Texte intégral
Q - Bonsoir Monsieur Védrine.
R - Bonsoir.
Q - Le voyage du Premier ministre au Proche-Orient et ses retombées nous ont amenés à vous inviter à participer à ce Grand Jury, ce soir. Merci d'être venu. Pour sa part, le président du MEDEF, M. Ernest Antoine Seillière que nous avions précédemment invité a accepté donc, en raison de cette actualité de reporter sa venue de 8 jours, et nous le recevrons donc par conséquent dimanche prochain. Pierre Luc Séguillon et Patrick Jarreau sont présents dans le studio, ce soir, pour vous interroger, M. Védrine, dans ce Grand Jury retransmis en direct sur RTL, LCI et Le Monde publiera dans son édition de demain, l'essentiel de vos déclarations. Peut-on tout dire en politique étrangère ? C'est un peu le thème de ce soir. Nous parlerons de la politique française au Proche-Orient mais aussi en Europe et vis à vis de la Russie. M. Védrine, les déclarations du Premier ministre en Israël ont été interprétées de différentes manières. Pour les uns il a commis une gaffe. Pour d'autres, il a délibérément mis les pieds dans le plat pour donner une autre orientation à la politique française au Proche-Orient. Pour d'autres, encore, il a voulu se démarquer du président de la République pour se donner une image de présidentiable. Quelle est votre version ?
R - Vous avez raisons de souligner que - pas "les" déclarations, - " une " déclaration, " une " réponse à une question précise sur la situation au Sud-Liban- donnait lieu à des interprétations différentes. Mais, c'est un voyage qui comportait deux volets : le volet israélien, le volet palestinien. Le Premier ministre s'est exprimé une douzaine, une quinzaine de fois dans ce voyage. Donc, cela porte sur un point très précis, très particulier. Moi, mon interprétation est très simple. Le Premier ministre a été au Proche-Orient en homme habité par l'idée de la paix, et tout ce qu'il a dit et fait dans ce voyage, dans les deux volets successifs du voyage et dans ses déclarations diverses, s'explique de cette façon simple.
Q - Les réactions de ce point de vue là ne sont pas un succès car il y a énormément de manifestations du côté arabe.
R - Oui, du côté arabe, encore qu'il faille mettre en balance les manifestations dont vous parlez avec la façon dont les Palestiniens, à commencer par le président Arafat, ont reçu le Premier ministre, c'est à dire extrêmement bien, très amicalement, avec un très grand intérêt. Ils ont considéré d'ailleurs les manifestations de Bir Zeit autant contre eux que contre le Premier ministre. Quand je disais que la démarche est une démarche de paix, cela ne veut pas dire que le contexte est toujours pacifique. Il est d'ailleurs assez rare en réalité qu'un voyage important au Proche Orient ait lieu sans qu'il n'y ait un incident d'un côté ou de l'autre tellement le terrain est ultra sensible et il l'est à nouveau, je dois dire que je rentre préoccupé à propos de la situation au Proche Orient.
Q - Pour être bien précis vous avez mis en exergue cette réponse dans un contexte beaucoup plus large, est-ce que cette réponse c'est à dire que le Hezbollah commettait des actions terroristes est une erreur de langage de la part du Premier ministre ?
R - C'est là où je dis qu'il faut que vous remettiez les choses dans leur contexte, parce que la politique de la France au Proche Orient concerne les relations israélo-palestiniennes, les relations israélo-syriennes, la question libanaise à l'intérieur de laquelle il y a le Sud-Liban, enfin il y a toute une série de questions et à l'intérieur de laquelle la qualification et la querelle sémantique à propos de ce qui se passe au Sud-Liban dans une zone occupée par l'armée israélienne. Ce que le Premier ministre a rappelé, c'est demandé depuis très longtemps, c'est demandé depuis 1978 par la résolution 425 des Nations unies, donc c'est pour remettre simplement en proportion, puisque nous avons à faire à des réactions disproportionnées, pour remettre en proportion cette question de qualification et ce qui était dans la caractéristique de la démarche du Premier ministre si vous voulez bien regarder l'ensemble de ses propos, et pas uniquement cette seule réponse à cette question particulière. Ce qui est remarquable dans sa démarche au-delà de la question de la qualification c'est la démarche pour la paix, ce qui l'amène à constater que les actes de guerre commis à ce moment là...
Q - Il a employé un autre terme
R - C'est vous qui le dites, il a répondu à une question différente, dont il a complété sa réponse, donc je n'emploie pas les termes que vous employez, vous.
Q - Donc vous pensez que le Premier ministre ne regrette pas cette expression.
R - Je ne dis pas cela non plus, laissez moi expliquer pourquoi il s'est exprimé comme il l'a fait globalement dans ce voyage y compris globalement dans cette réponse. Il l'a fait avec conviction, il a, je crois, laissé parler son émotion et son cur. Il est arrivé juste après des actions en effet qui ont eu lieu au Sud-Liban entraînant la mort de jeunes soldats dans des conditions dont on peut discuter sans fin sur le fait de savoir si c'est conforme ou non aux arrangements de 1996 et c'est très compliqué. Il l'a fait d'une façon très forte, très vigoureuse, très convaincue, parce que ce qui commande tout c'est la recherche de la paix dans ce contexte alors que tous ceux qui s'intéressent au Proche-Orient, et qui ne baissent pas les bras, s'intéressent à la relance des négociations qui sont malheureusement aujourd'hui bloquées ou en mauvaise posture à nouveau, d'où la préoccupation dont j'ai parlée. Dans ce contexte, ceux qui commettent des actes de ce type le font évidemment pour enrayer ces processus, évidemment il ne faut pas être naïf dans l'analyse de ce qui se passe, je parle de ce qui se passe au Sud-Liban, donc là il y a une réaction de sa part. Nous sommes dans un contexte où la sensibilité, la conviction, l'engagement jouent également un grand rôle et l'engagement de la France est pour soutenir tous ce...
Q - Monsieur le Ministre, tout de même, il y a eu hier soir un communiqué de l'Elysée, du président de la République, là ce ne sont pas des réactions venues du Proche-Orient. Le président de la République publie un communiqué pour dire qu'il a rappelé au Premier ministre qu'il ne fallait pas remettre en cause la constance de la politique étrangère de la France au Proche Orient et son équilibre, remettre en cause l'impartialité de cette politique serait porter atteinte à la crédibilité de notre politique étrangère et à la capacité de la France d'agir pour la paix, cela montre tout de même que le président de la République est très inquiet de ce qui se passe là bas et de la déclaration du Premier ministre. Il ne considère pas ce voyage comme un succès apparemment.
R - Mais à quoi mesurez-vous succès ou échec ? Je crois pouvoir vous dire qu'il n'y a pas de doute à avoir sur la diplomatie française et sur l'engagement de la politique française au Proche-Orient, pour la paix. Il n'y a pas beaucoup de pays au monde qui sont engagés par rapport à la paix, il y a beaucoup de pays qui sont prêts à aider une fois que la paix sera faite, c'est facile. Mais alors que c'est si difficile que les sensibilités sont à vif, qu'elles le sont à l'heure actuelle, qu'elles le sont à nouveau parce qu'après l'espérance des derniers mois on voit l'inquiétude ressortir, parce que, en plus, un discours malencontreux de M. Lévy la veille à propos du Liban avait déjà provoqué une réaction très très vive au Liban et dans d'autres pays voisins, dans ce contexte là, cette démarche, cette démarche de conviction, cet engagement, à un moment donné, peut heurter tel ou tel des partenaires sur tel ou tel plan, cela ne veut absolument pas dire...
Q - Mais je vous parle du président de la République, Monsieur Védrine, il n'a pas la même appréciation, le président de la République considère manifestement qu'il y a une expression différente de celle exprimée habituellement par la politique étrangère de la France.
R - Ne me demandez pas de me substituer au Premier ministre ou au président dans le dialogue qui doit être le leur et qui doit être le leur constitutionnellement et politiquement, vous me posez la question des conséquences, je vous dis qu'il n'y a pas de doute à avoir sur la diplomatie et sur la politique étrangère françaises, nous avons une situation que vous connaissez bien qui est la politique étrangère française, qui est un domaine partagé. Ce domaine est partagé tant dans le respect du rôle à la fois traditionnel et éminent du président de la République, que dans la mise en oeuvre de cette politique étrangère. Chacun y apporte sa tonalité, sa personnalité, sa sensibilité, sa contribution et, au total, la France parle d'une seule voix. Quand on s'interroge sur le rôle de la France au Proche Orient aujourd'hui, et c'est pour cela que je peux répondre tranquillement à votre question, s'il s'agit de savoir si la France va rester engagée pour aider le processus de paix à redémarrer, la réponse est clairement oui de tous les points de vue. Est-ce que c'est du point de vue du président, le point de vue du Premier ministre, accessoirement du mien, mais la réponse est la même et là-dessus vous constaterez une fois que tout cela, tout ce que l'on voit sur ces images, une fois que tout cela sera un peu retombé, vous verrez que c'était en effet la bonne réponse.
Q - Est-ce que c'est une illusion du monde politique, est-ce que c'est une illusion de l'opinion, est-ce que c'est une illusion du président de la République, on a eu le sentiment au Proche-Orient qu'à travers le discours de Lionel Jospin, la France ne parlait pas d'une même voix, notamment par rapport aux engagements pris par la France que vous connaissez bien en 1996
R - En 1996 des arrangements ont été passés, entre autres par la France, qui s'est engagée intelligemment et activement. Mon prédécesseur avait joué un rôle important à ce moment là, ce sont des arrangements qui ne règlent pas le problème du Sud-Liban.
Q - Il y a une attitude d'équilibre
R - Ce terme n'est pas employé dans les accords, parce qu'il ne définit pas le rôle des uns et des autres. C'est un arrangement qui consiste à dire qu'il y a une situation d'occupation à l'époque sans aucune perspective de retrait, c'est important pour la suite, qu'il y a des attaques et que par conséquent il faut essayer d'arrêter l'escalade. Donc c'est un arrangement qui ne traite pas tout mais qui fait ce qu'il peut, un arrangement qui concerne les Syriens, qui concerne les Libanais, qui concerne les Israéliens avec deux co-présidents, français et américain. Donc l'engagement consiste à dire que dans toute la mesure du possible il faudrait qu'il n'y ait jamais d'actions contre les civils et jamais d'actions à partir de zones civiles. C'est toujours un peu violé ou transgressé, chaque fois que c'est violé ou transgressé il y a un groupe de surveillance dont nous sommes co-président qui se réunit pour essayer d'empêcher l'escalade, nous le faisons à nouveau, quand j'étais...
Q - Juste un point si vous le permettez, Monsieur le Ministre, cet accord ne désignait pas le Hezbollah comme une organisation terroriste, ne qualifiait pas de terroristes les actions que le Hezbollah pouvait mener par exemple contre la présence israélienne au Sud-Liban.
R - Ne soyez pas exagérément sémantique, ce n'est pas un accord qui vise à qualifier les choses, ce ne sont pas des jugements,
Q - Il s'agit de mesurer l'innovation introduite par Lionel Jospin dans son propos.
R - C'était un accord pragmatique qui visait d'empêcher l'escalade. Il ne s'agit donc pas de qualifier, il s'agit d'être utile dans l'accord et l'accord dit : chaque fois qu'il y a escalade, il y a un groupe de surveillance qui se réunit pour empêcher cette escalade, c'est encore ce qui se passe en ce moment et à l'heure même où j'accompagnais Lionel Jospin j'ai rencontré l'envoyé américain, M. Denis Ross, et je lui ai indiqué que la France était pleinement d'accord pour que les deux co-présidents, américain et français c'est plus important que jamais, ré-entreprennent leur travail, ce qu'ils vont faire dans les prochains jours à Damas, à Beyrouth et en Israël.
Q - Excusez-moi parce ce que vous répondez d'une manière très habile à nos questions, mais il y a une question que tout le monde a envie de comprendre, si oui ou non Lionel Jospin a commis un faux pas par erreur ou s'il a cherché à infléchir dans un autre sens, plus ou moins légèrement, plus ou moins lourdement la politique étrangère française au Proche-Orient, c'est l'un ou c'est l'autre.
R - Pas forcément.
Q - J'imagine qu'au Quai d'Orsay on a sa
R - Ce n'est jamais si simple. Dans le cas d'espèce le Premier ministre a rappelé, je ne vais pas énumérer tout ce qu'il a rappelé dans tous ses nombreux discours, alors que tout le monde est focalisé sur une seule réponse et une seule question, il a rappelé que la France avait toujours condamné l'occupation du Sud-Liban par Israël, il a rappelé que nous avions toujours demandé comme la résolution 425 le retrait du Sud-Liban, et il a rappelé notre attachement à l'intégrité, à la souveraineté du Liban et à notre amitié pour ce pays, pour les Libanais. Il a rappelé d'ailleurs qu'à la suite des réactions israéliennes disproportionnées ce que nous avions dit, nous avions aussitôt envoyé des missions d'experts techniques pour aider les Libanais à remettre en marche les centrales électriques qui avaient été frappées privant d'électricité une partie de la population, même dans la banlieue de Beyrouth. Et sa réaction, je vous l'avais dit tout à l'heure, à l'intérieur de cette position française est une réaction fondée sur le cur et la conviction. Nous avons des processus de paix, les Israéliens, M. Barak pour être précis a annoncé qu'il retirerait ses troupes du Sud-Liban, comme on le demande depuis 1978 et bien à ce moment là des opérations qui ont lieu au Sud-Liban, manifestement n'ont pour objet que de contrecarrer cette perspective que de l'empêcher. Ce n'est pas la première fois depuis qu'il y a un processus de paix au Proche-Orient, que ce soit en Israël même ou chez les Palestiniens, ou dans les autres pays, chaque fois que cela s'avance, chaque fois que cela progresse vous avez des forces extrémistes qui veulent casser ce mouvement et je pense que l'expression vigoureuse du Premier ministre s'explique de cette façon.
Q - Alors Monsieur Védrine, tout de même il y a un certain nombre de réflexions que l'on fait parce que l'on a vu durant ces dernières semaines apparaître des signes qui semblaient montrer que le Premier ministre s'intéressait plus qu'auparavant à la politique étrangère. Le 23 janvier devant les militants socialistes de la mutualité il dit " on peut toujours se dire que nous ferions mieux en politique étrangère ". On a eu des informations selon lesquelles le gouvernement avait un peu dicté sa loi à l'Elysée dans les réactions au coup d'Etat en Côte d'Ivoire. Du côté de l'Elysée, on nous dit en plus que ce voyage au Proche-Orient a été préparé par de nombreuses conversations, et jamais, à aucun moment, le Premier ministre n'a expliqué au président de la République qu'il avait l'intention de traiter le Hezbollah de " groupe terroriste ".
R - Et quelle est la question ?
Q - La question est qu'il y a une divergence apparente entre les deux et que le Premier ministre semble vouloir prendre un peu plus d'espace dans la cohabitation en s'exprimant davantage dans le domaine de la politique étrangère.
R - Le Premier ministre joue, de toute façon, un rôle très important y compris dans ce domaine. L'article 20 qui définit les compétences du gouvernement ne limitent pas les choses en politique intérieure, politique extérieure etc...
Q - Mais l'article 20 de la constitution dit : " le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation ".
R - Il n'empêche qu'il y a ce que j'ai rappelé tout à l'heure, ce rôle à la fois éminent et traditionnel du président de la République par rapport à cela qui n'est, évidemment contesté en rien. Le Premier ministre a pris un certain nombre d'initiatives importantes depuis la formation de ce gouvernement, soit à l'occasion de voyages aux Etats-Unis, ou en Russie.
Q - Le président a donc tort de s'inquiéter, il n'y a pas de problème.
R - Ne sur interpréter pas chaque mot de ce que je dis.
Q - Non, je vous pose la question.
R - Vous ne pouvez pas me poser la question avant que j'ai fini de répondre à la question précédente. Je dis que, depuis le début, le Premier ministre joue un rôle important, il fait des voyages importants, il a des annonces, des responsabilités considérables du gouvernement, regardez tout ce qui est fait en matière de propositions pour une meilleure régulation internationale sur le plan économique, sans parler du plan européen où les choses sont tout à fait évidentes. Il me semble que sur la Côte d'Ivoire, il ne faut pas couper les cheveux en quatre. La question n'est pas de savoir s'il y a eu, à tel moment, en amont, à telle minute, des sensibilités ici ou là. Il s'agit de savoir ce que la France a fait en Côte d'Ivoire et elle s'est comportée, je crois d'une façon cohérente, exemplaire pour l'avenir, et elle continue à le faire. J'ai tendance à dire que ce n'est pas si nouveau que ce que vous dites et que les choses doivent s'analyser sur le fond et pas à travers les réactions du monde politique. Ce n'est pas une nouveauté que le Premier ministre ait un rôle important sur ces questions.
Q - Confirmez-vous qu'avant le voyage de M. Jospin en Israël, il y a eu de nombreuses réunions de préparation de ce voyage et des conversations directes entre le Premier ministre et le président de la République à propos de ce voyage ?
R - Je ne sais pas combien de temps ils ont passé à parler ensemble, ils ont parlé de ce voyage comme c'est le cas fréquemment, comme le président lui-même parle au Premier ministre de ce qui va se passer ou de ce que l'on va faire. Avant les sommets proprement dit, il y a des réunions proprement dites, là ce sont des échanges qui ont lieu, qui sont bilatéraux et qui existent. Mais, cela ne peut pas porter sur tout le détail de ce qu'ils vont dire, l'un ou l'autre...
Q - Parce que c'est un détail ?
R - Non, attendez, voyez comme vous me prenez en embuscade sur chaque virgule.
Q - Non, je vous suis,
R - Ils évoquent à l'avance ce qui va être dit, les grands discours, les toasts et de fait, si vous voulez bien vous intéresser un instant à la question de la paix au Proche-Orient, regardez l'ensemble de ce qu'a dit le Premier ministre sur l'ensemble des sujets. Ils ne vont pas se dire à l'avance, voilà ce que je dirai en réponse à telle question hypothétique.
La question dont vous parlez aujourd'hui, je vous rappelle qu'il s'agit d'une réponse à une question, dans une conférence de presse. L'échange a eu lieu, sur l'ensemble du voyage, et sur l'ensemble des déclarations du Premier ministre.
Q - Je comprends bien, mais, au-delà de cette réponse, à cette question dans cette conférence de presse, le Premier ministre avait-il dit au président de la République qu'il avait l'intention de donner une tonalité à ses différentes déclarations au cours de ce voyage qui serait un peu différente de celles qui avaient été données jusque-là par les responsables français ?
R - Il n'y a pas deux personnes, ni même deux responsables politiques qui aient exactement la même sensibilité sur le Proche-Orient. Qui peut prétendre d'ailleurs qu'il n'a pas été lui-même écartelé ou partagé sur le Proche-Orient. C'est particulièrement difficile, nous voulons aider, c'est une posture plus difficile que ceux qui regardent de loin et on est souvent déchiré entre des analyses différentes, des fidélités différentes et nous voulons en sortir par le haut, par une dynamique de paix.
C'est bien sûr toujours un peu délicat.
Q - Oui, mais c'était avant le voyage ?
R - Oui, mais ils se connaissent tous les deux, ils se voient régulièrement, ils connaissent leurs sensibilités. Votre problème à vous, analystes me semble-t-il, c'est de savoir si cette sensibilité, qui est honorable et respectable et qui peut comporter, car le Proche-Orient est très compliqué, des différences de réactions par rapport à ceci ou cela, comme deux autres personnes, n'importe lesquelles, entraîne-t-il un changement, une modification et là, je vous dis non. Il y a une politique étrangère française qui peut être riche de ces nuances diverses sur les différents sujets, cela ne modifie pas cette posture qui est celle de l'engagement pour la paix. Vous pourriez dire que cela change tout, si brusquement, un président ou un Premier ministre disait : " participer ou chercher la paix au Proche-Orient, c'est trop compliqué, cela n'attire que des ennuis, on arrête. " Là il y aurait un changement radical. Ici, ce n'est pas cela que vous êtes en train d'analyser, il y a une sorte d'exagération.
Q - Avez-vous ressenti le rappel à l'ordre du président de la République et le communiqué publié hier soir comme une exagération, et pourquoi Lionel Jospin, comme le lui avait demandé le président de la république n'a-t-il pas pris l'initiative de prendre contact avec l'Elysée à son retour mais attendu, si j'ai bien compris et vous me le confirmerez, que le chef de l'Etat l'appelle.
R - Je me répète à partir de maintenant parce que les questions sont un peu toujours les mêmes, mais je ne peux pas répondre à la place du Premier ministre sur ce qu'il a ressenti par rapport à ceci ou cela.
Q - Et vous qu'avez-vous ressenti ? Vous dites-vous, avec l'expression de leurs sensibilités, un jour ils me rendront la tâche impossible ! Non, vous ne vous dites pas cela ?
R - Ce n'est pas ce que je ressens qui vous intéresse.
Q - Si, cela nous intéresse, est-ce que vous, en tant que ministre des Affaires étrangères n'êtes-vous pas en train de vous dire...
R - Depuis deux ans et demi, sur tous les grands sujets, le président de la République et le Premier ministre se sont mis d'accord. Quelquefois, l'accord prend une seconde, d'autres fois, il peut prendre dix minutes. Quelquefois, il faut des réunions de préparation car c'est plus technique. Ils se sont mis d'accord sur tous les grands sujets, on a eu à traiter des choses extraordinairement difficiles, la plus importante étant le Kosovo, mais on a traité aussi les relations avec la Russie, l'Amérique, l'Afrique etc. On s'est toujours mis d'accord, à tel point que cela impressionne beaucoup de gouvernements qui sont des gouvernements politiquement homogènes mais, parfois, pas si cohérents, ou des gouvernements de coalition qui ont quelquefois plus de mal. Je ne suis pas inquiet là-dessus et j'ai une très grande confiance dans la capacité du président de la République et du Premier ministre pour poursuivre cette façon de gérer ensemble la politique étrangère de la France, dans le respect des rôles des uns et des autres que j'ai rappelés et en effet, je crois que cela continuera.
Q - Vous n'avez pas répondu à ma question un peu simplette...
R - C'est peut-être pour cela !
Q - Oui, vous m'aideriez si vous me donniez une interprétation diplomatique, pourquoi le Premier ministre, à son retour, comme le lui avait demandé le président de la République, n'a-t-il pas pris l'initiative de prendre contact avec lui ?
R - Je n'en sais rien, je ne peux pas répondre à sa place. D'après ce que j'ai entendu, le président de la République l'a appelé très peu de temps après qu'il soit rentré.
Q - Il n'avait pas eu le temps, durant son dîner privé, de le faire.
R - Je ne sais pas.
Q - Quand même, Monsieur Védrine, vous avez employé il y a quelques instants, à propos du rôle du président de la République dans la politique étrangère de la France, vous avez employé le mot " prééminence ".
R - Eminent, j'ai parlé du rôle traditionnel et éminent.
Q - Justement, considérez-vous que les institutions de la cinquième République et la pratique de ces institutions donnent au président de la République, élu au suffrage universel, par tous les Français, un rôle prééminent en matière de politique internationale et de politique de défense ?
R - Cela dépend du sens que vous donnez aux mots. Tout cela n'est pas dans la Constitution, et c'est pour cela que j'insiste sur l'aspect traditionnel de la cinquième République. La réponse est dans ce qui s'est passé depuis deux ans et demi et dans la façon dont les problèmes se sont réglés les uns après les autres. Je ne peux pas faire d'interprétations constitutionnalistes sur ce qui est leur rôle ou non.
Q - Mais, le président a-t-il le dernier mot ? Vous avez été secrétaire général de l'Elysée durant le mandat de François Mitterrand. Cette question ou des questions analogues se sont posées, peut-être pas avec la même gravité mais elles se sont posées en période de cohabitation et à l'époque, la doctrine de l'Elysée, pour François Mitterrand et j'imagine pour vous, c'était que le président avait le dernier mot.
R - Oui, mais vous vous référez à des exemples où il pouvait y avoir des désaccords plus francs.
Q - Vous vous souvenez du mécontentement de François Mitterrand lorsqu'Edouard Baladur avait publié un entretien dans le Figaro intitulé " Ma politique étrangère ".
R - " Notre ".
Q - " Notre ", pardon, ce qui signifiait qu'elle était faite par les deux.
Q - Vous en avez le souvenir,
R - Oui, je m'en rappelle très bien et Edouard Baladur avait expliqué à l'époque que le titre avait été fait par le journal.
Q - Mais, il avait mis François Mitterrand, me semble-t-il, de fort mauvaise humeur...
R - Oui, il avait jugé cela abusif, mais nous ne sommes pas dans ce cas de figure.
Q - C'est-à-dire ?
R - Il n'y a pas l'équivalent de cette formule et, encore une fois, c'était le journal qui avait choisi le titre.
Q - Mais, quand le président de la République, et vous-même d'ailleurs, peuvent constater les résultats de l'expression de la sensibilité du Premier ministre sur le Hezbollah terroriste. Les ambassadeurs de France à Beyrouth et à Damas ont été convoqués aux fins d'explications, le Hezbollah réclame des excuses du Premier ministre, la presse arabe, dans son ensemble dit que la France fait preuve, soit d'hypocrisie, soit doit fournir des explications très précises.
R - En général, on réserve le terme d'hypocrisie à des déclarations moins franches.
Q - Mais, je répète ce que l'on peut lire dans les différentes dépêches d'agence. Vous dites-vous, finalement, l'expression de cette sensibilité est venue à un moment un peu particulier, est-ce positif pour l'action de la France au Proche-Orient ?
R - Je crois que ce qui est positif c'est la poursuite de notre travail et notamment ce qu'a fait le Premier ministre et dont vous ne parlez pas du tout dans vos questions, qui est le travail qu'il a fait par rapport aux Israéliens et aux Palestiniens, ce qui était le but du voyage. Nous avons décidé, depuis l'arrivée au pouvoir de M. Barak de donner plus de corps et plus de substance à cette relation entre la France et Israël, trop longtemps délaissée, et c'est intéressant et utile pour nous à la fois sur le plan bilatéral et sur le plan du processus de paix parce que, seuls des pays capables de travailler et d'avoir des contacts avec tous les protagonistes peuvent faire avancer les choses. Ce travail se poursuit depuis que M. Barak est là, j'y avais contribué pour ma part lors d'un voyage que j'avais fait en octobre. Et il y a eu des accords signés, le Premier ministre était accompagné par Christian Sautter, Jean-Claude Gayssot, Pierre Moscovici et moi-même, et même chose du côté palestinien. Il y a un travail qui a eu lieu. A Bir Zeit, à l'université, les gens n'auront retenu que la manifestation agressive organisée à la sortie par un certain nombre de militants qui manifestement n'étaient pas des étudiants, qui n'étaient pas là avant, qui se sont comportés violemment. Ce n'était pas le cas du tout dans l'université. Le débat était un dialogue où les gens disaient que nous étions dans une unité de droit, dans une université où il y a une coopération française importante et qu'ils avaient besoin de la France pour les aider à bâtir un Etat de droit. L'échange a porté sur le futur Etat, forcément, un Etat de droit, une démocratie, qui doit avancer le plus vite, le développement et la démocratie avec une expression nationaliste convaincue. Beaucoup d'étudiantes ou d'étudiants, certains en français d'ailleurs ont dit au Premier ministre, comment fait-on l'Etat de droit lorsque l'on n'a pas encore d'Etat ? Et cela nous renvoie au processus de paix. C'était très intéressant, c'était émouvant par certains côtés, on voyait cette formidable attente. Pendant de ce temps-là à la sortie, s'organisait une manifestation de mouvements qui sont aussi hostiles à l'autorité palestinienne qu'à d'autres expressions, d'où ce que les télévisions ont montré à la sortie. Mais, il ne faut pas oublier ce volet.
Q - Mais cette déclaration a réveillé les antagonismes, les passions ?
R - Mais, elles n'ont pas besoin d'être réveillées, elles sont là tous les jours, au Proche-Orient. Vous vous intéressez au proche orient, demain, après-demain, dans huit jours, dans un mois, vous les trouverez. Elles étaient déjà mises à vif, je vous l'ai dit par ce discours très dur de David Levy à la Knesset, juste la veille de l'arrivée du Premier ministre. Cela n'a rien à voir avec ce qu'il a dit lui-même, bien sûr.
Q - C'est que lui est un protagoniste dans l'affaire.
R - Bien sûr, mais c'est pour vous dire pourquoi il y avait déjà une ambiance particulière, nous ne sommes pas dans une phase très calme.
Q - Alors, ne fallait-il pas tenir compte de cette ambiance particulière et être encore plus prudent ?
R - Il y a une question de courage, on ne peut pas dire que nous n'irons pas au Proche-Orient parce que le moment est difficile, c'est toujours plus ou moins difficile. Lorsque l'on est engagé pour la paix, cela n'a de sens que si nous le sommes sans relâche, avec tout le monde, dans les moments faciles et dans les moments difficiles. C'est en général difficile et il en sera ainsi jusqu'au jour où il y aura, espérons-le, la paix entre tous.
Il faut donc continuer, ne pas se laisser trop impressionner par ces turbulences que l'on traverse, et poursuivre notre travail. Je répète que nous ne sommes que très peu de pays à faire cela. Les Etats-Unis, la France, l'Union européenne qui est prête à apporter de l'argent à une solution qui serait mise sur pied mais qui n'a pas ce degré d'engagement politique, car les autres pays sont moins passionnés que nous. C'est un terrain passionné, c'est vrai.
Q - Au final, vous dites que le voyage du Premier ministre en Israël et du côté des Palestiniens est un voyage qui aura été positif pour le processus de paix et qui n'altère en rien le petit rôle que nous souhaitons jouer dans ce processus de paix ?
R - Non, nous ne cherchons pas à jouer un petit rôle, nous ne cherchons pas non plus à jouer un rôle artificiel, nous cherchons à jouer le rôle le plus utile possible, ce qui suppose que les protagonistes le souhaitent ou l'attendent.
Q - Lorsque je dis " petit rôle ", c'est par rapport au rôle important que jouent les Etats-Unis ?
R - Oui, mais qui n'arrivent pas non plus, pour autant, à tout régler par miracle. Nous avons contribué avec les Etats-Unis à débloquer les choses concernant Israël et la Syrie à l'automne. Les négociations ont démarré aux Etats-Unis, elles se sont bloquées et aujourd'hui, personne n'arrive à les débloquer. Sur le plan israélo-palestiniens, la France a beaucoup contribué, depuis des années, à éclairer le chemin, à préparer les esprits, à mettre en avant les formules et ce voyage essentiellement israélo-palestiniens a permis au Premier ministre de dire des choses claires et nettes, en amitié et en confiance avec M. Barak. Je crois que c'était utile et ce qu'il a fait du côté des Palestiniens, que ce soit à Ramallah ou à Gaza, ou lorsqu'il a parlé avec le Conseil national palestinien, cela était utile sur le plan du futur Etat palestinien et sur le plan de l'enracinement de la démocratie future dans ce monde palestinien. Vous verrez qu'un jour, cela aura été utile sur ces questions de fond.
Q - Pour qu'il n'y ait pas d'ambiguïtés, puisque l'on a entendu le Premier ministre utiliser des mots différents, en parlant du Hezbollah, j'aimerai savoir quelle est votre appréciation à vous, en tant que ministre des Affaires étrangères de ce mouvement Hezbollah libanais et de son action. Comment la qualifiez-vous ?
R - Il m'est arrivé à plusieurs reprises d'appeler les uns et les autres à la retenue, il ne suffit pas d'avoir dit dans l'accord de 1996 qu'il fallait essayer de ne pas faire d'escalade, qu'il fallait ne pas tirer sur les civils, ce qui est la moindre des choses, ou ne pas tirer depuis des endroits civils, ce qui est une sorte de détournement de l'esprit de l'accord, cela ne suffit pas. Alors que l'armée israélienne va se retirer, on dit sur place que les préparatifs commencent, c'est quelque chose d'attendu depuis 1978, je pense avec beaucoup de conviction que les uns et les autres devraient s'abstenir de toute action dans cette phase. J'avais été d'ailleurs amené à condamner toutes les actions il n'y a pas si longtemps, à fortiori, à condamner toutes les escalades qui nous font repartir en arrière. C'est une position claire c'est une position utile et comme je le dis depuis le début, je vous le répète à propos de l'ensemble de la démarche du Premier ministre et de son expression, c'est une expression qui est obsédée en quelque sorte et éclairée par ce qui sert la paix et ce qui ne la sert pas. Et ce n'est pas fini parce que, comme je l'espère, le processus de paix va être relancé, vous allez voir à nouveau des extrémismes variés qui vont essayer d'enrayer ce processus.
Q - Le reproche qui est fait au Premier ministre, notamment en France par ceux qui l'ont critiqué depuis deux jours est d'avoir écorné la politique arabe de la France. La politique arabe existe-t-elle d'après vous ? Et est-ce quelque chose qui peut être respecté ou qui n'aurait pas dû être écorné ?
R - Le président Arafat n'a pas du tout ce sentiment par exemple et c'est un dirigeant arabe. Je pense que dans beaucoup d'autres pays arabes, on n'a pas ce sentiment.
Mais si vous me posez la question, il y a une petite malice qu'il faut que nous expliquions aux auditeurs. J'ai eu l'occasion d'écrire, dans le livre que j'avais consacré à la politique étrangère du président Mitterrand, que je ne me servais pas de cette expression, je ne m'y retrouvais pas même si elle est fréquente, parce que je ne pense pas qu'il puisse y avoir une politique arabe globale. Mais, ce n'est pas une réticence sur le fond, je pense que nous devons avoir une politique arabe engagée et dynamique avec tous les pays arabes. Nous avons plus ou moins d'affinités selon les régimes. J'ai toujours trouvé que cette façon de globaliser n'était pas pertinente, c'est comme si on demandait à l'Egypte si elle a une politique occidentale. Elle n'a pas une politique occidentale, elle n'en a pas. Je dis cela depuis des années donc je ne suis pas perturbé, je ne suis pas abasourdi si on dit aujourd'hui...
Q - La droite française, voire peut-être le président de la République, est en retard et ils continuent, l'une et l'autre, à croire à la politique arabe de la France ?
R - Mais, il s'agit bien d'avoir en tête que nous croyons tous à une politique française engagée sur tous ces plans, tous ces terrains. Engagée, utile, constructive. Le président de la République, certainement pas, d'ailleurs, je ne me permettrai pas de faire le moindre commentaire sauf à souligner constamment comment, dans la cohabitation, nous arrivons à faire cette politique étrangère que vous voyez. Concernant les déclarations ponctuelles de droite, je trouve qu'elles sont souvent un peu mécaniques sur le sujet et d'ailleurs les pays arabes n'attendent pas, en général, de la France une politique arabe en général. Chaque pays arabe attend une politique française à son égard, cela ne peut pas être la même chose selon les cas. Je crois que c'est une expression un peu trop fourre-tout et qu'il faut faire davantage de sur-mesure. Je crois que c'est davantage adapté à la conjoncture d'aujourd'hui.
Q - Vous disiez tout à l'heure votre inquiétude sur le processus de paix, qui bloque ?
R - Il y a des éléments de blocage partout, mais je vais d'abord répondre sur l'inquiétude. Il y a eu une vague d'espérance plus ou moins forte après l'arrivée au pouvoir de M. Barak qui s'expliquait par le soulagement, dans la région, de voir écarté M. Netanyahou. Ensuite, on a vu que les engagements pris antérieurement commençaient à être appliqués, pas en entier, pas aussi vite que prévu, mais quand même...
Ce que je constate maintenant, c'est que cette espérance se meut en impatience, en inquiétude dans certains cas. Dans le détail, c'est difficile de démêler ce qui bloque dans les exigences des uns et des autres. Notre travail est de faciliter la reprise, et en même temps, on ne peut pas se substituer aux protagonistes. On ne peut que les aider, les encourager, les accompagner, dire ce que nous ferions dans le cas d'accords de paix, le président de la République l'a dit depuis longtemps, le Premier ministre l'a redit dans son voyage, on peut dire ce que l'Europe ferait. Mais là, sur le fond, je reviens soucieux et je pense que les différents responsables doivent absolument avoir à l'esprit qu'il y a un moment à saisir, sinon, les choses vont recommencer à évoluer dans le mauvais sens.
Q - Je voudrais parler de votre style de ministre des Affaires étrangères.
Ce métier n'est-il pas impossible en période de cohabitation lorsqu'il s'agit de se trouver entre deux tonalités, entre deux personnages qui exercent un rôle partagé avec, si je vous ai bien entendu, dans la première partie de cette émission, pas de prééminence, mais un rôle éminent du président de la République ? Finalement, vous parlez de tonalités différentes, votre style, est plutôt du côté du président ou du Premier ministre ?
R - Pensez-vous que je vais répondre à une question posée ainsi ?
Q - Pouvez-vous ne pas y répondre ?
R - Oui, je le peux en vous disant que c'est un métier extraordinairement compliqué, mais pour d'autres raisons. Ce qui se passe à Paris, dans le respect de la Constitution, dans le respect des compétences des uns et des autres est quelque chose qui suppose une certaine attitude personnelle et politique, une clarté, mais la vraie difficulté n'est pas là. C'est de savoir comment nous défendons, dans le monde tel qu'il est, compliqué, global, très concurrentiel en même temps, nos intérêts, nos idées, nos valeurs, nos projets et le monde n'est pas en simplification. S'il y a une vraie difficulté à souligner, c'est celle là./.
Q - Il y a une autre difficulté, c'est que parfois, même parmi vos camarades du parti socialiste, on trouve qu'Hubert Védrine est trop diplomate, utilise trop le langage diplomatique et peut-être pas suffisamment celui de la passion et du cur.
R - J'en connais beaucoup qui pensent le contraire mais cette sensibilité existe et je la respecte. Depuis la chute du mur, il y a une dizaine d'années, dans différents pays, notamment en Europe et en France, et notamment dans les rangs de la gauche, il y a une impatience démocratique qui est sympathique, que je respecte profondément. Il y a simplement un problème sur les moyens et sur les méthodes. Mais il y a beaucoup de gens en France qui réagissent de plus en plus mal, et c'est une très bonne chose, par rapport aux drames qui peuvent se produire dans le monde, là où des populations sont massacrées, des gens qui réagissent de plus en plus mal devant des pays qui sont complètement en arrière par rapport à la démocratie ou qui la contestent, qui la dénient, qui ne la pratiquent pas. Les gens disent qu'il faut imposer cette démocratie et notre respect des Droits de l'Homme. Notre discussion ne porte pas sur les objectifs, elle porte sur les méthodes.
Q - Vous donnez souvent l'impression d'être sceptique sur les élans du cur ou sur l'ingérence, ou sur la possibilité pour les démocraties de faire prévaloir leurs valeurs, dans des pays où elles ne sont pas respectées.
R - Je ne crois pas que nous puissions aborder la question globalement, et nous n'en avons pas le temps, et le sujet de l'émission ne concerne pas mes sentiments profonds.
Moi, je suis absolument convaincu que nous devons tout faire pour hâter les processus de respect des Droits de l'Homme, hâter la démocratie sans être trop arrogants, car nous-mêmes avons mis deux ou trois siècles. La question porte sur les moyens. Prenez l'Afrique des Grands lacs, il y a une guerre terrible, qui engage six ou sept pays, où les populations vivent des enfers. Quelqu'un au monde a-t-il une solution pour transformer cette région en une sorte de Suisse paisible ? Quelqu'un a-t-il cette solution puisqu'il est convaincu qu'il faut respecter les Droits de l'Homme partout et tout de suite. Si cette solution existe, je la prends dans la minute. Je prends un avion, je vais sur place et j'y reste jusqu'à ce que nous l'ayons entièrement appliquée. Il en va de même sur à peu près tous les sujets. Il y a un débat que je respecte encore une fois, qui est légitime, qui fait partie de la démocratie. Je ne cesse de chercher dans ce qui se dit à ce sujet, et dans ces débats, quelque chose qui fasse avancer notre politique étrangère. J'ai une responsabilité particulière, je ne peux pas ne faire que des déclarations, il y a d'autres positions dans lesquelles nous pouvons faire des déclarations, leur donner des tonalités plus conformes à ce que nous ressentons intimement, personnellement par rapport aux souffrances et aux drames. Mais, mon travail, c'est de faire des choses qui aboutissent et c'est ce que je fais en permanence, croyez-le bien.
Q - Cette mobilisation de l'opinion, est-ce pour vous un atout, est-ce quelque chose qui vous permet, en tant que ministre des Affaires étrangères de vous faire davantage entendre des partenaires de la France ?
R - C'est peut-être très souvent un atout, mais cela ne suffit pas du tout " très souvent " à faire bouger d'un iota la position des partenaires de la France.
Rappelez-vous l'importance qu'à eu notre cohésion sur le Kosovo : nous n'aurions jamais pu faire il y a un an ce que nous avons fait tout en sachant que ce serait très compliqué après évidemment, s'il n'y avait pas eu cette cohésion que nous avons trouvée assez vite avec les Européens et les Etats-Unis et même avec les Russes pendant très longtemps. Aujourd'hui, dans l'affaire de la Tchétchénie, les Etats-Unis ont une analyse qui n'est pas du tout la même, c'est donc une difficulté dont je rends compte, que j'essaie d'expliquer lorsque les gens veulent bien se pencher un peu sur la question. Les autres Européens eux-mêmes n'ont pas la même analyse et donc j'essaie de comprendre pourquoi. Mais, c'est une difficulté objective. Et quel que soit le degré de conviction que vous éprouvez, quel que soit le degré d'émotion que vous éprouvez face aux images des souffrances abominables des populations en Tchétchénie, le problème que je viens de décrire est là et le travail de la diplomatie est de le surmonter.
Q - Il y a ceux qui relatent le précédent de l'Union soviétique, il y avait également à l'époque, un certain nombre de ministres et de gouvernements qui disaient que de toute façon, le communisme est éternel et jamais l'empire soviétique ne tombera. Il est tombé parce que certains ont cru qu'il pourrait tomber.
R - Non, il n'est pas tombé parce que certains y ont cru. Il est tombé parce qu'il s'est décomposé de l'intérieur.
Q - Alors que beaucoup en Occident n'y croyaient pas.
R - Mais, cela n'a rien à voir avec la croyance.
Q - Tout de même, on entendait beaucoup du côté français et occidental à l'époque des affirmations selon lesquelles les pays de l'Est ou les populations des pays de l'Est pouvaient toujours s'agiter, l'URSS ne sombrerait jamais quelles que soient les conditions de vie et le niveau économique de l'URSS de l'époque.
R - François Mitterrand a dit à Helmut Schmidt, à la fin 1982, que la réunification allemande viendrait, pas de suite, qu'il faudra attendre que l'URSS se soit effondrée, cela pourrait prendre encore dix ou quinze ans. Et Helmut Schmidt lui a dit en effet, on ne le verra jamais.
Q - Par rapport à M. Poutine, n'y a-t-il pas l'expression d'un réalisme tellement prudent qui empêche finalement d'obtenir de lui qu'il mène une autre politique en Tchétchénie ?
R - De la part de qui ?
Q - De la part des Occidentaux et de la France en particulier. Lorsque vous sortez de chez Vladimir Poutine et que vous le qualifiez de patriote.
R - C'est ce que j'ai dit de plus banal à ce sujet.
Q - Oui, si vous pouvez nous donner une explication ?
R - Oui, c'est facile. Il est évident que cet homme, ce président par intérim, qui sera élu président bientôt, est habité par l'idée d'enrayer le déclin de la Russie. En Russie, ceci est une expression de patriotisme, et patriotisme ne veut pas dire humanisme, ni respectueux des Droits de l'Homme au sens où nous l'entendons en l'an 2000. Robespierre était un patriote, c'est évident. Je n'ai pas dit non plus que c'était un patriote tchétchène, c'est un patriote russe comme dit Rousseau, regardez le dictionnaire, cela peut vouloir dire dur aux étrangers, c'est une expression. On pourrait dire nationaliste, encore que la façon dont il aborde l'avenir de ses relations avec les pays occidentaux ne l'amène pas spontanément à employer ces expressions. Et ce que j'ai dit a été dit par d'autres qui l'ont rencontré ; Robin Cook l'a trouvé " moderne ", " efficace ", " nous avons les mêmes priorités que lui ", le président Clinton a fait un éloge du président Poutine qui va bien au-delà de ce que je viens de citer, c'était le cas de M. Dini, de M. Fischer etc. Pourquoi ? Parce qu'après les années Eltsine, M. Poutine, semble-t-il, incarne quelque chose que veulent les Russes, que M. Primakov aurait pu incarner, n'importe quel autre en réalité. C'est un désir de remise en ordre, de remise en marche après le président Eltsine qui a été un démocrate, c'est exact, mais qui n'a pas répondu à cela. Il y a une humiliation par rapport à ce qui s'est passé en Russie depuis dix ans. Les Russes attendent un dirigeant qui fasse fonctionner les choses.
Le problème que nous avons, et je le dis comme nous le ferions dans une réunion de travail, c'est que nous voulons tous, nous Européens et Américains, avoir comme voisin une Russie pacifique, moderne, de plus en plus démocratique qui règle par d'autres procédés que ces procédés d'une extraordinaire brutalité des événements comme ceux qui se déroulent en Tchétchénie. C'est ce que nous souhaitons et la question n'est donc pas de savoir si nous sommes convaincus ou non, mais plutôt comment faire.
Q - Ne serions-nous pas trop timides ?
R - Je ne crois pas et c'est ce qui me faisait régir dans votre présentation. Il n'y a pas de pays qui ne se soit exprimé plus nettement que la France ; vous pouvez trouver que c'est insuffisant, vous en avez le droit, c'est le débat démocratique des idées. J'ai en effet parlé d'une situation à caractère colonial, j'ai qualifié les souffrances des populations, j'ai proposé, avant le Sommet d'Istanbul de ne pas signer la charte de sécurité d'Istanbul, sauf si les Russes s'engageaient à un certain nombre de choses que nous sommes encore en train de demander, vous devez le savoir, cela fait partie de l'information que nous devons donner aux auditeurs ou aux lecteurs. Il faut que vous sachiez que les Etats-Unis ont été en arrière de la main, les autres aussi il faut dire pourquoi. Les Etats-Unis ont une priorité absolue, bien avant la Tchétchénie. C'est que la Russie de M. Poutine recommence à appliquer les accords de désarmement, que la Russie de M. Poutine donne son accord à l'adaptation du traité sur les antimissiles, que nous souhaiterions garder et qu'eux veulent faire bouger, ils ont besoin des Russes qui sont cosignataires. Ils veulent que la Russie coopère plus activement dans la lutte contre la prolifération qui permet de fabriquer des armes de destruction massive. Ils veulent que M. Poutine poursuive la politique de réformes, que par ailleurs il faudra adapter car une partie des conseils donnés ces dernières années aux Russes ont aggravé la situation sur le plan économique. La Tchétchénie vient très loin. Durant la première guerre de Tchétchénie il y a quelques années, le président Clinton avait dit, c'est un peu comme si la Géorgie ou un autre Etat du sud des Etats-Unis faisait sécession, c'est ainsi que c'est perçu. Il y a un autre argument qui est percutant chez les Américains, c'est qu'ils acceptent l'argumentation selon laquelle les Russes sont aussi en train de lutter contre le terrorisme islamique, contre l'afghanisation de la région.
C'est un argument qui d'ailleurs n'est pas totalement dépourvu de fondements, sauf qu'il n'épuise pas la question car il y a aussi les Tchétchènes qui sont en lutte pour l'indépendance, en tout cas pour l'autonomie.
Nous avons donc à traiter ce problème qui est d'une extrême gravité. Nous n'allons pas renoncer à avoir une politique russe à long terme, il n'y a pas de raison qu'elle ne soit définie que par les Américains ou les Allemands, les autres Européens. La France a son mot à dire parce que c'est notre avenir et notre sécurité qui est en jeu. Mais par ailleurs, il est évident que la façon dont les Russes traitent ce drame tchétchène est en contradiction absolue avec l'idée qu'ils se font du rapprochement de la Russie avec l'Europe. Le président Poutine m'a dit également qu'il voulait organiser sa politique économique de façon à rapprocher les législations en Russie et en Europe. S'il n'y avait pas l'affaire tchétchène, on dirait que c'est très bien.
Q - S'il n'y avait pas, mais il y a...
R - Précisément, cela fait partie du problème. Nous essayons de dire à nos partenaires qu'il faut être clair et net sur les deux volets et il ne faut sacrifier aucun des deux à l'autre, il faut amener la Russie à traiter autrement cette question. Vous ne pouvez pas parler de silence français, encore moins de faiblesse de l'expression française. Vous n'en trouverez aucune qui soit plus forte. Nous demandons, et nous répétons, sans arrêt : cessez-le-feu, arrêt des représailles, et notamment de ces procédés qui semblent être employés dans ces camps que nous appelons camp de filtration, ouverture de la Tchétchénie pour l'accès des organisations humanitaires, des organisations comme l'OSCE, le Conseil de l'Europe, les médias. C'est fondamental bien sûr, après, et ce n'est pas l'urgence, une solution politique dans laquelle on doit pouvoir trouver, même en respectant la souveraineté des Russes, une solution.
Q - Mais cela continue ?
R - Lorsque je dis cela à mes partenaires occidentaux, ils ont tous une priorité différente. Alors comment traiter ce problème particulier sauf par une expression forte en convaincue. J'ai vu que l'on envisageait que M. Alvaro Gil Robles, le commissaire des Droits de l'Homme pour le Conseil de l'Europe, aille en Tchétchénie. C'est un minuscule pas, mais j'espère qu'il devrait permettre d'en savoir plus sur ce qui s'est vraiment passé. La Russie en entrant au Conseil de l'Europe a pris des engagements. Aujourd'hui, elle les viole, de même qu'elle viole ses engagements concernant l'OSCE.
Q - Le parti socialiste demande justement qu'une procédure soit engagée pour exclure la Russie du Conseil de l'Europe. Le gouvernement est-il prêt à envisager une démarche de ce genre ?
R - Ce sont les parlementaires qui décident de ce type de décisions. Les parlementaires ont décidé que c'était inopportun, contre-productif, qu'il fallait poursuivre un dialogue avec la Russie mais il est clair que la situation actuelle appelle une pression renforcée, je l'ai dit et je ne désespère pas qu'au bout du compte, les dirigeants russes finissent par comprendre. Ce n'est pas une politique anti-russe, c'est exactement l'inverse. Il ne faut pas que la tragédie tchétchène devienne une tragédie russe. Tout cela peut avoir des conséquences plus vastes. Nous sommes avec nos partenaires en train de travailler à une expression non seulement renforcée, il ne suffit pas de parler entre nous, mais faire réellement pression.
Q - Les Russes laissent entendre que M. Poutine a été invité à venir en France, après le 26 mars, s'il était élu ?
R - Oui, cela a été dit, ce n'est pas une révélation russe. J'ai remis à M. Poutine une invitation du président de la République.
Q - Ce qui se passe en Tchétchénie n'est pas un obstacle à sa venue en France ?
R - Il faudra que nous en reparlions avec le président de la République et qu'il me dise quelle est son analyse à ce sujet, mais M. Poutine a également été invité dans d'autres pays, Robin Cook a dit la même chose il y a 3 ou 4 jours. Il a dit que M. Poutine était le bienvenu en grande Bretagne, quand il le voulait, à la date qu'il choisirait. D'autre part, il est vraisemblable, même si je n'ai pas d'information exacte, que nous verrons un sommet Clinton-Poutine, à un moment donné. L'affaire de Tchétchénie est terrible, terrible parce qu'il y a un peuple qui lutte depuis longtemps, cela fait 2 siècles et demi que cet affrontement a lieu entre les Russes et les Tchétchènes. Personne au monde n'accepte l'idée de remettre en cause la souveraineté russe car il est très dangereux d'accepter des indépendances par petites touches, avec ce que cela entraîne et parce que l'argument sur le terrorisme islamique n'est pas entièrement inventé. Il faut donc que nous amenions la Russie à trouver une confiance suffisante en elle pour qu'elle puisse traiter ce problème comme nos pays ont sur le faire dans le passé, lorsqu'ils ont été confrontés à des drames de ce type.
Q - En d'autres temps, il est arrivé à la communauté internationale de prendre des sanctions contre un pays qui, à l'intérieur de ses frontières, ne respectait pas certains principes fondamentaux. Les socialistes, là encore demandent que l'on cesse de financer la Russie, via le FMI. Est-ce imaginable ?
R - Vous avez raison. Précisément, la communauté internationale est, comme son nom l'indique, internationale. Nous ne sommes pas seuls à l'intérieur et on prend des décisions lorsqu'on est d'accord tous ensemble.
Q - Encore faut-il que quelqu'un les propose ?
R - Mais la question a été débattue dans tous ces organismes et il se trouve qu'aujourd'hui, la plupart de nos partenaires disent que suspendre telle ou telle aide à la Russie, cela consiste à les empêcher de nous rembourser pour l'essentiel. Ce n'est pas considéré comme ayant un impact majeur.
Je voudrais vous dire, c'est une question de conviction, que rien n'a été écarté d'emblée. Tout est examiné car c'est un abcès pour lequel il faut trouver une façon de le traiter.
Q - Bientôt un an qui s'est écoulé depuis la guerre du Kosovo, après ce qui s'est passé à Mitrovica, après semble-t-il, mais vous me le confirmerez le refus de l'OTAN d'envoyer des troupes supplémentaires au Kosovo, croyez-vous que l'on pourra éviter, sinon la partition, du mois, ce que l'on a appelé parfois la séparation ?
R - En pratique, les populations serbes sont déjà regroupées pour des raisons de sécurité, elles sont regroupées dans peu d'endroit mais notamment dans la zone nord de Mitrovica. On savait que ce serait difficile et c'est en partie pour cela que l'on a mis un grand nombre de soldats Français, près de 4500, parce qu'ils sont reconnus comme étant excellents. Ce n'est pas parce qu'ils sont là qu'il y a des problèmes, ils sont là parce que l'on pensait que ce serait difficile. Sur le Kosovo, il faut tenir bon, là aussi il y a des extrémistes des deux côtés qui veulent faire sauter cette situation, car les uns veulent compliquer le travail de la KFOR, les autres, les Kosovars albanophones, veulent faire partir les minorités serbes pour aboutir à un Kosovo totalement homogène. Mais, ce n'est pas ce pour quoi nous nous sommes engagés. Ce n'est pas le contenu de la résolution 1244. Il faut tenir bon, résister, rétablir la sécurité, organiser la coexistence, ce qui est déjà un objectif ambitieux, Bernard Kouchner a eu raison de dire qu'il fallait arrêter de parler du Kosovo multiethnique qui était une utopie sympathique mais à long terme ; dans l'immédiat, il faut assurer la coexistence. Il y a un effort considérable qui est fait, soit à travers la KFOR, soit à travers la MINUK, à travers des hommes, des financements. Je pense que l'étape suivante est l'organisation d'élections au niveau local, car quel que soit l'avenir de la région, il faut que le Kosovo commence à entrer dans une vie démocratique, que ce ne soit pas simplement la force des manifestations là aussi, comme dans d'autres endroits, et que ce ne soit pas simplement la force des armes, mais aussi la vraie politique qui puisse déterminer les choses donc la démocratie. Il faut donc préparer des élections locales et je crois que l'action des différents groupes extrémistes vise aussi à nous empêcher de le faire, car ils n'ont pas envie qu'on les compte dans les urnes. Mais, nous n'avons pas d'autres voies d'avenir et donc il faut tenir à celle-là qui est déterminée par la résolution 1244, après nous verrons comment l'adapter, cela dépendra aussi de ce qui se sera passé en Serbie entre temps.
Q - Nous arrivons au terme de ce "Grand Jury", une dernière question sur l'Autriche. François Hollande, premier secrétaire du parti socialiste assis à votre place dimanche dernier disait "il va falloir que les manifestations contre le gouvernement autrichien se poursuivent jusqu'à ce que ce gouvernement tombe ". Est-ce l'objectif du gouvernement français ?
R - François Hollande s'est exprimé en tant que premier secrétaire du parti socialiste, c'est l'expression des partis et il y a l'expression des gouvernements. Là aussi, il peut y avoir des différences ou des nuances à l'intérieur d'une même politique. Mais, chacun doit être dans son rôle.
En ce qui concerne le gouvernement et la position du Premier ministre qui est très claire, que j'ai réexprimée dans une interview à un journal autrichien cette semaine, qui est d'ailleurs exactement la même que celle du président de la République, ce qui fait que la France a été en pointe. Comme vous le savez, notre objectif est que les Quatorze tiennent sur les mesures adoptées concernant l'Autriche qui traduisent leur profonde réprobation et leur volonté de surveillance de tous les instants de ce que fait ce gouvernement. Puisque vous me posez la question pour le gouvernement, c'est un peu différent du travail que peut faire, de son côté, et à juste titre le parti socialiste, l'objectif du gouvernement est celui-là. C'est de tenir sur cette ligne et poursuivre le travail en Europe, car il n'est pas question de laisser notre immense chantier européen être pris en otage par cette situation, mais sans faire de concession, là non plus.
Q - Un dernier mot, avant que l'on ne se sépare, après tout ce que nous avons dit dans la première partie de ce débat, de cette discussion, les événements qui se sont produits ces derniers jours laissent-ils la cohabitation inchangée ?
R - La cohabitation est une situation de fait, créée par les électeurs.
Q - Peut-elle être vécue de façon différente ?
R - Oui, elle peut l'être, mais la façon dont les acteurs la vivent est un peu secondaire. Ce qui est important, c'est si dans la cohabitation, situation créée par les électeurs, le président de la République, le Premier ministre et le gouvernement réussissent à prendre les décisions qu'il faut, dans l'intérêt du pays, chacun dans le respect de ses convictions politiques propres. Je crois que cela continuera./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 1er mars 2000)
R - Bonsoir.
Q - Le voyage du Premier ministre au Proche-Orient et ses retombées nous ont amenés à vous inviter à participer à ce Grand Jury, ce soir. Merci d'être venu. Pour sa part, le président du MEDEF, M. Ernest Antoine Seillière que nous avions précédemment invité a accepté donc, en raison de cette actualité de reporter sa venue de 8 jours, et nous le recevrons donc par conséquent dimanche prochain. Pierre Luc Séguillon et Patrick Jarreau sont présents dans le studio, ce soir, pour vous interroger, M. Védrine, dans ce Grand Jury retransmis en direct sur RTL, LCI et Le Monde publiera dans son édition de demain, l'essentiel de vos déclarations. Peut-on tout dire en politique étrangère ? C'est un peu le thème de ce soir. Nous parlerons de la politique française au Proche-Orient mais aussi en Europe et vis à vis de la Russie. M. Védrine, les déclarations du Premier ministre en Israël ont été interprétées de différentes manières. Pour les uns il a commis une gaffe. Pour d'autres, il a délibérément mis les pieds dans le plat pour donner une autre orientation à la politique française au Proche-Orient. Pour d'autres, encore, il a voulu se démarquer du président de la République pour se donner une image de présidentiable. Quelle est votre version ?
R - Vous avez raisons de souligner que - pas "les" déclarations, - " une " déclaration, " une " réponse à une question précise sur la situation au Sud-Liban- donnait lieu à des interprétations différentes. Mais, c'est un voyage qui comportait deux volets : le volet israélien, le volet palestinien. Le Premier ministre s'est exprimé une douzaine, une quinzaine de fois dans ce voyage. Donc, cela porte sur un point très précis, très particulier. Moi, mon interprétation est très simple. Le Premier ministre a été au Proche-Orient en homme habité par l'idée de la paix, et tout ce qu'il a dit et fait dans ce voyage, dans les deux volets successifs du voyage et dans ses déclarations diverses, s'explique de cette façon simple.
Q - Les réactions de ce point de vue là ne sont pas un succès car il y a énormément de manifestations du côté arabe.
R - Oui, du côté arabe, encore qu'il faille mettre en balance les manifestations dont vous parlez avec la façon dont les Palestiniens, à commencer par le président Arafat, ont reçu le Premier ministre, c'est à dire extrêmement bien, très amicalement, avec un très grand intérêt. Ils ont considéré d'ailleurs les manifestations de Bir Zeit autant contre eux que contre le Premier ministre. Quand je disais que la démarche est une démarche de paix, cela ne veut pas dire que le contexte est toujours pacifique. Il est d'ailleurs assez rare en réalité qu'un voyage important au Proche Orient ait lieu sans qu'il n'y ait un incident d'un côté ou de l'autre tellement le terrain est ultra sensible et il l'est à nouveau, je dois dire que je rentre préoccupé à propos de la situation au Proche Orient.
Q - Pour être bien précis vous avez mis en exergue cette réponse dans un contexte beaucoup plus large, est-ce que cette réponse c'est à dire que le Hezbollah commettait des actions terroristes est une erreur de langage de la part du Premier ministre ?
R - C'est là où je dis qu'il faut que vous remettiez les choses dans leur contexte, parce que la politique de la France au Proche Orient concerne les relations israélo-palestiniennes, les relations israélo-syriennes, la question libanaise à l'intérieur de laquelle il y a le Sud-Liban, enfin il y a toute une série de questions et à l'intérieur de laquelle la qualification et la querelle sémantique à propos de ce qui se passe au Sud-Liban dans une zone occupée par l'armée israélienne. Ce que le Premier ministre a rappelé, c'est demandé depuis très longtemps, c'est demandé depuis 1978 par la résolution 425 des Nations unies, donc c'est pour remettre simplement en proportion, puisque nous avons à faire à des réactions disproportionnées, pour remettre en proportion cette question de qualification et ce qui était dans la caractéristique de la démarche du Premier ministre si vous voulez bien regarder l'ensemble de ses propos, et pas uniquement cette seule réponse à cette question particulière. Ce qui est remarquable dans sa démarche au-delà de la question de la qualification c'est la démarche pour la paix, ce qui l'amène à constater que les actes de guerre commis à ce moment là...
Q - Il a employé un autre terme
R - C'est vous qui le dites, il a répondu à une question différente, dont il a complété sa réponse, donc je n'emploie pas les termes que vous employez, vous.
Q - Donc vous pensez que le Premier ministre ne regrette pas cette expression.
R - Je ne dis pas cela non plus, laissez moi expliquer pourquoi il s'est exprimé comme il l'a fait globalement dans ce voyage y compris globalement dans cette réponse. Il l'a fait avec conviction, il a, je crois, laissé parler son émotion et son cur. Il est arrivé juste après des actions en effet qui ont eu lieu au Sud-Liban entraînant la mort de jeunes soldats dans des conditions dont on peut discuter sans fin sur le fait de savoir si c'est conforme ou non aux arrangements de 1996 et c'est très compliqué. Il l'a fait d'une façon très forte, très vigoureuse, très convaincue, parce que ce qui commande tout c'est la recherche de la paix dans ce contexte alors que tous ceux qui s'intéressent au Proche-Orient, et qui ne baissent pas les bras, s'intéressent à la relance des négociations qui sont malheureusement aujourd'hui bloquées ou en mauvaise posture à nouveau, d'où la préoccupation dont j'ai parlée. Dans ce contexte, ceux qui commettent des actes de ce type le font évidemment pour enrayer ces processus, évidemment il ne faut pas être naïf dans l'analyse de ce qui se passe, je parle de ce qui se passe au Sud-Liban, donc là il y a une réaction de sa part. Nous sommes dans un contexte où la sensibilité, la conviction, l'engagement jouent également un grand rôle et l'engagement de la France est pour soutenir tous ce...
Q - Monsieur le Ministre, tout de même, il y a eu hier soir un communiqué de l'Elysée, du président de la République, là ce ne sont pas des réactions venues du Proche-Orient. Le président de la République publie un communiqué pour dire qu'il a rappelé au Premier ministre qu'il ne fallait pas remettre en cause la constance de la politique étrangère de la France au Proche Orient et son équilibre, remettre en cause l'impartialité de cette politique serait porter atteinte à la crédibilité de notre politique étrangère et à la capacité de la France d'agir pour la paix, cela montre tout de même que le président de la République est très inquiet de ce qui se passe là bas et de la déclaration du Premier ministre. Il ne considère pas ce voyage comme un succès apparemment.
R - Mais à quoi mesurez-vous succès ou échec ? Je crois pouvoir vous dire qu'il n'y a pas de doute à avoir sur la diplomatie française et sur l'engagement de la politique française au Proche-Orient, pour la paix. Il n'y a pas beaucoup de pays au monde qui sont engagés par rapport à la paix, il y a beaucoup de pays qui sont prêts à aider une fois que la paix sera faite, c'est facile. Mais alors que c'est si difficile que les sensibilités sont à vif, qu'elles le sont à l'heure actuelle, qu'elles le sont à nouveau parce qu'après l'espérance des derniers mois on voit l'inquiétude ressortir, parce que, en plus, un discours malencontreux de M. Lévy la veille à propos du Liban avait déjà provoqué une réaction très très vive au Liban et dans d'autres pays voisins, dans ce contexte là, cette démarche, cette démarche de conviction, cet engagement, à un moment donné, peut heurter tel ou tel des partenaires sur tel ou tel plan, cela ne veut absolument pas dire...
Q - Mais je vous parle du président de la République, Monsieur Védrine, il n'a pas la même appréciation, le président de la République considère manifestement qu'il y a une expression différente de celle exprimée habituellement par la politique étrangère de la France.
R - Ne me demandez pas de me substituer au Premier ministre ou au président dans le dialogue qui doit être le leur et qui doit être le leur constitutionnellement et politiquement, vous me posez la question des conséquences, je vous dis qu'il n'y a pas de doute à avoir sur la diplomatie et sur la politique étrangère françaises, nous avons une situation que vous connaissez bien qui est la politique étrangère française, qui est un domaine partagé. Ce domaine est partagé tant dans le respect du rôle à la fois traditionnel et éminent du président de la République, que dans la mise en oeuvre de cette politique étrangère. Chacun y apporte sa tonalité, sa personnalité, sa sensibilité, sa contribution et, au total, la France parle d'une seule voix. Quand on s'interroge sur le rôle de la France au Proche Orient aujourd'hui, et c'est pour cela que je peux répondre tranquillement à votre question, s'il s'agit de savoir si la France va rester engagée pour aider le processus de paix à redémarrer, la réponse est clairement oui de tous les points de vue. Est-ce que c'est du point de vue du président, le point de vue du Premier ministre, accessoirement du mien, mais la réponse est la même et là-dessus vous constaterez une fois que tout cela, tout ce que l'on voit sur ces images, une fois que tout cela sera un peu retombé, vous verrez que c'était en effet la bonne réponse.
Q - Est-ce que c'est une illusion du monde politique, est-ce que c'est une illusion de l'opinion, est-ce que c'est une illusion du président de la République, on a eu le sentiment au Proche-Orient qu'à travers le discours de Lionel Jospin, la France ne parlait pas d'une même voix, notamment par rapport aux engagements pris par la France que vous connaissez bien en 1996
R - En 1996 des arrangements ont été passés, entre autres par la France, qui s'est engagée intelligemment et activement. Mon prédécesseur avait joué un rôle important à ce moment là, ce sont des arrangements qui ne règlent pas le problème du Sud-Liban.
Q - Il y a une attitude d'équilibre
R - Ce terme n'est pas employé dans les accords, parce qu'il ne définit pas le rôle des uns et des autres. C'est un arrangement qui consiste à dire qu'il y a une situation d'occupation à l'époque sans aucune perspective de retrait, c'est important pour la suite, qu'il y a des attaques et que par conséquent il faut essayer d'arrêter l'escalade. Donc c'est un arrangement qui ne traite pas tout mais qui fait ce qu'il peut, un arrangement qui concerne les Syriens, qui concerne les Libanais, qui concerne les Israéliens avec deux co-présidents, français et américain. Donc l'engagement consiste à dire que dans toute la mesure du possible il faudrait qu'il n'y ait jamais d'actions contre les civils et jamais d'actions à partir de zones civiles. C'est toujours un peu violé ou transgressé, chaque fois que c'est violé ou transgressé il y a un groupe de surveillance dont nous sommes co-président qui se réunit pour essayer d'empêcher l'escalade, nous le faisons à nouveau, quand j'étais...
Q - Juste un point si vous le permettez, Monsieur le Ministre, cet accord ne désignait pas le Hezbollah comme une organisation terroriste, ne qualifiait pas de terroristes les actions que le Hezbollah pouvait mener par exemple contre la présence israélienne au Sud-Liban.
R - Ne soyez pas exagérément sémantique, ce n'est pas un accord qui vise à qualifier les choses, ce ne sont pas des jugements,
Q - Il s'agit de mesurer l'innovation introduite par Lionel Jospin dans son propos.
R - C'était un accord pragmatique qui visait d'empêcher l'escalade. Il ne s'agit donc pas de qualifier, il s'agit d'être utile dans l'accord et l'accord dit : chaque fois qu'il y a escalade, il y a un groupe de surveillance qui se réunit pour empêcher cette escalade, c'est encore ce qui se passe en ce moment et à l'heure même où j'accompagnais Lionel Jospin j'ai rencontré l'envoyé américain, M. Denis Ross, et je lui ai indiqué que la France était pleinement d'accord pour que les deux co-présidents, américain et français c'est plus important que jamais, ré-entreprennent leur travail, ce qu'ils vont faire dans les prochains jours à Damas, à Beyrouth et en Israël.
Q - Excusez-moi parce ce que vous répondez d'une manière très habile à nos questions, mais il y a une question que tout le monde a envie de comprendre, si oui ou non Lionel Jospin a commis un faux pas par erreur ou s'il a cherché à infléchir dans un autre sens, plus ou moins légèrement, plus ou moins lourdement la politique étrangère française au Proche-Orient, c'est l'un ou c'est l'autre.
R - Pas forcément.
Q - J'imagine qu'au Quai d'Orsay on a sa
R - Ce n'est jamais si simple. Dans le cas d'espèce le Premier ministre a rappelé, je ne vais pas énumérer tout ce qu'il a rappelé dans tous ses nombreux discours, alors que tout le monde est focalisé sur une seule réponse et une seule question, il a rappelé que la France avait toujours condamné l'occupation du Sud-Liban par Israël, il a rappelé que nous avions toujours demandé comme la résolution 425 le retrait du Sud-Liban, et il a rappelé notre attachement à l'intégrité, à la souveraineté du Liban et à notre amitié pour ce pays, pour les Libanais. Il a rappelé d'ailleurs qu'à la suite des réactions israéliennes disproportionnées ce que nous avions dit, nous avions aussitôt envoyé des missions d'experts techniques pour aider les Libanais à remettre en marche les centrales électriques qui avaient été frappées privant d'électricité une partie de la population, même dans la banlieue de Beyrouth. Et sa réaction, je vous l'avais dit tout à l'heure, à l'intérieur de cette position française est une réaction fondée sur le cur et la conviction. Nous avons des processus de paix, les Israéliens, M. Barak pour être précis a annoncé qu'il retirerait ses troupes du Sud-Liban, comme on le demande depuis 1978 et bien à ce moment là des opérations qui ont lieu au Sud-Liban, manifestement n'ont pour objet que de contrecarrer cette perspective que de l'empêcher. Ce n'est pas la première fois depuis qu'il y a un processus de paix au Proche-Orient, que ce soit en Israël même ou chez les Palestiniens, ou dans les autres pays, chaque fois que cela s'avance, chaque fois que cela progresse vous avez des forces extrémistes qui veulent casser ce mouvement et je pense que l'expression vigoureuse du Premier ministre s'explique de cette façon.
Q - Alors Monsieur Védrine, tout de même il y a un certain nombre de réflexions que l'on fait parce que l'on a vu durant ces dernières semaines apparaître des signes qui semblaient montrer que le Premier ministre s'intéressait plus qu'auparavant à la politique étrangère. Le 23 janvier devant les militants socialistes de la mutualité il dit " on peut toujours se dire que nous ferions mieux en politique étrangère ". On a eu des informations selon lesquelles le gouvernement avait un peu dicté sa loi à l'Elysée dans les réactions au coup d'Etat en Côte d'Ivoire. Du côté de l'Elysée, on nous dit en plus que ce voyage au Proche-Orient a été préparé par de nombreuses conversations, et jamais, à aucun moment, le Premier ministre n'a expliqué au président de la République qu'il avait l'intention de traiter le Hezbollah de " groupe terroriste ".
R - Et quelle est la question ?
Q - La question est qu'il y a une divergence apparente entre les deux et que le Premier ministre semble vouloir prendre un peu plus d'espace dans la cohabitation en s'exprimant davantage dans le domaine de la politique étrangère.
R - Le Premier ministre joue, de toute façon, un rôle très important y compris dans ce domaine. L'article 20 qui définit les compétences du gouvernement ne limitent pas les choses en politique intérieure, politique extérieure etc...
Q - Mais l'article 20 de la constitution dit : " le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation ".
R - Il n'empêche qu'il y a ce que j'ai rappelé tout à l'heure, ce rôle à la fois éminent et traditionnel du président de la République par rapport à cela qui n'est, évidemment contesté en rien. Le Premier ministre a pris un certain nombre d'initiatives importantes depuis la formation de ce gouvernement, soit à l'occasion de voyages aux Etats-Unis, ou en Russie.
Q - Le président a donc tort de s'inquiéter, il n'y a pas de problème.
R - Ne sur interpréter pas chaque mot de ce que je dis.
Q - Non, je vous pose la question.
R - Vous ne pouvez pas me poser la question avant que j'ai fini de répondre à la question précédente. Je dis que, depuis le début, le Premier ministre joue un rôle important, il fait des voyages importants, il a des annonces, des responsabilités considérables du gouvernement, regardez tout ce qui est fait en matière de propositions pour une meilleure régulation internationale sur le plan économique, sans parler du plan européen où les choses sont tout à fait évidentes. Il me semble que sur la Côte d'Ivoire, il ne faut pas couper les cheveux en quatre. La question n'est pas de savoir s'il y a eu, à tel moment, en amont, à telle minute, des sensibilités ici ou là. Il s'agit de savoir ce que la France a fait en Côte d'Ivoire et elle s'est comportée, je crois d'une façon cohérente, exemplaire pour l'avenir, et elle continue à le faire. J'ai tendance à dire que ce n'est pas si nouveau que ce que vous dites et que les choses doivent s'analyser sur le fond et pas à travers les réactions du monde politique. Ce n'est pas une nouveauté que le Premier ministre ait un rôle important sur ces questions.
Q - Confirmez-vous qu'avant le voyage de M. Jospin en Israël, il y a eu de nombreuses réunions de préparation de ce voyage et des conversations directes entre le Premier ministre et le président de la République à propos de ce voyage ?
R - Je ne sais pas combien de temps ils ont passé à parler ensemble, ils ont parlé de ce voyage comme c'est le cas fréquemment, comme le président lui-même parle au Premier ministre de ce qui va se passer ou de ce que l'on va faire. Avant les sommets proprement dit, il y a des réunions proprement dites, là ce sont des échanges qui ont lieu, qui sont bilatéraux et qui existent. Mais, cela ne peut pas porter sur tout le détail de ce qu'ils vont dire, l'un ou l'autre...
Q - Parce que c'est un détail ?
R - Non, attendez, voyez comme vous me prenez en embuscade sur chaque virgule.
Q - Non, je vous suis,
R - Ils évoquent à l'avance ce qui va être dit, les grands discours, les toasts et de fait, si vous voulez bien vous intéresser un instant à la question de la paix au Proche-Orient, regardez l'ensemble de ce qu'a dit le Premier ministre sur l'ensemble des sujets. Ils ne vont pas se dire à l'avance, voilà ce que je dirai en réponse à telle question hypothétique.
La question dont vous parlez aujourd'hui, je vous rappelle qu'il s'agit d'une réponse à une question, dans une conférence de presse. L'échange a eu lieu, sur l'ensemble du voyage, et sur l'ensemble des déclarations du Premier ministre.
Q - Je comprends bien, mais, au-delà de cette réponse, à cette question dans cette conférence de presse, le Premier ministre avait-il dit au président de la République qu'il avait l'intention de donner une tonalité à ses différentes déclarations au cours de ce voyage qui serait un peu différente de celles qui avaient été données jusque-là par les responsables français ?
R - Il n'y a pas deux personnes, ni même deux responsables politiques qui aient exactement la même sensibilité sur le Proche-Orient. Qui peut prétendre d'ailleurs qu'il n'a pas été lui-même écartelé ou partagé sur le Proche-Orient. C'est particulièrement difficile, nous voulons aider, c'est une posture plus difficile que ceux qui regardent de loin et on est souvent déchiré entre des analyses différentes, des fidélités différentes et nous voulons en sortir par le haut, par une dynamique de paix.
C'est bien sûr toujours un peu délicat.
Q - Oui, mais c'était avant le voyage ?
R - Oui, mais ils se connaissent tous les deux, ils se voient régulièrement, ils connaissent leurs sensibilités. Votre problème à vous, analystes me semble-t-il, c'est de savoir si cette sensibilité, qui est honorable et respectable et qui peut comporter, car le Proche-Orient est très compliqué, des différences de réactions par rapport à ceci ou cela, comme deux autres personnes, n'importe lesquelles, entraîne-t-il un changement, une modification et là, je vous dis non. Il y a une politique étrangère française qui peut être riche de ces nuances diverses sur les différents sujets, cela ne modifie pas cette posture qui est celle de l'engagement pour la paix. Vous pourriez dire que cela change tout, si brusquement, un président ou un Premier ministre disait : " participer ou chercher la paix au Proche-Orient, c'est trop compliqué, cela n'attire que des ennuis, on arrête. " Là il y aurait un changement radical. Ici, ce n'est pas cela que vous êtes en train d'analyser, il y a une sorte d'exagération.
Q - Avez-vous ressenti le rappel à l'ordre du président de la République et le communiqué publié hier soir comme une exagération, et pourquoi Lionel Jospin, comme le lui avait demandé le président de la république n'a-t-il pas pris l'initiative de prendre contact avec l'Elysée à son retour mais attendu, si j'ai bien compris et vous me le confirmerez, que le chef de l'Etat l'appelle.
R - Je me répète à partir de maintenant parce que les questions sont un peu toujours les mêmes, mais je ne peux pas répondre à la place du Premier ministre sur ce qu'il a ressenti par rapport à ceci ou cela.
Q - Et vous qu'avez-vous ressenti ? Vous dites-vous, avec l'expression de leurs sensibilités, un jour ils me rendront la tâche impossible ! Non, vous ne vous dites pas cela ?
R - Ce n'est pas ce que je ressens qui vous intéresse.
Q - Si, cela nous intéresse, est-ce que vous, en tant que ministre des Affaires étrangères n'êtes-vous pas en train de vous dire...
R - Depuis deux ans et demi, sur tous les grands sujets, le président de la République et le Premier ministre se sont mis d'accord. Quelquefois, l'accord prend une seconde, d'autres fois, il peut prendre dix minutes. Quelquefois, il faut des réunions de préparation car c'est plus technique. Ils se sont mis d'accord sur tous les grands sujets, on a eu à traiter des choses extraordinairement difficiles, la plus importante étant le Kosovo, mais on a traité aussi les relations avec la Russie, l'Amérique, l'Afrique etc. On s'est toujours mis d'accord, à tel point que cela impressionne beaucoup de gouvernements qui sont des gouvernements politiquement homogènes mais, parfois, pas si cohérents, ou des gouvernements de coalition qui ont quelquefois plus de mal. Je ne suis pas inquiet là-dessus et j'ai une très grande confiance dans la capacité du président de la République et du Premier ministre pour poursuivre cette façon de gérer ensemble la politique étrangère de la France, dans le respect des rôles des uns et des autres que j'ai rappelés et en effet, je crois que cela continuera.
Q - Vous n'avez pas répondu à ma question un peu simplette...
R - C'est peut-être pour cela !
Q - Oui, vous m'aideriez si vous me donniez une interprétation diplomatique, pourquoi le Premier ministre, à son retour, comme le lui avait demandé le président de la République, n'a-t-il pas pris l'initiative de prendre contact avec lui ?
R - Je n'en sais rien, je ne peux pas répondre à sa place. D'après ce que j'ai entendu, le président de la République l'a appelé très peu de temps après qu'il soit rentré.
Q - Il n'avait pas eu le temps, durant son dîner privé, de le faire.
R - Je ne sais pas.
Q - Quand même, Monsieur Védrine, vous avez employé il y a quelques instants, à propos du rôle du président de la République dans la politique étrangère de la France, vous avez employé le mot " prééminence ".
R - Eminent, j'ai parlé du rôle traditionnel et éminent.
Q - Justement, considérez-vous que les institutions de la cinquième République et la pratique de ces institutions donnent au président de la République, élu au suffrage universel, par tous les Français, un rôle prééminent en matière de politique internationale et de politique de défense ?
R - Cela dépend du sens que vous donnez aux mots. Tout cela n'est pas dans la Constitution, et c'est pour cela que j'insiste sur l'aspect traditionnel de la cinquième République. La réponse est dans ce qui s'est passé depuis deux ans et demi et dans la façon dont les problèmes se sont réglés les uns après les autres. Je ne peux pas faire d'interprétations constitutionnalistes sur ce qui est leur rôle ou non.
Q - Mais, le président a-t-il le dernier mot ? Vous avez été secrétaire général de l'Elysée durant le mandat de François Mitterrand. Cette question ou des questions analogues se sont posées, peut-être pas avec la même gravité mais elles se sont posées en période de cohabitation et à l'époque, la doctrine de l'Elysée, pour François Mitterrand et j'imagine pour vous, c'était que le président avait le dernier mot.
R - Oui, mais vous vous référez à des exemples où il pouvait y avoir des désaccords plus francs.
Q - Vous vous souvenez du mécontentement de François Mitterrand lorsqu'Edouard Baladur avait publié un entretien dans le Figaro intitulé " Ma politique étrangère ".
R - " Notre ".
Q - " Notre ", pardon, ce qui signifiait qu'elle était faite par les deux.
Q - Vous en avez le souvenir,
R - Oui, je m'en rappelle très bien et Edouard Baladur avait expliqué à l'époque que le titre avait été fait par le journal.
Q - Mais, il avait mis François Mitterrand, me semble-t-il, de fort mauvaise humeur...
R - Oui, il avait jugé cela abusif, mais nous ne sommes pas dans ce cas de figure.
Q - C'est-à-dire ?
R - Il n'y a pas l'équivalent de cette formule et, encore une fois, c'était le journal qui avait choisi le titre.
Q - Mais, quand le président de la République, et vous-même d'ailleurs, peuvent constater les résultats de l'expression de la sensibilité du Premier ministre sur le Hezbollah terroriste. Les ambassadeurs de France à Beyrouth et à Damas ont été convoqués aux fins d'explications, le Hezbollah réclame des excuses du Premier ministre, la presse arabe, dans son ensemble dit que la France fait preuve, soit d'hypocrisie, soit doit fournir des explications très précises.
R - En général, on réserve le terme d'hypocrisie à des déclarations moins franches.
Q - Mais, je répète ce que l'on peut lire dans les différentes dépêches d'agence. Vous dites-vous, finalement, l'expression de cette sensibilité est venue à un moment un peu particulier, est-ce positif pour l'action de la France au Proche-Orient ?
R - Je crois que ce qui est positif c'est la poursuite de notre travail et notamment ce qu'a fait le Premier ministre et dont vous ne parlez pas du tout dans vos questions, qui est le travail qu'il a fait par rapport aux Israéliens et aux Palestiniens, ce qui était le but du voyage. Nous avons décidé, depuis l'arrivée au pouvoir de M. Barak de donner plus de corps et plus de substance à cette relation entre la France et Israël, trop longtemps délaissée, et c'est intéressant et utile pour nous à la fois sur le plan bilatéral et sur le plan du processus de paix parce que, seuls des pays capables de travailler et d'avoir des contacts avec tous les protagonistes peuvent faire avancer les choses. Ce travail se poursuit depuis que M. Barak est là, j'y avais contribué pour ma part lors d'un voyage que j'avais fait en octobre. Et il y a eu des accords signés, le Premier ministre était accompagné par Christian Sautter, Jean-Claude Gayssot, Pierre Moscovici et moi-même, et même chose du côté palestinien. Il y a un travail qui a eu lieu. A Bir Zeit, à l'université, les gens n'auront retenu que la manifestation agressive organisée à la sortie par un certain nombre de militants qui manifestement n'étaient pas des étudiants, qui n'étaient pas là avant, qui se sont comportés violemment. Ce n'était pas le cas du tout dans l'université. Le débat était un dialogue où les gens disaient que nous étions dans une unité de droit, dans une université où il y a une coopération française importante et qu'ils avaient besoin de la France pour les aider à bâtir un Etat de droit. L'échange a porté sur le futur Etat, forcément, un Etat de droit, une démocratie, qui doit avancer le plus vite, le développement et la démocratie avec une expression nationaliste convaincue. Beaucoup d'étudiantes ou d'étudiants, certains en français d'ailleurs ont dit au Premier ministre, comment fait-on l'Etat de droit lorsque l'on n'a pas encore d'Etat ? Et cela nous renvoie au processus de paix. C'était très intéressant, c'était émouvant par certains côtés, on voyait cette formidable attente. Pendant de ce temps-là à la sortie, s'organisait une manifestation de mouvements qui sont aussi hostiles à l'autorité palestinienne qu'à d'autres expressions, d'où ce que les télévisions ont montré à la sortie. Mais, il ne faut pas oublier ce volet.
Q - Mais cette déclaration a réveillé les antagonismes, les passions ?
R - Mais, elles n'ont pas besoin d'être réveillées, elles sont là tous les jours, au Proche-Orient. Vous vous intéressez au proche orient, demain, après-demain, dans huit jours, dans un mois, vous les trouverez. Elles étaient déjà mises à vif, je vous l'ai dit par ce discours très dur de David Levy à la Knesset, juste la veille de l'arrivée du Premier ministre. Cela n'a rien à voir avec ce qu'il a dit lui-même, bien sûr.
Q - C'est que lui est un protagoniste dans l'affaire.
R - Bien sûr, mais c'est pour vous dire pourquoi il y avait déjà une ambiance particulière, nous ne sommes pas dans une phase très calme.
Q - Alors, ne fallait-il pas tenir compte de cette ambiance particulière et être encore plus prudent ?
R - Il y a une question de courage, on ne peut pas dire que nous n'irons pas au Proche-Orient parce que le moment est difficile, c'est toujours plus ou moins difficile. Lorsque l'on est engagé pour la paix, cela n'a de sens que si nous le sommes sans relâche, avec tout le monde, dans les moments faciles et dans les moments difficiles. C'est en général difficile et il en sera ainsi jusqu'au jour où il y aura, espérons-le, la paix entre tous.
Il faut donc continuer, ne pas se laisser trop impressionner par ces turbulences que l'on traverse, et poursuivre notre travail. Je répète que nous ne sommes que très peu de pays à faire cela. Les Etats-Unis, la France, l'Union européenne qui est prête à apporter de l'argent à une solution qui serait mise sur pied mais qui n'a pas ce degré d'engagement politique, car les autres pays sont moins passionnés que nous. C'est un terrain passionné, c'est vrai.
Q - Au final, vous dites que le voyage du Premier ministre en Israël et du côté des Palestiniens est un voyage qui aura été positif pour le processus de paix et qui n'altère en rien le petit rôle que nous souhaitons jouer dans ce processus de paix ?
R - Non, nous ne cherchons pas à jouer un petit rôle, nous ne cherchons pas non plus à jouer un rôle artificiel, nous cherchons à jouer le rôle le plus utile possible, ce qui suppose que les protagonistes le souhaitent ou l'attendent.
Q - Lorsque je dis " petit rôle ", c'est par rapport au rôle important que jouent les Etats-Unis ?
R - Oui, mais qui n'arrivent pas non plus, pour autant, à tout régler par miracle. Nous avons contribué avec les Etats-Unis à débloquer les choses concernant Israël et la Syrie à l'automne. Les négociations ont démarré aux Etats-Unis, elles se sont bloquées et aujourd'hui, personne n'arrive à les débloquer. Sur le plan israélo-palestiniens, la France a beaucoup contribué, depuis des années, à éclairer le chemin, à préparer les esprits, à mettre en avant les formules et ce voyage essentiellement israélo-palestiniens a permis au Premier ministre de dire des choses claires et nettes, en amitié et en confiance avec M. Barak. Je crois que c'était utile et ce qu'il a fait du côté des Palestiniens, que ce soit à Ramallah ou à Gaza, ou lorsqu'il a parlé avec le Conseil national palestinien, cela était utile sur le plan du futur Etat palestinien et sur le plan de l'enracinement de la démocratie future dans ce monde palestinien. Vous verrez qu'un jour, cela aura été utile sur ces questions de fond.
Q - Pour qu'il n'y ait pas d'ambiguïtés, puisque l'on a entendu le Premier ministre utiliser des mots différents, en parlant du Hezbollah, j'aimerai savoir quelle est votre appréciation à vous, en tant que ministre des Affaires étrangères de ce mouvement Hezbollah libanais et de son action. Comment la qualifiez-vous ?
R - Il m'est arrivé à plusieurs reprises d'appeler les uns et les autres à la retenue, il ne suffit pas d'avoir dit dans l'accord de 1996 qu'il fallait essayer de ne pas faire d'escalade, qu'il fallait ne pas tirer sur les civils, ce qui est la moindre des choses, ou ne pas tirer depuis des endroits civils, ce qui est une sorte de détournement de l'esprit de l'accord, cela ne suffit pas. Alors que l'armée israélienne va se retirer, on dit sur place que les préparatifs commencent, c'est quelque chose d'attendu depuis 1978, je pense avec beaucoup de conviction que les uns et les autres devraient s'abstenir de toute action dans cette phase. J'avais été d'ailleurs amené à condamner toutes les actions il n'y a pas si longtemps, à fortiori, à condamner toutes les escalades qui nous font repartir en arrière. C'est une position claire c'est une position utile et comme je le dis depuis le début, je vous le répète à propos de l'ensemble de la démarche du Premier ministre et de son expression, c'est une expression qui est obsédée en quelque sorte et éclairée par ce qui sert la paix et ce qui ne la sert pas. Et ce n'est pas fini parce que, comme je l'espère, le processus de paix va être relancé, vous allez voir à nouveau des extrémismes variés qui vont essayer d'enrayer ce processus.
Q - Le reproche qui est fait au Premier ministre, notamment en France par ceux qui l'ont critiqué depuis deux jours est d'avoir écorné la politique arabe de la France. La politique arabe existe-t-elle d'après vous ? Et est-ce quelque chose qui peut être respecté ou qui n'aurait pas dû être écorné ?
R - Le président Arafat n'a pas du tout ce sentiment par exemple et c'est un dirigeant arabe. Je pense que dans beaucoup d'autres pays arabes, on n'a pas ce sentiment.
Mais si vous me posez la question, il y a une petite malice qu'il faut que nous expliquions aux auditeurs. J'ai eu l'occasion d'écrire, dans le livre que j'avais consacré à la politique étrangère du président Mitterrand, que je ne me servais pas de cette expression, je ne m'y retrouvais pas même si elle est fréquente, parce que je ne pense pas qu'il puisse y avoir une politique arabe globale. Mais, ce n'est pas une réticence sur le fond, je pense que nous devons avoir une politique arabe engagée et dynamique avec tous les pays arabes. Nous avons plus ou moins d'affinités selon les régimes. J'ai toujours trouvé que cette façon de globaliser n'était pas pertinente, c'est comme si on demandait à l'Egypte si elle a une politique occidentale. Elle n'a pas une politique occidentale, elle n'en a pas. Je dis cela depuis des années donc je ne suis pas perturbé, je ne suis pas abasourdi si on dit aujourd'hui...
Q - La droite française, voire peut-être le président de la République, est en retard et ils continuent, l'une et l'autre, à croire à la politique arabe de la France ?
R - Mais, il s'agit bien d'avoir en tête que nous croyons tous à une politique française engagée sur tous ces plans, tous ces terrains. Engagée, utile, constructive. Le président de la République, certainement pas, d'ailleurs, je ne me permettrai pas de faire le moindre commentaire sauf à souligner constamment comment, dans la cohabitation, nous arrivons à faire cette politique étrangère que vous voyez. Concernant les déclarations ponctuelles de droite, je trouve qu'elles sont souvent un peu mécaniques sur le sujet et d'ailleurs les pays arabes n'attendent pas, en général, de la France une politique arabe en général. Chaque pays arabe attend une politique française à son égard, cela ne peut pas être la même chose selon les cas. Je crois que c'est une expression un peu trop fourre-tout et qu'il faut faire davantage de sur-mesure. Je crois que c'est davantage adapté à la conjoncture d'aujourd'hui.
Q - Vous disiez tout à l'heure votre inquiétude sur le processus de paix, qui bloque ?
R - Il y a des éléments de blocage partout, mais je vais d'abord répondre sur l'inquiétude. Il y a eu une vague d'espérance plus ou moins forte après l'arrivée au pouvoir de M. Barak qui s'expliquait par le soulagement, dans la région, de voir écarté M. Netanyahou. Ensuite, on a vu que les engagements pris antérieurement commençaient à être appliqués, pas en entier, pas aussi vite que prévu, mais quand même...
Ce que je constate maintenant, c'est que cette espérance se meut en impatience, en inquiétude dans certains cas. Dans le détail, c'est difficile de démêler ce qui bloque dans les exigences des uns et des autres. Notre travail est de faciliter la reprise, et en même temps, on ne peut pas se substituer aux protagonistes. On ne peut que les aider, les encourager, les accompagner, dire ce que nous ferions dans le cas d'accords de paix, le président de la République l'a dit depuis longtemps, le Premier ministre l'a redit dans son voyage, on peut dire ce que l'Europe ferait. Mais là, sur le fond, je reviens soucieux et je pense que les différents responsables doivent absolument avoir à l'esprit qu'il y a un moment à saisir, sinon, les choses vont recommencer à évoluer dans le mauvais sens.
Q - Je voudrais parler de votre style de ministre des Affaires étrangères.
Ce métier n'est-il pas impossible en période de cohabitation lorsqu'il s'agit de se trouver entre deux tonalités, entre deux personnages qui exercent un rôle partagé avec, si je vous ai bien entendu, dans la première partie de cette émission, pas de prééminence, mais un rôle éminent du président de la République ? Finalement, vous parlez de tonalités différentes, votre style, est plutôt du côté du président ou du Premier ministre ?
R - Pensez-vous que je vais répondre à une question posée ainsi ?
Q - Pouvez-vous ne pas y répondre ?
R - Oui, je le peux en vous disant que c'est un métier extraordinairement compliqué, mais pour d'autres raisons. Ce qui se passe à Paris, dans le respect de la Constitution, dans le respect des compétences des uns et des autres est quelque chose qui suppose une certaine attitude personnelle et politique, une clarté, mais la vraie difficulté n'est pas là. C'est de savoir comment nous défendons, dans le monde tel qu'il est, compliqué, global, très concurrentiel en même temps, nos intérêts, nos idées, nos valeurs, nos projets et le monde n'est pas en simplification. S'il y a une vraie difficulté à souligner, c'est celle là./.
Q - Il y a une autre difficulté, c'est que parfois, même parmi vos camarades du parti socialiste, on trouve qu'Hubert Védrine est trop diplomate, utilise trop le langage diplomatique et peut-être pas suffisamment celui de la passion et du cur.
R - J'en connais beaucoup qui pensent le contraire mais cette sensibilité existe et je la respecte. Depuis la chute du mur, il y a une dizaine d'années, dans différents pays, notamment en Europe et en France, et notamment dans les rangs de la gauche, il y a une impatience démocratique qui est sympathique, que je respecte profondément. Il y a simplement un problème sur les moyens et sur les méthodes. Mais il y a beaucoup de gens en France qui réagissent de plus en plus mal, et c'est une très bonne chose, par rapport aux drames qui peuvent se produire dans le monde, là où des populations sont massacrées, des gens qui réagissent de plus en plus mal devant des pays qui sont complètement en arrière par rapport à la démocratie ou qui la contestent, qui la dénient, qui ne la pratiquent pas. Les gens disent qu'il faut imposer cette démocratie et notre respect des Droits de l'Homme. Notre discussion ne porte pas sur les objectifs, elle porte sur les méthodes.
Q - Vous donnez souvent l'impression d'être sceptique sur les élans du cur ou sur l'ingérence, ou sur la possibilité pour les démocraties de faire prévaloir leurs valeurs, dans des pays où elles ne sont pas respectées.
R - Je ne crois pas que nous puissions aborder la question globalement, et nous n'en avons pas le temps, et le sujet de l'émission ne concerne pas mes sentiments profonds.
Moi, je suis absolument convaincu que nous devons tout faire pour hâter les processus de respect des Droits de l'Homme, hâter la démocratie sans être trop arrogants, car nous-mêmes avons mis deux ou trois siècles. La question porte sur les moyens. Prenez l'Afrique des Grands lacs, il y a une guerre terrible, qui engage six ou sept pays, où les populations vivent des enfers. Quelqu'un au monde a-t-il une solution pour transformer cette région en une sorte de Suisse paisible ? Quelqu'un a-t-il cette solution puisqu'il est convaincu qu'il faut respecter les Droits de l'Homme partout et tout de suite. Si cette solution existe, je la prends dans la minute. Je prends un avion, je vais sur place et j'y reste jusqu'à ce que nous l'ayons entièrement appliquée. Il en va de même sur à peu près tous les sujets. Il y a un débat que je respecte encore une fois, qui est légitime, qui fait partie de la démocratie. Je ne cesse de chercher dans ce qui se dit à ce sujet, et dans ces débats, quelque chose qui fasse avancer notre politique étrangère. J'ai une responsabilité particulière, je ne peux pas ne faire que des déclarations, il y a d'autres positions dans lesquelles nous pouvons faire des déclarations, leur donner des tonalités plus conformes à ce que nous ressentons intimement, personnellement par rapport aux souffrances et aux drames. Mais, mon travail, c'est de faire des choses qui aboutissent et c'est ce que je fais en permanence, croyez-le bien.
Q - Cette mobilisation de l'opinion, est-ce pour vous un atout, est-ce quelque chose qui vous permet, en tant que ministre des Affaires étrangères de vous faire davantage entendre des partenaires de la France ?
R - C'est peut-être très souvent un atout, mais cela ne suffit pas du tout " très souvent " à faire bouger d'un iota la position des partenaires de la France.
Rappelez-vous l'importance qu'à eu notre cohésion sur le Kosovo : nous n'aurions jamais pu faire il y a un an ce que nous avons fait tout en sachant que ce serait très compliqué après évidemment, s'il n'y avait pas eu cette cohésion que nous avons trouvée assez vite avec les Européens et les Etats-Unis et même avec les Russes pendant très longtemps. Aujourd'hui, dans l'affaire de la Tchétchénie, les Etats-Unis ont une analyse qui n'est pas du tout la même, c'est donc une difficulté dont je rends compte, que j'essaie d'expliquer lorsque les gens veulent bien se pencher un peu sur la question. Les autres Européens eux-mêmes n'ont pas la même analyse et donc j'essaie de comprendre pourquoi. Mais, c'est une difficulté objective. Et quel que soit le degré de conviction que vous éprouvez, quel que soit le degré d'émotion que vous éprouvez face aux images des souffrances abominables des populations en Tchétchénie, le problème que je viens de décrire est là et le travail de la diplomatie est de le surmonter.
Q - Il y a ceux qui relatent le précédent de l'Union soviétique, il y avait également à l'époque, un certain nombre de ministres et de gouvernements qui disaient que de toute façon, le communisme est éternel et jamais l'empire soviétique ne tombera. Il est tombé parce que certains ont cru qu'il pourrait tomber.
R - Non, il n'est pas tombé parce que certains y ont cru. Il est tombé parce qu'il s'est décomposé de l'intérieur.
Q - Alors que beaucoup en Occident n'y croyaient pas.
R - Mais, cela n'a rien à voir avec la croyance.
Q - Tout de même, on entendait beaucoup du côté français et occidental à l'époque des affirmations selon lesquelles les pays de l'Est ou les populations des pays de l'Est pouvaient toujours s'agiter, l'URSS ne sombrerait jamais quelles que soient les conditions de vie et le niveau économique de l'URSS de l'époque.
R - François Mitterrand a dit à Helmut Schmidt, à la fin 1982, que la réunification allemande viendrait, pas de suite, qu'il faudra attendre que l'URSS se soit effondrée, cela pourrait prendre encore dix ou quinze ans. Et Helmut Schmidt lui a dit en effet, on ne le verra jamais.
Q - Par rapport à M. Poutine, n'y a-t-il pas l'expression d'un réalisme tellement prudent qui empêche finalement d'obtenir de lui qu'il mène une autre politique en Tchétchénie ?
R - De la part de qui ?
Q - De la part des Occidentaux et de la France en particulier. Lorsque vous sortez de chez Vladimir Poutine et que vous le qualifiez de patriote.
R - C'est ce que j'ai dit de plus banal à ce sujet.
Q - Oui, si vous pouvez nous donner une explication ?
R - Oui, c'est facile. Il est évident que cet homme, ce président par intérim, qui sera élu président bientôt, est habité par l'idée d'enrayer le déclin de la Russie. En Russie, ceci est une expression de patriotisme, et patriotisme ne veut pas dire humanisme, ni respectueux des Droits de l'Homme au sens où nous l'entendons en l'an 2000. Robespierre était un patriote, c'est évident. Je n'ai pas dit non plus que c'était un patriote tchétchène, c'est un patriote russe comme dit Rousseau, regardez le dictionnaire, cela peut vouloir dire dur aux étrangers, c'est une expression. On pourrait dire nationaliste, encore que la façon dont il aborde l'avenir de ses relations avec les pays occidentaux ne l'amène pas spontanément à employer ces expressions. Et ce que j'ai dit a été dit par d'autres qui l'ont rencontré ; Robin Cook l'a trouvé " moderne ", " efficace ", " nous avons les mêmes priorités que lui ", le président Clinton a fait un éloge du président Poutine qui va bien au-delà de ce que je viens de citer, c'était le cas de M. Dini, de M. Fischer etc. Pourquoi ? Parce qu'après les années Eltsine, M. Poutine, semble-t-il, incarne quelque chose que veulent les Russes, que M. Primakov aurait pu incarner, n'importe quel autre en réalité. C'est un désir de remise en ordre, de remise en marche après le président Eltsine qui a été un démocrate, c'est exact, mais qui n'a pas répondu à cela. Il y a une humiliation par rapport à ce qui s'est passé en Russie depuis dix ans. Les Russes attendent un dirigeant qui fasse fonctionner les choses.
Le problème que nous avons, et je le dis comme nous le ferions dans une réunion de travail, c'est que nous voulons tous, nous Européens et Américains, avoir comme voisin une Russie pacifique, moderne, de plus en plus démocratique qui règle par d'autres procédés que ces procédés d'une extraordinaire brutalité des événements comme ceux qui se déroulent en Tchétchénie. C'est ce que nous souhaitons et la question n'est donc pas de savoir si nous sommes convaincus ou non, mais plutôt comment faire.
Q - Ne serions-nous pas trop timides ?
R - Je ne crois pas et c'est ce qui me faisait régir dans votre présentation. Il n'y a pas de pays qui ne se soit exprimé plus nettement que la France ; vous pouvez trouver que c'est insuffisant, vous en avez le droit, c'est le débat démocratique des idées. J'ai en effet parlé d'une situation à caractère colonial, j'ai qualifié les souffrances des populations, j'ai proposé, avant le Sommet d'Istanbul de ne pas signer la charte de sécurité d'Istanbul, sauf si les Russes s'engageaient à un certain nombre de choses que nous sommes encore en train de demander, vous devez le savoir, cela fait partie de l'information que nous devons donner aux auditeurs ou aux lecteurs. Il faut que vous sachiez que les Etats-Unis ont été en arrière de la main, les autres aussi il faut dire pourquoi. Les Etats-Unis ont une priorité absolue, bien avant la Tchétchénie. C'est que la Russie de M. Poutine recommence à appliquer les accords de désarmement, que la Russie de M. Poutine donne son accord à l'adaptation du traité sur les antimissiles, que nous souhaiterions garder et qu'eux veulent faire bouger, ils ont besoin des Russes qui sont cosignataires. Ils veulent que la Russie coopère plus activement dans la lutte contre la prolifération qui permet de fabriquer des armes de destruction massive. Ils veulent que M. Poutine poursuive la politique de réformes, que par ailleurs il faudra adapter car une partie des conseils donnés ces dernières années aux Russes ont aggravé la situation sur le plan économique. La Tchétchénie vient très loin. Durant la première guerre de Tchétchénie il y a quelques années, le président Clinton avait dit, c'est un peu comme si la Géorgie ou un autre Etat du sud des Etats-Unis faisait sécession, c'est ainsi que c'est perçu. Il y a un autre argument qui est percutant chez les Américains, c'est qu'ils acceptent l'argumentation selon laquelle les Russes sont aussi en train de lutter contre le terrorisme islamique, contre l'afghanisation de la région.
C'est un argument qui d'ailleurs n'est pas totalement dépourvu de fondements, sauf qu'il n'épuise pas la question car il y a aussi les Tchétchènes qui sont en lutte pour l'indépendance, en tout cas pour l'autonomie.
Nous avons donc à traiter ce problème qui est d'une extrême gravité. Nous n'allons pas renoncer à avoir une politique russe à long terme, il n'y a pas de raison qu'elle ne soit définie que par les Américains ou les Allemands, les autres Européens. La France a son mot à dire parce que c'est notre avenir et notre sécurité qui est en jeu. Mais par ailleurs, il est évident que la façon dont les Russes traitent ce drame tchétchène est en contradiction absolue avec l'idée qu'ils se font du rapprochement de la Russie avec l'Europe. Le président Poutine m'a dit également qu'il voulait organiser sa politique économique de façon à rapprocher les législations en Russie et en Europe. S'il n'y avait pas l'affaire tchétchène, on dirait que c'est très bien.
Q - S'il n'y avait pas, mais il y a...
R - Précisément, cela fait partie du problème. Nous essayons de dire à nos partenaires qu'il faut être clair et net sur les deux volets et il ne faut sacrifier aucun des deux à l'autre, il faut amener la Russie à traiter autrement cette question. Vous ne pouvez pas parler de silence français, encore moins de faiblesse de l'expression française. Vous n'en trouverez aucune qui soit plus forte. Nous demandons, et nous répétons, sans arrêt : cessez-le-feu, arrêt des représailles, et notamment de ces procédés qui semblent être employés dans ces camps que nous appelons camp de filtration, ouverture de la Tchétchénie pour l'accès des organisations humanitaires, des organisations comme l'OSCE, le Conseil de l'Europe, les médias. C'est fondamental bien sûr, après, et ce n'est pas l'urgence, une solution politique dans laquelle on doit pouvoir trouver, même en respectant la souveraineté des Russes, une solution.
Q - Mais cela continue ?
R - Lorsque je dis cela à mes partenaires occidentaux, ils ont tous une priorité différente. Alors comment traiter ce problème particulier sauf par une expression forte en convaincue. J'ai vu que l'on envisageait que M. Alvaro Gil Robles, le commissaire des Droits de l'Homme pour le Conseil de l'Europe, aille en Tchétchénie. C'est un minuscule pas, mais j'espère qu'il devrait permettre d'en savoir plus sur ce qui s'est vraiment passé. La Russie en entrant au Conseil de l'Europe a pris des engagements. Aujourd'hui, elle les viole, de même qu'elle viole ses engagements concernant l'OSCE.
Q - Le parti socialiste demande justement qu'une procédure soit engagée pour exclure la Russie du Conseil de l'Europe. Le gouvernement est-il prêt à envisager une démarche de ce genre ?
R - Ce sont les parlementaires qui décident de ce type de décisions. Les parlementaires ont décidé que c'était inopportun, contre-productif, qu'il fallait poursuivre un dialogue avec la Russie mais il est clair que la situation actuelle appelle une pression renforcée, je l'ai dit et je ne désespère pas qu'au bout du compte, les dirigeants russes finissent par comprendre. Ce n'est pas une politique anti-russe, c'est exactement l'inverse. Il ne faut pas que la tragédie tchétchène devienne une tragédie russe. Tout cela peut avoir des conséquences plus vastes. Nous sommes avec nos partenaires en train de travailler à une expression non seulement renforcée, il ne suffit pas de parler entre nous, mais faire réellement pression.
Q - Les Russes laissent entendre que M. Poutine a été invité à venir en France, après le 26 mars, s'il était élu ?
R - Oui, cela a été dit, ce n'est pas une révélation russe. J'ai remis à M. Poutine une invitation du président de la République.
Q - Ce qui se passe en Tchétchénie n'est pas un obstacle à sa venue en France ?
R - Il faudra que nous en reparlions avec le président de la République et qu'il me dise quelle est son analyse à ce sujet, mais M. Poutine a également été invité dans d'autres pays, Robin Cook a dit la même chose il y a 3 ou 4 jours. Il a dit que M. Poutine était le bienvenu en grande Bretagne, quand il le voulait, à la date qu'il choisirait. D'autre part, il est vraisemblable, même si je n'ai pas d'information exacte, que nous verrons un sommet Clinton-Poutine, à un moment donné. L'affaire de Tchétchénie est terrible, terrible parce qu'il y a un peuple qui lutte depuis longtemps, cela fait 2 siècles et demi que cet affrontement a lieu entre les Russes et les Tchétchènes. Personne au monde n'accepte l'idée de remettre en cause la souveraineté russe car il est très dangereux d'accepter des indépendances par petites touches, avec ce que cela entraîne et parce que l'argument sur le terrorisme islamique n'est pas entièrement inventé. Il faut donc que nous amenions la Russie à trouver une confiance suffisante en elle pour qu'elle puisse traiter ce problème comme nos pays ont sur le faire dans le passé, lorsqu'ils ont été confrontés à des drames de ce type.
Q - En d'autres temps, il est arrivé à la communauté internationale de prendre des sanctions contre un pays qui, à l'intérieur de ses frontières, ne respectait pas certains principes fondamentaux. Les socialistes, là encore demandent que l'on cesse de financer la Russie, via le FMI. Est-ce imaginable ?
R - Vous avez raison. Précisément, la communauté internationale est, comme son nom l'indique, internationale. Nous ne sommes pas seuls à l'intérieur et on prend des décisions lorsqu'on est d'accord tous ensemble.
Q - Encore faut-il que quelqu'un les propose ?
R - Mais la question a été débattue dans tous ces organismes et il se trouve qu'aujourd'hui, la plupart de nos partenaires disent que suspendre telle ou telle aide à la Russie, cela consiste à les empêcher de nous rembourser pour l'essentiel. Ce n'est pas considéré comme ayant un impact majeur.
Je voudrais vous dire, c'est une question de conviction, que rien n'a été écarté d'emblée. Tout est examiné car c'est un abcès pour lequel il faut trouver une façon de le traiter.
Q - Bientôt un an qui s'est écoulé depuis la guerre du Kosovo, après ce qui s'est passé à Mitrovica, après semble-t-il, mais vous me le confirmerez le refus de l'OTAN d'envoyer des troupes supplémentaires au Kosovo, croyez-vous que l'on pourra éviter, sinon la partition, du mois, ce que l'on a appelé parfois la séparation ?
R - En pratique, les populations serbes sont déjà regroupées pour des raisons de sécurité, elles sont regroupées dans peu d'endroit mais notamment dans la zone nord de Mitrovica. On savait que ce serait difficile et c'est en partie pour cela que l'on a mis un grand nombre de soldats Français, près de 4500, parce qu'ils sont reconnus comme étant excellents. Ce n'est pas parce qu'ils sont là qu'il y a des problèmes, ils sont là parce que l'on pensait que ce serait difficile. Sur le Kosovo, il faut tenir bon, là aussi il y a des extrémistes des deux côtés qui veulent faire sauter cette situation, car les uns veulent compliquer le travail de la KFOR, les autres, les Kosovars albanophones, veulent faire partir les minorités serbes pour aboutir à un Kosovo totalement homogène. Mais, ce n'est pas ce pour quoi nous nous sommes engagés. Ce n'est pas le contenu de la résolution 1244. Il faut tenir bon, résister, rétablir la sécurité, organiser la coexistence, ce qui est déjà un objectif ambitieux, Bernard Kouchner a eu raison de dire qu'il fallait arrêter de parler du Kosovo multiethnique qui était une utopie sympathique mais à long terme ; dans l'immédiat, il faut assurer la coexistence. Il y a un effort considérable qui est fait, soit à travers la KFOR, soit à travers la MINUK, à travers des hommes, des financements. Je pense que l'étape suivante est l'organisation d'élections au niveau local, car quel que soit l'avenir de la région, il faut que le Kosovo commence à entrer dans une vie démocratique, que ce ne soit pas simplement la force des manifestations là aussi, comme dans d'autres endroits, et que ce ne soit pas simplement la force des armes, mais aussi la vraie politique qui puisse déterminer les choses donc la démocratie. Il faut donc préparer des élections locales et je crois que l'action des différents groupes extrémistes vise aussi à nous empêcher de le faire, car ils n'ont pas envie qu'on les compte dans les urnes. Mais, nous n'avons pas d'autres voies d'avenir et donc il faut tenir à celle-là qui est déterminée par la résolution 1244, après nous verrons comment l'adapter, cela dépendra aussi de ce qui se sera passé en Serbie entre temps.
Q - Nous arrivons au terme de ce "Grand Jury", une dernière question sur l'Autriche. François Hollande, premier secrétaire du parti socialiste assis à votre place dimanche dernier disait "il va falloir que les manifestations contre le gouvernement autrichien se poursuivent jusqu'à ce que ce gouvernement tombe ". Est-ce l'objectif du gouvernement français ?
R - François Hollande s'est exprimé en tant que premier secrétaire du parti socialiste, c'est l'expression des partis et il y a l'expression des gouvernements. Là aussi, il peut y avoir des différences ou des nuances à l'intérieur d'une même politique. Mais, chacun doit être dans son rôle.
En ce qui concerne le gouvernement et la position du Premier ministre qui est très claire, que j'ai réexprimée dans une interview à un journal autrichien cette semaine, qui est d'ailleurs exactement la même que celle du président de la République, ce qui fait que la France a été en pointe. Comme vous le savez, notre objectif est que les Quatorze tiennent sur les mesures adoptées concernant l'Autriche qui traduisent leur profonde réprobation et leur volonté de surveillance de tous les instants de ce que fait ce gouvernement. Puisque vous me posez la question pour le gouvernement, c'est un peu différent du travail que peut faire, de son côté, et à juste titre le parti socialiste, l'objectif du gouvernement est celui-là. C'est de tenir sur cette ligne et poursuivre le travail en Europe, car il n'est pas question de laisser notre immense chantier européen être pris en otage par cette situation, mais sans faire de concession, là non plus.
Q - Un dernier mot, avant que l'on ne se sépare, après tout ce que nous avons dit dans la première partie de ce débat, de cette discussion, les événements qui se sont produits ces derniers jours laissent-ils la cohabitation inchangée ?
R - La cohabitation est une situation de fait, créée par les électeurs.
Q - Peut-elle être vécue de façon différente ?
R - Oui, elle peut l'être, mais la façon dont les acteurs la vivent est un peu secondaire. Ce qui est important, c'est si dans la cohabitation, situation créée par les électeurs, le président de la République, le Premier ministre et le gouvernement réussissent à prendre les décisions qu'il faut, dans l'intérêt du pays, chacun dans le respect de ses convictions politiques propres. Je crois que cela continuera./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 1er mars 2000)