat hier entre Jean Arthuis et un certain nombre de nos amis, Charles de Courson en particulier : toutes les politiques publiques sont allées dans le sens de l'allégement des charges sur les bas salaires. C'était sans doute justifié, encore que je crois qu'il y aurait eu d'autres moyens de traiter cela, les emplois francs par exemple.
Mais nous avons fait des trappes à bas salaires parce que, puisque les salaires moyens sont tellement moins chargés que les autres, les entreprises ont tout intérêt à laisser les salaires dans la tranche des bas salaires plutôt qu'à les faire monter dans l'échelle.
On a bloqué, par cette politique de concentration des charges sur les bas salaires, je crois qu'il faut en sortir.
Je propose deux ou trois pistes.
Premièrement, pour ceux qui veulent travailler plus, il y a une injustice dont il faut sortir. Je ne vois aucune raison avouable qui puisse justifier le fait qu'une heure supplémentaire dans une entreprise de moins de 20 salariés rapporte 10 % de plus, et une heure supplémentaire dans une entreprise de 20 salariés rapporte 25 % de plus.
Le travail, c'est le travail. L'effort, c'est l'effort. L'heure supplémentaire, c'est l'heure supplémentaire, je ne vois pas pourquoi on pénalise les salariés des petites entreprises par rapport à ceux des moyennes et grandes.
C'est une injustice et c'est contre-productif.
Alors vous me direz, mais vous allez renchérir l'heure de travail pour ces petites entreprises ?
Eh bien je propose qu'on fasse le choix inverse.
Je propose qu'on l'allège et je propose que le surplus, la prime de 25 % que l'on donnerait pour toute heure supplémentaire vienne en déduction des charges sociales que l'on paie sur ces heures. Ce qui veut dire que, pour le salarié, c'est un plus considérable. 25 %, cela veut dire de l'argent supplémentaire qui rentre. Pour l'entreprise, cela ne coûte pas plus cher et pour l'État et les régimes sociaux, je suis sûr que cela rapportera autant, sinon plus, parce que voilà des heures supplémentaires où les charges seront un peu moins importantes, divisées par deux à peu près, mais qui seront créées alors qu'aujourd'hui elles ne sont pas créées puisque cet obstacle financier est trop important.
Je sais très bien que ceci va susciter une discussion avec les syndicats. Un des traits constants et profonds de la politique syndicale, c'est qu'il faut pénaliser les heures supplémentaires.
Or quand on vit dans un ensemble européen où la moyenne de tous les autres pays travaille entre 38 et 40 heures, les heures jusqu'au niveau de 38 ou 40 heures, ne doivent pas être pénalisées pour l'entreprise de façon à garder équilibre et égalité entre les petites entreprises et entre les pays européens.
Deuxième piste, qui vaut aussi pour ceux qui choisissent de ne pas travailler plus.
Je pense qu'il faut réfléchir à nouveau à la politique d'intéressement et de participation, que les salariés puissent recevoir une part des résultats de l'entreprise quand ils sont positifs et qu'au lieu de voir cette politique difficile à appliquer, on y soit profondément incité. C'est la raison pour laquelle je propose que toute fraction des résultats de l'entreprise distribuée en salaire ou en prime aux salariés soit défiscalisée, qu'elle ne paie pas l'impôt sur les sociétés et qu'elle ne doive pas acquitter de charges sociales.
C'est un plus et il n'y a pas de raison que l'entreprise ne puisse pas associer ses salariés à ses résultats quand ils sont bons, qu'elles soient petites, moyennes ou grandes. Actuellement, il n'y a que 20 %, je crois, des entreprises qui ont choisi la voix de l'intéressement et de la participation.
Troisième piste, elle est plus profonde, c'est la piste que Jean Arthuis a évoquée depuis plusieurs années devant nous. Il faut que l'on se pose une grande question, notamment en matière de lutte contre les délocalisations.
Est-ce que le système français qui fait reposer toutes les charges sociales sur le travail est un bon système ? Est-ce qu'il favorise l'emploi ? Est-ce qu'il permet de lutter contre les délocalisations ? Est-ce qu'au contraire ce système n'est pas un puissant incitatif aux délocalisations, et une prime très importante aux produits ou aux services que nous importons par rapport aux produits et aux services que nous produisons ?
Cette question, nous allons la mettre à notre ordre du jour. Il y a plusieurs réponses possibles. La TVA sociale n'est peut-être pas la meilleure, parce que la TVA porte davantage sur les consommations basses et moyennes et naturellement ce n'est pas équitable. Mais il y a d'autres manières d'équilibrer cela, d'autres assiettes que nous pouvons chercher pour proposer une voie nouvelle qui permettra que tous les produits consommés en France participent à la protection sociale du pays et pas seulement les produits fabriqués chez nous. Des voies nouvelles pour une politique salariale.
Le projet européen, la Constitution
Je voudrais maintenant en venir à la dernière question qui sera ma conclusion, qui est cette grande affaire européenne.
Je voudrais vous dire, conscient des problèmes et décidé à les traiter comme nous l'avons voulu dans notre motion, les raisons pour lesquelles je vais m'engager, avec notre mouvement dans son immense majorité, pour le Oui.
C'est une différence avec mes amis, je vais m'engager d'abord parce que c'est une Constitution, parce que le mot Constitution est écrit sur le document.
Alors je sais bien que, formellement, mon cher Jean-Louis Bourlanges, c'est un traité, mais il y a écrit dessus Constitution. Et quand on est écrit le mot Constitution sur un document, ce n'est pas tout à fait par hasard.
Il y a bien des chemins pour y arriver.
Le chemin des constitutionnels français a été d'une sorte, le chemin des constitutionnels américains a été d'une autre sorte.
Quand on écrit Constitution, cela veut dire quelque chose, cela veut dire deux choses précisément.
Premièrement que nous fabriquons, que nous construisons une démocratie, et une démocratie c'est unitaire par essence. Une démocratie c'est fédéral par essence.
Si c'est le peuple qui gouverne les décisions par partis politiques et représentants interposés, alors cela veut dire que l'on est bien dans une union politique, que les décisions que nous avons à prendre, ce sont des décisions qui nous rassemblent, qu'il n'y a pas la position des uns et la position des autres, que nous formons une unité. Et cela veut dire une deuxième chose, cela veut dire que nous, Français, Britanniques, Polonais, Lituaniens, Italiens, nous devenons des concitoyens européens.
Et pour moi, les symboles en politique ne sont pas secondaires. Les symboles en politique sont essentiels parce qu'ils parlent aux racines et aux raisons qui font que les hommes s'engagent.
Nous nous sommes engagés pour l'Europe pour qu'elle devienne une démocratie et pour que nous, peuples d'Europe, nous devenions concitoyens. Nous avons l'occasion de le réaliser. Nous allons voter Oui pour que cela devienne une réalité.
La deuxième raison, c'est parce que je sais ou je devine ou je pressens, quelles seraient les conséquences d'un Non français ?
Lorsque j'étais très jeune, un de nos amis politiques, disparu trop jeune, m'a donné un conseil que je n'ai jamais oublié et que je soumets à votre sagacité. Il m'a dit : " Quand tu ne sais pas ce que tu dois faire, demande-toi ce que tes ennemis voudraient que tu fasses et fais le contraire ! "
Eh bien il y a là, me semble-t-il, une voix de sagesse. Si je regarde ceux qui ont toujours été les adversaires de l'idée européenne, sans leur accrocher une étiquette d'infamie sur le dos, messieurs de Villiers, messieurs communistes et compagnie, messieurs Le Pen, messieurs souverainistes, messieurs socialistes de la rupture, quand je regarde ceux-là, alors je sais ce qu'ils veulent que je fasse. Ils voudraient que nous votions Non ou que nous favorisions le Non. Quelle victoire extraordinaire pour tous ceux qui n'ont jamais voulu de l'idée européenne !
Eh bien nous ne leur ferons pas ce plaisir et nous sommes décidés à voter Oui !
Et enfin troisième raison -et je m'arrêterai là- c'est parce que je pense aux réactions qui seraient provoquées par le télégramme annonçant le Non français au-delà de nos frontières. Je pense à ce que le Non français signifierait en Grande-Bretagne. Vous aurez, cher Graham Watson, un combat si difficile mais dans lequel nous vous aiderons, et où les libéraux démocrates seront en réalité le seul parti réellement engagé pour le Oui, en quoi il fabriquera des générations d'hommes d'État. Je pense à la grande difficulté qui va être celle du référendum en Grande-Bretagne.
Si la France vote Non, ce sera pour vous une arme ou au contraire une chance ? Je garantis que ce sera une arme, encore que l'esprit de contradiction, comme disait La Fontaine, pourrait quelquefois dans les cultures insulaires provoquer cela Et dans le bureau de Georges W. Bush, quand on lui apportera le télégramme, et dans le bureau de Hu Jintao, le dirigeant chinois ? Avez-vous le sentiment que la réaction sera la même selon que la France aura voté Oui ou selon que la France aura voté Non ?
Eh bien je vous garantis de la signification historique que percevront ces dirigeants du monde, et en Ukraine, et en Afrique. Je préfère prendre sur le dos la charge des questions du peuple français et que nous nous engagions pour que la réponse soit sans ambiguïté dans le sens de l'héritage historique qui est le nôtre.
Je n'avais que trois ans en 1954, mais ayant vécu dans toutes mes fibres dans cette famille politique, je n'ai jamais oublié ce qui est arrivé à cette date-là.
Des visionnaires et des visionnaires français avaient fait naître un projet extraordinaire qui était de faire une Europe politique en la commençant par une communauté de défense pour l'Europe.
Et cinquante ans après, on voit quelle était en effet la vision de ce projet.
Nous avons écrit le traité, nous avons convaincu nos partenaires, chacun de nos partenaires a ratifié le projet. Et puis il est venu devant le Parlement français, et le Parlement français a dit non à ce que des hommes politiques français avaient écrit, faisant perdre à l'Europe la chance historique de devenir précocement une puissance politique. Je n'ai pas envie de revivre ce manquement, la France disant non à ce que la France a voulu.
Je suis persuadé que notre pays sera plus fort et plus grand, historiquement reconnu, si nous allons dans le sens du patrimoine que nous avons désiré et que nous avons aujourd'hui la chance de réaliser.
Voilà pourquoi nous allons dire, non seulement Oui, mais trois fois et de manière résolue, Oui à la Constitution européenne pour que les Français la suivent, en dépit des risques qui existent sur son résultat.
Il y a une grande question qui se pose à la France : va t-elle pouvoir y croire à nouveau ?
Pour y croire à nouveau, il faut ce que vous avez tous dit tout au long de ce magnifique Congrès. Il faut être soudés autour d'une équipe et de porte-parole que la France entende. Il faut avoir un projet différent. Il faut avoir le courage de porter ce projet, sans avoir la moindre crainte de déplaire autour de soi, car nous allons déplaire beaucoup, à droite et à gauche. Ce sera précisément l'indice de la réussite du combat que nous sommes en train de mener.
Il faut n'avoir aucune crainte, on disait hier soir aucune inhibition, aucune réticence, à montrer en quoi en effet nous voulons porter la voix des Français. Et nous voulons être différents et si cette différence s'entend, alors les Français choisiront entre les trois projets qui sont devant eux : entre l'individualisme d'un côté, l'étatisme de l'autre, et la solidarité en son centre. Je ne doute pas du choix qu'ils feront et ce sera un choix d'espoir pour la France.
Merci pour ce Congrès.
(Source http://www.udf.org, le 25 janvier 2005)