Points de vue intitulés "Mes dix raisons de dire non", dans "Le Parisien" le 15 novembre 2004 et "Pourquoi il faut dire non à la Constitution européenne" dans "Libération" le 23 novembre, interviews à "France Inter" le 22 novembre et dans "Le Monde le 30 novembre 2004, de Laurent Fabius, secrétaire national du PS également sur son choix du non à la Constitution européenne.

Prononcé le

Média : Emission Forum RMC Libération - Emission la politique de la France dans le monde - France Inter - Le Monde - Le Parisien - Libération

Texte intégral

Mes dix raisons de dire non Le Parisien - 15 novembre 2004.

Avec ses 448 articles, 36 protocoles, 2 annexes et 50 déclarations jointes, le projet de Constitution européenne est d'une lecture très difficile. L'enjeu du vote sur cette Constitution n'est pas, comme on l'entend dire afin, sans doute, de faire peur, d'être pour ou contre l'Europe, ni pour ou contre la paix : je suis européen, partisan de la paix, et depuis toujours j'ai agi pour l'Europe au côté notamment de François Mitterrand. L'enjeu est de savoir si cette Constitution va permettre demain une Europe puissante et solidaire.
La réponse est malheureusement négative. Ce texte risque de déboucher non pas sur une Europe puissance, mais sur une Europe faiblesse. Avant d'en examiner les dangers, quelques mots, car je veux être objectif, sur certains aspects positifs. Le projet actuel comporte un renforcement des pouvoirs du Parlement européen... même si, en matière budgétaire, fiscale et sociale, il n'est que consulté et n'a pas le dernier mot pour le budget. Un ministre des Affaires étrangères est un plus... même s'il risque d'être paralysé comme porte-parole de l'unanimité des Etats. L'intégration de la Charte des droits fondamentaux consacre les droits existants... mais n'étend pas le champ d'application du droit de l'Union, ne crée aucune compétence, ni aucune tâche nouvelle pour l'Union. La notion de service économique d'intérêt général est reconnue, mais les services publics restent soumis à la concurrence toute puissante, ce qui les menace à terme. Pour moi, les raisons de dire non l'emportent nettement.
1) Un fourre-tout libéral
Les parties I sur les institutions, II sur la charte des droits fondamentaux et IV sur la révision ont leur place dans une Constitution, pas la partie III (plus de 300 articles !) qui définit les politiques de l'Union : agriculture, pêche, tourisme, transports, monnaie... Dans aucune Constitution au monde (sauf... la soviétique), les politiques ne sont ainsi cadenassées. L'actuel projet est un fourre-tout, d'inspiration surtout libérale : il faut écarter la partie III.
2) Une vision anglo-saxonne
Le texte est un hymne vers toujours plus de marché (article I-3-2 et III-178), qui devient même une valeur constitutionnelle. Le mot marché est cité 78 fois, 27 fois le mot concurrence , une seule fois le plein-emploi ! Ce n'est pas une anecdote, mais la vision anglo-saxonne d'une Europe zone de libre-échange, et non d'une Europe puissance de solidarité.
3) Prime aux délocalisations
Toujours plus de concurrence fiscale (article III-170 à 176) est prévue, et aucune harmonisation fiscale. Toutes les décisions continueront à se prendre à l'unanimité, alors que les nouveaux pays ont un impôt sur les entreprises en moyenne deux fois inférieur au nôtre. En légalisant le dumping fiscal, on encourage les délocalisations, avec leurs conséquences sur l'emploi.
4) Une banque sans contrôle
L'objectif principal du système européen des banques centrales est de maintenir la stabilité des prix (articles I-30-1 à 3). La Banque centrale européenne, selon ce texte, ne rend pas compte au pouvoir politique, à la différence de la Réserve fédérale américaine, plus efficace. Et on juge secondaire l'objectif de croissance et d'emploi !
5) Le moins-disant social
Pour la protection sociale, le texte entérine l'Europe du moins-disant (articles III-210-2a, II-111-2 et II-112-6). L'harmonisation des politiques sociales est expressément exclue, elle sera bloquée à cause de la règle de l'unanimité. La Charte des droits fondamentaux ne crée aucune compétence nouvelle pour l'Union et ne prévaut pas sur les dispositions nationales plus restrictives.
6) Des services publics affaiblis
Les services publics continueront d'être dominés par le principe de concurrence (articles III-122 et III-166 et 167), ce qui menacera leur présence en zone rurale et en zone urbaine difficile.
7) La laïcité en danger
La laïcité, elle-même, court des risques (article II-70). Est ainsi proclamé le droit de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé. Dans le contexte actuel de l'affaire Buttiglione-Barroso et au moment où Nicolas Sarkozy veut changer la loi de 1905 sur la séparation de l'Eglise et de l'Etat, il ne faut pas fragiliser la laïcité.
8) Un budget verrouillé
Le budget de l'Union est verrouillé. La règle de l'unanimité et l'impossibilité d'emprunter (articles I-54 et 55) limiteront le recours aux fonds européens, pourtant nécessaires pour préparer l'avenir et financer la solidarité. Où trouvera-t-on les sommes pour la formation, les infrastructures, la recherche scientifique, la solidarité, l'environnement ? Les collectivités locales, le social et l'innovation en seront les premières victimes.
9) Une dérive atlantiste
La défense européenne est placée expressément dans le giron de l'Otan (article I-41-7), qui, selon ce texte, est pour les Etats qui en sont membres le fondement de leur défense collective et l'instance de sa mise en uvre. La perspective d'une défense européenne autonome, indépendante des Etats-Unis, s'éloigne.
10) Un texte irrévisable
Le texte prévoit plusieurs procédures de révision (partie IV), mais une règle unique : l'unanimité. Il sera donc quasiment irréversible. Certains répliquent : Mais c'était déjà ainsi avant ! . Non, car d'une part il s'agit d'une Constitution, beaucoup plus solennelle que les traités précédents. D'autre part, nous sommes vingt-cinq, bientôt trente, beaucoup plus hétérogènes qu'avant : toute modification deviendra de plus en plus difficile, il faut donc plus de souplesse dans les mécanismes. Le PS a toujours dit qu'on ne pouvait pas accepter pour des décennies un texte irrévisable et critiquable : or c'est précisément ce qu'on nous propose.
Au total, le risque est que le projet actuel de Constitution ne permette ni une réelle efficacité des décisions à trente, ni une Europe puissance face aux Etats-Unis ou à la Chine, ni une Europe solidaire. Et cela d'autant plus que l'adhésion de la Turquie, sur laquelle on veut jeter le brouillard mais qui est en route, achèverait de diluer l'Union dans une zone de libre-échange. Comme européen et comme socialiste, je dis non à cette Constitution.
Concrètement, après le non (celui de la France ou d'un autre pays), il faudra améliorer le texte (qui ne prendra de toute façon pas effet avant novembre 2009) au moins sur trois aspects : se concentrer sur les institutions et sur la Charte, en écartant la partie III consacrée aux politiques ; rendre les coopérations renforcées plus faciles (à partir de six Etats) ; permettre une révision à la majorité qualifiée. Et ouvrir davantage les possibilités sociales. Ces trois modifications (recentrage, différenciation, révision) n'ont rien de maximaliste et doivent permettre de relancer l'avancée européenne. Elles n'ont rien de maximaliste et sont conformes aux positions des socialistes français depuis longtemps. En résumé, ou bien on fait semblant de ne pas voir les problèmes, on dit oui au texte, et l'Europe court le risque, face aux Etats-Unis notamment, d'être à la fois libérale, atlantiste, communautariste, en tout cas faible et diluée. Ou bien, après le non, on se remet calmement autour d'une table pour améliorer le texte : la belle aventure européenne retrouve alors l'espoir

(Source http://www.Psinfo.net, le 17 novembre 2004)
France Inter
Le 22 novembre 2004
Q- "Oui", "non" ? Les lendemains du PS sont-ils hypothéqués par le résultat du prochain vote interne - ce sera le 1er décembre prochain - sur le projet de Constitution européenne ? F. Hollande poursuivrait-il son action de premier secrétaire du PS si le "non" l'emportait ? Et si le "oui" gagnait, qu'en serait-il de l'engagement de L. Fabius, qui se démarque de plus en plus de l'actuel projet socialiste ? Je reprends le titre gaullien [de votre livre], "Une certaine idée de l'Europe", quand de Gaulle parlait d' "une certaine idée de la France", et donc, une posture politique qui inclut la rupture. Etes-vous dans l'état d'esprit d'un homme politique en rupture avec son propre parti ?
R- Non, certainement pas. Ce que j'ai voulu écrire dans ce livre, c'est qu'au-delà de la question de la Constitution européenne, il y a une certaine vision de l'Europe. Je suis pro-européen, un pro-européen convaincu, fervent, passionné. Aujourd'hui de nouveaux défis s'ouvrent à l'Europe. Le défi du nombre - nous sommes 25, demain 30 - ; le défi de la solidarité - il faut passer de l'Europe économique à une Europe sociale - ; le défi de la puissance - il faut faire face aux Etats- Unis. J'estime que par rapport à ces nouveaux défis qui sont devant nous, le projet de Constitution que l'on nous soumet n'est pas à la hauteur. Je souhaite donc que l'on rediscute ce projet pour aboutir à une constitution qui permette à l'Europe, vraiment, d'être une Europe puissance de solidarité. Mais je me sens parfaitement à l'aise au sein de mon Parti socialiste, et d'ailleurs, les idées que je reprends dans ce livre, sont des idées selon lesquelles l'unanimité du PS s'est prononcée lorsqu'il a eu à évaluer la question du projet constitutionnel.
Q- Ce qui est important et ce qui rend le débat intéressant, c'est qu'au-delà du "oui" ou du "non", il y a vraiment une vision, une philosophie politique différente et qui engage la ligne du PS pour l'après. Comment appréhendez-vous cela ?
R- Je ne suis pas sûr de vous suivre complètement. Il y a évidemment une réponse différente sur la question de la Constitution européenne. Certains répondent "oui" avec des arguments qui sont parfaitement respectables. Je me suis donné comme ligne, dans toute cette campagne interne, d'avoir une tonalité extrêmement sereine et de refuser toute attaque ou tout mot désagréable, parce que l'unité du Parti socialiste est très importante. Et puis d'autres, dont je suis mais dont est la majorité de la direction du Parti, qui estiment que pour vraiment préparer l'Europe de demain, ce n'est pas cette constitution qui va le permettre mais il faut remettre sur la table le projet pour arriver à un meilleur projet. Cela a évidemment des conséquences différentes sur la gestion de l'Europe. Mais sur beaucoup d'autres sujets, cela n'a pas de conséquences. Lorsque nous aurons, dans notre projet socialiste que nous allons bâtir à partir de l'année prochaine, à nous pencher sur ce qu'il faut faire en matière d'Education nationale, en matière de logement, de santé, de retraite ou de réforme d'Etat. Ce ne sont pas des questions qui dépendent directement de la réponse à la Constitution européenne.
Q- Prenons des cas précis : le "oui", dites-vous, engagerait l'Europe sur un enjeu qui serait plus économique que politique. Au fond, un grand espace économique comme il a été quelquefois défini, alors que vous appelez de vos vux une Europe qui soit véritablement une construction politique. Cela veut bien dire que le "oui" ou le "non" engage deux projets politiques très différents ?
R- Vous avez raison de vouloir être concret. Sur l'économie, je prends deux exemples. Dans le texte que l'on veut nous soumettre, il y a l'affirmation, la constitutionnalisation du fait que la BCE, celle qui décide de la gestion de la monnaie, ne va pas être soumise au pouvoir politique mais qu'elle va être indépendante et qu'elle agira totalement librement sans recevoir d'instruction et sans avoir comme objectif la croissance et l'emploi, mais en se guidant essentiellement sur la stabilité des prix. Je ne suis pas d'accord avec cette orientation pour demain, parce que cela signifie que l'on va avoir en permanence ce que l'on a aujourd'hui, c'est-à-dire un euro qui se fera - passez-moi l'expression - "balader", par rapport à un dollar et à une monnaie chinoise qui, elles, agiront pour l'intérêt des Etats-Unis et l'intérêt de la Chine.
Q- On est aujourd'hui dans l'impuissance européenne face au dollar ?
R- Absolument ! Ce n'est pas l'euro qui est fort, c'est le dollar qui est faible et les autorités américaines, avec beaucoup d'intelligence, agissent pour augmenter la compétitivité de l'économie américaine. Et comme la BCE se refuse à intervenir et comme elle refuse en l'application même des textes à avoir des instructions de la part du politique, nous perdons la compétitivité, nous perdons des emplois, donc nous délocalisons. Aujourd'hui, nous avons eu un euro qui a augmenté de 30 %, il va peut-être augmenter de 50 %, de 60 %, 70 %, et si les textes ne sont pas changés, cela ne modifiera jamais rien et on va perdre des emplois. Vous voyez que ce sont deux conceptions qui sont à l'uvre : l'une qui dit "nous voulons une Europe puissance, notamment économique, l'autre qui dit "nous sommes un peu dans l'orbite des Etats-Unis et au fond, l'économie doit l'emporter sur le politique".
Q- Là, on a vraiment les mains dans le moteur politique. Cela pose la question de la suite. Si le "oui" l'emporte, un homme comme vous qui dit que l'on ne peut pas continuer comme cela, qu'est-ce qu'il fait ?
R- D'abord, un homme comme moi, je ne me suis pas réveillé un matin en me disant "Tiens, qu'est-ce que je vais faire par rapport à la Constitution ?". Je vous l'ai dit : "je suis profondément européen, j'ai signé beaucoup de traités au nom de la France qui font avancer l'Europe, mais maintenant, les problèmes étant nouveaux, les défis étant nouveaux, je me dis que ce texte-là de Constitution va conduire à une Europe qui sera à la fois figée, trop atlantiste et libérale. Donc, je réagis et je dis "Renégocions, rediscutons". Bien évidemment, les militants, en toute indépendance vont trancher. Si c'est le "non" qui l'emporte, ce sera la thèse du "non" qui prévaudra. Si c'est le "oui", ce sera le "oui" qui prévaudra. Quelqu'un comme moi ne va pas se mettre en avant sur les estrades à partir de cela, mais la décision s'applique à tout le monde.
Q- Il y a, encore une fois, là aussi des enjeux politiques importants. La droite elle-même est soumise à des engagements politiques assez importants. L'arrivée de N. Sarkozy n'est pas indifférente à tout cela. Il va donc y avoir un projet de droite qui va se définir, peut-être sur de nouveaux paramètres et un projet de gauche qui, lui aussi, va se définir sur de nouveaux paramètres. On est assez au-delà, pour la suite et les années qui viennent, du simple enjeu du projet de Constitution.
R- Deux remarques là-dessus. D'abord, de notre côté, en ce qui concerne le PS, j'insiste : ce n'est pas un vote sur des personnes, c'est un vote sur des idées. Ce n'est pas un vote sur monsieur X, madame Y, etc., c'est un vote sur des idées et en particulier, et même essentiellement, et même uniquement, sur la question de savoir par rapport à ce projet de Constitution, est-ce que l'on dit "oui", est-ce que l'on dit "non" ? J'ai le sentiment qu'à l'UMP, il y a - vous avez utilisé l'expression - "le sacre" de monsieur Sarkozy. Chez nous, ce n'est pas ainsi que cela fonctionne. Il y a un référendum, ce n'est pas un plébiscite. Donc d'un côté des idées, de l'autre davantage des personnes. Mais sur le plan des idées, vous avez raison, il y a des différences importantes entre les uns et les autres. Tout à l'heure, j'essayais de vous définir le projet de monsieur Sarkozy, qui est un projet qui est surtout atlantiste, libéral, au sens libéral américain, et assez communautariste. Nous, évidemment, les socialistes, dans notre unité, nous n'avons absolument pas ce projet-là et l'une des difficultés que l'on aurait si l'on décidait de voter "oui" à la Constitution, c'est une affaire aussi importante de l'Europe : on se retrouverait avec monsieur Sarkozy. Entendons-nous bien : il peut y avoir des circonstances où, quand il s'agit d'intérêt national, vous avez un vote de droite qui est également un vote de gauche. Mais quand le texte n'est pas bon, ce qui est mon analyse, en plus aller voter aux côtés de ceux qui vont être nos opposants, c'est un peu paradoxal.
Q- Mais quand vous vous adressez à D. Strauss-Kahn, comme vous ancien ministre de l'Economie et des finances, vous lui dites "je suis navré, mais vous n'êtes pas assez à gauche". Ce n'est pas un petit débat quand même, c'est une vision politique assez différente quand même !
R- J'essaie de ne pas personnaliser. Vous ne m'entendrez pas avoir tel ou tel mot pour tel ou tel camarade, au demeurant, des amis. Je n'ai que des camarades ou des amis au sein du PS. Mais il y a eu un débat qui a affleuré au cours de ces jours derniers qui est : est-ce qu'il ne faudrait pas voter "oui" parce qu'il y a des électeurs centristes, qui traditionnellement sont pour le "oui", et donc, par rapport à l'échéance de 2007, au fond, on se rapprocherait d'eux en votant "oui". Je pense que c'est mal poser la question. Et ce n'est pas la leçon qu'il faut tirer des élections des 2002 perdues par nous et des élections de 2004 gagnées par nous. Je suis très mitterrandiste ou mitterrandien sa ligne politique, qui est une ligne de gauche et qu'il essaie de rassembler sur cette ligne. A partir du moment où il est suffisamment dynamique et convaincant, viendront à nous toute une série d'électeurs divers. Mais si on poursuit les autres, on risque de perdre les siens propres et on n'arrive pas au deuxième tour lorsque l'on n'a pas gagné le premier.
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 25 novembre 2004)
Libération - Le 23 novembre 2004
Préambule
S'inspirant des héritages culturels, religieux et humanistes de l'Europe à partir desquels se sont développées les valeurs universelles que constituent les droits inviolables et inaliénables de la personne humaine, ainsi que la liberté, la démocratie, l'égalité et l'Etat de droit (...) Persuadés que les peuples d'Europe, tout en restant fiers de leur identité et de leur histoire nationale, sont résolus à dépasser leurs anciennes divisions et, unis d'une manière sans cesse plus étroite, à forger leur destin commun (...).
Passage très général, bien sûr. Sa principale nouveauté est la mention des héritages " religieux ", avec une tentative de compromis entre les camps laïc et clérical. La suite du texte ajoute deux références à la religion : l'article I-52 institutionnalise " un dialogue régulier " entre l'Union et les Eglises, qui se voient placées au cur de la vie démocratique de l'Union, au même titre que les partenaires sociaux. L'article II-70, lui, garantit à chacun la liberté de "manifester sa religion, individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques". Cette rédaction pourrait exposer la France à des recours devant la Cour de justice des communautés européennes concernant la loi sur les signes religieux à l'école.
D'une façon générale, si la religion est mentionnée à trois reprises dans la Constitution, la laïcité ne l'est jamais. Dans un contexte où M. Buttiglione prononce les déclarations que l'on sait aux côtés de M. Barroso, et où M. Sarkozy propose la modification de la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l'Etat, on comprend la préoccupation de tous les défenseurs de la laïcité.
Article I-3 : les objectifs de l'Union
L'Union offre à ses citoyens un espace de liberté, de sécurité et de justice sans frontières intérieures, et un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée.
L'Union uvre pour le développement durable de l'Europe fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix, une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social, et un niveau élevé de protection et d'amélioration de la qualité de l'environnement. (...)
Elle combat l'exclusion sociale et les discriminations, et promeut la justice et la protection sociale, l'égalité entre les femmes et les hommes, la solidarité entre les générations et la protection des droits de l'enfant. (...)
Cet article juxtapose des objectifs qui n'ont pas grand-chose en commun, comme la stabilité des prix et les droits de l'enfant. Ils peuvent même devenir antagonistes dans leur mise en uvre : entre la concurrence libre et non faussée et le développement durable ; entre l'économie sociale de marché et la recherche d'une haute compétitivité. La troisième partie du texte donne la clef : ce qui renforce la concurrence et le marché est célébré ; ce qui concerne la solidarité et la croissance est minoré. Les expressions "économie sociale de marché" et "plein emploi" apparaissent une seule fois dans le texte, 27 fois la " concurrence " et 78 fois le " marché ". Pour " attirer " l'électeur social-démocrate, on lui concède des objectifs sociaux, mais quand il s'agit des politiques concrètes, le libéralisme est gravé dans le marbre.
Article I-20 : le Parlement européen
Le Parlement européen exerce, conjointement avec le Conseil, les fonctions législative et budgétaire. Il exerce des fonctions de contrôle politique et consultatives conformément aux conditions prévues par la Constitution. Il élit le président de la Commission (...).
L'extension du domaine de la "codécision ", qui requiert l'accord du Conseil des ministres et du Parlement européen, renforce le rôle du Parlement et c'est une bonne chose. Mais, sur trois points clés, l'avancée reste faible. Le Parlement n'aura toujours pas l'initiative des lois, monopole de la Commission : c'est un comble pour un Parlement ! Dans le domaine budgétaire, il ne se voit attribuer qu'un pouvoir d'amendement, sans droit au dernier mot. Enfin, s'il procède à l'élection du président de la Commission, c'est sur la base d'une proposition du Conseil européen (I-27), en tenant compte des résultats des élections au Parlement, ce qui est déjà le cas. C'est bien le moins.
Article I-25 : la majorité qualifiée
La majorité qualifiée se définit comme étant égale à au moins 55 % des membres du Conseil, comprenant au moins quinze d'entre eux et représentant des Etats membres réunissant au moins 65 % de la population de l'Union. Une minorité de blocage doit inclure au moins quatre membres du Conseil (...) Lorsque le Conseil ne statue pas sur proposition de la Commission ou du ministre des Affaires étrangères de l'Union, la majorité qualifiée se définit comme étant égale à au moins 72 % des membres du Conseil, représentant des Etats membres réunissant au moins 65 % de la population de l'Union. (...)
L'influence d'un Etat au Conseil dépendra plus directement qu'avant de son poids démographique. Cette règle simplifie les situations et il ne sera pas nécessaire de la revoir à chaque élargissement, mais il faut avoir à l'esprit que :
En fonction de ce critère, si la Turquie entre dans l'Union, elle sera le pays le plus influent au Conseil.
La Conférence intergouvernementale a relevé les seuils de majorité qualifiée par rapport à ce qu'avait prévu la Convention. Cela rendra d'autant plus difficile l'émergence de majorités.
Le projet étend insuffisamment le domaine des politiques décidées à la majorité qualifiée et non à l'unanimité. C'est un gros handicap. Pour le social et le fiscal, l'unanimité reste la règle. Le Parti socialiste avait explicitement demandé l'inverse. A 25 pays, bientôt à 30, c'est un vrai risque d'impuissance et de concurrence par le bas.
Ces dispositions ne prendront effet que le 1er novembre 2009 (protocole annexe 34). Argument supplémentaire en faveur d'une renégociation.
Article I-28 :
le ministre des Affaires étrangères de l'Union
Le Conseil européen, statuant à la majorité qualifiée, avec l'accord du président de la Commission, nomme le ministre des Affaires étrangères de l'Union. (...) Le ministre des Affaires étrangères de l'Union conduit la politique étrangère et de sécurité commune de l'Union. (...) Il agit de même pour la politique de sécurité et de défense commune. Le ministre des Affaires étrangères de l'Union préside le conseil des affaires étrangères. Il est l'un des vice-présidents de la Commission. (...)
La création d'un ministre des Affaires étrangères de l'Union doit être approuvée mais la pratique a toutes chances de décevoir, puisque, là aussi, ce qui touche à la diplomatie et à la défense se décidera à l'unanimité. Concrètement, le nouveau ministre risque d'être " Monsieur plus petit dénominateur commun ". Quand on connaît l'inclination proaméricaine des Britanniques et de plusieurs autres, l'unanimité ne permettra pas à l'Europe de prendre des positions fortes. Le PS avait demandé que la majorité qualifiée devienne la règle pour la politique étrangère et de sécurité commune. C'est nécessaire pour permettre à l'Europe de peser sur la scène internationale. Gare à une Europe impuissance !
Article I-30 : la Banque centrale européenne
La Banque centrale européenne et les banques centrales nationales (...) conduisent la politique monétaire de l'Union. (...) L'objectif principal du système européen des banques centrales est de maintenir la stabilité des prix. (...) La Banque centrale européenne (...) est indépendante dans l'exercice de ses pouvoirs et dans la gestion de ses finances. Les institutions, organes et organismes de l'Union ainsi que les gouvernements des Etats membres respectent cette indépendance.
Douche froide. A Maastricht, l'indépendance de la Banque centrale européenne et sa feuille de route anti-inflationniste étaient la principale condition fixée par l'Allemagne à l'adoption de la monnaie unique.
Plus de dix ans après, l'euro existe et voilà que la Constitution propose de constitutionnaliser une orthodoxie monétaire que de nombreux responsables jugent stupide. Pour la satisfaction des Etats-Unis dont la Réserve fédérale, plus souple et pragmatique, cherche à adapter le dollar aux circonstances, en fonction d'une pluralité d'objectifs : stabilité des prix, mais aussi soutien à l'activité et à l'emploi. L'actualité le démontre cruellement : alors que l'euro vaut désormais plus de 1,30 dollar, accentuant les délocalisations, pénalisant nos exportations, donc la croissance et l'emploi, la BCE ne veut pas réagir. Certains partisans du "oui" sont également conscients du danger. Ils demandent une évolution du statut de la BCE et l'introduction des critères de l'emploi et de la croissance pour guider ses interventions, mais après le vote de la Constitution. Or, ce n'est pas en disant d'abord " oui " à un texte irrévisable (voir article IV-445) que l'on obtiendra ensuite cette avancée !
Article I-41 : dispositions particulières relatives à la politique de sécurité et de défense commune
La politique de l'Union (...) respecte les obligations découlant du traité de l'Atlantique Nord pour certains Etats membres qui considèrent que leur défense commune est réalisée dans le cadre de l'Otan et elle est compatible avec la politique commune de sécurité et de défense arrêtée dans ce cadre. (...) Les engagements et la coopération dans ce domaine [pour répondre à une agression armée] demeurent conformes aux engagements souscrits au sein de l'Otan, qui reste, pour les Etats qui en sont membres, le fondement de leur défense collective et l'instance de sa mise en uvre.
En quelque sorte, c'est la constitutionnalisation de l'atlantisme. La politique de défense remonte à Maastricht. Si elle n'a pas connu les développements espérés, le texte de la Constitution risque de marquer un blocage. Car ce que prévoit cet article, c'est la primauté de l'Otan sur toute défense européenne autonome. Les initiatives comme celle de Saint-Malo entre Français et Britanniques étaient plus ambitieuses concernant l'autonomie de l'Union par rapport aux Etats-Unis. A l'heure où la politique américaine ne cesse d'inquiéter, l'Union s'apprête non seulement à y souscrire mais à s'y soumettre. Il est précisé que les seules initiatives possibles concernent des interventions de type " onusien " sur des théâtres extérieurs et non la défense de l'Europe à proprement parler.
Quant à la situation en cas d'attaque contre l'Europe elle-même, " l'Otan reste, pour les Etats qui en sont membres, le fondement de leur défense et l'instance de sa mise en uvre ". On n'avait jamais sanctuarisé aussi clairement l'atlantisme ! Nous sommes nombreux à vouloir au contraire une défense européenne forte et autonome, capable de garantir la paix et la stabilité.
Article I-44 et III-419 :
les coopérations renforcées
Les Etats membres qui souhaitent instaurer entre eux une coopération renforcée dans le cadre des compétences non exclusives de l'Union peuvent recourir aux institutions de celle-ci et exercer ces compétences en appliquant les dispositions appropriées de la Constitution (...) La décision européenne autorisant une coopération renforcée est adoptée par le Conseil en dernier ressort, lorsqu'il établit que les objectifs recherchés par cette coopération ne peuvent être atteints dans un délai raisonnable par l'Union dans son ensemble et à condition qu'au moins un tiers des Etats membres y participent (...).
Carton rouge, à cause du caractère trop restrictif de ces dispositions. La possibilité de lancer des "coopérations renforcées" est un enjeu décisif. Dans l'Europe élargie, un bon moyen de progresser sera de constituer une avant-garde, un premier cercle, de pays disposés à aller plus loin ensemble. Nous l'avions demandé à l'unanimité au moment des élections européennes : " Dans une Europe à 25, une avant-garde de pays devra mettre en uvre la coordination économique, la convergence sociale et l'harmonisation fiscale. " Or, dans le projet actuel de Constitution, certaines conditions de procédure sont durcies par rapport au traité de Nice. Le seuil des coopérations renforcées est relevé : il passe de 8 Etats à un tiers des membres (soit 10 pour 29 membres). Même si on les réunit, il faudra ensuite obtenir un vote de la Commission, du Parlement et du Conseil européen. Et n'importe quel Etat pourra s'opposer à cette initiative au motif que l'ensemble des Etats pourrait s'engager sur cette voie " dans un délai raisonnable " ! Enfin, toute coopération susceptible d'avoir une incidence sur le marché intérieur ou de provoquer des distorsions de concurrence serait interdite. Autant dire : impossible !
Si on est, comme moi, partisan de l'approfondissement du projet européen, si on refuse sa dilution, il faut formuler une autre proposition, plus simple et réaliste : assouplir les possibilités de coopération renforcée avec par exemple un seuil minimal de 6 Etats, et élargir les politiques concernées, si elles ne remettent pas en cause l'acquis communautaire. A défaut, l'Europe ventre mou l'emportera sur l'Europe volonté.
Article I-47 : la démocratie participative
(...) Des citoyens de l'Union, au nombre d'un million au moins, ressortissants d'un nombre significatif d'Etats membres, peuvent prendre l'initiative d'inviter la Commission, dans le cadre de ses attributions, à soumettre une proposition appropriée sur des questions pour lesquelles ces citoyens considèrent qu'un acte juridique de l'Union est nécessaire aux fins de l'application de la Constitution. (...)
Cet article s'insère dans le titre VI de la première partie consacrée à la " vie démocratique de l'Union ", qui avait fait naître beaucoup d'espoir. Malheureusement, on se contente de principes généraux, et de reprendre des formulations existantes, à l'exception du droit de pétition. On donne aux citoyens la possibilité de s'adresser directement aux institutions, mais immédiatement on en limite les effets : la Commission pourra refuser de donner suite à la pétition.
Deux initiatives auraient été fécondes : un droit d'initiative législative au Parlement européen ; accroître le rôle des parlements nationaux. Or, ceux-ci ne gardent un rôle que dans le contrôle du principe de subsidiarité. Bref, autant on peut apprécier les pétitions, autant beaucoup craignent, là, qu'il ne s'agisse que d'une pétition... de principe.
Articles I-53, I-54 et I-55 : les finances de l'Union
Le budget doit être équilibré en recettes et en dépenses. Le budget de l'Union est intégralement financé par des ressources propres, sans préjudice des autres recettes. Une loi européenne du Conseil fixe les dispositions applicables au système des ressources propres de l'Union.
(...) Le Conseil statue à l'unanimité, après consultation du Parlement européen. Une loi européenne du Conseil fixe le cadre financier pluriannuel. Il statue à l'unanimité, après approbation du Parlement européen, qui se prononce à la majorité des membres qui le composent.
Ni emprunt européen possible, ni déficit admis, et toutes les décisions financières doivent être prises à l'unanimité : le verrouillage du budget est complet. De même pour les fonds structurels - " le cadre financier pluriannuel " -, également décidés à l'unanimité. Ce verrou privera l'Union de ressources propres et donnera à chaque Etat le pouvoir de bloquer les recettes et les dépenses. Or, le budget de l'Europe dépasse à peine 100 milliards d'euros, c'est-à-dire presque trois fois moins que le budget de la France. Pour ceux qui souhaitent une stratégie européenne ambitieuse et innovante, la déception est grande. Nous avions réclamé que l'Union " dispose d'un budget suffisant et d'un impôt, pouvant recourir à l'emprunt pour financer des grands travaux d'intérêt européen, la recherche, l'innovation et garantir la cohésion sociale et territoriale ". L'Europe, avec ce texte, n'aura pas les moyens de financer ce qui engage son avenir et permettrait sa cohésion interne. La croissance, l'emploi et l'innovation en feront les frais.
Alors que l'Europe et ses besoins s'élargissent, notre Union s'appauvrit. C'est un peu une Union au rabais que l'on nous propose de constitutionnaliser.
Article III-122 et III-166: les services publics
(...) Eu égard à la place qu'occupent les services d'intérêt économique général (...), l'Union et les Etats membres (...) veillent à ce que ces services fonctionnent sur la base de principes et dans des conditions, notamment économiques et financières, qui leur permettent d'accomplir leurs missions. (...)
Les entreprises chargées de la gestion de services d'intérêt économique général ou présentant le caractère d'un monopole fiscal, sont soumises aux dispositions de la concurrence dans la mesure où l'application de ces dispositions ne fait pas échec à l'accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie. Le développement des échanges ne doit pas être affecté dans une mesure contraire à l'intérêt de l'Union.
Les services publics sont au cur du lien social et de la cohésion territoriale. Ils sont menacés en France à la fois par la politique gouvernementale et par certaines décisions européennes.
Malheureusement, ils ne sont pas au centre du texte constitutionnel. Ils sont rebaptisés " services d'intérêt économique général " (Sieg). Que signifie cette notion ? Les directives européennes adoptées depuis dix ans donnent une indication : pour les télécommunications, l'énergie, les transports ou La Poste, elles désignent un service minimal garanti, en deçà de l'exigence de solidarité et d'égalité que nous proposons. Par un jeu d'écriture, l'article III-122 qui reconnaît les Sieg... renvoie aux articles III-166 et III-167. Or, ces articles réaffirment le primat des " règles de la concurrence " sur les services publics, auxquelles ils ne constituent qu'une dérogation très encadrée. La Cour de justice interprète de façon stricte ces exceptions. Il serait illusoire de voir dans la mention des Sieg une avancée décisive par rapport au cadre actuel. Une vraie avancée aurait été de reconnaître le service public parmi les " valeurs " de l'Union dans la première partie du texte. Et de préciser que le service public peut venir limiter l'application du principe de concurrence. Après un " non " de la France, ce doit pouvoir être un objectif de négociation.
Articles IV-443, IV-444 et IV-445 :
les procédures de révision
Le gouvernement de tout Etat membre, le Parlement européen ou la Commission peut soumettre au Conseil des projets tendant à la révision du présent traité. (...) Si le Conseil européen (...) adopte à la majorité simple une décision favorable à l'examen des modifications proposées, le président du Conseil européen convoque une convention composée de représentants des parlements nationaux, des chefs d'Etat ou de gouvernement des Etats membres, du Parlement européen et de la Commission. (...) La convention adopte par consensus une recommandation à une conférence des représentants des gouvernements des Etats membres (...). Une conférence des représentants des gouvernements des Etats membres est convoquée par le président du Conseil en vue d'arrêter d'un commun accord les modifications à apporter au présent traité. Les modifications entrent en vigueur après avoir été ratifiées par tous les Etats membres conformément à leurs règles constitutionnelles respectives. (...)
Le risque, là, est celui de la glaciation. Beaucoup de partisans du "oui" conviennent eux-mêmes que cette Constitution n'est pas satisfaisante et veulent la réviser aussitôt adoptée. Mais la révision est en réalité quasiment impossible. L'article cité concerne la procédure ordinaire de révision. S'y ajoutent trois articles portant sur des procédures simplifiées. Dans tous les cas, l'unanimité des Etats membres au sein du Conseil (25 gouvernements et 25 parlements) est requise, qu'il s'agisse des institutions ou des politiques de l'Union. Cela signifie en pratique qu'il sera très difficile, voire impossible de la réviser. Je reste pour ma part fidèle à ce que les socialistes avaient écrit à l'unanimité au printemps dernier : " Il est décisif que les modalités de révision de la Constitution distinguent les matières constitutionnelles des politiques de l'Union, pour lesquelles la majorité qualifiée est indispensable. " Certains croient répondre en indiquant que, si la Constitution ne peut être révisée qu'à l'unanimité, c'était déjà le cas avant. Le raisonnement est largement spécieux car il ne tient pas compte de l'évolution de l'Europe. Les révisions précédentes ont été acquises entre des Etats moins nombreux, plus homogènes, unis par des affinités qui facilitaient le consensus. Les difficultés seront beaucoup plus lourdes à 25 ou à 30. En outre, si ce texte de Constitution était adopté, et dans plusieurs pays par référendum, sa légitimité politique serait beaucoup plus forte qu'avec le traité de Nice. Valéry Giscard d'Estaing dit avec justesse que "nous en prendrons" pour quarante ou cinquante ans. La seule vraie révision, c'est le "non". A travers ce projet de Constitution, la question soumise aux Français se ramène à : voulez-vous prendre un aller simple pour une Europe finalement diluée, libérale et atlantiste ?
L'objectif d'une Europe puissance implique un projet renégocié. Après le " non " - de la France ou d'un autre pays - il faudra améliorer le texte au moins sur trois aspects : se concentrer sur les institutions et sur la charte, en écartant l'énorme partie III consacrée aux politiques ; rendre les coopérations renforcées plus faciles, dès que 6 Etats sont d'accord pour avancer ; permettre une révision du texte à la majorité qualifiée pour laisser l'avenir ouvert. Ces trois modifications (recentrage, différentiation et révision) n'ont rien de maximaliste. Elles devraient contribuer à éviter la dilution de l'Europe et permettre son rebond. Parallèlement, il faudra proposer à nos partenaires un nouvel approfondissement des politiques de l'Union, pour aller vers une Europe plus sociale. Ce chemin de volonté et de construction européenne passe par l'étape du "non". Notre mot d'ordre a été jusqu'ici : " Et maintenant l'Europe sociale. " Je ne suis pas d'accord pour le transformer en un " Et maintenant l'Europe libérale. " Je ne sens pas les socialistes, la gauche et plus largement le peuple français, approuver aux côtés de Jacques Chirac et de Nicolas Sarkozy un texte aussi contestable.
(Source http://www.Psinfo.net, le 24 novembre 2004)
Le Monde - 30 novembre 2004
Q - N'y a-t-il pas une part d'artifice à refuser, comme vous l'aurez fait durant cette campagne, toute confrontation directe avec les partisans du " oui " ?
R - Ma règle de conduite a été celle-ci : la confrontation des idées, oui ; l'affrontement des personnes, non.
La seule question réellement posée dans ce débat est en effet de savoir si on est pour ou contre ce projet de Constitution européenne. Dans un premier temps, on nous a expliqué que le choix devait s'opérer entre le " oui " et le... " oui ". Parce que mon engagement européen n'est pas contestable, ma prise de position a contribué à permettre le débat : dans une deuxième phase, chacun a pu argumenter, et j'ai le sentiment que les arguments en faveur du " non " ont conquis le soutien d'une majorité des militants socialistes. Nous sommes dans une troisième phase où certains, pression médiatico-politique à l'appui, cherchent à surdramatiser le vote. Ils nous disent : " La question n'est pas le texte de la Constitution européenne, mais le chaos au Parti socialiste et la fin de l'Europe. " C'est absurde et hors sujet : la direction à donner à l'Europe élargie - sociale ou libérale - est seule en cause. Je veux me concentrer sur la réalité du texte et sérénité garder.
Q - Parlons donc du texte. Quelles mesures proposez-vous pour une Europe sociale que la Constitution empêcherait d'adopter ?
R - Nous avons mené campagne aux élections européennes sur le thème " Et maintenant l'Europe sociale ". J'ai relu la profession de foi de nos candidats socialistes. Ils ont pris des engagements : salaire minimum garanti dans chaque pays de l'Union ; politique de grands travaux européens financée par l'emprunt ; harmonisation fiscale ; modalités de révision de la Constitution facilitées concernant les politiques de l'Union. Or le projet de Constitution écarte tout cela. Les socialistes se sont aussi engagés à intégrer la croissance et l'emploi dans les objectifs de la Banque centrale européenne (BCE). Le texte dit l'inverse. Si nous le votons en l'état, il est illusoire de penser qu'on y arrivera après coup. Je propose la fidélité, c'est-à-dire respecter nos engagements.
Q - L'harmonisation sociale et fiscale peut être soumise au conseil des ministres. La Constitution ne verrouille pas cette possibilité...
R - En pratique, si. Avec la force qui s'attache à un texte constitutionnel, si nous votons que la règle sera l'unanimité fiscale, nous ne convaincrons pas nos partenaires d'une harmonisation trois ou cinq ans plus tard. Les socialistes en sont d'ailleurs tellement convaincus que, lorsque nous avons défini les exigences qui conditionnaient pour nous l'acceptation ou le refus de la Constitution, nous avons retenu le vote à la majorité en matière fiscale. Le texte actuel de la Constitution proclame le contraire. Tirons-en les conséquences.
Q - Vous seriez donc d'accord pour que des mesures fiscales et sociales soient prises contre l'avis de la France ?
R - En matière fiscale, je vois mal comment l'harmonisation nécessaire coexisterait avec le droit de veto. Dans le domaine social, la règle majoritaire doit être assortie d'une clause de "non-recul" social. Concrètement, une décision prise à la majorité ne pourra pas se traduire par un recul de la législation sociale nationale. Quant à la Charte des droits fondamentaux, elle contient des dispositions positives mais vous savez que, lorsque les dispositions nationales seront moins favorables que la Charte, celle-ci ne s'appliquera pas. Au total, même si les parties I et II de la Constitution ne sont évidemment pas parfaites, elles devront certainement être reprises, alors que devrait être écartée la longue partie III, qui n'a pas sa place dans une Constitution et nous interdit d'atteindre les objectifs que nous nous étions fixés. Si on ne négocie pas sur cela avant, impossible de prétendre, comme certains de mes amis du " oui ", qu'on pourra d'abord voter le texte, puis bâtir un autre traité social, une autre BCE, un autre gouvernement économique. Ce n'est tout simplement pas vrai.
Q - S'agissant de la BCE, le texte se borne à indiquer que son principal objectif est la stabilité des prix...
R - J'ai participé au conseil de la BCE. Sans trahir de secrets, je puis vous confirmer que le fait qu'elle ait pour objectif la stabilité des prix, évaluée à 2 %, et non pas aussi, comme la banque centrale américaine, la croissance et l'emploi est d'une importance majeure.
Q - Mais ça, c'est Maastricht - et vous l'avez voté !
R - Oui, avec l'exigence de revoir tout cela à la lumière de l'expérience. Le moment est venu de tenir cette promesse, dans l'intérêt des salariés, des entreprises et des territoires européens. Nous perdons chaque jour de la compétitivité, le dollar baisse massivement, la monnaie chinoise étant accrochée au dollar. J'ai voté et fait voter pour Maastricht à cause de l'euro. Mais, autant l'euro est une création essentielle, autant le fait de refuser toute impulsion politique sur la BCE et tout lien étroit entre l'objectif de celle-ci et la croissance ou l'emploi me paraît une erreur. Il ne faut pas la graver dans le marbre constitutionnel.
Q - Réclamer, comme l'a fait le PS lors des élections européennes, un " salaire minimum européen " sans préciser à quel niveau, est-ce suffisant ?
R - Dans certains pays d'Europe, il n'existe aucun minimum : on ne peut pas s'en satisfaire. D'autres prétendent qu'il faudrait aligner immédiatement et partout les salaires minimaux : impraticable. La voie utile est celle d'une convergence progressive. Pourquoi ne fixerions-nous entre nous que des critères de convergence monétaire et budgétaire et pas des critères de convergence sociale ?
Q - Vous dénoncez la partie relative à la défense ; vos contradicteurs assurent pourtant qu'elle ne contient rien de plus que les traités en vigueur. Ont-ils tort ?
R - Je vous renvoie à la lecture précise de l'article I-41, notamment le paragraphe 7. Il est indiqué que l'OTAN " reste, pour les Etats qui en sont membres, le fondement de leur défense collective et l'instance de sa mise en uvre ". Dans ces conditions, comment une défense européenne autonome serait-elle possible ? Cet article ne figurait pas dans le texte de la Convention que présidait M. Giscard d'Estaing. Il est apparu à la dernière minute, sur demande notamment des Britanniques. Je regrette que M. Chirac ait sur cette question accepté de s'écarter d'une certaine tradition française. Si le "non" l'emporte, quelle stratégie de rechange proposez-vous pour la construction européenne ?
Prenons les deux hypothèses. D'abord le "oui" et ses difficultés. Si nous votons un texte qui maintient à l'identique le statut de la BCE ; écarte la règle de la majorité en matière sociale et fiscale ; rend très improbables les coopérations renforcées ; interdit pratiquement toute révision, et si nous accordons à tout cela la solennité d'une Constitution, comment ensuite convaincre nos partenaires qu'il faudra modifier ces règles ? J'appelle cela une illusion.
Prenons maintenant l'hypothèse du " non " et précisons d'abord que la probabilité est forte qu'au moins un, ou deux, sur vingt-cinq pays repousse le texte. Il faut donc, en tout état de cause, y réfléchir. Ceux qui voteront " non " ne sortiront pas de l'Europe : ils en font partie ! Dans ce cas, c'est le traité de Nice qui continuera de s'appliquer pour la période intermédiaire - il est en vigueur jusqu'en 2009. Je n'ai jamais, moi, parlé de " crise salutaire ". Je crois qu'il nous faudra calmement reprendre les discussions pour assouplir les coopérations renforcées ; pour retirer de la Constitution la troisième partie qui porte sur les politiques communes et qui, à mon avis, n'a rien à y faire ; enfin pour rendre révisable à la majorité qualifiée cette Constitution qui, seul exemple au monde, ne l'est pas. Je ne réclame évidemment pas une Constitution socialiste. Je demande une Constitution qui laisse l'avenir ouvert.
Q - Si on supprime la IIIe partie, on ne peut que la renvoyer à un traité, qui lui-même ne sera révisable qu'à l'unanimité... Qu'est-ce que ça change ?
R - On aura d'un côté une Constitution pour les valeurs et les institutions. De l'autre, des traités pour les politiques de l'Union. La première sera la bannière de tous les Européens. Les deuxièmes devront donner lieu à un nouvel approfondissement. C'est beaucoup plus cohérent.
Q - Une telle position isole le PS sur la scène européenne. Pourquoi les autres partis socialistes prônent-ils le " oui " ?
R - On nous parle toujours du gouvernement espagnol ; beaucoup moins du britannique ou même de l'allemand. Serait-ce que leurs dirigeants seraient moins appréciés dans les meetings socialistes ? Ce ne serait pas très fraternel. Zapatero a mené campagne contre Aznar en promettant de signer le texte que son prédécesseur bloquait. Il respecte son engagement. C'est normal. Mais c'est un homme réaliste et un socialiste : si un pays ou plusieurs disent " non ", je ne le vois pas refuser la discussion, surtout si c'est pour clarifier le texte. Il en avait regretté la complexité dans vos colonnes cet été.
Observez, aussi, que l'opposition au projet de Constitution est importante en France et en Belgique et que - coïncidence ? - ce sont les deux seuls pays dans lesquels un débat chez les socialistes a été organisé. Je ne crois pas que nous soyons les seuls à défendre le " non ", je crois plutôt que nous sommes les premiers. Comme nous l'avons été, nous socialistes français, quand il s'est agi de nous opposer à la nomination du commissaire italien Buttiglione, ou comme la France a pris position contre la guerre en Irak. Il est des circonstances, rares mais justifiées, où il faut dire " non ".
Q - Dans vos discours, vous prônez un " affrontement " avec la Grande-Bretagne ; voulez-vous la bouter hors de l'Europe ?
R - J'ai beaucoup d'estime et d'amitié pour ce grand peuple. Mais je ne suis pas d'accord avec une conception de l'Europe qui serait : toujours plus d'espace pour toujours moins de solidarité. Mettons les choses sur la table et faisons-le cordialement.
Q - Vous êtes hostile à l'adhésion de la Turquie. Que vous inspire le désir d'Europe qui se manifeste aujourd'hui en Ukraine ?
R - Cette crise ukrainienne dramatique, dont j'espère un dénouement positif, conforte la thèse des trois cercles. Le premier inclurait des pays comme la France, l'Allemagne, l'Espagne, la Belgique, qui souhaitent et peuvent aller vite de l'avant dans divers domaines. Le deuxième regroupe les autres pays de l'Union, qui ont d'ailleurs vocation ensuite à rejoindre le premier cercle. Le troisième, enfin, devrait inclure des pays géographiquement proches mais périphériques, comme la Turquie ou précisément l'Ukraine, qu'il faut arrimer à la démocratie et aider financièrement, mais qui n'ont pas vocation à intégrer les mécanismes de décision de l'Union. Sauf à diluer l'Europe dans une vaste, molle et incertaine zone de libre-échange. L'Union européenne est un projet politique. Elle doit constituer une puissance, partager des règles, posséder une identité : cela implique - le mot est lâché - des frontières qui ne soient pas éternellement indéfinies.
Q - Vous faites un lien entre la Constitution et la question des délocalisations, mais que proposez-vous exactement ?
R - Je crois que ceux qui pensent que le phénomène des délocalisations est marginal se trompent. On ne peut pas dire " elles représentent 4 %, il n'y a rien à voir, circulez " ! C'est un enjeu à la foi interne à l'Europe et qui engage ses relations avec les puissances émergentes. Le rapport avec la Constitution ? En bloquant le budget européen, elle nous empêchera de muscler notre économie et notre recherche scientifique face au reste du monde. En consacrant la concurrence fiscale, elle crée un appel d'air au profit des nouveaux entrants. Sur ces deux points, des progrès sont indispensables. Je plaide pour un budget européen qui permette de préparer l'avenir et pour un contrat avec les pays de l'Est : vrai financement de l'élargissement mais refus du dumping fiscalo-social. Comme nous l'avons fait par le passé, au temps de François Mitterrand, avec l'Espagne, le Portugal et la Grèce.
Q - On vous accuse de vouloir ramener le PS au temps de l'utopie, de la rupture avec le capitalisme...
R - Et aussi de la lampe à huile ? Sérieusement : je suis un réformiste. J'apprécie les bons compromis, mais je n'aime pas les faux-semblants. Si nous votons ce texte, il sera la table de la loi pour les quarante ans à venir, Valéry Giscard d'Estaing a raison sur ce point. Or ce projet, au-delà de certaines avancées démocratiques qu'il faut adopter, ne répond suffisamment ni au défi du nombre (les mécanismes de décision), ni à celui de la puissance (économie et défense), ni à celui de la solidarité (social et environnement).
Q - L'un des arguments qui vous est souvent opposé est celui de " l'identité socialiste " ; M. Strauss-Kahn estime, lui, que le débat européen est l'occasion, pour le PS, d'affirmer son " réformisme ". Qu'en pensez-vous ?
R - Ce qui fait partie de notre identité, c'est le choix de l'Europe. Mais cela ne signifie pas que tout ce qui a une étiquette européenne doive être accepté sans qu'on en vérifie le contenu. Je serais d'ailleurs assez inquiet si l'identité socialiste dépendait à ce point d'un projet qui sera porté au premier rang notamment par MM. Chirac et Berlusconi.
L'engagement pour l'Europe, " oui " ! Mais le projet européen des socialistes français est-il le même que celui de la " droite américaine " illustrée avec fougue par M. Sarkozy ? Pour moi, " non ".
Au-delà de cette remarque et puisque vous me parlez d'identité, reconnaissons qu'elle est parfois mise à mal par certaines contradictions du " oui " : on organise un référendum interne, mais on dénonce le " non" comme impossible ; on se félicite de la consultation des militants mais on martèle qu'il faut s'aligner sur la décision de dirigeants voisins qui, eux, n'ont pas consulté les leurs ; on accuse le " non " de jouer sur les peurs mais on dramatise pour faire peur ; on mène campagne pour " l'Europe sociale ", mais on appelle à constitutionnaliser l'Europe libérale ; on souligne le besoin d'Europe à l'occasion de la réélection de George Bush mais on voudrait faire dépendre davantage la défense européenne des Américains ; on reconnaît contestables certaines dispositions du texte mais on appelle à voter pour ; on se réclame de la gauche éternelle mais on multiplie les illades au centre droit. Tout cela devrait probablement finir par se remarquer.
Q - Vous aviez une image de social-libéral, on vous situe désormais à la gauche du PS. Ce changement d'étiquette vous convient-il ?
R - Je suis un européen passionné et un socialiste. Je veux une bonne Constitution. C'est pourquoi je prends la position que j'ai prise. L'étiquette est secondaire.
Q - Que se passera-t-il selon vous le " jour d'après " au PS - y compris pour vous si votre position ne l'emporte pas ?
R - Dans toutes les hypothèses, on se remettra au travail. Pour contrer la droite et élaborer notre projet. Je le redis : la direction du PS n'est pas en cause. Et affirmer le contraire ne vise qu'à faire peur. Nous aurons besoin du rassemblement de tous pour les tâches qui nous attendent.

(Source http://www.psinfo.net, le 2 décembre 2004)