Entretiens de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, avec l'Association des journalistes France-Russie le 26, à France-Inter le 30 et avec Canal Plus le 31 octobre 2000, sur les relations entre la France et la Russie et entre l'UE et la Russie, notamment à propos du conflit tchétchéne, sur les négociations au Proche-Orient et sur la situation en Côte d'Ivoire.

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Circonstance : Visite en France de M. Vladimir Poutine, président de la Russie, pour le sommet UE - Russie le 30 octobre 2000

Média : Canal Plus - France Inter - Télévision

Texte intégral

Entretien avec l'association des journalistes France - Russie :
Avant de passer aux questions-réponses, je voudrais dire que pour nous, la venue de M. Poutine à Paris est très importante, aussi bien sous l'angle européen, pour le sommet Union européenne-Russie, que dans la dimension bilatérale de la visite de M. Poutine en France.
Deuxième remarque préalable, je voudrais rappeler quelque chose que j'ai souvent dit à propos de la question russe. Ce que nous souhaitons, nous français et européens, c'est évidemment d'avoir comme voisine, une Russie prospère, stable, qui se développe, qui se modernise, qui modernise ses institutions politiques, qui complète sa démocratie, modernise sa société et qui ait une politique étrangère inspirant confiance à ses voisins. C'est ça que nous souhaitons avoir, et c'est ce que souhaitent tous les réformateurs russes. Mais nous savons aussi que ça ne se fait pas en un jour.
Q - Est-ce qu'il y a des changements dans la disposition du gouvernement concernant le problème tchétchène ?
R - Nous continuons à penser que le problème tchétchène ne peut pas être durablement résolu par des moyens purement militaires, et qu'à un moment ou à un autre, il faut le traiter sur le plan politique. C'est ce que je pense, comme à peu près tous les responsables occidentaux, même s'ils le disent plus ou moins selon les circonstances. C'est un sujet qui est important bien sûr, qui sera abordé à un moment ou à un autre pendant les entretiens, mais on ne peut pas non plus en faire le sujet central de nos relations avec la Russie, ni du côté français, ni du côté européen. Il faut garder une vision d'ensemble. Le sujet central, c'est celui que j'ai cité il y a un instant, à savoir le type de coopération que nous pouvons avoir avec la Russie pour faciliter cette longue tâche de la modernisation.
Q - On dit que Noga a décidé de saisir l'avion du président russe, qu'en pensez-vous ?
R - Il s'agit d'une question judiciaire, je n'ai aucune influence sur ce processus judiciaire. Comme dans l'affaire du Sedov, le gouvernement français n'avait aucun moyen d'action direct.
Q - Une question sur Mme Sakharova, qui a été éloignée de sa fille, elles sont séparées et ça nous touche vraiment au coeur. Mais ce qui me frappe, on parle toujours de l'indépendance des juges dans cette affaire, mais il y a aussi des problèmes de Droits de l'Homme qui dépassent des problèmes purement judiciaires. Qu'est-ce que vous en pensez, parce que vous êtes quand même ministre des Affaires étrangères, vous êtes censé veiller sur les relations entre les deux pays.
R - Je n'ai aucune espèce d'influence sur les procédures judiciaires.
Q - Mais pour les Droits de l'Homme ?
R - Le problème des Droits de l'Homme ne conduit pas à ce que les gouvernements puissent interférer dans les décisions des juges, plutôt l'inverse. Et puis, on ne juge pas des relations entre deux pays à partir d'un cas particulier.
Par ailleurs, vous ne pouvez pas dire que les relations entre deux grands pays dépendent d'un cas particulier, même si c'est un cas émouvant. De toute façon en terme de procédure, je ne peux absolument rien. J'ai dit à Moscou, puisque j'ai été interrogé sur ce cas, que je souhaitais que la justice trouve une solution plus humaine. Je ne peux pas dire plus, c'est un souhait.
Il faut replacer les choses dans leur perspective, il ne faut pas mélanger les différents niveaux - judiciaire, politique, intergouvernemental. Il peut y avoir des problèmes entre la France et l'Allemagne, la France et la Grande-Bretagne, l'Allemagne et l'Espagne... Il y a souvent des problèmes qui sont liés à des problèmes de divorces ou de garde d'enfants. Mais même entre les démocraties très perfectionnées, avec toutes sortes de garanties partout, on bute de temps en temps sur des problèmes de désaccord judiciaires. Au sein de l'Union européenne on crée un espace plus cohérent, plus homogène, pour que, au moins au sein des Quinze, il n'y ait plus de contradictions dans les décisions des juges, et qu'il n'y ait plus ces problèmes humains auxquels l'opinion est très sensible, mais qui n'ont rien avoir avec les relations entre les pays.
Q - Que pensez-vous de cette visite à Paris de M. Poutine à Paris ? Quels sont les sujets, les obstacles à enlever pour l'amélioration sensible même dans les rapports France ? Quelle est la voie à suivre pour que les investisseurs français arrivent sur le marché en Russie ?
R - Je crois que cela dépend de ce qui se passe en Russie. Les investisseurs français n'investissent pas au coup de sifflet du gouvernement français, ce sont des investisseurs privés, qui examinent la situation économique, les conditions de sécurité juridique, la fiscalité, et qui examinent les conditions de recours, les garanties. On sait bien que l'un des problèmes que doit traiter la politique économique russe depuis des années, que traite le gouvernement petit à petit, c'est de fournir aux investissements étrangers, que la Russie souhaite attirer, des garanties nécessaires pour qu'elle puisse se développer et ce n'est pas un problème purement français. Il y a des investissements français, il y a beaucoup d'entreprises françaises et cela se développera au fur et à mesure que se renforcera la sécurité juridique et économique. C'est cela qui est fondamental pour les investisseurs.
Les dirigeants politiques peuvent exprimer de bonnes intentions, peuvent créer un climat favorable, on peut dire dans une rencontre bilatérale que nous souhaitons développer des relations économiques, nous encourageons les investisseurs à y aller, on peut dire des choses comme cela, et nous le ferons. De même que la question de la COFACE sera examinée par les entretiens dans la partie bilatérale de la discussion avec le Président de la République et le Premier ministre. Mais la décision concrète de l'investisseur ou chef d'entreprise, est une décision rationnelle, logique et juridique qui prend en compte la situation sur place. Je sais, que les autorités russes ont pris conscience de ce problème et travaillent à cela. Je suis optimiste sur le développement à moyen terme. J'ai senti un climat assez encourageant.
Q - Quelle a été l'attitude russe vis-à-vis de la Yougoslavie ?
R - Il me semble qu'il y a l'attitude des dirigeants russes d'un côté et l'opinion russe de l'autre. Les dirigeants ne manifestent aucune sympathie, aucune complaisance, aucune indulgence avec Milosevic. Je le savais depuis longtemps, mais je l'ai vérifié. Simplement, ils sont obligés de tenir compte dans leur démarche, dans leur déclaration, d'une sensibilité extrême de l'opinion russe et notamment de la Douma, et de nombreux partis politiques. Donc les dirigeants russes réagissent aussi en se rappelant de la façon dont les opinions russes ont réagi pendant la guerre du Kosovo. Il m'a toujours semblé qu'ils voulaient en même temps maintenir une coopération étroite avec les Européens et je suis convaincu qu'aujourd'hui leur politique rejoint la nôtre, qui est de faciliter la consolidation démocratique de la République fédérale de Yougoslavie.
Donc à part la difficulté de la gestion d'opinion à un moment donné, je crois que nous avons globalement des objectifs identiques.
Q - Le Proche-Orient ?
R - Le Proche-Orient fera évidemment l'objet d'un échange entre les deux Présidents, le Président Poutine et le Premier ministre, compte tenu de la situation qui n'est pas bonne. Je dirais d'abord et avant tout, qu'il faut essayer de préserver les acquis des années passées. Le Proche-Orient est dans un processus de paix depuis sept ou huit ans avec des moments d'arrêt, des moments de redémarrage, avec des hauts et des bas, beaucoup de progrès ont été faits, beaucoup de contacts ont été noués, beaucoup de décisions ont été prises encore ces dernières semaines. Je crois que la priorité aujourd'hui c'est d'éviter que des engrenages de décisions unilatérales, et du côté israélien et du côté palestinien, ne remettent en cause tous les acquis des dernières années, des dernières semaines. Il faut préserver tout ce qui a été acquis en attendant le moment où un vrai dialogue pourra reprendre sur le fond.
Q - Et la Tchétchénie ?
R - La Tchétchénie, ce n'est pas simplement un rappel des questions de principe. Nous souhaitons pouvoir en discuter. Même si ce n'est pas le problème central, c'est un problème grave. Nous souhaitons réexpliquer pourquoi dans l'intérêt même de la Russie, il me semble, que le problème devrait être abordé autrement. Cela veut dire aussi être capable de parler franchement de sujets difficiles et je le répète de façon proportionnée, sans oublier le coeur du sujet. Le coeur du sujet est : quel est le concours utile que peut apporter l'Union européenne à ce processus de modernisation de la Russie ?
Q - La Russie a-t-elle peur de l'Union européenne ?
R - Vous faites allusion à la question de l'élargissement. Quand j'étais à Moscou il y a quelques temps, certains de mes interlocuteurs ont insisté sur le fait, notamment certains ministres, dont celui chargé des relations avec l'Union européenne, que l'élargissement allait poser des problèmes à la Russie. Il allait bouleverser les circuits économiques et commerciaux. Il s'agit de l'élargissement complet quand on atteindra l'élargissement à vingt-sept Etats membres, ce n'est pas un problème qui se pose immédiatement. Mais il est tout à fait légitime que la Russie aborde toutes ces questions. Le dialogue Union européenne/Russie n'est pas fait pour être académique, formaliste, c'est un vrai dialogue. Je sais que la Russie - je le sais parce que je l'ai entendu il y a quelques semaines - se pose des questions sur le projet de défense européenne. Et bien, on en parle, c'est normal. La Russie s'interroge sur les conséquences pour elle de l'élargissement... très bien. C'est un sujet de discussion plutôt avec la Commission, avec la Présidence en exercice, on peut en parler aussi au niveau bilatéral.
Q - Question sur l'aide à la Russie ?
R - L'aide, ce n'est pas tellement de l'aide d'ailleurs, c'est une coopération.
En ce qui concerne la coopération menée au titre de l'Union européenne, nous avons décidé à quinze d'aider en priorité la consolidation de l'Etat de droit, consolidation d'un Etat moderne et efficace, démocratique bien sûr, donc c'est là-dessus qu'ont porté nos efforts en priorité, par exemple, à l'intérieur du programme TACIS. Et je crois que cela répond à une demande russe aussi, mais cela a des conséquences sur les choix des programmes, sur les choix des échanges, des formations.
Q - Pourquoi M. Poutine a-t-il tant tardé à venir ?
R - Ce sont des questions qui s'adressent à M. Poutine. Pas à moi, puisque dès le début, on lui avait dit qu'il était le bienvenu à Paris quand il voulait, donc ce sont des choix russes, ce ne sont pas des choix français.
Je le lui avais dit puisque je l'avais rencontré en février. Le président de la République l'a rencontré au Sommet d'Okinawa et je l'ai rencontré à nouveau en septembre. J'ai par ailleurs des contacts constants avec M. Igor Ivanov.
Q - Quand vous avez revu M. Poutine en septembre, c'était le même homme ?
R - Oui, c'était le même homme. Je veux dire par là que dès la première fois que je l'ai rencontré, il était président par intérim, j'ai trouvé qu'il avait un comportement, une attitude, une réaction présidentielle qu'il prenait en charge déjà, cela se sentait tout à fait et l'essentiel de ce qu'il m'avait dit sur sa conception de la Russie, la construction de l'Etat, les rapports avec l'Europe ; j'ai repris tout cela dans l'entretien de septembre. J'avais utilisé le mot patriote, expression qui avait provoqué une micro-polémique, je rappelle que j'avais employé un terme qu'avait employé la moitié des ministres qui l'ont vu - cinq ou six - et que c'était ce que j'avais dit de plus banal, parce que j'ai dit des choses peut-être plus originales sur la situation, mais qui n'avaient pas été relevées et d'abord, je ne l'avais pas dit en rapport avec la Tchétchénie, c'était une attitude globale de la part de M. Poutine et d'un ensemble de gens que j'ai vu autour de lui et qui me paraissaient préoccupés par tous les malheurs arrivés à la patrie russe. Un terme qui revient tout le temps, en fait, j'en ai l'impression, c'est dans ce sens que je l'ai vu. Et cela m'a donné l'occasion d'une explication de texte en France et cela m'a permis de rappeler une phrase de Rousseau : "il est patriote : dur aux étrangers". Cela donc a été utile pour la compréhension linguistique par les commentateurs français de ce que veut dire patriote... Je continue à penser la même chose : c'est qu'il y a une génération de responsables en Russie qui ont évidemment durement vécu ce qui s'est passé dans les années d'avant, puis ce qui est arrivé à la patrie russe et qu'il y a évidemment une volonté de redresser cette patrie. C'est cela que j'ai voulu dire puisque j'ai employé ce terme : la redresser, c'est la moderniser, c'est retrouver une situation dans laquelle on est respecté, même si tous me paraissent bien conscients du fait que cela passe par des réformes et encore des réformes et encore des efforts et des efforts ; et qu'ils savent nécessairement que cela va durer longtemps.
Q - La Russie s'appuie-t-elle sur la France pour faire contrepoids aux Etats-Unis ?
R - Je pense que cela est un peu plus complexe. Le poids exceptionnel des Etats-Unis dans le monde actuel est un fait et il y a un certain nombre de pays qui sont réalistes, qui reconnaissent le fait et qui essaient de gérer au mieux leurs relations avec les Etats-Unis et qui veulent être en mesure de coopérer avec les Etats-Unis dans certains cas et qui veulent être également en mesure de résister à certaines exigences américaines dans d'autres cas quand ils ne sont pas d'accord. Alors on ne peut pas comparer les histoires. La France est en effet un pays qui, par rapport aux Etats-Unis, selon la formule que j'emploie souvent, est un allié historique, un allié dans l'Alliance atlantique, il ne peut pas être aligné sur les Etats-Unis, et nous gardons notre capacité selon les cas de dire oui on est d'accord, là on n'est pas d'accord, on discute, il faut pouvoir exprimer des désaccords sans que cela soit un drame, cela fait partie des relations de fait.
Du point de vue de la Russie, c'est différent. La Russie doit gérer une situation qui est compliquée. Là aussi c'était une des deux super-puissances, aujourd'hui il n'y a pas deux super-puissances dans le monde actuel, il n'y a qu'une puissance elle est tout à fait évidente. La Russie doit aussi défendre ses intérêts, son prestige et essayer d'avoir, avec les Etats-Unis, une relation bilatérale d'égal à égal et évidemment la situation n'est pas la même qu'il y a 15 ou 20 ans. Donc, il y a une difficulté spécifique pour la politique étrangère russe.
La Russie recherche une coopération avec les Etats-Unis sur nombre de sujets, mais il y a des moments où il y a un désaccord important et c'est là que l'on trouve le point de croisement dans certains cas, entre les options françaises et les options russes, par exemple sur les questions stratégiques. Il y a bien un projet américain que, pour le moment avec beaucoup de sagesse, le Président Clinton a reporté à plus tard, de développer un système de défense anti-balistique, défense stratégique. La France, la Russie et d'autres pays, pour des raisons qui ne sont d'ailleurs pas toujours les mêmes, mais le résultat est identique, ont exprimé leur résistance, leur inquiétude, leur préoccupation.
Dans les relations internationales d'aujourd'hui, c'est un sujet tellement difficile, il y a de nombreuses crises, que c'est presque impossible de dire que deux pays ont la même approche sur tout globalement. Donc, il peut y avoir des rencontres de positions, de préoccupations entre la France et la Russie mais on ne peut pas utiliser des formules schématiques.
Q - Mais que faire de concret pour le Proche Orient ? Faut-il que l'Union européenne et la Russie se substituent aux Etats-Unis ?
R - Le fond du processus de paix c'est que c'est un problème israélo-palestinien. Donc, la paix au bout du compte ne sera pas faite par les Américains ou par l'Union européenne, ou par les Norvégiens ou par les Russes, par je ne sais pas qui. Elle sera faite par les Israéliens et par les Palestiniens. Donc les autres sont en situation d'accompagnateurs, de facilitateurs, d'amis, de garants éventuels, tout ce que l'on veut, mais aucun des autres, même pas les Etats-Unis, on le voit d'ailleurs malgré leurs efforts qui sont absolument remarquables, aucun des autres ne peut se substituer aux deux protagonistes. Et aujourd'hui, malheureusement, cette rencontre doit avoir lieu lundi et mardi prochains dans un contexte qui est vraiment le plus mauvais que l'on ait eu au Proche-Orient depuis une année. Ce n'est pas un problème de médiation. Si les Israéliens et les Palestiniens veulent reprendre un dialogue politique, ils se téléphonent. S'ils ne le reprennent pas, c'est parce que malheureusement pour des raisons internes à la partie israélienne, internes à la partie palestinienne, ils ne sont pas en mesure de reprendre ce dialogue. On ne peut pas le reprendre à leur place. Donc, malheureusement je ne pense pas que lundi et mardi on puisse trouver des choses très très concrètes pour remettre les choses en marche. Donc, la question du rôle des uns et des autres n'est pas la première question pour le moment.
Cependant, sur ce sujet, les Américains, les Européens, les Russes doivent se coordonner, même s'ils ne sont pas en mesure d'intervenir dans l'affaire du processus de paix, il faut vraiment qu'ils aillent dans le même sens en donnant les mêmes conseils de part et d'autre en ayant le même objectif. Rien ne serait pire que des situations dans lesquelles il y aurait beaucoup d'intervenants à ce processus de paix dépendant des points de vue différents, des clients différents.
Je vais conclure. Je vais vous redire ce que j'avais dit au début.
C'est très important pour moi que l'on se rappelle toujours le processus historique. Je vous rappelle qu'il y a moins de 10 ans c'était l'Union soviétique à bout de force et tout cela s'est écroulé et tout le travail que font les Russes se fait sur des ruines au départ, les ruines de l'Union soviétique ayant succédé à toute sorte de despotisme avant, et que tout ce qui paraît évident aux gens de l'Europe occidentale d'aujourd'hui, c'est-à-dire l'Etat de droit, la démocratie, l'économie de marché régulée, toutes ces choses, nous avons mis un temps considérable à le bâtir en Europe occidentale. Nous sommes passés par des phases très difficiles, tragiques parfois et quand il faut à la fois manifester par rapport à nos amis russes une vraie attente, dans certains cas un peu d'impatience sur certaines choses, mais il faut un peu de compréhension historique, c'est un sacré processus, il n'y a aucun pays dans le monde qui a dû bâtir une société, un Etat moderne à partir de cette situation. Il n'y a aucun équivalent, surtout de cette taille en plus. Un ensemble de pays qui avaient connu la démocratie, ou qui avaient évolué, qui sont devenus des systèmes communistes sont sortis du tunnel longtemps après ; mais, avoir à créer cette modernité à partir de l'héritage de l'histoire russe, il n'y a pas d'équivalent. Donc, je trouve normal qu'en tant que Français, Européens, on exprime nos souhaits, nos désirs, on rappelle nos valeurs. On se montre parfois un peu impatient, mais il faut comprendre cela. Il faut comprendre le processus et il faut que l'on arrive nous-mêmes à apporter quelque chose à ce processus. Il ne faut pas qu'il y ait que des exigences, il faut également une compréhension et je pense en plus que la politique du président Poutine, qui n'est quand pas là depuis très longtemps, dépendra beaucoup dans les années qui viennent de ce qu'on lui dit avec plein d'impératifs. Les choses ne sont pas figées, il y a une adaptation de la relation franco-russe, russo-européenne, etc. Il y a une adaptation et donc on peut jouer un rôle fécond, constructif dans l'évolution de la Russie des prochaines années, par ce qu'on dit, par la façon dont on le dit. Ce n'est pas le début, ce n'est pas la fin, il faut réinscrire tout cela dans ce processus, mais c'est un processus de changement./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 03 novembre 2000).
Interview à France-Inter le 30 octobre :
Q - Alors que la superpuissance américaine s'apprête à élire son nouveau président, quel poids pèse aujourd'hui celle qui fut longtemps l'autre puissance, la Russie ? Vladimir Poutine est en voyage officiel en France, il va assister à un sommet Union européenne-Russie, signer des accords commerciaux et financiers, refuser qu'on lui parle de la Tchétchénie et s'intéresser à la défense européenne - jusqu'à une intégration russe à l'Union européenne ? La diplomatie a quelquefois un discours très subtil. Comment expliquez-vous le fait que ce soit le ministre de l'Agriculture qui ait accueilli le président russe ?
R - En ce qui concerne l'accueil protocolaire dans les aéroports pendant les visites d'Etat, c'est à tour de rôle.
Q - Le président russe arrive pour la première fois en visite officielle en France et on a l'impression que la France veut établir une sorte de règle de comportements avec ce président qui a boudé la France pendant un certain temps. Ce n'est pas cela l'explication ?
R - Non, pas du tout. Il y a un protocole très précis : quand c'est la visite d'Etat au sens protocolaire du terme, c'est le président de la République lui-même qui accueille, sinon c'est un ministre, à tour de rôle. D'ailleurs ce n'est jamais moi car j'ai tellement d'obligations officielles protocolaires et diplomatiques que je suis en quelque sorte dispensé par l'organisme qui distribue ces rôles, c'est-à-dire le Secrétariat général du gouvernement.
Q - Dans votre esprit, c'est une rencontre pour recoller un peu les morceaux entre la France et la Russie ?
R - Il y aurait beaucoup à dire parce que l'interprétation simplifie tout. Mais nous n'avons jamais arrêté de dialoguer avec la Russie. J'ai été reçu par M. Poutine au mois de février, puis à nouveau au mois de septembre. Je suis allé à Moscou préparer cette visite du président Poutine à Paris qui est à la fois la visite pour l'Europe et pour la France. La discussion continue. Simplement, sur les sujets de discussion il y a des tas de sujets d'accord et de coopération, des sujets plus difficiles sur lesquels on peut quand même parler et il y a un désaccord d'analyse sur la question de la Tchétchénie. C'est un élément important mais c'est un élément qui ne peut pas faire oublier le sujet central qui est l'objectif numéro un de notre politique qui est : qu'est-ce qu'on fait d'utile pour faciliter et accélérer la vraie modernisation de la Russie pour que ce soit un grand pays moderne, démocratique, pacifique ? C'est cela que nous voulons avoir comme voisin. C'est l'axe central de notre politique et cela se décompose en beaucoup d'aspects. Il y a la question de la Tchétchénie où nous continuons à dire qu'ils ne pourront jamais régler ce problème par des procédés purement militaires, qu'il faut les traiter de façon politique, autrement. On continue à le dire et contrairement à ce que j'ai lu dans quelques commentaires, on ne fait pas l'impasse sur le sujet.
Q - Vous avez vous-mêmes été souvent critique. D'ailleurs à ce micro, je me souviens de propos assez frontaux que vous aviez tenus sur la question de la Tchétchénie ?
R - Oui, j'en ai même parlé directement avec le président Poutine. On continuera à en parler. On ne va pas oublier le sujet, on ne fait pas l'impasse dessus, mais ce n'est pas le seul sujet dans les relations entre l'Europe et la Russie. Vous avez 15 sujets extrêmement importants pour l'avenir et dans notre intérêt et dans celui de l'Europe. Il y a un équilibre à trouver entre tous les deux.
Q - Je posais la question du poids de la Russie en faisait référence à l'équilibre Est-Ouest il y a quelques années. Aujourd'hui la Russie peut éventuellement s'intégrer à l'Europe mais évidemment pas l'inverse ?
R - Non, elle ne peut pas s'intègre à l'Europe. D'ailleurs elle ne veut pas s'intégrer à l'Europe, c'est une espèce d'immense masse...
Q - Vous avez vu le mot qu'a utilisé Poutine : intégration jusqu'à... ?
R - Oui, mais c'est pour marquer du côté russe qu'ils sont vraiment partenaires d'une politique de modernisation à l'européenne. Il dit par exemple qu'il veut rapprocher la législation russe de la législation européenne sur tous les plans. C'est une bonne orientation. Il n'est pas du tout question d'une intégration au sens où il y a de pays candidats à entrer dans l'Europe. Ce n'est pas de cela dont il s'agit. Le problème est assez simple, on n'a pas besoin de subtilités diplomatiques. Nous avons intérêt à ce que la Russie surmonte ses problèmes et devienne un grand pays moderne, démocratique et pacifique. Il faut voir sur chacun des plans ce qu'on peut faire d'utile par rapport à cela. Chaque volet de notre coopération est déterminé en fonction de cela. On a réadapté l'an dernier, largement sur l'impulsion de la France d'ailleurs, tous nos programmes de coopération pour participer plus à tout ce qui est élaboration de l'Etat de droit, construction d'un Etat moderne, démocratique naturellement, mais qui fonctionne. Ce qui n'a jamais existé en Russie et qui fait encore aujourd'hui gravement défaut. Cela rejoint beaucoup les orientations du président Poutine qui ne sont d'ailleurs pas complètement fixées. Ce qu'il va faire finalement dépend aussi de ce qu'on lui dit dans les différents pays occidentaux qu'il visite.
Q - Mais quand vous posez la question du pouvoir en Russie, savez-vous où il s'exerce véritablement ? On dit que la grande difficulté que rencontre V. Poutine est le pouvoir de ce qu'on appelle les oligarchies, ces grands groupes industriels qui se sont mis en place et dont certains auraient peut-être des comportements un peu mafieux ?
R - Bien sûr, on a vu se développer des espèces de pouvoir de fait, puisque depuis une dizaine d'années, certains Occidentaux ont eu une approche trop idéologique et ont exigé de la Russie qu'elle dérégule, qu'elle détruise tous les systèmes de pouvoir qui existaient parce qu'ils étaient trop liés au communisme. On a eu un peu le résultat de ce qui avait été demandé, c'est-à-dire une situation un peu chaotique dont la Russie essaye de sortir aujourd'hui. Le fait de savoir qu'il y a un pouvoir exécutif mais aussi d'autres forces dans le pays - c'est vrai dans tous les pays du monde -, cette analyse ne peut pas nous dispenser d'avoir une relation de coopération utile et clairvoyante avec notre interlocuteur normal qui est le président Poutine et son gouvernement.
Q - On s'était si souvent posé la question de savoir où allait l'argent et notamment celui du Fonds monétaire international quand on l'envoyait en Russie ; est-ce qu'aujourd'hui on peut répondre plus visiblement à cette question ?
R - Dans cette période de la fin d'Elstine, il est clair qu'il y a un Etat qui ne fonctionne pas bien, que les impôts ne sont pas recouvrés, que l'administration tourne dans le vide. Ce n'est pas vrai spécialement avec l'aide internationale, c'est largement vrai aussi avec les richesses nationales. Mais que faut-il en conclure pour nous ? Qu'il ne faut pas coopérer ? Non. On coopère avec la Russie dans notre intérêt. Notre intérêt est de contribuer au développement d'une Russie - je le répète - solide, démocratique, pacifique, prospère. On a intérêt à ce qu'ils surmontent leurs problèmes. Nous sommes leurs voisins. Nous serons toujours leurs voisins. On a intérêt à cela. On sait très bien qu'ils vont passer par des étapes. Faire un pays moderne à partir des ruines de l'Union soviétique succédant à des siècles de despotisme, c'est quelque chose d'extraordinairement compliqué. Personne n'a eu à faire cela dans l'histoire du monde, ou quelque chose d'équivalent. C'est donc tout à fait normal que cela ne soit pas fait en dix ans, ni même quinze ou vingt. Ils en ont encore pour des années et des années. Notre intérêt est d'accompagner ce mouvement de façon clairvoyante. On ne voudrait pas que notre aide serve à n'importe quoi. On ne veut pas faire l'impasse sur des problèmes qui nous choquent réellement parce qu'ils sont traités à l'envers de ce qu'il faudrait. On parle donc de tout mais précisément, il faut avoir une capacité à ne rien oublier et pas ce sujet central que j'essaye de souligner.
Q - On prête à M. Poutine l'intention de s'intéresser beaucoup à tout ce qui procède de la défense européenne. Comment allez-vous lui répondre ?
R - Le dialogue a déjà commencé. Les Russes disent : "c'est très sympathique votre projet de défense européenne mais est-ce que ce n'est pas dirigé contre nous". C'est leur question.
Q - Et jusqu'à quel point peuvent-ils s'y inclure ou pas ?
R - Ils n'ont jamais demandé cela. Ils ne cherchent pas à s'inclure. Ils sont voisins et veulent s'avoir quelle est la nature de la coopération - éventuellement du partenariat - et s'assurer que les projets européens ne leur sont pas hostiles. C'est une demande légitime. Ce qui ne veut pas dire que nous n'avons pas le droit d'avoir nos projets. Le tout c'est d'avoir un projet de défense européenne qui ne vise d'ailleurs pas tellement à défendre l'Europe, qui est bien défendue et menacée par rien, mais qui vise à avoir une capacité d'intervention, notamment dans des opérations de type de maintien de la paix. On a eu ce projet parce qu'on a vu de quoi nous avions manqué à l'époque, au début de la désintégration de l'ex-Yougoslavie.
Q - Cela fait beaucoup de choses pour un sommet qui est censé ne durer que trois heures ?
R - Oui mais il a été très préparé, il y a eu beaucoup de rencontres. Je vous ai parlé de ma visite à Moscou. On se concentre donc sur les quelques points qui restent à discuter.
Q - Vous devez être très sollicité ces jours-ci sur la Côte-d'Ivoire avec la question du nationalisme qui est assez inquiétante aujourd'hui ?
R - C'est un peu facile de leur donner des leçons de loin. Il y a 37% d'étrangers en Côte-d'Ivoire, c'est en réalité un pays plutôt accueillant. En dehors de quelques moments difficiles où tel ou tel leader politique essaie d'exploiter cette dimension ethnico-religieuse, c'est plutôt un pays dans lequel les étrangers vont parce qu'ils y trouvent des possibilités. De plus, c'est un pays riche qui est dans une mauvaise posture économique, mais largement à cause des péripéties politiques. La Côte-d'Ivoire est un cas d'école en quelque sorte, puisque depuis presque un an - c'est-à-dire depuis le renversement du président Konan Bédié par une mutinerie pour des histoires internes pour lesquelles nous ne pouvions rien - le Gouvernement français s'est tenu strictement aux principes de sa politique africaine qui est une politique qui ne laisse pas tomber l'Afrique. C'est une politique d'engagement constructif et on le voit quand nous bataillons pour que l'Europe maintienne sa grande coopération des accords de Lomé. Mais c'est une politique qui tire vraiment les conséquences du fait que ce sont des pays qui sont indépendants depuis quarante ans et que, par conséquent, il ne faut pas se laisser aller à des tentations d'interventions néocolonialistes à l'ancienne, ni même se laisser aller pour de nobles motifs à des tentations d'ingérences modernes. Il faut respecter ces pays, ce sont de vrais pays, des pays vraiment indépendants. Quand ils font des erreurs, on le dit. On avait, par exemple, condamné le coup d'état qui avait renversé le président Konan Bédié légalement élu. Mais on peut conseiller, commenter, condamner, encourager et proposer, mais on ne peut pas faire à leur place. Il faut donc assainir la relation franco-africaine et la relation franco-ivoirienne. Je constate sur ce plan, que la politique franco-africaine évolue plus vite que les commentaires qui en sont restés aux réflexes d'avant. J'incite et encourage les uns et les autres à regarder ce qui se passe vraiment./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 31 octobre 2000).
Interview avec Canal Plus le 31 octobre :
Q - La visite de Vladimir Poutine en France a fait beaucoup parler. On a l'impression que l'objet essentiel du débat c'est le commerce. Il y a un sommet Union européenne - Russie qui se tient à Paris parce que la France préside l'Union européenne en ce moment, et donc on a l'impression que c'est "business first"...
R - Non, ce n'est pas ça le sujet principal. Le sujet principal est : que peut-on faire d'utile de notre point de vue, pour renforcer et faciliter la modernisation de la Russie. Aucun pays au monde n'a eu à construire un pays moderne à partir des ruines de l'Union soviétique qui a succédé à des siècles de despotisme.
Q - Donc au contraire il faudra commercer ?
R - Pas uniquement. Il faut coopérer, il faut aider, il faut par exemple aider à construire un Etat. Il n'y a jamais eu un Etat en Russie. Il y a eu des Etats répressifs, mais il n'y a pas eu d'Etat qui fonctionne - un Etat moderne démocratique. Donc on aide à la formation de certains administrateurs, on va aider au développement de la justice. On a réorienté toute la coopération européenne pour cela. C'est le sujet numéro 1, c'est notre intérêt.
Q - La Tchétchénie ?
R - La Tchétchénie est un des sujets dont on parle avec les Russes, et nous leur répétons sur tous les tons, ils le savent très bien : nous avons la conviction qu'ils ne pourront pas traiter ce problème par des moyens purement militaires.
Q - Vous avez l'impression qu'il vous entend ?
R - Oui et non, parce que la Russie n'est pas en position d'entendre. Ils écoutent, et d'ailleurs, la France l'a dit avec beaucoup de clarté et de netteté. Je crois même qu'elle a été le seul pays occidental à le dire clairement, je l'ai rappelé fréquemment. Ils entendent cela, ils ne comprennent pas pourquoi on ne voit pas les choses à leur façon, mais c'est cela le dialogue.
Q - Vous êtes d'accord avec Noël Mamère lorsqu'il s'insurge et qu'il dit "on ne peut pas dérouler le tapis rouge à quelqu'un qui dirige l'Etat russe, lequel a détruit une capitale comme Grozny, du jamais vu depuis Varsovie" ?
R - Non, c'est André Glucksmann qui dit ça. Mais que propose-t-il ? Que l'on soit le seul pays au monde qui n'ait pas de relations avec la Russie, que l'on soit le seul pays au monde qui ne parle pas avec Poutine, que l'on laisse gérer nos intérêts et ceux de l'Europe par tous les autres pays sauf nous ? Je ne comprends pas très bien ce qu'il propose. Je crois que c'est plus utile et plus intelligent d'avoir un dialogue, des discussions, et dans cette discussion d'être capable de dire : "Nous pensons que sur la Tchétchénie, vous vous trompez". C'est plus utile que d'être dans son coin, Poutine ayant des contacts avec l'ensemble des autres pays.
Q - Personnellement, vous êtes connu pour être un adepte de ce qu'on appelle la Realpolitik, c'est-à-dire du pragmatisme en matière de diplomatie.
R - Toutes les politiques étrangères sont pragmatiques. Le langage dont elles s'entourent peut varier, mais dans la réalité des choses, elles sont toutes pragmatiques, sinon tout simplement, elles n'ont de prise sur rien. Elles n'ont pas de prise sur le réel.
Q - Donc à présent, c'est ce qui compte, le pragmatisme, la géopolitique ?
R - Oui, nous avons un choix. Soit, on travaille avec les Russes, avec Poutine, et on essaie d'apporter une coopération, une aide, des conseils, des mises en garde, voire éventuellement des critiques qui facilitent la transformation de la Russie en un grand pays moderne, mais cela prendra des années et des années. Nous-mêmes on est devenu des sociétés occidentales très démocratiques en combien de siècles ? Eux ils en ont pour un certain temps, des années. Soit on campe sur nos principes, on tient des discours qui nous plaisent à nous et on n'a aucune influence sur ce qui se passe. Je pense que c'est plus moral à la limite, c'est plus utile d'essayer de s'insérer dans ce mouvement parce qu'en Russie, il y a un vrai désir de modernisation, les Russes veulent sortir de la situation qu'ils ont connue depuis des années.
Q - Le sommet de Nice se tiendra dans six semaines. Qu'est-ce qui pour vous serait un échec au sommet de Nice ?
R - Ce serait un échec si on n'arrivait pas à se mettre d'accord sur cette réforme des institutions. Pourquoi réforme-t-on ? Parce que tout simplement, ça ne va plus marcher si on ne réforme pas, parce qu'on sera trop nombreux. A l'origine, on était six, on s'est élargi, on est maintenant quinze, il y a douze pays candidats et au-delà, il y en a même cinq à dix autres potentiels en Europe. On va, plus ou moins vite, vers une Europe à vingt, vingt-cinq, trente, peut-être un jour quarante membres. A quinze, on voit déjà que cela ne marche pas bien. Nous menons une discussion - qui n'est pas facile - en ce moment avec les autres gouvernements pour faire une série de réformes pour que cela marche mieux, pour qu'on décide plus facilement. C'est aussi simple que cela, à énoncer, c'est dur à faire.
Q - Pour élargir l'Europe, pour cet élargissement, les Anglais proposent de fixer une date, 2004 je crois. Vous, vous ne voulez pas de date. Pourquoi ?
R - Il y a deux choses différentes. Nous nous sommes déjà mis d'accord à quinze pour fixer une date pour avoir fini nos réformes à nous, pour les quinze, au début 2003. Donc, début 2003, il faut être capable d'accueillir les pays candidats qui sont prêts à rentrer. Pour réussir en 2003, il faut qu'on se mette d'accord à Nice, en décembre 2000, parce qu'après il faudra ratifier le nouveau traité, par des procédures parlementaires ou par des référendums selon les pays. Cela prendra un certain temps, jusqu'en 2001-2002. Après, il faudra que l'on soit prêts, et on fera rentrer ceux qui se seront suffisamment préparés parce que les pays candidats comme la Pologne, la Hongrie, etc., devront être capable de reprendre tout l'acquis communautaire, c'est-à-dire tous les textes en vigueur.
Q - Ils ne seront pas forcément prêts !
R - Justement, ils ont besoin d'un temps de préparation, ils ont besoin de réformes.
Q - Institutionnellement, politiquement, économiquement...
R - Ils ont besoin de réformes, c'est très difficile, les gouvernements qui réforment deviennent parfois impopulaires, comme l'on sait. Donc, il leur faut du temps pour se préparer.
Q - L'idée, c'est que nous pays disons plus développés, on les tire vers nous...
R - Non, nous ne sommes pas plus développés, nous sommes déjà dans l'Union. Les pays déjà dans l'Union doivent être prêts à accueillir les autres, parce que si on les laisse rentrer comme ça sans préparation, le système explose. C'est aussi simple que ça.
Q - En même temps, nous sommes aussi les pays économiquement, politiquement les plus installés, par rapport à ceux qui vont rentrer. Donc le but du jeu est-il de les tirer vers le haut ?
R - Le but est d'être prêt à affronter cet élargissement et que eux soient prêts à affronter le choc de l'entrée dans l'Union européenne qui a des règles économiques très exigeantes par exemple en terme de concurrence. Donc, on négocie avec eux, on les aide. Cela s'appelle la stratégie de pré-adhésion, et le jour où ils sont prêts à rentrer et où nous sommes prêts à les accueillir, ils entrent. Cela va s'échelonner dans les années qui viennent et progressivement nous allons élargir leur nombre. C'est pour ça qu'il faut avoir fait des réformes avant, parce que si on garde le même système de décision et qu'on est vingt ou vingt-cinq, tout va se bloquer, se paralyser.
Q - Israël, Ehud Barak a l'air coincé. Il n'a plus l'air de pouvoir aller vers la paix sans être très sérieusement menacé d'une censure de la Knesset, de son propre parlement. Est-ce qu'à votre avis, l'arrivée de la droite, plus dure, au pouvoir en Israël est inévitable d'aujourd'hui ?
R - Ce que je sais, c'est que M. Barak n'a pas de majorité à la Knesset dans la situation actuelle, qu'il a le renfort momentané pour un mois, d'un petit parti, le parti Shass qui a 17 députés, mais c'est une solution de transition.
Q - Qui dit s'il montre le moindre signe d'aller vers l'idée que générait Camp David II, ce sera sans nous, il est bloqué en gros.
R - Ce qui est très navrant dans la situation actuelle, pour des gens qui ont beaucoup investi, politiquement et même affectivement dans le processus de paix. Pour les gens qui ont beaucoup investi, ils voient aujourd'hui le blocage et des mécanismes de durcissement à l'oeuvre chez les Israéliens, et chez les Palestiniens. On le voit dans le cas israélien, ils se bloquent, du côté palestinien aussi, il y a un rapprochement entre l'OLP et le Hamas, c'est une phase qui est un crève-coeur, et notre priorité est d'essayer de préserver les acquis des années passées, parce qu'on ne sait pas comment cela va tourner politiquement.
Q - Un des enjeux majeurs du conflit entre Israéliens et Palestiniens aujourd'hui, on l'a vu à Camp David II, c'est la question de Jérusalem. Selon vous est-ce que Jérusalem est divisible ?
R - Je crois qu'un jour le processus de paix, la négociation reprendront, parce que ces deux peuples sont imbriqués, côte-à-côte, on ne changera pas ça. Même s'il y a une phase de durcissement, s'il y a un tunnel, la négociation reprendra, et quand elle reprendra, cette question reviendra. Je ne sais pas s'il faut la mettre au début avec les autres, peut-être qu'il faudra reprendre une approche plus progressive et ne pas faire un paquet comme on avait cherché à la faire avec le statut final. Et je crois qu'un jour ou l'autre ils trouveront, parce que c'est quand même d'abord leur problème à eux, même si on est là autour à leur donner des conseils et à les encourager, une façon de partager la souveraineté sur Jérusalem, pour l'exercer en commun. Je crois qu'ils y arriveront. Les esprits, manifestement n'étaient pas prêts à ce stade.
Q - Pour sortir la situation de l'impasse dans laquelle elle se trouve, est-ce que la communauté internationale a déjà envisagé de forcer les deux parties à avancer, en les menaçant de sanctions économiques ou des choses comme ça. Est-ce que la communauté internationale a les moyens de faire ça, ou la volonté de faire ça ?
R - Je ne crois pas qu'on puisse faire beaucoup plus que ce qui a été fait depuis des années, parce que le processus de paix depuis des années a été fondé sur les ouvertures faites par des Israéliens ou des Palestiniens particulièrement courageux ou visionnaires, mais aussi par une pression constante de la communauté internationale, incarnée selon les périodes, presque toujours par les Etats-Unis qui ont une position centrale au Proche-Orient depuis 50 ans, ce n'est pas nouveau, mais aussi par les uns et les autres qui se sont relayés. Donc, la pression dont vous parlez, a eu lieu.
Q - Visiblement, elle ne donne rien !
R - Il y a des problèmes que l'on ne peut pas obliger les parties à résoudre et on ne peut pas se substituer à elles, il ne faut pas croire que l'on est dans un monde où on peut tout régler simplement parce qu'on veut absolument que ce soit réglé. A un moment donné, les Israéliens ne peuvent pas aller plus loin que certaines concessions, les Palestiniens, non plus.
Q - Cela arrive parfois, en pratique, qu'on mette la pression...
R - Là, il y a une vraie pression mondiale, qui est une pression en même temps amicale et véritable, mais elle ne suffit pas. Il y a de nombreuses régions du monde où la pression est énorme, continuelle, avec un travail terrible, dont on ne parle pas chaque matin et où les problèmes ne se règlent pas comme par magie. Par exemple, toute l'Afrique des Grands Lacs. Il y en a d'autres. La pression ne suffit pas, on le croit beaucoup dans nos pays occidentaux, parce que l'on considère qu'on est superpuissants, et ça ne suffit pas toujours. Et au bout du compte, ce sont les Israéliens et les Palestiniens qui trouveront un arrangement. C'est leur destin, c'est leur vie, c'est leur pays. On ne peut pas décider à leur place./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 03 novembre 2000).