Déclaration de Mme Marylise Lebranchu, ministre de la justice, sur la répression du racisme et de l'antisémitisme et l'application du droit sur Internet et sur la coopération internationale pour réprimer les délits sur Internet, Paris le 16 novembre 2000.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Colloque de la LICRA sur le thème "Le racisme sur Internet : une fatalité ?", à Paris le 16 novembre 2000

Texte intégral

Mesdames, messieurs,
Je suis heureuse que vous me donniez l'occasion de témoigner devant vous de ma détermination à combattre l'une des formes les plus odieuses d'atteinte à la dignité de la personne humaine et aux valeurs fondamentales de notre démocratie. La lutte contre les infractions guidées par le racisme et l'antisémitisme constitue un axe fort de la politique pénale. Elisabeth Guigou avait, le 16 juillet 1998, consacré à ces infractions l'une des directives générales qu'elle avait adressée aux Parquets.
Récemment, le Gouvernement a montré combien il était attentif à la lutte contre les discriminations en soutenant la proposition de loi déposée par le groupe socialiste et adoptée par l'Assemblée nationale, en 1ère lecture, le 12 octobre dernier. Ce texte vise notamment à offrir aux victimes d'une discrimination en matière de travail les moyens procéduraux qui leur font aujourd'hui défaut pour se pourvoir utilement devant les tribunaux.
L'impact et le développement de l'utilisation des réseaux numériques et de l'internet - dont nous ne pouvons par ailleurs que nous réjouir- a malheureusement produit un renouveau dans la diffusion de messages à caractère raciste, xénophobe, antisémite ou négationniste. Cette profusion est favorisée par un sentiment d'impunité lié au caractère prétendument virtuel de l'infraction réalisée sur la Toile. Il est vrai qu'internet offre un espace public à l'expression de tous et certains ont paru oublier, face à leur ordinateur, la dimension publique de leur propos ou de leur action et la responsabilité qui s'y attachait nécessairement.
La dimension internationale, la multiplication des intermédiaires, l'anonymat ont évidemment favorisé et accentué l'impression que l'espace virtuel jouissait d'une sorte d'extra-territorialité et échapperait ainsi au droit. Et au-delà d'actes isolés, les tenants de l'idéologie de haine ont cru pouvoir trouver impunément une formidable caisse de résonance. Nous l'affirmons ici : les autoroutes de l'information ne doivent pas être, ne peuvent pas être et ne seront jamais un paradis pour eux. Si l'espace est virtuel, la responsabilité, elle, est bien réelle.
L'auto-régulation, les codes de bonnes conduites sont certes des initiatives à encourager mais ils s'avèrent insuffisants face à la délinquance organisée du racisme et de l'antisémitisme.
L'émergence des premiers dossiers judiciaires, il y a quatre ou cinq ans, a démontré que ce sentiment d'impunité était largement injustifié.
Ces affaires, par les questions qu'elles ont soulevées, ont permis d'avancer dans la compréhension de l'application du droit à Internet.
Aussi, mon propos tiendra en trois points :
appliquer le droit
adapter le droit
et développer la coopération internationale.
1. Appliquer le droit
Cela a été dit et redit mais je tiens à l'affirmer de nouveau : internet n'est pas hors du droit. L'ensemble de la législation existante s'applique aux acteurs de l'internet et un message à caractère raciste diffusé sur la Toile est un acte délictueux comme il le serait dans un journal, sur une radio ou une télévision.
Internet ne change pas non plus le droit. Il n'y a en effet aucune raison légitime pour que le media, le support modifie la limite du licite et de l'illicite, de ce qu'une société admet, tolère ou réprime.
Si la mondialisation de l'internet confronte et, parfois, heurte les différentes conceptions nationales du licite et de l'illicite, internet ne saurait être un espace d'extra-territorialité juridique.
Il est une question qui est souvent soulevée quand on parle d'internet et du droit, c'est celle de la liberté d'expression et plus généralement des libertés individuelles, principes qui s'opposeraient, nous dit-on, à une quelconque action répressive dans l'espace virtuel. C'est là un faux débat. La liberté d'expression est une liberté constitutionnellement protégée. C'est une liberté-source puisqu'elle est l'une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés.
Il n'en demeure pas moins que, dans la tradition française et européenne, sa protection n'est absolue que pour autant qu'elle ne porte atteinte à aucun autre principe fondamental non moins éminent.
S'agissant de l'injure ou de la diffamation " à raison de l'origine ou de l'appartenance ou de la non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ", selon les termes de la loi du 29 juillet 1881,
S 'agissant de la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence pour les mêmes raisons,
S'agissant de la contestation de l'existence des crimes contre l'humanité, le législateur a tranché : il ne s'agit pas de l'expression d'une libre opinion mais de la commission d'un délit.
Internet interroge, en revanche, l'application du droit. D'abord en raison des difficultés techniques propres que génère l'utilisation des réseaux : profusion, opacité, volatilité, autant d'obstacles pour découvrir, enquêter, instruire.
Mais l'un des points majeurs autour desquels se concentrent les difficultés juridiques est lié au caractère mondial d'internet, outil dès l'origine conçu pour transcender les frontières et doté d'une extraordinaire dimension internationale. Ainsi que le relevait le rapport du Conseil d'Etat : " cet espace n'est pas naturellement celui du droit. Celui-ci, d'application territoriale, s'appuie sur des comportements, des catégories homogènes et stables, tous éléments qui font défaut dans le cas d'internet " .
Pour autant, le droit positif n'est pas démuni pour combattre les comportements illicites sur internet. Je prendrai trois exemples.
En ce qui concerne la compétence territoriale des juridictions françaises et la loi applicable, le caractère international du réseau et l'établissement à l'étranger des différents protagonistes ne sont pas des obstacles pour la justice française. Dès lors que le message litigieux est accessible sur le territoire français, la loi pénale française s'applique et le juge pénal français est compétent pour connaître de l'infraction.
En matière de responsabilité civile, les principes du droit français comme ceux du droit international permettent à la victime de saisir la juridiction du lieu où le fait dommageable s'est produit et de se prévaloir de la loi applicable en ce lieu. Là encore, la réception du message sur le territoire français suffit à caractériser le lieu de réalisation du dommage.
L'affaire qui oppose actuellement la LICRA à la société américaine Yahoo devant le juge des référés du tribunal de grande instance de Paris en constitue une remarquable illustration.
Je ne veux pas, à ce stade, sous-estimer les difficultés pratiques que pose la diffusion de messages d'une source étrangère. Il peut malheureusement y avoir des obstacles liés à la plus ou moins grande proximité entre systèmes juridiques nationaux, notamment en matière d'exécution à l'étranger des décisions de justice nationales, que seule la coopération internationale permettra de résoudre. Mais je veux combattre cette idée qui a cours ici ou là d'une " zone de non droit " ou d'un " vide juridique ".
En ce qui concerne l'appréhension de la responsabilité des auteurs d'un message dont le contenu est illicite, en particulier en raison de son caractère raciste, xénophobe, antisémite ou négationniste, celle-ci ne soulève aucun problème juridique nouveau. Or, il ne faut pas perdre de vue qu'il s'agit là de l'auteur principal du délit même si d'autres acteurs de l'internet peuvent éventuellement voir leur responsabilité impliquée.
Le problème pratique susceptible de se poser est celui de l'identification de ces auteurs. La loi du 1er août 2000 a, en ce qui concerne la France, apporté d'utiles précisions. J'en profite pour saluer le travail remarquable accompli à cette occasion par M. le député Patrick Bloche.
[Ce texte fait, en effet, obligation aux éditeurs professionnels d'un service de communication en ligne, de tenir à la disposition du public les éléments de leur identification et transpose les notions de directeur de publication et de responsable de publication issues du droit de la presse et déjà étendues au droit de l'audiovisuel.
Quant aux personnes éditant à titre non professionnel un service de communication en ligne autre que de correspondance privée, la loi du 1er août 2000 prévoit que c'est à tout le moins auprès de l'opérateur technique assurant le stockage de leur site qu'elles doivent être clairement identifiées.]
En ce qui concerne la procédure, je sais que le voeu de la LICRA est de sortir de la loi sur la presse du 29 juillet 1881 les délits ayant trait au racisme, pour les soumettre au régime procédural de droit commun, cela notamment pour lever le délai exceptionnel de prescription de trois mois prévu par ce texte.
Je ne méconnais pas les raisons légitimes qui plaideraient en faveur d'une telle réforme. Mais la loi de 1881 est un équilibre autant subtil que complexe entre la liberté d'expression et la répression des infractions commises en son nom. Toute tentative de modification de la loi de 1881 est vécue par les défenseurs de la première, à tort ou à raison, comme une remise en cause de la totalité de l'édifice.
Ce chantier ne me paraît pas impérieux d'autant qu'il n'est pas nécessairement de mauvaise méthode, en matière judiciaire, de laisser d'abord aux juges le temps de la réflexion avant d'examiner d'éventuelles évolutions législatives. La Cour d'appel de Paris a, pour sa part, considéré, par un arrêt du 15 décembre 1999, que le message délivré sur internet était une infraction à caractère continu et en a tiré la conséquence que le point de départ de la prescription était renouvelé chaque jour tant que le message n'avait pas disparu. Je n'ignore pas les critiques qui ont été formulées à l'encontre de cette décision. Cette question est de nouveau posée par des affaires en cours. Je serai bien entendu très attentive aux évolutions de la jurisprudence sur cette question.
Dans d'autres domaines, en revanche, je pense que des adaptations sont plus urgentes.
2. Adapter le droit
Le projet de loi sur la société de l'information a, ainsi que l'a annoncé par le Premier ministre, vocation à rassembler les aménagements législatifs qui paraissent nécessaires ou opportuns face au développement de l'internet.
Je ne suis pas en mesure à ce jour de vous réserver la primeur d'annonces précises, le contenu de ce texte étant encore en cours d'élaboration. Je peux, néanmoins, vous indiquer les deux questions qui, en rapport avec la lutte contre les usages illicites de l'internet et notamment la diffusion messages à caractère raciste, xénophobe, antisémite ou négationniste, font l'objet d'un travail attentif de l'ensemble du Gouvernement.
L'obligation de conservation des données de connexion, tout d'abord.
La loi du 1er août 2000 a déjà imposé aux opérateurs techniques l'obligation de " détenir et conserver les données de nature à permettre l'identification de toute personne ayant contribué à la création d'un contenu des services dont elles sont prestataires ". Il reste, ainsi que cela est indiqué par la loi, à définir précisément ces données et à déterminer la durée et les modalités de leur conservation.
Plus généralement se pose la question de la mise à la disposition de l'autorité judiciaire par les opérateurs techniques des données de connexion relatives à leurs clients internautes. La nature des données spontanément conservées par les opérateurs, pour leur usage propre, en particulier en matière de facturation, ainsi que la durée de conservation de ces données apparaissent très variables.
Le Gouvernement étudie la possibilité d'encadrer strictement une obligation de conservation des données de connexion à des fins de recherche et de poursuite des infractions pénales.
Que les choses soient claires : il ne s'agit pas d'instituer un " flicage " généralisé des internautes. Nous devons respecter les libertés fondamentales des citoyens. Mais, au nom précisément de ces libertés, nous avons aussi l'obligation de donner à la police et la justice les moyens, lorsque des infractions sont commises, de mener des enquêtes dans le monde virtuel comme elles le feraient dans le monde réel. Si dans le monde réel, une personne est identifiable et reconnaissable par sa présence physique, elle ne peut l'être dans le monde virtuel que par les traces qu'elle laisse sur le réseau.
Concernant ensuite la responsabilité des opérateurs ou des intermédiaires techniques, il s'agit, sans doute, du sujet le plus délicat. Entre la neutralité des opérateurs de télécommunications et la responsabilité en cascade des éditeurs de presse : à quel niveau placer la responsabilité des opérateurs de services de communication en ligne ?
La question n'est pas que de doctrine juridique. Elle a un enjeu concret très fort : est-il légitime d'attendre d'un opérateur technique qu'il coupe l'accès à un site en considération de son contenu et, si oui, à quelle condition ? Je partage les appréhensions sur ce qui peut apparaître, non sans raison, comme une forme de censure privée.
Une telle atteinte à la liberté d'expression ne peut être justifiée que pour autant qu'elle permet de combattre une violation grave des valeurs fondamentales.
S'agissant des hébergeurs, pour reprendre ce jargon, la loi du 1er août 2000 a tenté une première approche qui s'est heurtée partiellement, vous le savez, à la censure du Conseil constitutionnel.
En l'état actuel du texte, la responsabilité civile comme pénale des hébergeurs n'est susceptible d'être engagée que " si ayant été saisis par une autorité judiciaire, (ils) n'ont pas agi promptement pour empêcher l'accès au contenu (litigieux) ".
Si certains ont pu déplorer le caractère minimaliste de la responsabilité ainsi reconnue aux hébergeurs, ce texte présente, néanmoins, l'avantage de garantir que l'intervention de l'opérateur se fasse sous le contrôle d'un juge .
Il reste que ce texte apparaît, au moins en ce qui concerne la responsabilité civile, en retrait par rapport aux objectifs assignés aux Etats membres par la directive européenne sur le commerce électronique. Si l'objectif principal de celle-ci est de protéger les hébergeurs, en particulier en ne leur imposant pas une obligation de vigilance d'office sur le contenu des sites qu'ils hébergent, il est clair que la directive a entendu ne pas exonérer leur responsabilité quand ils sont informés d'une activité ou d'une information illicites.
Le Gouvernement travaille sur le bien-fondé du rétablissement de la partie censurée de ce qu'il est convenu d'appeler l'amendement " Bloche " en matière de responsabilité civile, étant entendu que la censure du Conseil constitutionnel n'a été fondée que sur un raisonnement propre au droit pénal.
En matière de responsabilité pénale, en revanche, je m'interroge encore sur la nécessité de dispositions spéciales dès lors que le droit commun suppose, en tout état de cause, pour qualifier une complicité notamment, qu'un élément intentionnel soit établi.
S'agissant des fournisseurs d'accès, le principe de neutralité des opérateurs de télécommunications doit prévaloir. La directive sur le commerce électronique nous l'impose, sans préjudice toutefois - je cite - de la " possibilité pour une juridiction ou une autorité administrative d'exiger du prestataire qu'il mette fin à une violation ou qu'il prévienne une violation ".
On s'est beaucoup focalisé sur des définitions conceptuelles de la responsabilité des uns et des autres, je me demande, à cet égard, s'il ne serait pas plus prometteur, pour l'avenir, de raisonner en termes plus pragmatiques et de rechercher les moyens techniques comme procéduraux permettant au juge d'ordonner de façon efficace la coupure de l'accès aux contenus illicites.
D'autant que les évolutions techniques sont très rapides : la notion d'hébergeur ou de fournisseur d'accès tel qu'on la connaît aujourd'hui aura-t'elle encore un sens demain ? Or, nous avons le devoir, en termes de sécurité juridique, d'inscrire les évolutions législatives dans une durée raisonnable et de ne pas ériger des catégories ou des concepts juridiques qui risquent d'être très vite frappés d'obsolescence.
Mais, je ne doute pas que votre table ronde nous fournira d'utiles éléments à même d'éclairer la réflexion du Gouvernement dans la préparation du projet de loi sur la société de l'information.
3. Développer la coopération internationale
Chacun le comprend aujourd'hui, le défi majeur que pose internet au droit est celui de sa mondialisation. Les réponses les plus pertinentes ne pourront donc être qu'internationales. A cet égard, je souhaiterai, d'une part, rappeler les initiatives prises au niveau de l'Union européenne et, d'autre part, évoquer la convention sur la cyber-criminalité actuellement en cours d'élaboration par le Conseil de l'Europe.
Au sein de l'Union européenne, sous l'impulsion notamment de la France, le renforcement de la lutte contre le racisme et la xénophobie est devenu un axe prioritaire. J'en veux notamment pour preuve :
- l'action commune contre le racisme et la xénophobie adoptée par le Conseil le 15 juillet 1996 avec pour principal objectif d'assurer une coopération judiciaire efficace entre les Etats membres,
- la création de l'Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes,
- le plan d'action contre le racisme adopté par la Commission le 25 mars 1998
- et l'élaboration de différentes directives en matière de lutte contre les discriminations.
S'agissant du projet de convention du Conseil de l'Europe sur la cyber-criminalité, en l'état actuel de sa rédaction, il ne comporte pas de dispositions sur les infractions racistes ou antisémites commises par la voie de l'internet. S'agissant des infractions dites de contenu, le comité de rédaction du projet n'a, à ce stade de la négociation, mis l'accent que sur les infractions relatives à la pornographie enfantine.
La France n'accepte pas cette orientation et elle s'est tout récemment fortement exprimé en ce sens. Nous recherchons, de surcroît, activement le soutien des autres pays de l'Union européenne sur ce point.
En tout état de cause, ce projet contient d'ores-et-déjà un certain nombre de dispositions en matière procédurale et en matière d'entraide internationale qui auront vocation à s'appliquer à toutes les infractions commises par la voie électronique, au-delà de celles spécifiquement régies par la convention.
Cette convention qui doit être finalisée à la fin de l'année 2000 constituera le premier instrument international de répression de la cybercriminalité. La France souhaite vivement qu'elle soit un instrument efficace également au service de la lutte contre le racisme, la xénophobie et l'antisémitisme.
En conclusion
Je voudrais rendre hommage à la LICRA, non seulement pour l'organisation de ce colloque mais pour l'action qu'elle mène, au jour le jour, en faveur de la lutte contre le racisme et l'antisémitisme. C'est en grande partie, grâce aux initiatives qu'elle a prises, que nous avons pu débattre plus savamment aujourd'hui, éclairés par les débats ou les décisions judiciaires que son action a suscités.
La défense des valeurs qui fondent tant notre conception de la dignité de la personne humaine que notre conception de la démocratie est, d'évidence, l'affaire de tous.
S'il appartient au législateur de définir les limites du licite et de l'illicite, s'il appartient à la justice de faire respecter ces limites et s'il appartient au Gouvernement de lui donner les moyens pour le faire, l'obligation morale et politique de vigilance et de combat face à l'inadmissible est celle de tous les citoyens de la République.

(Source http://www.justice.gouv.fr, le 21 novembre 2000)