Interview de M. Azouz Begag, ministre délégué à la promotion de l'égalité des chances, à France-Inter le 10 novembre 2005, sur les discriminations des enfants d'immigrés dans les banlieues, le droit de vote et l'ascension sociale d'Azouz Begag.

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Média : France Inter

Texte intégral

Q- La fermeté jusqu'où ? Après le rétablissement du couvre-feu, réactivation d'une loi datant de la guerre d'Algérie, des condamnations à la prison ferme, l'expulsion des étrangers fauteurs de trouble, même s'ils sont en situation régulière, demandée par N. Sarkozy, un projet de loi du député J.-P. Garraud pourrait être déposé, visant à donner aux tribunaux la possibilité de déchoir de la nationalité française les étrangers naturalisés reconnus coupables de faits graves dans les violences urbaines. Les associations réagissent vivement ce matin. Elles invoquent non seulement la réactivation de la double peine là aussi, mais même le nettoyage ethnique. Que dites-vous de la demande faite hier par N. Sarkozy ?
R- Vous savez bien que cela m'embête à chaque fois de devoir, en tant que ministre de l'Egalité des chances, me positionner par rapport à ce que dit le ministre de l'Intérieur. J'essaye de me battre depuis cinq mois pour exister en tant que ministre à part entière...
Q- C'est vrai que vous n'êtes pas dans une situation facile...
R- Oui, c'est difficile. Pourquoi à chaque fois, on essaye de me mettre entre le marteau et l'enclume, c'est difficile à ce moment-là... Vous savez quel est mon souci aujourd'hui ? C'est de faire rentrer 95 % des enfants des cités dans l'ascenseur social, pour leur redonner du punch, pour leur redonner de l'espoir, pour leur redonner des raisons de croire à la France, le pays où ils sont nés et dans lequel leurs grands-parents, leurs ancêtres sont morts, comme les miens, en 1918, dans le 23ème régiment de tirailleurs algériens. Voilà ce dont il s'agit ! Ce modèle républicain d'intégration qui fonctionne partout en France, il n'a pas fonctionné dans les quartiers d'exclusion. De 1945 à 1975, pendant les Trente Glorieuses, tous les enfants d'immigrés, tous les immigrés qui étaient là sont venus construire la France avec comme seule idée, le mythe du retour au bled. A partir de 1975, grande crise économique due à l'augmentation du prix du baril de pétrole, jusqu'à 2005, c'était les "Trente calamiteuses", alors que les trente années auparavant étaient les Trente Glorieuses. Aujourd'hui, les Trente calamiteuses sont trente années dans lesquelles on a laissé s'enfoncer ces quartiers avec leurs populations, sans pouvoir faire accéder l'ascenseur social. Et la France, la France des valeurs républicaines ! Aujourd'hui en 2005, voilà, on arrive au bout d'un deuxième cycle, une crise majeure. Il faut faire quelque chose pour relancer un troisième cycle. Ce troisième cycle, je le porte sur les épaules, il s'appelle le cycle des années prometteuses de l'égalité des chances. Voilà ! Et j'ai envie d'être optimiste aujourd'hui, j'ai envie de regarder un côté de la bouteille, et il y en a d'autres qui regardent avec leur sensibilité l'autre côté. J'ai envie de remplir la France avec de l'énergie, avec des valeurs positives.
Q- Mais volontairement ou involontairement - ne retombons pas dans les politiques politiciennes, parce que franchement, on ne gagne pas beaucoup de temps avec ça -, n'est-ce pas trop lourd à porter ?
R- Vous savez qui le porte ? C'est mon ventre ! C'est très très lourd bien sûr, j'ai envie de le dire à tous les Français aussi aujourd'hui. C'est tellement lourd, ce métier, ma position est tellement lourde : position d'homme libre, position de penseur, de sociologue, position d'un ministre français qui est né dans un bidonville pourri dans la banlieue de Lyon, sans eau, sans électricité, de parents analphabètes, qui ne savaient même pas parler français. Un ministre qui a passé vingt ans dans les cités HLM et qui aujourd'hui accède au stade suprême du pouvoir avec D. de Villepin, dans un gouvernement où on me dit "Maintenant vous avez parlé, réfléchi, conceptualisé l'intégration pendant vingt ans, agissez" ! Eh bien, j'ai envie de porter ce message d'espoir que m'a donné D. de Villepin et j'ai envie d'emmener la France vers une autre France, la France de la diversité. Vous avez vu qui a marqué les trois buts, hier soir ? Anelka, Henri, Cissé. Savez-vous qui sont ces joueurs ? Ce sont les joueurs de notre équipe de France de foot ! Il y a 90 % de noirs dans cette équipe. Ce sont des français, mais ce sont des noirs qui gagnent, ce sont des noirs qui favorisent le talent, la diversité et la rentabilité dans notre pays. C'est de diversité dont je veux parler.
Q- Puisque l'on parle de tout et qu'on parle de la France, est-ce que ce pays a fait tout ce qu'il fallait pour que l'on pose les questions comme elles doivent l'être ?
R- Non !
Q- Est-ce qu'on a suffisamment parlé de ce qui s'est passé pendant la guerre d'Algérie, quitte à réactiver une loi qui date de la guerre d'Algérie ? Est-ce qu'on a parlé de l'esclavage, pour tous ceux qui sont concernés par ça, et notamment tous les noirs qui vivent en France ? Est-ce qu'on a parlé, au fond, de la façon dont ce pays confronte ou pas son histoire à son passé ?
R- Non !
Q- Et est-ce qu'il faut commencer par ça ou pas ?
R- Non, il faut commencer par 1945. D'abord, réglons les soucis par ordre hiérarchique. Depuis 1945, on est arrivés là, nos parents sont arrivés là et nous, on est nés là. Donc toutes ces questions dont nous souffrons aujourd'hui, ces questions d'exclusion, ces questions de violence, ces questions de discrimination raciale dues au faciès de ces jeunes, dues à leur nom, dues à leur supposée religion, c'est ça qui nous intéresse aujourd'hui. Réglons-les d'abord, donnons des raisons à tous ces jeunes des quartiers d'aller voter, d'aller participer aux débats démocratiques dans leur quartier. Je leur dis, arrêtez de brûler des voitures, arrêtez de brûler des usines, arrêtez de brûler des écoles maternelles, ce sont celles de vos petits frères et petites surs ! Et quand il faudra participer au débat républicain, avec les valeurs de ce pays, il faudra aller voter et dire je vote pour lui ou pour elle, pour un parti ou pour un autre, parce que j'ai envie de changer la République française avec ça, avec la carte d'électeur. Voilà ce que je leur dis ! Alors après, quand on aura amené ces gens dans l'espace républicain, avec ce droit de vote et cette liberté de prendre la parole, après on parlera, on expurgera le passé. L'Algérie, l'esclavage, la colonisation, on trouvera de nouveaux mots pour parler de ces Français...
Q- Y a-t-il une volonté de ça, la sentez-vous ou pas ?
R- Ah, mais oui !
Q- "Ah, mais oui", mais pourquoi on ne l'entend pas alors ? Pourquoi ne voit-on pas encore une fois des prises de position politique qui disent : regardons notre histoire, mettons tout sur la table ? Parce que c'est bien gentil les banlieues, mais les banlieues ont une histoire, comme vous le disiez, et avant cette histoire, il y a aussi la mémoire de ce pays. Quand mettra-t-on toutes ces questions en perspective ?
R- Eh bien, croyez-moi, dans ce Gouvernement, au même titre que tous les autres qui revendiquent la liberté de parole et la liberté d'exprimer leur sensibilité, je ne lâcherai jamais cette liberté de parole. Je viens d'un pays pauvre, le bidonville de Lyon, je suis aujourd'hui dans ce Gouvernement et j'ai dit que dans plusieurs années, plusieurs mois, quand je retournerai chez moi, je voudrais me regarder dans le miroir et dire, c'est toujours A. Begag qui est toujours en train de parler, même s'il a été ministre pendant deux ans. Il a défendu ce qu'il avait à défendre, il est resté le même. Voilà pourquoi je suis aujourd'hui en train de crier, de me battre, je suis malade. Je me réveille, vous le savez à 3H12 du matin toutes les nuits, comme aujourd'hui, je n'y ai pas échappé, mais je suis venu à 8h00 pour parler aux Français, pour leur dire que je suis là maintenant au sein du sérail. Je suis le ministre non pas de l'Intégration, même si je m'appelle A. Begag et que mes parents sont nés à Sétif en Algérie. Je m'appelle A. Begag, né à Lyon, je suis le ministre de l'Egalité des chances. Je travaille pour les femmes, pour les handicapés physiques, pour les seniors de plus de cinquante ans qui n'ont pas de boulot, parce qu'ils ont plus de cinquante ans et qui me disent qu'ils ont eux aussi le droit d'être des exclus et de nous voir intéressés par votre ministère. Je leur dis qu'ils ont raison, je les reçois ! Et puis les Français qui sont issus d'immigration maghrébine, africaine, noire aussi, nos concitoyens qui sont des DOM-TOM qui, parce qu'ils ont une gueule particulière, sont bafoués par les discriminations dans le pays de l'égalité des chances ! Je ne l'accepte pas. Je me bats pour tous ces gens, pour tous ces français. Je suis le ministre de l'ascenseur social.
Q- Une question qui nous a frappé : on entend beaucoup, beaucoup les femmes parler...
R- J'adore !
Q- Mais où sont les pères ? Pourquoi on ne les entend pas, pourquoi on n'entend pas les hommes qui sont les pères des enfants qui manifestent aujourd'hui ou qui vont caillasser dans les banlieues ? N'y a-t-il plus que les femmes pour porter les choses ?
R- Et c'est tant mieux, c'est bien...
Q- Je ne dis pas que c'est mal, mais je demande où sont les pères, et symboliquement d'ailleurs...
R- Ils en ont pris plein la gueule, les pères, dans les usines, ils ont été bafoués dans leur dignité ! Les pères, que voulez-vous qu'ils racontent ? Ils ont lâché leur bled, ils sont venus vendre leur force de main-d'uvre ici. Et voilà. Ils n'ont pas appris le français, comme mon père qui est mort il y a trois ans, il a tout sacrifié pour que nous, ses enfants, nous soyons enfin respectés, nous soyons porteurs de la dignité de ces travailleurs qui ont tout donné pour exister et pour faire exister leur descendance dans ce pays formidable qu'est la France. Il faut le dire, purée ! On est dans un pays formidable, on est dans un des meilleurs pays du monde. Tous ces gamins qui brûlent des voitures aujourd'hui, les voitures de leurs voisins, je leur dis, allez en Afrique, allez en Amérique du Sud, allez au Brésil, allez voyager là-bas, vous allez voir ce que c'est la vraie misère, la vraie galère ! Et quand vous allez revenir en France, vous allez embrasser le sol de ce pays, tellement vous vous y sentirez bien ! Allez-y, bougez, ne restez pas dans vos immeubles, ne restez pas, vous n'y avez pas forcément intérêt. Allez voir le monde, bougez ! La culture de la mobilité est un des ingrédients majeurs pour moi de l'émancipation, de la découverte de soi, de l'individualité. Parce que ces enfants sont emprisonnés dans le carcan du groupe de la communauté de leur micro territoire. Je leur dis, dégagez-vous de cette communauté, dégagez-vous, allez vous découvrir, allez vous conjuguer à la première personne du singulier, allez apprendre le sens critique. D'où l'importance de l'école, d'où l'importance des associations - plus 100 millions d'euros depuis quelques jours. D'où l'importance de tout le lien social des gens, des profs, des bibliothécaires qui leur disent, lisez, élisez, partez !
Q- Une dernière chose, très importante, qui concerne aussi d'ailleurs votre rôle : est-ce qu'il est facile, est-ce qu'il est même possible pour vous aujourd'hui, d'aller dans les banlieues. Ou est-ce que quand on va dans les banlieues - et pardon, je vais aller jusque...
R- Allez-y, vous savez que vous pouvez parler avec moi librement !
Q- Voilà, mais est-ce qu'on ne va pas au zoo quand on va en banlieue aujourd'hui, est-ce qu'on ne va pas regarder tous ceux-là, qui sont si différents de nous et qui brûlent les voitures ? Et est-ce qu'ils n'ont pas le sentiment justement, quand on commence à parler d'eux et qu'on les regarde, qu'on en parle comme d'animaux sauvages ?
R- Vous avez vu la fracture !
Q- Mais justement, vous, pouvez -vous y aller ou pas ?
R- Mais j'y vais, mais c'est chez moi !
Q- Non, mais je ne parle plus d'A. Begag, je parle du ministre. Comment est-il face à eux ?
R- Stéphane, regardez-moi dans les yeux...
Q- Je n'arrête pas !
R- La semaine dernière, l'immeuble de "La Duchère", au Nord de Lyon, qui a été détruit, j'y suis allé et j'ai retrouvé tous mes potes que je n'avais pas vus depuis vingt ans. C'était un plaisir intense de se retrouver et d'avoir en commun une même mémoire, une mémoire de ces HLM - dans lesquels on a souffert, mais dans lesquels on a été heureux. Parce que dans les années 70, les Trente Glorieuses, eh bien, on était tous heureux, ensemble, dans notre grande diversité. Bien sûr que j'y vais ! Mais le problème, je l'ai dit à mon cabinet depuis le début : je veux aller toutes les semaines dans les quartiers, pas rester une heure ou deux, je veux rester une journée et une nuit, de façon à être là, à l'écoute des gens. Et vous pouvez demander à tous les membres de mon cabinet, je leur ai dit que lorsque j'y vais, je ne veux pas de journalistes, je ne veux pas de caméras, parce que je veux avoir un respect, je veux respecter les gens. Je leur dis que je suis venu tout seul, avec mon cur et mon équipe, pour vous écouter en tant que ministre cette fois. Parce que figurez-vous, dans tous ces quartiers, depuis vingt ans, j'y suis allé en tant qu'écrivain. Et vous parliez de Toulouse, le Mirail et de La Reynerie en particulier : je salue tous mes amis de La Reynerie. Je leur dis que le 24 novembre, je vais venir chez vous.
Q- Vous avez vu qu'on n'a pas dit un mot ni de Sarkozy ni de Villepin !
R- Ah, eh bien, cela me fait super plaisir, parce que j'ai l'impression d'exister aujourd'hui à France Inter !
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 17 novembre 2005)