Déclaration de M. Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre, sur les valeurs d'identité et d'ouverture de la France et de l'Europe, Bruxelles le 15 février 2004.

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Circonstance : Grandes conférences catholiques à Bruxelles (Belgique) le 15 janvier 2004

Texte intégral

Monsieur le Président,
Madame l'Ambassadeur,
Monsieur le Commissaire,
Madame le Gouverneur,
Monsieur le Ministre d'Etat,
Mesdames et Messieurs,
Puisque nous sommes dans un théâtre, en vous écoutant, Monsieur le Président, je pensais à C. Brasseur, qui disait : "Un homme qui reçoit une gifle est un homme giflé. Un homme qui reçoit un hommage est un homme âgé". Mais je vais essayer de vous parler avec coeur, avec conviction et donc un peu de fraîcheur, de jeunesse, d'une expérience qui n'a pas encore étouffé toutes mes révoltes et tous mes mécontentements.
Je voudrais vous dire combien je suis heureux de pouvoir parler devant vous, dans ce contexte original, qui me permet de parler de manière directe, honnête, avec cette dignité personnelle - je pense à P. Claudel, dont je viens de voir le bureau, à l'ambassade de France, qui disait : "La dignité n'a pas de pluriel, c'est un mot sans pluriel -, cette dignité de la pensée que je voudrais présenter devant vous ; ce que je vous dis, je le pense profondément.
Je crois que les questions qui sont liées à l'identité et à l'ouverture sont des questions majeures aujourd'hui, dans chacune de nos régions, dans chacun de nos pays et au niveau mondial. La France n'a pas de leçon à donner, je ne suis pas venu donner ni des leçons ni des recettes. Je me souviens toujours de cette phrase de Léopold Sédar Senghor, qui disait : "Oui, Seigneur, pardonne à la France, qui dit toujours avec justesse la voie droite et qui chemine toujours par des chemins obliques". Alors, je me garderais bien de vous donner des leçons ou des recettes, mais simplement, une réflexion.
La question centrale qui se pose aujourd'hui à l'Europe me paraît être cette question de l'identité et de l'ouverture. C'est une question qui se pose aux pays, c'est aussi une question qui se pose aux personnes. Je vous parlerai au nom d'une pensée humaniste, qui est forcément articulée autour de ce qui est pour moi deux valeurs : l'identité et l'ouverture. Il s'agit évidemment d'une question que vous connaissez bien, ici en Belgique, ce carrefour de l'Europe, vous qui avez accueilli tant d'opprimés, d'exilés - je pense évidemment à V. Hugo, je pense - on parlait tout à l'heure d'art - au peintre David, mais je pense aussi aux travailleurs qui ont quitté le nord de la France, et je pense à tous ceux que vous avez reçus ici et que vous avez intégrés à la société belge. Je pense que vous êtes un pays habitué à réfléchir à ces questions d'identité et d'ouverture.
Je le suis aussi - vous avez fait référence à ma région d'origine, qui est en fait un territoire en effet rural, équilibré, mais qui est au bord de l'Atlantique et donc qui, en permanence, propose le rêve, la perspective, le large à ses habitants. Avant d'être président de cette région, j'avais fait une tournée en Europe des présidents de région et j'avais rencontré longuement Jordi Pujol, le président à l'époque de la Catalogne. Je lui avais demandé pourquoi il était si fier d'avoir remis le catalan partout comme langue officielle en Catalogne, alors qu'il était si difficile d'apprendre déjà le castillan, quand en plus il fallait apprendre le catalan. Et il me disait que tous les jeunes catalans qui, dès leur plus jeune âge, parlaient les deux langues, le catalan et le castillan, étaient plus aptes à parler la troisième langue. Et il me disait : je suis sûr qu'on parle mieux l'anglais en Catalogne qu'en Poitou-Charentes. Je crois bien qu'il avait raison ! Et il m'expliquait ainsi qu'au fond, l'exemple de la Catalogne était très intéressant, avec son histoire, avec cette culture très forte de son identité, mais de cette ouverture permanente, de ses écrivains, de ses artistes, de ses peintres, de l'ensemble de ses créateurs qui ont toujours à la fois vécu leur identité comme une richesse, mais pas comme une fermeture sur eux-mêmes, comme une volonté de s'ouvrir et d'aller au-delà de leur propre identité et faire de leur identité un média d'ouverture.
C'est l'une des questions importantes qui est aujourd'hui posée, puisque la mondialisation, la globalisation interpellent tellement les consciences, inquiètent tellement les individus pour savoir s'ils vont pouvoir s'adapter, s'ils vont pouvoir intégrer ce mouvement formidable auquel nous assistons - le mouvement des nouvelles technologies, le mouvement de l'économie -, ces mouvements qui touchent la société et qui font qu'en fait, le grand clivage d'aujourd'hui est le clivage entre ceux qui pensent qu'ils vont s'adapter et ceux qui craignent de ne pas s'adapter.
Je crois vraiment que la tentation du rejet, cette tentation de tous ceux qui ont peur du mouvement, ont peur du changement, cet appel à l'identité, mais l'identité d'ouverture, à cette identité qui, avec nostalgie, pourrait faire croire qu'elle permet la protection. En fait, on se rend compte que face à cette exigence de mouvement, le repli n'est pas une perspective. Le Prix Nobel, Ilya Prigogine, appelle cela la "grande bifurcation". C'est avec justesse que cette idée est affirmée. Nous devons faire face à différentes révolutions aujourd'hui : l'économie, le numérique, le génétique. Et tout cela a une vitesse extraordinaire, avec cette capacité aujourd'hui nouvelle, tragique, que l'humanité a de remettre en cause l'humanité et par la génétique et par la question de la protection de notre propre planète, cette capacité aujourd'hui que l'homme a de détruire l'homme et de le modifier à l'extrême.
Tout cela naturellement inquiète, interpelle et conduit les uns et les autres évidemment à se demander qui sommes-nous, où est notre identité. Dans chacun des pays, la question est posée entre ceux qui ont peur et qui s'enferment, et ceux qui veulent s'ouvrir et qui essaient de vivre leur identité avec confiance, allant chercher dans cette identité les capacités de faire face à ces différentes mutations. Je crois que le clivage est important et qu'il concerne évidemment l'ensemble des sociétés, mais qui a marqué - vous le disiez tout à l'heure, Monsieur le Président - la France, notamment à l'occasion de l'élection présidentielle, puisque ce 21 avril 2002, on a eu le sentiment que la France avait peur, peur de son avenir et, au fond, peur d'elle-même, et qu'elle s'est repliée, par une non participation ou par ce choix de l'extrême, qui est en fait un choix souvent de la peur et ce refus de ce que Jean-Claude Guillebaud appelle le "goût de l'avenir", qui est au fond une nécessité évidemment pour un pays, mais aussi pour l'action politique, de travailler pour faire partager cette ouverture.
Il faut chacun que nous réfléchissions à l'identité qui peut être celle de nos pays et de voir quelle peut être l'identité de l'Europe. Pour moi, évidemment, l'identité de la France, c'est l'ouverture. C'est une nécessité, notamment pour ne pas se laisser enfoncer, se laisser resserrer, enfermer par les logiques de la crainte et de la peur. Déjà en son temps, le premier des humanistes pourrais-je dire, Montaigne disait que "celui qui craint a déjà peur de ses craintes". Il faut donc faire en sorte que les pays retrouvent ce goût de l'avenir pour surmonter leurs peurs.
L'identité de la France, pour moi, c'est une identité d'ouverture. Cela veut dire que la première mission d'un gouvernement est de lever les insécurités pour combattre les peurs. Nous les retrouvons dans notre société politique : je pense au repli sur soi, à la peur de l'autre, qui est souvent exprimée par l'extrême droite ; ou le repli face au monde et la peur de la mondialisation, de la globalisation, qui est souvent le thème de l'extrême gauche. Ces choix de repli sont des choix qui sont proposés en permanence aux différents pays. Notamment, aujourd'hui, on voit se développer en France aussi l'intégrisme, comme une forme de repli sur une identité intemporelle supposée. Je trouve qu'il y a là une préoccupation très importante pour un pays qui se veut porter la valeur d'ouverture. Ceci concerne l'ensemble de la société. Il y a peu de temps, j'interrogeais l'ensemble de mes ministres sur la façon dont ils sentaient la psychologie des publics avec lesquels ils travaillaient directement. Et mon ministre de l'Agriculture me disait : les agriculteurs s'inquiètent car ils ne savent plus exactement quelle est leur place dans la société. Et le ministre de la Santé me disait : les médecins sont inquiets, ils ont perdu leurs repères. Les artisans sont inquiets...
" Les professeurs aussi sont inquiets ". A l'école, le professeur ne sait plus vraiment quel est son rôle, quelle est la part d'éducation quelle est la part d'accompagnement social. Chacun, aujourd'hui, voit son statut, voit son rôle, voit sa mission remise en cause et chacun peut avoir peur face à ce mouvement des repères et chacun peut être tenté par la nostalgie, par cette incapacité à assumer le changement, le mouvement qui est porté aujourd'hui par la société.
Souvenons-nous des péchés capitaux, du temps où ils étaient huit : le premier, l'acédie ; c'est-à-dire le manque d'espérance. Dans notre société, aujourd'hui, trop de gens ont ce manque d'espérance et se laissent impressionner par la peur du changement, par la peur du projet. Je crois vraiment que toute société qui n'a pas de projet, devient, à un moment ou à un autre, claustrophobe. Donc, il nous faut combattre ces peurs, et pour cela, il nous faut développer tout ce qui peut rassurer d'abord et lever les insécurités.
Ce sont les priorités de mon Gouvernement : la sécurité des biens et des personnes d'abord, avec une politique nouvelle, avec une loi à cinq ans, avec une mobilisation pluriannuelle, pour que les personnels soient clairement avertis de la politique qui va être menée et donc, la capacité de les motiver dans le temps, avec des moyens supplémentaires. Une action forte sur la sécurité, une action aussi forte sur la justice, avec une justice de proximité, pour plus d'efficacité. Il ne suffit pas d'arrêter les uns si on n'est pas capable de les juger aujourd'hui. Il a fallu que la justice se modernise et qu'elle adopte, elle aussi, des moyens pluriannuels et que l'on puisse organiser cette justice de proximité qui peut traiter les petites affaires, laissent ainsi le temps nécessaire aux juges et aux magistrats pour traiter les affaires plus lourdes et compliquées.
Il nous faut travailler pour lever toutes ces insécurités qui génèrent les peurs. Nous avons engagé une action importante contre la délinquance. On a un objectif qui est une baisse de 20 % d'ici 2006. Nous sommes dans le rythme et je vous dirais sincèrement que je suis assez impressionné par la capacité qu'à la société française de se prendre en charge elle-même, par le sens des responsabilités, cette volonté de lutter contre les insécurités. L'exemple de la sécurité routière est intéressant, parce que c'est vraiment un exemple où on a vu un changement de comportement des Français. Nous venons d'avoir les statistiques de 2003 : nous avons économisé 1 500 vies sur les routes de France mais autant par la responsabilité des conducteurs, le comportement et les attitudes des uns et des autres, que la peur du gendarme, que les radars et autres petits outils de technologie qui viennent appuyer ce changement de comportement. Bien sur, je ne suis pas innocent des apports de la technologie mais il y a aussi une attitude, une prise de conscience du danger que l'on fait courir aux autres et pas seulement à soi-même, le respect de l'autre. C'est ce type d'attitude, je crois, qui est très important et qui est de plus en plus partagé dans la société.
Sécurité physique, sécurité des biens et des personnes. Sécurité aussi - dossier difficile, sur lequel je ne pourrais m'étendre mais qui est un point très important et je sais que vous faites aussi en Belgique des efforts importants sur le sujet - en matière de défense. Parce qu'il est évident qu'aujourd'hui, les inquiétudes que nous avons face au terrorisme, face à la prolifération des armes de destruction massive, tout cela exige un certain nombre d'efforts. Il a fallu, en ce qui concerne la France, faire des efforts très importants par une loi de programmation militaire, là aussi, pour mettre des moyens pour nous donner les capacités de tenir les engagements qui sont les nôtres et de dire que, si nous avons une place de membre permanent au Conseil de sécurité de l'ONU, il faut montrer que nous sommes aussi capables de supporter nous-mêmes, dans notre pays, les efforts nécessaires pour notre propre défense et la défense de l'Europe. Ce sont des sujets importants qui nous aident à lutter contre les insécurités.
Il faut aussi naturellement traiter la question des insécurités sociale. Il y a là aussi beaucoup de travail dans une société comme la société française, surtout en ces périodes qui sont des périodes de faible croissance, de croissance qui redémarre en ce moment. Et nous devons, là, avoir une politique, je dirais du social durable. C'est-à-dire une politique qui peut rassurer la population durablement et pas seulement une politique cosmétique, pas seulement un social de l'éphémère, pas une solution de parking, pas une proposition sociale non financée. Etre capable de bâtir une politique durable. C'est évidemment difficile.
Nous le faisons sur un certain nombre de sujets importants ; nous l'avons fait sur les retraites pour sortir de cette impasse sociale qui génère des craintes et qui générait des inquiétudes. Nous le faisons pour l'assurance-maladie ; nous sommes dans un pays, en France, où si nous laissons le système de santé de sécurité sociale aller au rythme où il va aujourd'hui, c'est 100 milliards d'euros de déficit cumulé dans 4 ans. Donc, nous sommes obligés d'engager une réforme importante, une réforme juste, puisqu'en France comme dans beaucoup, c'est la justice qui est le levier du changement. Il nous faut engager cette réforme mais de manière durable pour que, véritablement, les citoyens soient rassurés. Nous avons remplacé ce qui étaient des stages pour les jeunes par des contrats à durée indéterminée, sans charges, pour les moins de 22 ans, pour leur donner cette perspective de l'emploi. Là aussi, pour pouvoir traiter la question du contrat "intégrant" plutôt que du statut excluant. C'est je crois très important pour renforcer ces idées de sécurité sociale et de protection du système social.
Un facteur important de confiance est la création d'entreprise. Nous sommes repartis dans un rythme important de créations d'entreprises. Nous avons, il y a quelques années, en l'an 2000, 4 % de croissance et nous avions moins de 20 000 créations d'entreprises. Aujourd'hui, nous avons connu une rupture de croissance - pratiquement la moitié du taux de croissance chaque année, depuis l'an 2000. Nous sommes repartis par la confiance, par la détermination, par ce retour à un certain nombre de valeurs d'avenir, à un niveau de créations d'entreprises qui fait que nous dépasserons les 200 000 créations cette année et que nous atteindrons, sur l'ensemble de la législature plus d'un million d'entreprises nouvelles, c'est-à-dire, là, des choix de citoyens qui s'engagent dans une démarche de projet, projet personnel mais aussi projet collectif.
L'ouverture, pour l'atteindre, il faut d'abord lutter contre les insécurités ; c'est un élément important. Il faut aussi, je crois, mesurer que pour la France, l'ouverture, c'est une valeur qui, au fond, est pour nous relativement historique, puisqu'en France, notre pays ne s'est pas construit comme d'autres pays européens autour d'une identité culturelle très forte et très rassemblée, mais, au contraire, d'abord et surtout, au travers d'un Etat qui a été le fédérateur, le rassembleur, l'unificateur du pays. C'est cet Etat qui a porté un certain nombre de valeurs et qui a rapproché la Savoie. Notre capacité a être dans le monde entier à travers les territoires d'Outre-mer et qui a donné cette construction de l'identité de la France autour des valeurs de l'Etat. Il est arrivé que ceux que nous appelons les "jacobins", les militants de l'Etat, aient quelquefois abusé de leur rôle un peu historique, ayant naturellement laissé les " girondins " un peu de côté, ceux auxquels - vous l'avez compris - j'appartiens, sans néanmoins mésestimer le rôle des " jacobins ", évidemment et de ceux qui ont donné à la nation française. Cette cohérence par la construction d'un Etat fort, d'un Etat qui est au coeur de l'identité de notre pays.
Mais cette identité, elle s'est faite, non pas autour d'une organisation étatique mais autour de valeurs portées par l'Etat. Ce sont des valeurs qui sont liées, au fond, à l'humanisme et notamment à cette idée, qui est une idée forcément française, mais qui est une idée universelle, celle des droits de l'homme, celle de la vocation à la personne humaine. Etre capable de se perfectionner et de se dépasser elle-même. Progressivement, la France s'est construite autour de cette identité qui est une identité rassemblée autour de valeurs, autour d'une idée. Des idées qui sont davantage des idées universelles que des idées nationales. C'est pour cela que l'identité française comporte, de mon point de vue cette capacité à porter en elle-même la notion d'ouverture. Puisque dès le départ - je ne remonte pas, naturellement aux racines des droits de l'homme, puisque l'on pourrait remonter à 37 siècles avant nous déjà dans le code d'Hamourabi, il y avait quelques éléments de reconnaissance des droits de l'homme.
Notre structure, et notamment notre Etat, s'est bâti autour d'un certain nombre de valeurs fondamentales qui sont ces valeurs de la République française, qui ont été exprimées et qui faisaient dire à Montaigne que, dans notre pays, tous les hommes étaient ses compatriotes, d'abord dans le pays mais aussi, sur l'ensemble de la planète. C'est cette capacité, à penser l'universel qui est, je crois, au coeur de l'identité de la France. C'est un élément très important. "Liberté, égalité, fraternité", cette capacité à mettre des valeurs autour de ce qui rassemble la société, ce qui rassemble l'identité du pays, c'est-à-dire l'Etat porteur ces valeurs.
Ces valeurs sont si importante que l'on voit aujourd'hui qu'il est nécessaire de le revitaliser - j'y reviendrai tout à l'heure en parlant de la fraternité - mais une des valeurs constituantes de cet idéal qui a été fondé, notamment par la révolution française, qui est cette valeur de laïcité, pour laquelle, vous le savez, les débats sont vifs dans notre pays - et j'ai cru comprendre aussi dans le vôtre ; comme quoi nous exportons aussi un certain nombre de nos débats. Je voudrais vous dire combien c'est important pour nous, parce que cette réflexion sur la laïcité à la française, c'est une réflexion très importante. N'y voyez pas le refus de la religion, bien au contraire !
Personnellement, j'ai une grande confiance dans les religions. Je crois que le XXIe siècle, comme l'a dit Malraux, sera celui de la culture, des religions. Au fond, serait le siècle de la pensée, des femmes et des hommes qui chercheront à se dépasser. Donc, qu'ils iront chercher au-delà d'eux-mêmes des idées d'avenir, des capacités et des forces pour surmonter la tragédie de leur destin. Cette capacité que l'on peut trouver dans l'espérance religieuse, peut être un atout dans la société. C'est pour cela que la société française a généré cette valeur de la laïcité, qui est, en sorte, une forme de grammaire entre tous les Français pour que toutes les religions puissent vivre ensemble. La valeur de laïcité porte la neutralité pour l'Etat et pour ses agents. Mais elle porte, aussi, l'esprit de tolérance. Et que chacun puisse pratiquer sa religion dans la liberté, dans la capacité d'assumer son choix personnel. Cette capacité à assumer sa liberté est fondateur pour l'individu de sa propre identité et lui donne la capacité, notamment, à l'école, de valoriser, entre tous, la valeur de l'égalité.
C'est pour cela que nous sommes sur le point de proposer au Parlement, un débat en Conseil des ministres, prochainement, un texte, qui va demander à ce que l'on ne puisse pas à l'école porter des signes qui manifestent "ostensiblement" une appartenance religieuse - les mots sont pesés - : les deux mots sont importants, manifester et ostensiblement.
Cela ne veut pas dire qu'on ne veut pas que chacun porte dans son coeur, voire sur sa poitrine, le signe de sa religion. Cela veut dire qu'à l'école on est libre d'être citoyen, quelle que soit sa religion, et on est libre d'être l'égal de l'autre, et on est libre face aux professeurs d'apprendre les valeurs de la République, d'avoir accès à la promotion sociale, quelle que soit son origine, quelle que soit la religion de ses parents, quels que soient les choix personnels.
Ensuite, l'adulte fera ses propres choix. Mais à l'école, lieu de neutralité, nous ne pouvons accepter le prosélytisme religieux. C'est pour cela qu'il sera banni. Nous voulons vraiment affirmer, lorsqu'il arrive à l'école, l'enfant est un citoyen en puissance, il est un condensé d'universel. Nous ne voulons pas qu'il affiche sa religion, sa croyance ou qu'il l'affiche à la demande de quiconque. Nous ne voulons pas que les jeunes filles puissent afficher, au nom de je ne sais quelles pressions, ou de je ne sais quelle volonté, à l'école, quelque chose qui pourrait les différencier des autres.
C'est pour cela qu'il y a dans cette démarche pour nous, de laïcité vivante, ce que nous appelons vraiment "une volonté d'ouverture", pour ne pas être emprisonnés dans son identité d'origine. Pour être citoyen. Mais naturellement, qui n'empêche pas les uns ou les autres, de pouvoir être capable d'appartenir, à la fois, à la République comme citoyen et de vivre ces choix personnels, avec authenticité. C'est, je crois, très important pour le ciment d'une nation comme la France.
Renan le disait magnifiquement : " Une nation, c'est d'abord une âme, un principe spirituel. Une nation dans ses principes n'est fondée ni sur l'unité linguistique - vous en savez quelque chose -, ni sur la communauté de la foi, ni sur la continuité géographique ou le partage même de l'histoire. Elle est d'abord fondée sur la volonté de vivre ensemble ".
Cette capacité dans la démocratie d'organiser le "vivre ensemble". Et cette laïcité, qui est une valeur que nous ajoutons d'une certaine manière à égalité, de fraternité, de liberté. C'est cette capacité à vivre ensemble au-delà de la religion mais sans nuire à la religion. Avec la neutralité des agents de l'Etat ; neutralité du service public, mais naturellement, avec esprit de tolérance, avec responsabilité pour chacun de pouvoir vivre son propre parcours.
Cette capacité d'ouverture que nous voulons développer dans la société, qui est une capacité qui nous paraît essentielle dans l'identité française, nous voulons aussi la vivre avec cette conscience de notre histoire et aussi, cette conscience que, au fond, c'est une phrase superbe, aussi, de Guillebaud, où il dit : "Finalement, c'est perché sur son arbre généalogique que l'homme chante plus juste". Je crois que, c'est juste de penser que la voix est bien posée quand elle intègre l'ensemble du parcours généalogique, sans en être prisonnier. Mais que l'on puisse respecter cette identité.
C'est pour cela qu'il n'y a pas chez nous, dans la volonté d'ouverture, de dépassement, de rencontre avec les autres, l'abandon de cet arbre généalogique sur lequel "nous nous perchons pour chanter juste". Je crois que c'est un élément important de la réflexion pour laquelle, je sais, la Belgique, aussi, est mobilisée, qui est celle de l'exception culturelle. Nous voulons que l'on puisse tenir compte des différentes exceptions, parce que, ce n'est pas parce qu'on va être ouverts à la mondialisation que l'on va chercher la banalisation ou la standardisation ni de la pensée, ni des comportements, ni des cultures et ni même des produits.
Il ne faut pas considérer la culture, l'histoire, comme des marchandises. Quand nous nous battons pour l'exception culturelle, c'est parce que nous voulons que soit reconnues ces identités au-delà desquelles on a envie d'aller au-devant de l'autre.
C'est un point fondamental de la politique de la France, et nous nous battons pour cette idée, au sein de l'Union européenne, mais aussi, au sein des organisations internationales. Cela fait partie de notre identité, cette capacité de parler notre langue et de véhiculer, par notre langue, un certain nombre de valeurs auxquelles nous sommes attachés, avec esprit de tolérance, mais aussi, avec attachement à cette exception.
La France est donc, de mon point de vue, dans son identité, dans son histoire, un pays d'ouverture, mais un pays d'ouverture qui ne renie pas sa capacité à être une militante de l'exception culturelle.
Cette France d'ouverture, nous voulons la construire avec les valeurs de ce pacte démocratique qui nous rassemble. Par exemple, la valeur de fraternité, qui est une valeur essentielle, comment la faire vivre ? Jusqu'à maintenant, on a beaucoup travaillé sur la valeur de solidarité. Et la solidarité a connu toutes les variations possibles, y compris la charity business ; y compris : le "je donne puis j'oublie" ; y compris, aussi, toutes les solidarités administratives qui prennent ici pour redistribuer là dans des mécanismes tellement complexes, que l'idée de solidarité même, n'apparaît pas dans les formulaires et autres technocraties ou bureaucraties.
Il faut, je crois, refaire vivre ces valeurs de fraternité. Je suis engagé dans un combat difficile sur ce sujet. Mais je crois passionnant, parce qu'il s'appuie sur des valeurs. Vous le savez, l'été dernier, nous avons connu, en France, une période très difficile, très douloureuse, avec la canicule, qui a fragilisé grand nombre de personnes âgées, au point de conduire à la mort beaucoup trop de nos aînés. Nous avons vu, à cette occasion, beaucoup de défaillances techniques, de procédures. Et nous voulons remédier à cette situation. Et nous voyons bien que, dans une société qui vieillit, qui doit considérer que le vieillissement n'est pas un mal, quand on voit qu'une petite fille sur deux, qui va naître, aujourd'hui, va vivre jusqu'à 100 ans. C'est une bonne nouvelle. Mais naturellement, il faut intégrer par des politiques nouvelles, cette donne démographique elle-même nouvelle.
Il faut pouvoir trouver les moyens financiers d'assurer dans notre société, pour toutes les personnes dépendantes, les moyens financiers de leur apporter une véritable solidarité vivante, un élément de fraternité. Alors, nous avons proposé de supprimer un jour, férié. Cela a été accueilli de manière partagée.
Mais je me tiens à cette idée, car je la crois juste. Car au fond, si on veut vraiment avoir un acte, aujourd'hui, qui, sur un projet social, comme celui de la place des personnes handicapées ou des personnes âgées dans la société, il faut que nous donnions un peu de nous-mêmes, que nous le donnions avec un engagement et pas simplement avec une signature, avec un effort personnel, avec un don de soi. Et cette idée de faire en sorte que, nous allons travailler une journée, qui va permettre le financement d'un programme de 9 milliards d'euros sur quatre ans, que nous allons faire, les uns et les autres, cet effort pour les personnes âgées, c'est-à-dire, s'engager personnellement, donner une journée de son travail pour pouvoir financer cet effort nécessaire de la nation pour la solidarité des personnes dépendantes, c'est un élément, je crois, très important de ce qu'est un véritable engagement.
Je crois d'ailleurs que, c'est, aussi, un élément de sécurité en-dehors du fait que nous allons créer une caisse de financement spéciale, de manière à pouvoir sécuriser cet argent, et que cet argent soit bien destiné aux questions pour lesquelles il est destiné, c'est-à-dire les personnes âgées et les personnes dépendantes, je crois qu'il y a là, la capacité à mobiliser le pays par un effort, et de se dire que, finalement, cela peut être, aussi, par la création, celle de travail, de valeurs que l'on peut donner davantage. Et pas seulement par l'impôt, par la pression fiscale, mais aussi par la capacité de créer.
C'est une démarche que nous voulons vivre et que nous engageons pour nos aînés, avec un effort qui me paraît vraiment s'inscrire dans ce qu'est la devise de notre République. Et si, je le crois, les choses s'engagent comme nous le pensons, chacun trouvera une certaine fierté à contribuer personnellement à un effort de solidarité partagée pour que nos aînés puissent trouver dans la société une place qui leur revient.
Il y a d'autres fraternités qu'il nous faut faire vivre, notamment, je sais qu'en Belgique, des efforts importants sont faits sur ces sujets, et pour faire en sorte que nous puissions mobiliser des moyens pour les pays du Sud. Je sais que la Belgique s'est fixé comme objectif de consacrer 0,7 % de son PIB, à l'aide au développement en 2007. Nous faisons également des efforts pour mobiliser ces moyens. C'est le message que les pays qui étaient présents à Johannesburg, ont, les uns et les autres, engagé pour apporter une contribution au développement. Nous voyons bien, aujourd'hui, que toutes les difficultés de la planète nous concernent. Que cette ouverture mondiale, aujourd'hui, fait que, les malheurs des uns concernent les autres. Il n'y a plus de murs pour nous rendre indifférents. Tout ce qui se passe dans le monde nous touche. Et nous devons donc, anticiper tout ce qui se passe dans ce monde, et notamment, nous engager dans les efforts nécessaires de solidarité et de fraternité.
Cette fraternité-là, fait partie de ce sentiment nouveau, aujourd'hui, de partage, finalement, par une société médiatiquement très ouverte, des conditions de vie des uns et des autres. Je me souviens, il y a peu de temps, être allé à Hanoï, au Vietnam, et avoir rencontré là-bas, un certain nombre d'autorités locales à la suite des terribles inondations, notamment à Hué, et de participer à des événements de solidarité. Je venais leur dire que beaucoup de régions françaises étaient prêtes à se mobiliser pour les aider à reconstruire après ces terribles inondations, et parlant de leurs inondations ils m'ont interrompu me disant : "Chez vous, la tempête, ça fait beaucoup de dégâts ? Cette grande tempête de décembre ? Combien cela a-t-il fait de dégâts, de morts ? Allez-vous reconstruire vos forêts ?". Ils connaissaient mes malheurs comme je connaissais les leurs.
Aujourd'hui, cette ouverture c'est, aussi, un partage de l'espérance, mais c'est, aussi, un partage des difficultés. Et donc une exigence supplémentaire de solidarité. Solidarité internationale, mais aussi, dans notre pays, la France, solidarité nationale. Antérieur même de notre société, nous voulons avoir cette vision de l'ouverture sur la société elle-même, sur ses propres exclus. Pour tous ces Français, qui se considèrent comme des Français de "seconde zone", comme des Français qui ne seraient pas "des citoyens à part entière", il est clair que, dans notre pays, tous les Français qui sont issus de l'immigration, un grand nombre souffre, aujourd'hui, de l'incapacité qu'a eue notre système démocratique, notre République, d'accueillir en son sein, un certain nombre de ceux qui sont venus rechercher l'identité française et obtenu la nationalité française. On a vu à plusieurs moments de notre histoire, les échecs de cette politique d'intégration, de cette non-politique d'intégration et qui, naturellement, a conduit un grand nombre de ces gens à s'engager sur les voies de l'intégrisme.
C'est vrai que dans un pays moderne, au XXIe siècle, quand on est obligé de changer son nom sur son curriculum vitae, pour avoir des réponses, pour pouvoir avoir des propositions d'emploi, on voit bien que le pays n'accepte pas complètement, aujourd'hui, cette citoyenneté, métissée, qui est celle d'un pays comme la France...
Parfois, s'il y a un enfermement religieux, tentation communautaire, c'est aussi que la société ne s'ouvre pas suffisamment, et que c'est à elle de faire cette démarche d'ouverture sociale, pour que l'ouverture soit partagée par tous. C'est un sujet sur lequel nous travaillons. Notamment, nous engageons prochainement - nous aurons le rapport au mois de février - la création d'une autorité administrative indépendante pour lutter contre toutes les formes de discriminations et pour permettre cette égalité des chances, permettre cette capacité à avoir accès aux responsabilités, en fonction des mérites, mais qu'elles soient ouvertes à tous - on n'est pas forcément directeur d'administration en fonction de sa religion. Mais quand on est issu de l'immigration et qu'on a les mêmes qualités que les autres, il faut avoir les mêmes capacités à accéder aux postes de responsabilité que les autres.
La société française a dans son identité l'ouverture, et elle doit aussi faire des efforts d'une ouverture plus grande à tous ceux, aujourd'hui, qui s'estiment des citoyens de deuxième catégorie. Je sais que je parle ici devant les représentants d'un pays qui a déjà, sur ces sujets, beaucoup travaillé, puisqu'il y a déjà dix ans qu'existe un centre pour l'égalité des chances et la lutte contre le racisme. Dans votre pays, c'est un élément de cette capacité qu'a eue la Belgique à intégrer ses diversités à l'intérieur de sa société.
Je pense qu'ensemble, nous devons travailler à ce que ces valeurs d'ouverture, notamment soient développées par des économies qui intègrent davantage, qui puissent être quelque part plus accueillantes à tous et qu'on n'ait pas le sentiment que l'économie mondiale - c'est le sentiment de beaucoup de citoyens aujourd'hui - est une économie qui est dirigée par des sphères lointaines, distantes, ignorantes de la réalité quotidienne, par des organismes géants qui gèrent des mécanismes dans lesquels les hommes et les femmes ne semblent pas avoir de véritables influences, devant des grandes machines qui ont tendance à écraser la personne humaine. C'est pour cela que je crois que dans des pays comme les nôtres et au sein de l'Europe, nous devons valoriser en permanence toutes les structures à taille humaine, toutes les structures dans lesquelles l'individu retrouve ses repères, que ce soit la ville, l'entreprise, que ce soit les hôpitaux, que ce soit les écoles, que ce soit tous les lieux du vivre-ensemble, qu'on puisse valoriser la dimension humaine. Dès qu'on atteint les tailles du gigantisme, les personnes perdent leurs repères, et, à un moment ou à un autre, elles ont le sentiment que les choses se décident en dehors d'elles-mêmes et donc elles commencent à nouveau à retrouver le chemin de la peur.
Il y a là un certain nombre de décisions importantes sur le plan économique qu'il nous faut valoriser pour soutenir les structures qui sont des structures enracinées, des économies locales, des structures comme les PME qui peuvent faire en sorte que les individus puissent se donner à leur activité, tout en ayant une lisibilité sur les mécanismes qui les gouvernent.
Il y a dans notre démarche d'ouverture, en France également, un sujet très important pour lequel nous devons faire des efforts, et je crois que ces efforts doivent être intégrés au niveau européen. Ce sont les efforts qui concernent les grands choix d'avenir. Je pense que si l'on veut à la fois lutter contre les peurs et affirmer le goût de l'avenir, le chemin nécessaire vers une perspective partagée par un pays, il faut qu'on soit capable de développer un certain nombre d'activités qui donnent confiance dans l'avenir.
Je pense que - nous avons un débat en France sur le sujet - les questions de recherche, d'intelligence en général, sont très importantes. Des pays comme les nôtres ne seront pas forcément les plus forts dans la standardisation, dans la banalisation, dans la concentration. C'est souvent dans l'innovation, dans la valeur humaine ajoutée, dans la recherche, dans tout ce qui est cette capacité à ajouter du talent, de mettre de l'humain dans l'économie, qu'on peut espérer trouver une place dans le monde. Il y aura toujours plus puissant que nous pour produire moins cher, c'est cette capacité à créer de la valeur humaine ajoutée, qui peut être un atout pour l'Union européenne. Pour cela, il faut soutenir toutes les politiques d'innovation, toutes les politiques de recherche, toutes les politiques qui nécessitent des efforts importants.
Nous finançons en ce moment en France un grand plan contre le cancer. Je souhaite qu'il puisse trouver sa dimension européenne. Je crois qu'il y a là des sujets pour lesquels il faut faire des efforts nécessaires de mobilisation financière, mais également de mobilisation scientifique et médicale, pour montrer que nous sommes capables de lancer des combats importants, de nous lancer dans des conquêtes contre certaines maladies particulièrement dévastatrices. Il faut aussi de la même façon travailler sur les énergies nouvelles, travailler sur des sujets qui sont des sujets de demain, je pense à la fusion notamment au projet ITER, qui est un projet européen, pour lequel nous sommes en train d'inventer l'énergie du XXIe et du XXIIe siècles, cette énergie qui est nécessaire à la planète et qui protégera notre environnement. C'est une technologie européenne, avec un potentiel scientifique européen, mondial, mais avec un noyau européen fort, qui nous permet de donner cette confiance aussi en l'avenir, et de faire des choix pour demain, qui assure aux citoyens quelques garanties.
Il va de soi que nous devons également, dans cette logique d'ouverture, nous engager vers tout ce qui est la valorisation des échanges et tout ce qui peut aider nos pays à mieux se connaître. C'est vrai, les échanges et je m'en réjouis beaucoup, entre la France et la Belgique sont intenses. Je crois qu'il faut que, non seulement les Etats se parlent, mais aussi que les sociétés se parlent. Je vais m'impliquer beaucoup dans la relation franco-allemande, en ce qui concerne les sociétés civiles.
Aujourd'hui, nous avons une grande proximité politique entre la France et l'Allemagne, sur le plan de la stratégie européenne, y compris sur la stratégie mondiale. Mais il ne suffit pas que les chefs de gouvernement et les chefs d'Etat, les politiques, partagent des options, partagent des choix, si les sociétés se tournent le dos, si on n'a pas envie de mieux se connaître, si on n'a pas envie d'aller au devant de l'autre, et si les sociétés s'écartent pendant que les pouvoirs se rapprochent, nous connaîtrons les difficultés. Nous devons travailler à ce rapprochement des peuples, parce que c'est la capacité qui est la capacité principale qui est aujourd'hui à développer, notamment dans cette Union européenne qui doit rechercher son identité et affirmer elle aussi ses valeurs d'ouverture.
L'identité européenne est toujours un beau sujet de débats. E. Morin disait en son temps : " L'Europe est un mot qui ment ". L'Europe n'a porté pendant très longtemps que des divisions et un certain nombre d'idées sombres. Donc, ce n'est pas la géographie qui a créé l'Europe ; c'est peut-être pas forcément l'histoire non plus qui a fait l'Europe. Ce qui a créé l'Europe, c'est qu'à un moment, un destin commun s'est dessiné et cette volonté de s'affirmer autour d'un patrimoine culturel, autour de ces idées qui pouvaient rassembler les peuples européens autour d'une certain nombre de valeurs qui sont des valeurs essentielles au projet politique de l'Europe, qui viennent de notre histoire, qui viennent aussi, en grande partie, des Lumières. Mais cette pensée européenne qui est une pensée qui finalement nous rassemble - je ne veux pas dire que la géographie ne nous rassemble pas, je ne veux pas dire évidemment que l'histoire ne nous a pas rassemblées, mais je veux dire que ce qui nous rassemble d'abord, c'est le devoir qui est le nôtre de faire face, ensemble, à l'avenir qui nous est posé, c'est cette détermination-là qui fait que nous sommes devant cette heureuse nécessité, cette heureuse perspective de travailler ensemble pour surmonter notre destin.
La France, je veux vous le dire, est profondément européenne. Elle est très heureuse de s'engager aujourd'hui dans un combat européen passionnant. Cette année 2004 sera une année européenne, je l'espère une année de succès. Nous aurons d'abord cette première étape du 1er mai, avec l'élargissement, avec ce Traité d'Athènes qui va entrer en application. Nous sommes très heureux que l'Europe retrouve son lit progressivement. Nous sommes très heureux de cet élargissement.
Nous avons accepté les compromis nécessaires pour permettre cet élargissement. Ce n'était pas si simple. Je me souviens des Conseils de Bruxelles, de Copenhague, je me souviens du compromis de Luxembourg; je me souviens de réunions avec un certain nombre de mes agricultures dans ma région, je me souviens de beaux débats que nous avons eus. Nous les avons assumés avec détermination, parce que nous voulions cette grande Europe. Parce que nous pensons qu'il faut faire vivre cette Europe à Vingt-cinq, qu'il faut assumer cette capacité, aujourd'hui, à casser les murs et à faire en sorte qu'on ne puisse plus parler de l'Europe de l'Est, qu'on puisse rassembler ces pays d'Europe et tous ceux qui sortent des idées sombres, tous ceux qui sortent d'un passé particulièrement totalitaire, de leur offrir le chemin de la démocratie humaniste. C'est pour cela que la France adhère à l'idée d'élargissement, sans aucune réserve, et nous devons essayer de combattre les peurs qui peuvent celles d'un certain nombre de catégories de citoyens, qui peuvent craindre telle ou telle concurrence. Nous disons que nous gagnerons tous ensemble. Cet élargissement rendra plus fort notre continent.
Nous voulons que, parallèlement, on puisse construire des règles de fonctionnement et que nous puissions aller vers cette Constitution qui donnera des règles à l'Europe. Nous sommes attachés à ce que l'Europe ait véritablement une Constitution qui donne ses règles de vivre ensemble, parce que pour vivre à Vingt-cinq, les choses évidemment ne seront jamais simples, s'il n'y a pas des règles importantes qui nous rassemblent, des règles qui définissent ce vivre ensemble. Nous connaîtrons des difficultés et cet élargissement, en lui-même, serait peu crédible. Je crois qu'il est très important que nous bâtissions ce traité institutionnel, je l'espère dans l'année 2004. Nous y sommes très attachés.
Nous trouvons que la Convention - ce n'est pas parce qu'elle a été présidée par V. Giscard d'Estaing, encore que ce ne soit pas le plus maladroit - parce qu'il y a beaucoup de travail qui a été fait, y compris avec M. Barnier. Il y a un gros travail qui a été fait, un travail très important avec, pendant dix-huit mois, la recherche de consensus, avec les meilleurs experts européens qui y ont passé du temps, qui ont discuté, qui ont cherché des consensus. Ce qu'ils n'ont pas pu obtenir en travaillant comme cela, ce ne sont pas des réunions interministérielles entre deux avions, rapides, qui nous permettront de trouver les solutions de manière plus ou moins improvisée.
Je crois qu'il y a là un socle qui est un socle fondamental pour l'Union européenne. Ce socle constitutionnel, on peut, naturellement, mieux le définir ; on peut l'amender, il est ouvert à la discussion. Mais, globalement, il apporte les éléments majeurs de ce que peut être une Europe plus forte, avec une présidence stabilisée, une Europe plus cohérente avec un ministre des Affaires étrangères qui assure cette cohérence, une Europe qui accepte que le principe de décision soit renforcé pour qu'on ne puisse pas avoir des systèmes de blocage trop importants. Cette règle, que moi je défends, est la règle de la double majorité.
Je me vois bien, Premier ministre devant expliquer aux citoyens de mon pays qu'à un moment, une décision européenne va s'imposer devant eux. Il faut que cette décision ait une forte légitimité. Le jour où cette décision représente 60 % des citoyens européens et 50 % des Etats, elle a une vraie légitimité. Elle peut s'imposer à un Gouvernement. Si on a des règles qui sont faibles, elles ne s'imposeront pas aux gouvernements ; elles ne s'imposeront pas à nos identités. Il faut donc trouver cette capacité à avoir des règles suffisamment fortes pour pouvoir être plus fortes que les ambitions que nous pouvons avoir les uns et les autres dans notre seule souveraineté. Et cette stratégie européenne est un élément très important du travail qui a été fait par la Convention et c'est pour cela que je crois important de pouvoir faire en sorte que nous puissions trouver, au cours de l'année 2004, sous la présidence irlandaise, si possible, les capacités de pouvoir conclure ce rapport important aux citoyens qu'est une Constitution pour nous donner les règles du vivre ensemble. Car dans cette année 2004, si nous traînons trop, nous aurons des élections au Parlement européen au mois de juin, nous aurons une nouvelle Commission qui, d'ici la fin de l'année, se mettra en place et il faudrait que, pour l'année 2005, l'Europe soit en capacité d'avancer et que nous puissions vraiment, à 25, construire cette nouvelle dynamique européenne, cette Europe nouvelle.
Nous trouverons des solutions si le temps devait être plus long ; nous trouverons des solutions, que ce soit le concept d'avant-garde, le concept belge ou le concept pionnier que nous pouvons mettre au singulier, que nous pouvons mettre au pluriel, la manière de pouvoir travailler à quelques-uns pour pouvoir avancer, c'est une conception qu'il nous faudra développer. Je suis très attaché à cette dynamique ; nous l'avons montré avec la Belgique, avec l'Allemagne, avec la France ; pour les questions de défense, nous pouvons, avec le Royaume-Uni également, avec la Pologne, le triangle de Weimar, avec tel ou tel pays, montrer que nous sommes capables d'avancer sur un certain nombre de sujets, ceux qui veulent avancer. Je souhaite vraiment une Constitution, mais je crois que si cela devait être nécessaire de prendre du temps, d'ici là, nous pouvons faire des progrès en avançant avec ceux qui veulent avancer ensemble. Nous avons déjà des espaces de décision importants pour que nous puissions faire vivre cette ouverture européenne, notamment avec tout ce qui nous rassemble autour de l'Eurogroupe. Je pense que l'Eurogroupe doit être renforcé, doit constituer un lieu de coordination. C'est déjà un espace ; c'est en soi une sorte de groupe pionnier. Cet Eurogroupe, lieu de coordination, lieu de dialogue qui, au moment où la reprise économique doit être plus construit.
C'est à l'intérieur de l'Eurogroupe qu'il faut faire exister et ses stratégies et ses idées. Il y a, je pense, des progrès à faire dans cette gouvernance de l'Eurogroupe, et c'est une façon de faire avancer l'Europe, comme ce sera une façon de faire avancer aussi l'Europe que de pouvoir réfléchir à la forme que devra prendre, dans l'avenir, le Pacte de stabilité et de croissance. Il nous faut un Pacte de stabilité et de croissance ; il nous faut cette capacité à travailler ensemble et avoir cette règle commune pour être, ensemble, respectueux de la discipline budgétaire. Mais il faut aussi que le Pacte de stabilité et de croissance ne soit pas trop focalisé sur les disciplines de court terme, ne soit pas trop indifférent non plus aux évolutions conjoncturelles et qu'on puisse tenir compte de la situation.
En l'an 2000, nous étions à 4 % de croissance et on ne faisait pas de réformes ; et aujourd'hui, nous connaissons des situations de croissance plus difficiles et il faut faire les réformes nécessaires. Et donc, je pense qu'il est utile de trouver la capacité à tenir compte, au sein du Pacte de stabilité, d'une part de la nécessité de faire un certain nombre de réformes structurelles et d'encourager les pays à faire des réformes structurelles puisque nous sommes, les uns et les autres, face aux mêmes échéances en ce qui concerne les pensions, en ce qui concerne la maladie, en ce qui concerne la démographie.
Puisque nous sommes face aux mêmes défis, il faut que le Pacte de stabilité puisse inciter les pays à faire ces efforts, de même qu'il est important, je crois, que le Pacte de stabilité puisse inciter les pays à faire des efforts sur des sujets comme ceux dont on parlait tout à l'heure - je pense à la recherche notamment - pour essayer, ensemble, d'atteindre les objectifs que nous nous sommes fixés à Lisbonne pour cette Europe que nous voulons construire et qui est un élément très important de l'avenir de notre construction européenne.
Il y a là des espaces de progrès qui sont aujourd'hui possibles et c'est, je crois, pour nous, le moment, dans cette année 2004, de faire avancer l'Europe et de pouvoir choisir les stratégies d'avenir et ainsi rassurer les populations par le mouvement. Les populations douteront toujours de la capacité des Etats si nous ne sommes pas capables de prendre des initiatives.
Alors, oui à l'élargissement, oui aux institutions nouvelles ;si les institutions nouvelles doivent prendre du temps, créons des mouvements, créons, là où il y a les espaces de volonté, évidemment sur le terrain économique et monétaire, et évidemment sur le terrain de la défense et sur un certain nombre d'autres sujets, faisons en sorte que le mouvement soit créé et que nous puissions être aujourd'hui les acteurs d'une Europe forte qui se batte pour un monde mieux organisé. Nous avons besoin de l'Europe pour participer à la dynamique mondiale qui est en train de s'organiser.
Mais, si nous pouvons prendre le temps de nos institutions, nous n'avons pas le temps pour faire exister notre influence au niveau international. Il faut faire une réforme de l'ONU, pour que l'on puisse faire de l'ONU un espace du droit, la source du droit international, le lieu où se décide la paix ; ce lieu qui doit être un lieu moderne, source d'un droit international nouveau, c'est en train d'être engagé, de même qu'une réforme de l'OMC pour un développement plus juste ; de même qu'il nous faudra, comme le Président de la République française l'a proposé, une organisation mondiale de l'environnement. Nous voyons bien que, face aux difficultés de la planète, mais aussi face à cette conscience mondiale de plus en plus partagée, le monde est tenté de mettre en place sa propre gouvernance. Et si on veut que l'Europe tienne sa place dans cette organisation, l'Europe ne doit pas perdre trop de temps.
Car on risque à ce moment-là de trouver un monde organisé en dehors des idées de l'Europe, et nous n'aurions pas atteint notre mission historique qui est non seulement de faire exister l'Europe pour elle et les citoyens européens, mais de faire aussi exister l'Europe pour le monde. Le monde a besoin d'une Europe et des idées de l'Europe ; je crois que c'est très important, y compris aujourd'hui dans les relations entre le monde et les Etats-Unis. Il faut que nous puissions parler avec les Etats-Unis comme des amis, mais que nous puissions parler comme de vrais amis, c'est-à-dire d'égal à égal, être capables, nous Européens, de faire valoir nos idées et capables, avec les Etats-Unis de construire des ambitions communes pour le monde et que l'Europe soit écoutée et qu'on puisse engager ce dialogue très important pour une vision plus humanisée du monde.
Soyons très attentifs à ce que le monde en développement n'ait pas une vision d'un Occident préoccupé par ses égoïsmes et ses individualismes, qui ne se battrait que pour ses intérêts, qui n'entre en guerre que quand il est vraiment en cause dans ses intérêts ; que les valeurs que porte l'Europe apparaissent au monde entier et que l'Occident n'apparaisse pas comme l'adversaire de tous, isolé dans sa richesse - pas si puissante à l'intérieur même de nos sociétés parce que pas toujours évidemment partagée.
Nous avons besoin de défendre cette vision humanisée de la mondialisation, de la diversité culturelle, de l'aide au développement et aujourd'hui, évidemment, du combat contre les épidémies qui ravagent un grand nombre de pays - je pense notamment aux pays africains. Il y a là toute une gouvernance mondiale qui a besoin de l'Europe pour se mettre en place. Et l'Europe a besoin de pouvoir agir avec les organismes - je pense à ce qui a été fait récemment à l'Unesco avec la convention internationale où on a pu faire quelques avancées sur la diversité culturelle ; nous pouvons le faire avec les idées de l'Europe.
Voilà, mesdames et messieurs, quelques convictions qui sont celles de la France quand elle défend le projet européen. Ce sont des convictions qui sont celles d'un pays qui est attaché à son identité, qui n'a pas peur de l'Europe comme adversaire de notre identité, mais qui trouve dans l'Europe le prolongement de notre identité, cette capacité de multiplier l'influence, cette capacité de trouver un levier d'action, cette capacité d'action, cette capacité de donner de la force à nos idées.
C'est pour cela que l'ouverture et l'identité nous paraissent tout à fait compatibles. Il n'y a pas, je crois, pour la France, une inquiétude de l'Europe. Il y a bien une inquiétude, aujourd'hui, de la non Europe, d'une Europe inefficace, d'une Europe fermée sur elle-même, égoïste, lourde, avec beaucoup de pesanteurs, qui ne traite pas le dossier Alstom au rythme où les salariés d'Alstom voudraient voir le dossier traité, qui ne traite pas les sujets comme on voudrait les voir traités, une Europe qui ne répondrait pas à l'idée d'Europe.
Mais l'idée d'Europe, elle est aujourd'hui présente dans les sociétés, parce que les gens ressentent bien que si leur identité, à laquelle ils sont attachés, doit être préservée, il faut lui donner la capacité mondiale aujourd'hui, de résonance. C'est pour cela que ces idées, d'identité et d'ouverture, sont des idées très importantes pour nous aujourd'hui. Ce sont des idées qui doivent nous permettre, à la fois de faire des efforts, sur le plan culturel, sur le plan de la connaissance, sur le plan de la réflexion personnelle, aller au fond de nos propres identités.
C'est pour cela que je suis très attaché - tout à l'heure, vous faisiez référence, monsieur le président, à la table familiale, aux traditions gastronomiques, traditions culturelles parmi d'autres -, à aller aux profondeurs de ces traditions, à rechercher l'identité au plus profond d'elle-même, mais non pas pour s'enfermer dans l'identité mais parce que plus l'identité est mieux connue, plus on a envie de connaître l'identité de l'autre ; plus on se connaît soi-même, plus on est intéressé par l'autre, et je crois vraiment que l'idée d'identité, aujourd'hui, est liée à la notion d'ouverture.
Et c'est cela, le message des humanistes : n'ayons pas peur de l'identité, mais d'une identité ouverte, d'une identité qui passionne, qui rend curieux, une identité qui nous fait mesurer notre fragilité, celle du monde et celle de notre personne. C'est cette fragilité qui rend le contact avec l'autre intéressant, qui rend le contact avec l'autre curieux. C'est cette fragilité au fond de chacune de nos identités qui fait qu'on a besoin de l'autre ; c'est cette conscience de la fragilité, de la personne comme du pays, qui fait qu'on peut dire aujourd'hui, vraiment avec conviction : " au fond, le but du jeu, c'est le " tu " et l'avenir, c'est l'autre ". Merci à vous tous.
(source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 29 mars 2004)