Allocution de M. Christian Paul, secrétaire d'Etat à l'outre-mer, sur le développement de l'Internet en France métropolitaine et dans l'outre mer, les inégalités engendrées par l'Internet et les actions nécessaires pour promouvoir un Internet citoyen et solidaire , Paris le 10 octobre 2000.

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Circonstance : Deuxièmes Rencontres parlementaires sur la société de l'Information et l'Internet, à l'Assemblée nationale, le 10 octobre 2000

Texte intégral

Monsieur le Président de l'Assemblée nationale,
Mesdames, Messieurs,
Il y a trois ans, nous étions une poignée de parlementaires, et plus généralement de responsables politiques, à nous interroger sur les enjeux non seulement futurs, mais très actuels, de l'Internet. Lors des Premières Rencontres parlementaires que j'avais organisées l'année dernière, nous étions déjà un peu plus et nous nous étions donné la tâche d'explorer les nécessaires régulations de la révolution numérique.
Aujourd'hui, c'est avec plaisir que je constate que nous sommes beaucoup plus nombreux encore à nous retrouver. La multiplication des usagers et des usages de l'Internet s'impose d'elle-même comme une réalité incontournable. Mais les inégalités qui se révèlent nous imposent de travailler pour trouver ensemble des réponses au formidable défi de " l'Internet pour tous ".
Merci à Raymond FORNI, président de l'Assemblée nationale, qui nous reçoit aujourd'hui et qui avait déjà ouvert, à mes côtés, les premières Rencontres. Je salue également les participants à nos tables rondes. Certains étaient déjà parmi nous l'année dernière, notamment quelques membres de l'Internet Society, et je leur sais gré de leur fidélité et de leur engagement. D'autres nous rejoignent et vont désormais contribuer à ce débat en l'enrichissant de leurs expériences ; je leur souhaite à mon tour la bienvenue. Après avoir été à l'initiative de ces Deuxièmes Rencontres parlementaires, j'ai souhaité, lorsque j'ai rejoint l'équipe gouvernementale il y a un mois et demi, transmettre le flambeau à Patrick BLOCHE, qui a bien voulu prendre le relais, et je lui en suis très reconnaissant. Il l'a pris au vol avec son efficacité habituelle, avec surtout sa connaissance profonde des enjeux politiques de la société de l'information. Je vais m'attacher, par quelques réflexions, à contribuer à ce débat, en ouvrant par ailleurs quelques pistes sur l'outre-mer.
L'Internet pour tous : une mission de service public
" L'Internet pour tous ", c'est bien sûr un objectif ambitieux, sans doute une utopie réaliste moderne et mobilisatrice. C'est surtout un programme pragmatique déjà largement engagé par le Gouvernement, à l'impulsion du Premier ministre et de son équipe, et particulièrement avec Christian PIERRET, avec une série d'actions destinées à mobiliser l'ensemble des acteurs publics et privés, collectifs et individuels, qui vont dessiner les usages de demain. Je n'ai pas de doute sur la légitimité de l'intervention publique en ce domaine, même si je sais qu'il convient d'écarter quelques tentations et réfuter nombre d'erreurs analytiques.
En effet, Internet n'est pas en soi porteur d'égalité. Ce serait d'ailleurs là un mythe moderne des plus redoutables ; sa chanson est douce et à nous laisser bercer, le réveil risque d'être brutal et douloureux. Bien que fondé sur l'idée généreuse de partage et de gratuité, l'Internet peut au contraire se révéler un des lieux d'aggravation des inégalités entre les plus riches et les plus pauvres, les mieux formés et les moins formés. Aux inégalités culturelles, s'ajoutent des inégalités sociales que la croissance retrouvée ne réduit pas forcément. Comme l'a bien démontré l'étude récente de Daniel Cohen pour le Conseil d'analyse économique, la " nouvelle croissance " est aussi porteuse d'une croissance des inégalités. Si nous laissons faire, il y aura des laissés-pour-compte. Seul le volontarisme, pas seulement celui de l'Etat, mais aussi de l'ensemble des acteurs collectifs, tendant à favoriser l'accès de tous à Internet, permettra de s'inscrire en contre, face à cette dérive potentielle. C'est là que, en parallèle à des dynamiques associatives, par exemple organisées par des groupes d'usagers, l'action des pouvoirs publics trouve toute sa légitimité.
En effet, se profilent immédiatement des questions aussi diverses que l'équipement des familles, la connexion à Internet et son coût, et, plus simplement encore, la compréhension même de l'outil et de ses formidables potentialités.
Les solutions sont donc à trouver du côté de la formation initiale et professionnelle, des infrastructures, de l'aide à l'équipement, pour que les plus jeunes, de l'école à l'Université, mais aussi les habitants des banlieues, des territoires ruraux et de toutes les périphéries soient eux aussi connectés.
Devant le nombre des enjeux et l'ampleur des stratégies à mettre en uvre, il ne faut pas céder au vertige des coûts et des budgets. Pour y faire face, une pluralité d'acteurs locaux, régionaux, nationaux, communautaires doit être mobilisée. On le comprend aisément : aux côtés des acteurs privés, pour lesquels c'est là un marché, doivent uvrer des acteurs publics, pour lesquels c'est là une mission. La société de l'information ne doit pas être la forme ultime de la société de marché.
L'Internet pour tous et par tous : l'interactivité démocratique
A " l'Internet pour tous ", j'aurai envie d'ajouter " l'Internet par tous ". " Par tous ", cela signifie que nous devons nous poser les questions de la formation aux nouvelles technologies. Nul besoin désormais d'être un ingénieur de haut niveau pour se servir d'un ordinateur et surfer sur le Net, c'est vrai et c'est heureux. La facilité, la convivialité des technologies mises en uvre sont évidentes, parfois même déconcertantes. Mais nous ne saurions admettre comme acquise la capacité de tous nos concitoyens à se familiariser d'eux-mêmes, et seuls, avec les nouveaux outils mis à leur disposition. Profondément, je crois qu'il existe, en la matière, des " barrières invisibles ". Dès lors, il est de la responsabilité des pouvoirs publics de favoriser l'émergence d'une formation à l'Internet qui suppose que chacun puisse y trouver ce qu'il cherche, mais que chacun puisse aussi y apporter sa contribution, sa valeur ajoutée. Une valeur ajoutée qui ne sera pas seulement, vous l'avez compris, commerciale. Mais une valeur ajoutée culturelle, sociale, citoyenne, en un mot démocratique.
Pour cela, il faut assurer à tous, une formation de base, gratuite. J'ai défendu l'idée d'un passeport Internet pour tous, idée reprise par le Comité interministériel pour la société de l'information du 10 juillet 2000. Pour cela, il faut aussi que chacun puisse composer sa page personnelle, créer son site associatif, l'animer, le rendre attractif, convivial. L'Internet est alors une opportunité incroyable que nombre de nos concitoyens, souvent investis dans la vie associative, ont d'ores et déjà saisie. La France est aujourd'hui le pays où l'on compte en Europe le plus grand nombre de pages personnelles : plus de 750 000 Ce chiffre considérable est enthousiasmant et rassurant quant à l'intérêt que les Français portent à l'Internet et sur leur capacité à développer, par eux-mêmes, la société de l'information. Ce chiffre est la preuve que la liberté d'expression, quel que soit le support et quelle qu'en soit la régulation, reste une des valeurs phares de notre société démocratique. Or, le fondement même d'une société démocratique, c'est l'interactivité, et non pas la passivité, la réception ou la domination. N'est-ce pas ce que l'on reproche parfois à la télévision, même si la télévision d'hier est précisément en train d'engager sa transition vers la télévision interactive de demain ?
L'Internet solidaire, citoyen et d'accès égal contre l'Internet livré aux seules forces du marché
Vous avez compris que je plaide pour l'Internet solidaire, citoyen et d'accès égal contre l'Internet livré aux seules forces du marché. Les acteurs économiques ont leurs logiques propres que nous comprenons et qui contribuent à l'essor de l'Internet marchand et par là même à la croissance économique. Mais vendre et acheter est loin d'être le seul mode d'échange possible sur l'Internet. L'outil n'avait d'ailleurs pas été conçu pour cela. Aux côtés du commerce électronique, les acteurs politiques doivent veiller à ce que l'Internet non marchand trouve sa place et toute sa place, en tant qu'outil d'expression individuelle et collective. Pour cela il doit être égal dans son accès, solidaire dans ses contenus. A ce prix, il sera un Internet citoyen. Je me réjouis en cela des propos tenus ce matin par Patrick BLOCHE, ainsi que des récentes prises de position de mon collègue Guy HASCOËT, secrétaire d'État à l'économie solidaire, qui vont dans ce sens. L'idée de nouvelles pratiques tendant notamment à l'émergence de " start ups solidaires " m'apparaît comme une voie juste.
Sinon, à la fracture sociale pourrait bien s'ajouter un fossé numérique, qui ne ferait que l'accentuer irrémédiablement et qui, dans toute la France, n'épargnerait certainement pas l'outre-mer vers lequel se porte aujourd'hui mon attention. Laisser 85% de la population française, et 95% de la population mondiale, en dehors de l'Internet serait le signe d'une grande irresponsabilité. Ce serait aussi contraire aux grandes évolutions actuelles. Il avait fallu 50 ans pour connecter téléphoniquement un premier milliard des habitants de la planète. Il va falloir moins de 5 ans, avec la téléphonie mobile, pour " raccorder " un deuxième milliard. Vraisemblablement moins de 3 ans pour le troisième milliard, et ainsi de suite. De son côté, la connexion de tous les Français à l'Internet va certainement sauter les étapes et aller plus vite encore. Les propos de Christian PIERRET sur l'accès à la boucle locale vont dans ce sens.
L'Internet pour tous outre-mer
Je veux céder à la tentation de vous dire un mot de l'Internet pour tous outre-mer. Dans l'exercice de mes nouvelles responsabilités, je veux contribuer, bien sûr, au chantier de l'entrée de la France, et de toute la France, dans la société de l'information. Sur la base d'une expertise en cours, je proposerai très prochainement un programme d'action visant à traduire cet objectif de l'Internet pour tous dans l'outre-mer français. En effet, plus encore que d'autres parties de notre pays, les départements et territoires d'outre-mer doivent monter dans le train de la révolution numérique. Leur éloignement géographique lui-même rend encore plus que nécessaire ce passage. Cela dit, je veux proposer à l'outre-mer français d'être non pas un lieu d'expérimentation - encore que cette méthode puisse être parfois nécessaire -, mais bien plutôt un lieu d'exemplarité.
Les départements et territoires d'outre-mer sont sur ce plan des points avancés, des têtes de pont, des avant-gardes. A terme, en inscrivant l'Internet outre-mer dans un cadre régional et international, la société de l'information française, francophone et francophile doit pouvoir contribuer à la toile mondiale. Patrick BLOCHE, auteur d'un rapport sur l'Internet et la francophonie, sur le Désir de France, partage certainement ce point de vue.
Les DOM et les TOM, terres contrastées, n'en sont pas tous au même stade de développement en matière de TIC, c'est vrai. Certains, cependant, ont déjà un taux d'équipement des ménages en micro-ordinateur et connexion Internet supérieur à la moyenne métropolitaine. Quant au taux d'utilisation, il est pour certaines populations domiennes deux fois supérieur à celui des métropolitains. S'il demeure une retard français en matière d'Internet, lequel a été fortement réduit depuis trois ans, il n'est pas forcément tel qu'on l'imagine. En revanche, l'utilisation de l'Internet par les entreprises installées outre-mer reste encore trop faible ; le commerce électronique n'est pas leur point fort. Quant aux contenus à forte valeur culturelle et patrimoniale, ils sont encore insuffisants.
Ces données n'en sont pas moins encourageantes : si bien des choses restent à faire, comme partout ailleurs, les acteurs de la société de l'information outre-mer existent, sont identifiés et sont pour beaucoup d'entre eux déjà au travail. Ma tâche, dans les prochains mois, sera de les aider, en modernisant les services de l'Etat sur place, en améliorant la gestion des noms de domaines outre-mer, en stimulant la mise en uvre des fonds européens en faveur des TIC (dans le cadre des documents uniques de programmation), en encourageant l'arrivée des hauts débits, en soutenant la création multimédia, en installant des espaces publics numériques dans les lieux les plus reculés, en favorisant le démarrage des start ups par des dispositifs fiscaux adaptés, en numérisant le patrimoine culturel - et notamment littéraire et musical - pour en faciliter l'accès, en favorisant les communications entre ultramarins de métropole et leurs familles, amis, collègues, correspondants installées dans les départements et territoires d'outre-mer, etc., etc. Vous le voyez, le chantier est vaste. Au regard des difficultés géographiques - et des opportunités - supplémentaires qui lui sont propres, il devra être mis en uvre de manière exemplaire. Je m'y attacherai.
L'Internet pour tous est la première étape d'un chemin nous permettant d'accéder pleinement, véritablement, à la démocratie numérique, faite de liberté d'expression, d'égalité d'accès et de proximité interactive. L'Internet n'assurera jamais spontanément l'égalité. Mais renoncer à l'Internet pour tous serait à coup sûr renoncer aux principes qui fondent nos démocraties modernes.
Je veux croire que ces Deuxièmes Rencontres parlementaires y contribueront utilement. Les conclusions de cette journée, et les propos du Premier ministre, le montreront, n'en doutons pas. Dans l'attente, je vous souhaite une très bonne et fructueuse journée de travail et d'échange.
Merci.
(Source http://www.outre-mer.gouv.fr, le 11 octobre 2000)