Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à "Radio Notre-Dame", "La Croix" et "Radios chrétiennes de France" le 14 décembre 2000, sur la construction européenne et sur l’actualité internationale.

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Média : La Croix - Radio Notre Dame - RCF Radios Chrétiennes Francophones

Texte intégral

Q - Monsieur le Ministre, comment lisez-vous les résultats du Sommet de Nice entre les optimistes qui disent que parvenir à un accord sur les institutions c'est déjà bien et ceux plus pessimistes qui affirment que cet accord est étriqué et insuffisant ?
R - Je suis satisfait que nous soyons arrivés à un résultat. Parce qu'il faut se rappeler qu'il y a quatre ans, dans une Conférence intergouvernementale, les Quinze, à l'époque, n'avaient pas pu trouver de résultat. Il y avait des résultats sur d'autres points, il y a eu un traité d'Amsterdam. Mais il y avait ce qu'on appelait les reliquats d'Amsterdam, des left-over qui étaient des sujets que l'on a traités après : quelle Commission, comment avancer sur la majorité qualifiée, quel droit de vote pour les uns les autres dans l'Europe élargie. D'autre part, un sujet a été ajouté depuis : quel assouplissement pour ce qu'on appelle les coopérations renforcées pour un groupe de pays particuliers qui veulent avoir une action différente ou aller plus loin. C'était sur la table, cela n'avait pas été résolu, nous savions que cela allait être épouvantablement difficile. Cela l'a été. Nous avions accepté, nous Français, que cette affaire soit traitée pendant notre présidence, ce qui était une façon de contribuer, plus que proportionnellement à l'effort commun. Les autres pays étaient assez contents que tout cela se conclut sous présidence française.
Q - Ce qui veut dire que d'une certaine manière la France l'a payé ?
R - Non parce que je crois que nous sommes arrivés à un résultat qui est satisfaisant pour l'Europe. Il y a des avancées qui ne vont pas aussi loin que ce que nous souhaitions nous, en tant que France, sur les quatre points clés du fonctionnement de l'Europe pour demain mais nous avons réussi à obtenir ce résultat sans mettre en danger les intérêts français fondamentaux et notamment ce que sera le poids et l'influence de la France dans l'Union européenne élargie. Nous avons réussi à concilier cela. Naturellement, pour ceux qui rêvent de voir mettre en place par une sorte de décret autoritaire ou despotique ou par un effet de miracle l'Europe fédérale intégrée demain matin à la place des Etats-nations, des parlements nationaux et qui imaginent qu'on peut fondre comme cela brusquement les identités nationales...
Q - Ce que le général De Gaulle appelait les cabrioles, c'est cela ? Et ce que, vous, vous avez appelé les joueurs de flûte ?
R - Non c'est encore autre chose. En tous les cas, pour tous ceux qui rêvent comme ça de l'avenir de l'Europe, chaque sommet européen qui se conclut sans ce type de résultats irréels et miraculeux est décevant. Ils protestent mais ils mesurent cela par rapport à leurs propres espérances ou leurs propres utopies. Si vous vous référez à l'Europe réelle, qui fait des progrès réels dans le monde réel, pas à pas, étape après étape, et si vous regardez l'échec d'Amsterdam et la réussite de Nice, je pense que c'est un beau résultat qui nous donne les moyens de fonctionner mieux à quinze et d'accueillir à partir de début 2003, quand ils seront prêts, les candidats à l'adhésion. Donc c'est un très bon instrument et je pense qu'il y a beaucoup à tirer du potentiel de ce futur Traité de Nice que nous allons devoir ratifier maintenant dans les deux ans qui viennent.
Q - Pourquoi cette pédagogie des petits pas, qui finalement a fondé toutes les avancées européennes, est si difficile à faire passer dans l'opinion? Est-ce qu'il vous semble qu'il y a un accélérateur d'ambitions qui rende cette pédagogie de l'Europe réelle, des avancées réelles plus difficile ?
R - Je pense qu'il y a une exagération de l'augmentation de l'impatience de la part de certains. Cette politique des petits pas a été inventée par Robert Schuman et par Jean Monnet au début des années cinquante, consistant à dire si on fait un débat théorique sur l'avenir de l'Europe, sur les finalités de l'Europe et sur le sexe des anges - c'est le fait de savoir si elle doit être intergouvernementale, fédérale, confédérale ou autre -, on ne s'en sortira jamais parce qu'on n'est pas du tout dans les mêmes positions que les Américains, au début faisant les Etats-Unis d'Amérique. Il y a de vieilles nations qui ont mille ans ou plus.
Q - Cela ferait une table rase.
R - Il n'y a pas de table rase. D'où l'idée des petits pas en disant "fixons-nous des objectifs concrets et précis, surmontons les difficultés, créons des solidarités de fait et avançons", cela crée petit à petit une situation nouvelle. Et dans les faits, il n'y a aucun autre exemple dans l'histoire du monde où des Etats-nations ont réussi à surmonter leurs antagonismes historiques pour s'associer ainsi. Le bilan de la construction européenne est époustouflant, en réalité.
Q - Donc on fait un contresens historique à chaque fois qu'on s'arrête à telle ou telle mesure, par exemple, là, de voir que pour la composition de la Commission, il va falloir peut-être attendre dix ans avant qu'elle devienne gouvernable. On a tort de s'arrêter à des choses comme ça, il faut voir plus large ?
R - On a tort de juger un résultat comme celui de Nice à partir de ce seul élément. D'autre part, si vous additionnez les commentaires un peu déçus ou mélancoliques ou les critiques qui ont été faites après Nice, cela ne forme pas un traité de remplacement, parce que les critiques se détruisent totalement entre elles. Et pour tous ceux qui considèrent qu'il faut aller plus loin, ou moins loin, que c'est intolérable de la part des grands, ou des petits, ou des moyens, d'avoir ceci ou cela, cela ne forme pas un autre traité. Il n'y a pas d'autre solution.
Q - Et l'idée que ce soit une victoire de l'Allemagne en première ligne, et de l'Angleterre, surtout, par derrière ?
R - Je pense que c'est également une idée fausse, parce que d'abord, tout cela n'est pas un match, chacun d'entre eux a fait des concessions et des compromis. Par exemple Tony Blair ne voulait absolument de disposition concernant l'après-Nice. Il trouve cela dangereux, il pense que c'est de nature à compromettre la ratification du Traité de Nice chez lui. Il l'a accepté finalement parce qu'on a trouvé une formulation acceptable pour tout le monde. Il y a un certain nombre de points que souhaitait l'Allemagne : l'administration allemande voulait à tout prix un décrochage en terme de droit de vote dans le Conseil. C'est quand même l'élément clé ; ils ne l'ont pas obtenu et ont fait des ouvertures sur d'autres sujets. En réalité, chacun trouve son compte dans l'Accord de Nice. Chaque pays a fait des ouvertures, chaque pays en même temps a dû dire que dans certains cas qu'il ne pouvait pas bouger. C'est ce qu'on a dit sur la politique commerciale appliquée aux biens culturels, parce qu'on sait que si on accepte cela, compte tenu de la conception des autres, en cinq ans il n'y a plus de politique culturelle en France, ni en matière de cinéma, ni d'audiovisuel. Pour les Allemands, c'était la libre-circulation et l'asile ; chacun a des points fixes, des lignes rouges. Et malgré cela, il y a eu des compromis, des concessions. Sinon il n'y aurait pas d'accord, on serait dans la même situation qu'après Amsterdam. Nous n'y sommes pas.
Q - La revendication allemande a surgi tard, elle n'était pas forcément très explicite sur la question du décrochage. Est-ce que le renoncement allemand à pousser au bout dans la négociation cette demande est un signe intéressant pour vous de la diplomatie allemande et de ce que peuvent être les relations franco-allemande dans les années à venir ?
R - Je crois que c'est un élément qui montre le sens des responsabilités du Chancelier Schröder parce qu'il faut rappeler qu'en Europe au départ, il a été convenu que l'Allemagne, la France, la Grande-Bretagne et l'Italie auraient le même nombre de votes dans un écart assez étroit, ce qui est extraordinairement favorable aux "petits" d'ailleurs.
Q - Ou au Conseil. Parce que c'est un rapport au Conseil.
R - Au Conseil Affaires Générales, qui est le lieu de coordination de l'ensemble, indépendamment des Conseils européens, et où siègent les ministres des Affaires étrangères. C'est une instance dans laquelle le Luxembourg a deux voix, l'Allemagne, la France, en ont dix. Donc vous voyez que l'écart est très réduit. Etant donné qu'on allait élargir l'Europe, il fallait donner un peu plus de voix aux "grands". Cela a forcément déclenché des demandes des uns et des autres qui voulaient se resituer autrement sur une sorte d'échelle de perroquet, et c'est cela qui était un peu compliqué, spécialement du fait de la France et de l'Allemagne.
Q - L'Allemagne a laissé la France se débrouiller seule avec les "petits" ?
R - C'est tout à fait faux. C'est tellement compliqué, il y a tellement de sujets et de fronts variés qu'on ne peut pas le résumer comme cela.
Q - Donc il vous semble que l'Allemagne a fait une concession importante ?
R - Le chancelier Schröder ne reprenant pas a son compte, ni le ministre Fischer, cette demande qui était mise en avant par la presse allemande sur le décrochage...
Q - Puissante en Allemagne dans l'opinion allemande ?
R - Oui.... C'était une demande de décrochage là où c'est vraiment important. C'est-à-dire le nombre de voix de chacun au Conseil. En ne reprenant pas cette demande, le chancelier Schröder a montré un esprit européen qui doit être noté...
Q - C'est de bon augure pour la suite ?
R - ...Ils avaient d'autres demandes qui par ailleurs ont été satisfaites. Pas par la France, ce n'est pas une rencontre franco-allemande. Ce n'est pas un match, il n'y a pas de perdant et de gagnant. Et je sais que s'il n'y avait pas eu d'accord à Nice, on était tous perdants. Ca c'est clair, et le fait qu'il y ait un résultat à Nice, je sais que nous sommes tous gagnants dans la réalité des choses, où les pays n'ont pas tous la même influence, même si cette Union est un système très honnête, très égalitariste.
Q - Mais comme vous l'avez dit, ces sujets sont si difficiles et complexes, pourquoi en terme de pédagogie et de communication l'exécutif n'explique pas avant, à la télévision, à la radio, les enjeux d'un tel sommet et après ne dévoile pas publiquement les résultats ?
R - Je crois que cela a été extrêmement bien expliqué. Je ne pense pas qu'il y ait des sujets dont on ait plus parlé. Je ne pense pas qu'on puisse faire plus dans la communication et la transparence. Tout cela a été expliqué sous toutes les formes, tous les journaux que je connais ont fait des dossiers spéciaux sur le sujet. Hier soir, j'étais invité par une télévision, il y avait encore juste avant que j'arrive, tous ces tableaux expliquant tous ces éléments, ce n'est pas tellement compliqué à expliquer, beaucoup moins que les accords entre Vivendi, Universal et autres. Donc cela a été très expliqué, simplement, c'est objectivement compliqué. Il y a quinze pays, il y en aura bientôt vingt-sept. Alors, il y a le nombre de voix au Conseil, il y a le nombre de sièges au Parlement. Il y a toute une série de dispositifs. Ce n'est pas plus compliqué non plus que la Constitution ou le Code civil. C'est objectivement compliqué, et je crois que tout a été expliqué autant que possible. Simplement, dans certains cas, dans les explications, se cachent dans des problèmes techniques, et d'autres essayent de simplifier les enjeux. Et là, c'est ce que j'essaie de faire pour ma part, et l'enjeu était de savoir si l'Europe allait pouvoir continuer à fonctionner après l'élargissement. Je pense que nous avons atteint le meilleur résultat possible dans cette direction compte tenu de la réalité de ces quinze pays d'Europe.
Q - Le seul fait qu'il y ait un accord est une victoire ?
R - On peut le dire, oui. Il suffit de penser à la situation dans laquelle il n'y aurait pas eu d'accord. Vous n'auriez pas hésité à dire que c'était un échec.
Q - Alors venons-en au second thème tout naturel; l'élargissement. Justement, Monsieur le Ministre, de quinze à vingt-sept, cela suppose certains renoncements pour certains pays, cela suppose d'accepter des bonheurs et des difficultés probables ?
R - De la part des candidats ?
Q - Et de la part de ceux qui cèdent un bout de terrain.
R - Oui, c'est-à-dire que pour que l'élargissement ait lieu, il faut que l'Union européenne soit prête à les accueillir et se soit réformée suffisamment pour que l'arrivée des nouveaux membres, quelle que soit leur qualité, ne fasse pas disjoncter l'ensemble. Ca, c'était la réforme dont on avait besoin et qu'on vient d'obtenir à Nice, qu'on va maintenant mettre en forme de traité pour être ratifié avant la fin 2002 afin que les nouveaux candidats puissent entrer à partir de 2003 - ceux qui seront prêts. Cela suppose de la part des candidats un effort colossal, parce qu'on leur demande de reprendre les acquis communautaires. En terme non seulement de démocratie, cela va de soi, mais en termes économiques, législatifs, administratifs, etc.
Q - Ce qui n'est pas évident pour tous !
R - C'est très difficile, mais étant donné qu'ils veulent rejoindre ce club, il faut bien qu'ils puissent suivre les règles. Il ne suffit pas de dire qu'ils sont européens. C'est évident qu'ils sont européens et qu'ils sont redevenus démocratiques. Pour qu'ils puissent entrer dans ce club, il faut qu'ils puissent suivre les règles sinon ce serait un drame, et pour eux, et pour nous. Pour ce travail de préparation, de pré-adhésion, nous les aidons au maximum à être au rendez-vous. Il faut qu'ils soient le plus près possible. C'est pour cela d'ailleurs qu'on ne peut pas annoncer les dates à l'avance.
Q - Vous, vous ne voulez pas qu'on fixe d'échéance maximale ?
R - Ce n'est pas que nous ne voulons pas, c'est que nous ne pouvons pas. On ne peut pas fixer une date d'entrée. D'abord, il y a douze candidats, sans parler d'une dizaine d'autres encore qui sont candidats pour plus tard. On ne peut pas fixer la même date pour tout le monde. Ce serait absurde, cela ne tiendrait pas. Et si on fixe une date par pays, nous allons déclencher une sorte de pugilat incroyable partout. De toute façon, ce serait artificiel. Les pays candidats rentreront quand, par la négociation, nous aurons pu régler tous les problèmes que pose leur adhésion. Et dès que ce sera prêt, ils rentreront.
Q - Est-ce que parmi les douze premiers que vous venez d'évoquer, ils vous semble qu'il y a un certain nombre de pays qui se font des illusions sur leur capacité à s'adapter aux contraintes de l'adhésion ? Est-ce qu'il vous semble que les pays sont bien conscients des enjeux de cette adhésion ?
R - Dans plusieurs pays candidats, les gouvernements sont inquiets de voir l'opinion qui se décourage un peu. Parce que l'opinion s'était fait une idée abstraite; ils pensaient qu'ils allaient rentrer dans une sorte de pays de Cocagne, de caverne d'Ali Baba...
Q - L'Eldorado, un peu comme la chute du mur en 1989 ?
R - Oui, c'est cela. Il y a beaucoup de gens à l'époque qui disaient; "il faut montrer notre générosité, il faut accepter ces pays demain matin, ce qui ne le font pas sont d'horribles égoïstes...". Ce sont des gens qui ne comprenaient rien au fonctionnement de l'Union. Alors les gouvernements de ces pays sont inquiets de voir les opinions qui s'impatientent, et du coup ils font pression pour qu'on les fasse rentrer plus vite. Mais nous, on peut les faire entrer plus vite si les problèmes sont réglés. On ne peut pas les faire rentrer plus vite par une sorte de générosité mal comprise, de telle façon que cela ficherait en l'air -excusez-moi- les politiques communes existantes, et ils y auraient tous perdu. Ils veulent rentrer parce que cela marche bien et parce que c'est une Europe riche. Si le fait qu'ils entrent, et que c'est mal préparé, casse tout le système, nous avons tous perdu.
Q - Donc vous êtes partisan du maintien d'un certain niveau d'exigence ?
R - Absolument, mais ce n'est pas en terme de calendrier. Je ne cherche pas à accélérer artificiellement, ni à retarder artificiellement. Je cherche simplement à ce que nous ayons de bonnes négociations, les plus rapides possible. L'important est de régler les problèmes de l'adhésion avant qu'elle ait lieu pour que nous puissions tous bien fonctionner après dans l'Europe élargie.
Q - Comment l'Europe pourra bien travailler à vingt-sept ou à trente alors qu'elle a du mal à travailler à quinze déjà ?
R - Il n'y a pas de moyen de refuser ces adhésions. Il n'y a pas d'arguments légitimes. On ne peut pas dire à des pays qui sont vraiment européens et qui sont redevenus démocratiques, qui ont vocation à entrer au terme du Traité de Rome, leur dire "désolé, vous arrivez trop tard, on ne peut pas, on est au complet". Donc il faut faire avec, et la meilleure solution, c'est que nous soyons le mieux préparé possible, et eux également, c'est le sens du travail qui est fait pendant toutes ces années.
Q - Mais dans la préparation, il y a aussi l'état d'esprit. Vous avez eu une formule qui est très dure pour certains pays; vous avez dit : "il faudrait peut-être que certains pays arrêtent de considérer l'Union européenne comme une banque de développement régionale matinée de Croix-rouge" ?
R - Ce n'est pas du tout pour eux que j'ai dit cela. Non, aux pays candidats, moi je leur dit : "vous n'avez pas besoin d'avocat". Quand ils passent leur temps à dire : "mais est-ce que vous êtes vraiment pour qu'on entre ?" Et bien oui, puisqu'on a ouvert les négociations d'adhésion, sinon nous ne les aurions pas ouvertes. Je leur dis : "vous avez besoin de réformateurs et de négociateurs, et pas spécialement d'avocats". Quand j'emploie cette formule, c'est par rapport aux Quinze. Il faut que par rapport au Proche-Orient et aux Balkans, on ose avoir une pensée politique, et que l'Union européenne ne soit pas simplement un organisme qui distribue des aides dont on ne sait pas trop ce qu'elles deviennent après, ou qui simplement fait de l'humanitaire. Nous avons une ambition plus haute que cela. Non, c'est à nous que je m'adresse, c'est à nous les Quinze.
Q - Vous vous agaciez tout à l'heure des idées générales sur l'avenir de l'Europe, des visions à long terme et qui...
R - Je faisais un peu d'humour, je ne suis pas agacé !
Q - Qui ne tenaient pas compte des contraintes réelles, du poids du réel. Dans ces visions, il y a eu quand même des gens éminents, qui se sont exprimés : le président Chirac, en Allemagne Joschka Fischer. Quelle est pour vous le scénario raisonnable pour l'avenir de l'Europe ?
R - Le scénario à la fois raisonnable et ambitieux, parce que si on est ambitieux, il faut s'appuyer sur des réalités, c'est d'abord qu'on ratifie Nice, première chose...
Q - Vous pensez que cela peut poser problème ?
R - Oui, il y a des pays dans lesquels cela fera problème. Il y a des pays dans lesquels les parlements trouvent que cela va trop loin sur tels points, il y aura des discussions. Il y a tous ceux qui trouvent que cela ne va pas assez loin, tous ceux qui trouvent que cela va trop loin, tous ceux qui trouvent forcément que cela va dans la mauvaise direction parce que c'est toujours comme cela sur tous les traités. Mais comme je le disais dans la première partie, l'addition des critiques ne forme pas un traité de remplacement parce qu'elles se détruisent entre elles. Mais enfin il y aura des débats qui ne seront pas simples, à certains endroits. Le Parlement européen qui n'a pas ratifié, n'a pas ce pouvoir dans les traités, mais quiconque a un point de vue va dire que cela ne va pas assez loin évidemment parce que cela n'augmente pas assez, à ses yeux, les pouvoirs du Parlement européen notamment. Mais enfin, cela fait partie du tableau général. Première chose ratifier Nice, cela devrait être fait dans les deux ans qui viennent puisque nous nous sommes engagés par rapport aux pays candidats à être ouverts à eux, ceux d'entre eux qui seront prêts, à partir de début 2003. Deuxième chose, utiliser à partir de maintenant les nouveaux potentiels du Traité de Nice. Je pense par exemple aux avancées en matière de majorité qualifiée. S'il est vrai que certains pays qui estimaient ne pas pouvoir bouger; l'Angleterre sur la fiscalité, l'Allemagne sur l'asile et la libre circulation, la France sur les biens culturels...
Q - Il y a énormément de domaines où cela a progressé... La santé et l'éducation aussi pour la France
R - Oui, dans ce qu'on appelle le premier pilier, aujourd'hui, avec Nice, 90 % des décisions vont être prises à la majorité qualifiée. Et puis à l'unanimité on peut prendre des tas de décisions. Par exemple, le déblocage que nous avons obtenu pendant notre présidence. Nous avons eu un nombre considérable de résultats. S'il n'y avait pas l'affaire de la CIG, si c'était une présidence normale avec un pays moyen, on dirait que le résultat est spectaculaire, on a eu dix à douze résultats dans les autres domaines, on les a eus à l'unanimité. Par exemple nous avons débloqué l'affaire de la société européenne. Il n'y avait pas de statut, cela faisait trente ans que le problème était posé, trente ans ! On a débloqué la négociation sur la fiscalité de l'épargne, cela faisait trois ans que les négociations piétinaient. On a fait élaborer un agenda social, qui est plutôt indicatif que normatif, mais enfin qui donne un cadre à la façon dont les choses doivent se développer...
Q - En matière de défense également.
R - On a bâti en deux ans, en matière de défense européenne, plus qu'en vingt-cinq ans de colloques sur la défense européenne. Il y a eu des choses énormes qui se sont faites à l'unanimité, donc il ne faut pas désespérer des cas où il y a l'unanimité. Mais même en majorité qualifiée, on va arriver à 90 % du premier pilier, c'est énorme. Donc je pense qu'il faut maintenant entamer une réflexion pour voir à quoi cela s'applique et pour voir quelles avancées nouvelles cela permet par rapport à la situation d'avant. D'autre part, nous avons donc assoupli la coopération renforcée. C'est un système qui dit que quelques pays, à condition d'être suffisamment nombreux et que cela ne remette pas en cause les politiques communes fondamentales de l'Union, ce socle qui ne doit pas être touché, peuvent s'associer pour mener une politique en plus. Il ne faut pas que cela vienne en contradiction avec les règles de base du Marché unique ou de la politique agricole ou des fonds structurels, mais ils peuvent faire des choses en plus. Donc là, c'est une option qui est ouverte.
Q - Comme Schengen ?
R - Cela s'est fait avant que cela existe, mais aujourd'hui, cela pourrait se faire sous cette forme, cela faciliterait les choses et les rendrait plus cohérentes à l'intérieur des traités, mais ce sont des groupes de pays qui disent : "nous on va plus loin dans telle direction ou sur tel ou tel plan".
Q - Vous pensez que ces coopérations renforcées vont se multiplier ? Quels sont les champs par exemple...
R - Je ne peux pas les déterminer à l'avance, parce que cela dépend des différents pays, et des sujets.
Q - Tendancieusement, qu'est-ce qui pourrait être un bon objet de coopération renforcée ?
R - Je ne peux pas vous dire, il faut entamer une réflexion pour se dire : "nous Français, quel usage va-t-on faire de cette disposition, quelles sont les propositions que nous avons à faire à certains de nos partenaires, et auxquels, par rapport à ça". Mais encore une fois c'est un outil tout à fait nouveau. Et nous avons d'autre part une autre perspective impérieuse, qui est de renforcer la coordination et l'harmonisation à l'intérieur de la zone euro, dans l'Eurogroupe comme on l'appelle maintenant. Il est clair qu'il faut aller plus loin dans l'harmonisation des politiques économiques et budgétaires. Donc, nous avons beaucoup de tâches assez précises devant nous. De même que nous allons continuer à élaborer une politique étrangère commune - commune mais pas unique -, parce que la politique étrangère commune de l'Europe a besoin d'être stimulée, renforcée, alimentée par des politiques étrangères fortes. C'est un domaine où nous n'avons pas intérêt à nous mettre au plus petit commun dénominateur parce que cela ne fera pas grand chose en fait, mais il faut poursuivre par le haut cette symbiose, cette recherche d'harmonisation. On a un gros programme devant nous. Evidemment, il y a la réussite de l'élargissement. Il faut que l'élargissement soit bien fait et que ces pays membres s'agrègent à cet ensemble nouveau sans en perturber les règles de bases et apportent quelque chose. C'est autre chose que la grande question qui va se développer au cours des années qui viennent sur ce que seront un jour les institutions définitives de l'Union européenne.
Q - Théoriquement, en 2004 vous devriez faire un point là-dessus ?
R - Nous avons accepté à la demande du chancelier Schröder qui le faisait, à la demande de plusieurs partis allemands et puis des Länders, qu'il y ait une réunion en 2004, qui précise et qui délimite mieux les compétences des uns et des autres, parce que cela commence à devenir un peu enchevêtré. Donc quelles sont les compétences définitives des institutions de l'Union européenne, quelles sont les compétences des Etats/Nations, quelles sont les compétences des autres ? Ce sont les Länders qui, les premiers, ont protesté en disant qu'ils ne voulaient plus qu'on transfère à l'Europe les compétences qui sont les leurs. Et qu'ils avaient récupérées alors qu'elles avaient été autrefois à un niveau national. Donc il y a un grand débat qui s'annonce, un grand débat auquel tout le monde peut participer, qui n'est pas que le fait des gouvernements, même si un jour évidemment, ce sont les gouvernements qui doivent arrêter leurs positions définitives dans des réunions intergouvernementales.
Q - Un peu comme il y a eu un débat sur la Charte ?
R - Un peu comme il y a eu un débat sur la Charte, mais là je pense qu'il faudra vraiment conclure ce débat, mais c'est sur plusieurs années, sur les institutions, d'abord par un grand débat public, puis à un moment donné, une réunion intergouvernementales, pour que les gouvernements, qui sont à la fois démocratiques et responsables puissent dire là on peut s'engager, là on ne peut pas. On verra, c'est loin devant nous. En tout cas, il y a eu dix à douze discours importants sur l'avenir de l'Europe à long terme et ils se concluaient tous par : "mais il faut d'abord et avant tout réussir Nice". Sinon cela aurait été Perrette et le pot au lait.
Q - Oui mais quand même, en vous écoutant, on n'a pas l'impression que les perspectives que vous dégagez soient les mêmes que celles proposées par Joschka Fischer, d'une Europe fédérale, ni à la proposition faite par le premier secrétaire du Parti socialiste français hier, François Hollande, disant qu'il fallait une Europe d'avant-garde avec une constitution et un Etat Fédéral. On a l'impression que vous, vous êtes bien en retrait par rapport à cela d'une Europe beaucoup plus réaliste, beaucoup plus...
Brutalement, la question, vous n'êtes pas un fédéraliste échevelé ?
R - Moi je crois qu'aucune des formules connues ne s'applique à l'Europe aujourd'hui.
Q - Il faut inventer autre chose ?
R - Oui. C'est quelque chose qui est peut-être plus confédéral que fédéral, mais qui est en même temps hybride, parce qu'aujourd'hui on a déjà des éléments de fédéralisme, par exemple la Banque centrale. On a des éléments qui demeurent intergouvernementaux, on a des éléments confédéraux. Tout cela portera un nom nouveau, tellement nouveau que cela finira par devenir une catégorie en soi. C'est plutôt les autres qui diront : "je veux faire comme l'Europe". Il ne faut pas sans arrêt essayer de faire rentrer la création du système européen dans une bouteille préétablie. Bon, les grands débats sont simples - à exprimer, à définir, pas à trancher. Le grand débat c'est la question fédérale, c'est-à-dire quels sont les pouvoirs qui doivent être conservés au niveau des Etats-nations même s'ils les exercent ensemble, en coordination, en harmonisation, et qu'est-ce qui est transféré aux institutions européennes et lesquelles ? Qui fonctionnent comment ? Désignées comment ? Par qui ? Contrôlées par qui ? Comment ? Ca c'est la question de la répartition, c'est ce que Schröder a demandé, demandé par les Länders, mais dans un esprit plutôt de subsidiarité, c'est-à-dire de maintenir le pouvoir le plus près des gens. Il y a ceux au contraire qui veulent au contraire faire le bond en avant dans le fédéralisme. Ce sont en gros les deux grandes forces. Je pense que c'est de cela dont on parle quand on parle d'une éventuelle Constitution. Une éventuelle Constitution n'est pas un problème, sauf dans certains pays où le mot en soi est difficile à recevoir, comme par exemple en Grande-Bretagne, mais la question n'est pas ça, ce n'est pas "Constitution ou pas ?", c'est "qu'est-ce qu'il y a dedans ?" Alors il y a deux grandes familles de propositions mais dans pas longtemps il y aura trois cent cinquante projets différents en réalité. Donc la grande question c'est "Etat-nation/niveau fédéral" et la deuxième grande question, c'est : "est-ce que cela concerne tout le monde ou un petit groupe ?".
Q - Donc deux vitesses ou pas deux vitesses ?
R - Oui, mais ça, ce n'est pas tranché. Et personne ne peut trancher tout seul dans son coin, et aucun Etat ne peut trancher pour les autres.
Q - Vous n'avez pas une petite idée de ce que vous souhaiteriez, vous, sur ce plan là ?
R - Je trouve que ce serait prétentieux à ce stade alors qu'un immense débat va se développer dans les années qui viennent en Europe, qu'un ministre d'un des quinze pays, ou un des vingt-sept pays, dise : "moi, je pense que c'est cela qu'il faut faire". Et même Joschka Fischer, qui est mon ami et avec qui je parle beaucoup de ces questions, il a déjà quand même nuancé plusieurs fois son discours, qui est lui-même un discours remplis d'options. Il dit : "on peut faire ça, et on peut faire autrement, on peut faire ceci ou cela...".
Q - Et ce discours le trouvez-vous intéressant ?
R - C'est un discours à arborescence. Bien sûr, je trouve intéressant tous les discours sur l'avenir de l'Europe, et celui de Tony Blair est très intéressant aussi; celui des Belges est intéressant, il y en a beaucoup. Celui du président de la République naturellement.
Q - Denise Dumoulin - Quel avenir voyez-vous, Hubert Védrine pour les adversaires obstinés et patentés de l'Europe ?
R - Oh, je pense qu'aujourd'hui, presque toutes les forces politiques, sauf des gens vraiment marginaux, s'inscrivent dans le mouvement de l'Europe. Personne ne dit qu'il ne faut pas se coordonner avec les autres pays européens, ne pas coopérer avec eux. Simplement, il y a le degré de souverainisme et le degré de supranationalité n'est pas mis au même endroit. Le curseur n'est pas le même. Donc même les partis qui paraissent anti-européens, acceptent une très grande partie de l'héritage. Ca c'est une réussite formidable du constructeur de l'Europe depuis quelques décennies, c'est qu'ils ont fait en sorte que le débat ait lieu à l'intérieur du concept, et pas contre.
Q - Vous voulez dire que Jean-Pierre Chevènement fait de l'Europe comme M. Jourdain faisait de la prose ?
R - Non je pense qu'il était parfaitement conscient. Il a une certaine idée de l'Europe, mais qui est plus une Europe intergouvernementale, et plus une Europe qui est une union d'Etats qu'un système supranational, bien sûr. Je vous lis un sondage récent par exemple. Dans quelques grands pays d'Europe, dans lesquels les gens dans leur majorité demandent à la fois une accélération de la construction européenne et un maintien plus vigilant de leur souveraineté. Vous avez les deux termes. Ce sont apparemment deux termes antagonistes. Cela est vrai même en Allemagne. Donc les choses ne sont pas si simples. Mais si on arrive à un moment qui parait tellement compliqué, tellement ardu, surtout avec l'élargissement, c'est parce que nous avons énormément réussi. S'il n'y avait pas eu tellement de réussites spectaculaires au cours des quarante, voire cinquante dernières années, on ne serait pas en train de se poser ces problèmes qu'aucun peuple dans le monde auparavant n'a eu à affronter.
Q - C'est un lieu commun de dire que la cohabitation crée une situation particulière pour la diplomatie française. Est-ce que cette situation de cohabitation a été au final pour vous une gêne pour la conduite de la politique extérieure de la France ?
R - D'abord, nous ne sommes pas au final. Deuxièmement, cela impose une discipline particulière, qui n'est pas mauvaise, sur le plan du travail, contrairement à d'autres pays dans le monde où il y a des gouvernements de coalition et où vous observez des dissonances parfois. Là nous avons une discipline - on ne peut pas faire autrement d'ailleurs - qui consiste à vérifier constamment que les options que nous prenons conviennent au Président et au Premier ministre.
Q - Vous voulez dire que vous êtes le démineur, un peu, de tout cela ?
R - Il n'y a pas forcément de mines. Vous savez en pratique, les contacts entre le président et le Premier ministre sont fréquents, au moins une fois par semaine, ils se parlent souvent de ces sujets. Mes contacts avec le Président sont très fréquents, et avec le Premier ministre naturellement incessants. Et les contacts des collaborateurs ne cessent jamais. Donc si un des trois, par exemple a au téléphone un dirigeant étranger, dans la demi-heure qui suit, les collaborateurs des deux autres le savent, et connaissent le compte rendu. Si une idée circule, elle circule entre eux, donc on a un processus d'élaboration un peu compliqué, que les Français ont créé en imposant cette situation de cohabitation. Pour que la France parle d'une seule voix à l'extérieur, nous devons détecter en amont les éventuelles divergences. Cela crée une discipline pour le ministère des Affaires étrangères qui est le lieu de l'élaboration des projets de tout cela. C'est une contrainte stimulante.
Q - Jacques Chirac a dit : "l'un des objectifs essentiels, c'est l'humanisation de la mondialisation." Alors en trois ans et demi, cela s'est traduit par quoi ?
R - Ce qu'on appelle humanisation, ou régulation de la mondialisation, c'est une vieille idée française qui est antérieure à la globalisation, parce que déjà au moment de l'après-guerre, de l'ONU, de Bretton Woods et puis plus tard avec Mendès-France et beaucoup d'autres, il y a eu beaucoup de propositions françaises pour qu'il y ait des règles du jeu plus équitables dans les relations internationales. Tout cela a acquis encore plus de pertinence et d'actualité depuis qu'on est dans un monde global, avec une économie mondiale de marché qui a des résultats époustouflants sur le plan économique mais qui en même temps est brutale, destructrice, créatrice d'inégalités. On a fait énormément de propositions, que je ne vais évidemment pas énumérer là concernant l'amélioration du fonctionnement des Nations unies, du Conseil de sécurité, du FMI, de la Banque mondiale, l'Europe - on en a parlé au début. Et il y a énormément de domaines dans lesquels on cherche à progresser ne serait-ce que récemment à cause de l'actualité, de la sécurité maritime. Donc il y a une longue liste de propositions françaises. Je ne crois pas qu'il y ait un pays au monde qui ait plus proposé que nous, ces dernières années pour améliorer les relations internationales. Mais, après tout, cela se négocie. Il y a toujours des pays qui n'ont pas du tout intérêt à ce que les règles soient améliorées, parce qu'ils tirent un énorme profit de l'absence de règles dans tel ou tel domaine. C'est un secteur tout à fait important.
Q - Et quel serait un succès précis, déjà obtenu dans ce domaine ? Hors propositions, là où on a des avancées repérables ?
R - Paradoxalement, le fait que l'Organisation mondiale du commerce, qui est devenue la bête noire de certains manifestants, ait été créée, est un progrès, parce que sinon on a simplement la brutalité des rapports de force des relations économiques internationales. Les Américains, en 1948, s'étaient opposés à la création d'un organisme mondial, parce qu'il ne voulaient pas d'organisme de règlement des différends, et n'acceptaient pas l'idée qu'il y ait un organisme qui puisse trancher contre eux. Et en 1995, avec les Accords de Marrakech, ils l'ont finalement accepté.
Q - Et réguler ?
R - Et tenter de réguler le mieux possible. Ce qui s'est passé à Seattle n'était pas une bonne chose parce que comme la négociation a échoué, pas du fait des manifestants d'ailleurs mais parce qu'elle était mal préparée, on a été obligé d'engager les négociations sur une base trop étroite qui avait été convenue à Marrakech ; sur les questions agricoles, alors qu'on espérait y faire entrer des nouveaux sujets. L'existence d'un organisme de règlement des différends, qui a d'ailleurs aussi souvent donné tort aux Etats-Unis qu'à l'Europe depuis qu'elle existe, c'est un progrès dans la vie internationale. Par contre, sur le Conseil de sécurité on n'arrive pas à débloquer la réforme. Les négociations sur "l'effet de serre" se heurtent à des divergences d'intérêts qui sont monumentales. j'espère qu'on va pouvoir reprendre la négociation qui n'a pas été conclue à La Haye.
Q - Même sur le plan européen, la sécurité maritime, à Nice, il y a eu un échec.
R - Il y a encore un Etat-membre pour qui cela pose à court terme des problèmes insurmontables de mettre en règle sa flotte avec les améliorations qu'on voudrait, mais on y arrivera, c'est une question de ténacité. J'ai déjà dit que sur l'épargne, c'était bloqué depuis trois ans, sur la société européenne depuis trente ans. J'espère que cela ne prendra pas autant de temps.
Q - Dans un article récent du "Monde diplomatique", vous avez écrit un plaidoyer pour une refondation de la politique étrangère française. Vous défendez une approche nouvelle des relations internationales fondée sur davantage de réalisme et moins d'idéalisme. Quelles sont vos deux ou trois grandes idées concernant cette refondation ?
R - Puisque vous me posez la question que je n'aurais pas abordée spontanément, je dois dire que l'expression de Védrinisme qui me gène un peu, a été inventée par un journaliste américain que je n'ai jamais vu de ma vie, écrivant dans une revue que je ne connais pas et qui a rassemblé une série...
Q - Policy Review
R - Il m'a demandé un rendez-vous, je ferais sa connaissance en février. Il a rassemblé une série de discours que j'ai faits, parce que les Américains, les anglo-saxons ont été un peu titillé par ce que j'ai dit sur l'hyperpuissance américaine, ou intrigué quand je dis que la société civile internationale comporte des éléments remarquables, mais n'est pas non plus une panacée; Telles choses qui ne sont pas dans le diplomatiquement correct du moment, pour participer à une réflexion, une pédagogie, donc cela crée un mouvement d'intérêt, et du coup "le Monde diplomatique" m'a demandé d'expliquer un peu ça, ce que j'ai fait, à condition d'expliquer cela gentiment, je veux dire sans provocation.
Q - Gentiment ! Vous y allez ! Vous parlez de "l'Irrealpolitik occidentale, narcissique, verbeuse et moralisante". Pour un ministre des Affaires étrangères en exercice, on n'a pas l'habitude de ce genre de langage.
R - Cela ne désigne personne en particulier, cela désigne une espèce de tendance générale. Ce n'est pas parce que je suis ministre que je dois arrêter d'écrire des livres ou d'avoir des idées et de discuter. Le problème que j'essaie de traiter, c'est que nous sommes dans les pays les plus démocratiques de l'Histoire de l'Humanité. Nous avons bâti nos démocraties en trois, quatre siècles d'élaboration mentale, culturelle, évolution politique. Il y a eu des révolutions très violentes, des répressions féroces, des avancées, des reculs, beaucoup de choses comme cela. La démocratie d'aujourd'hui est le résultat de tout cela. Nous vivons très mal la coexistence à un moment donné avec d'autres parties, ou civilisations, ou cultures du monde qui ne sont pas dans cette situation démocratique. Et nous le vivons tellement mal qu'on voudrait intervenir, qu'on voudrait faire quelque chose. Alors c'est altruiste au départ, on voudrait s'ingérer pour les aider, on voudrait faire bouger tout cela. Il y a tout un débat sur les moyens. Est-ce qu'on a le droit de le faire, est-ce que c'est légitime ? Je trouve ridicule les théories du genre : "Les Africains ou les Arabes ne sont pas mûrs pour la démocratie", je n'ai jamais pensé ce genre de choses, mais je pense que si on croit que sous prétexte que nous, après quatre siècles, on est dans la situation où on est, les autres peuvent devenir démocratiques parfaits comme les danois par exemple, en une seconde, comme si c'était une conversion religieuse, comme Saint Paul qui tombe de cheval, je pense que c'est une erreur monstrueuse.
Il ne faut pas perdre de vue que tout le développement économique, social, c'est peut-être une petite dose de marxisme, en tout cas dans ses dimensions sociologiques. Et il y a beaucoup d'occidentaux qui croient qu'il suffit de condamner et de sanctionner pour qu'un pays devienne brusquement démocratique. Et quand on regarde les structures de ce pays, on s'aperçoit qu'il ne suffit de plaquer des élections ; il ne suffit pas de faire une sorte de "démocratie Potemkine". Il faut préparer les choses, les organiser : éducation, développement, système juridique, justice indépendante, administration fiable. Il y a tout un système. Donc c'est cela le débat que je mène, parce que je pense que dans l'occident d'aujourd'hui, il y a une petite tentation d'hubris, comme disaient les Grecs, et en plus je crois que ce n'est pas efficace. Et moi je souhaite qu'on ait en matière de démocratisation du monde ou de politique des Droits de l'Homme une politique qui ne soit pas simplement déclaratoire mais efficace. Ou alors en très résumé, le débat plus sceptique dans le débat de Weber.
Q - Est-ce que vous pensez, Hubert Védrine, que la confiance est une vertu, par rapport justement aux autres au lieu d'en douter ?
R - Vous savez que la confiance, cela peut être en soi, cela peut être dans les autres, cela peut être dans une situation, ou une institution...
Q - Quand certains disent qu'ils ne sont pas mûrs pour la démocratie.
R - Ce que je trouve ridicule...
Q - Oui justement...
R - ...Ce sont des gens qui font des théories culturelles comme quoi tel ou tel peuple ne serait pas fait pour la démocratie. Je trouve cela ridicule.
Q - Alors vous leur faites confiance, vous ?
R - Oui, j'ai confiance dans l'humanité globalement. Mais, par contre, dire qu'on peut plaquer des systèmes démocratiques que nous même nous avons élaborés après cent cinquante, deux cents ans, trois cents ans de tâtonnements sur un pays dans lequel un quart des gens ne mange pas à sa faim et les deux tiers d'entre eux sont illettrés, c'est se moquer du monde. C'est même une forme de mépris, je trouve, par rapport à cela. Donc le débat sur le relativisme culturel, le débat sur le processus pour avoir une démocratisation vraie, en profondeur et qui ne soit pas uniquement factice pour répondre à des conditionnalités occidentales, je pense que c'est une vraie discussion intéressante. Cela ne justifie absolument pas les statu quo ni les retards, ni rien. Il s'agit bien d'avancer utilement.
Q - Alors prenons deux exemples de l'actualité internationale peut-être ?
On pourrait en prendre d'autres mais il y a un lieu auquel vous êtes attaché, c'est le Proche-Orient, Israël, Palestine et puis d'autre part la Côte d'Ivoire. Votre regard ?
R - Ce sont deux cas tout à fait différents. Au Proche-Orient, la plupart de nos grandes théories s'appliquent mal. Le fond du fond c'est qu'il faut trouver une solution pour faire cohabiter deux peuples qui seront toujours là, qui seront toujours voisins, et que toutes les tentatives faites jusqu'ici, que ce soit par eux directement ou avec des médiateurs aussi influents, importants que les Américains n'ont pas abouti à trouver la bonne combinaison. Je pense que nous n'en étions pas loin cet été, après Camp David, dans les quelques semaines qui ont suivi où beaucoup d'idées ont été précisées, y compris avec des idées françaises mais aussi égyptiennes et quelques autres. Malheureusement, il y a ces événements tragiques qui se sont développés depuis fin septembre. C'est poignant comme situation mais le front est toujours là, il y a toujours ces deux peuples. Ils devront cohabiter donc l'objectif est le même, trouver une formule politique permettant d'aboutir à un accord juste et durable. D'ailleurs s'il n'est pas juste il ne sera pas durable. On ne l'a pas trouvé, tout le monde connaît les problèmes très compliqués.
Q - Au moment où nous enregistrons cette émission, vous allez partir au Proche-Orient,
R - Nous sommes le mardi
Q - ...très concrètement, qu'est-ce qui vous parait le plus utile à la paix ? Qu'il y ait des élections de Premier ministre israélien début février ou des élections générales au printemps...
R - ...Et qu'ils reprennent sans préalable des discussions. Je crois à l'heure actuelle que cela peut paraître singulier de dire qu'il faut reprendre sans préalable, compte tenu de la tension et des plus de 300 morts, mais, je pense que le fait qu'il n'y ait plus de contacts, plus de négociations, et le fait qu'il n'y ait plus de perspectives d'avenir, c'est en soi un facteur de désespoir et d'aggravation.
Q - Est-ce qu'il pourrait y avoir une initiative française, une proposition de la diplomatie française ou de la diplomatie européenne ?
R - Toutes les idées sont sur la table, toutes les idées sont connues. Au bout du compte, cela relève de la responsabilité des Israéliens et des Palestiniens.
Q - Il n'y a qu'à prendre maintenant et les disposer sur la table comme vous dites ?
R - Ils savent très bien mais personne ne peut se substituer à la décision du Premier ministre israélien ou du président de l'Autorité palestinienne. Donc le monde entier peut se réunir, se dire à peu près ce qui a été fait pour dire "faites ceci, faites cela", donner toutes sortes de conseils. On peut dire qu'on appuie les populations sinistrées, qu'on est en train de distribuer de l'argent de manière médiatique, on peut les accompagner, on peut les aider, on peut les encourager, on peut les dissuader de faire des erreurs ; tout ce qu'on veut, sauf de décider à leur place.
Q - C'est ce qu'il manque.
R - Oui, mais ils sont dans une situation épouvantablement difficile. Tous les bons sentiments n'y changent rien. C'est très difficile pour chacun d'entre eux de prendre la décision d'adopter l'accord définitif. C'est quand même un million de fois plus compliqué que la discussion de Nice et historiquement plus vertigineux. Donc tout ce que je dis, je le dis dans le respect de cette difficulté. Si c'était si simple, on aurait trouvé une solution depuis longtemps.
La Côte d'Ivoire, c'est un cas tout à fait différent. Quand on est devant des cheminements démocratiques un peu chaotiques, il s'agit de savoir s'il est plus utile de marquer notre déception ou notre critique ou d'encourager. Et il faut être dans un dosage qui ne vise pas qu'à nous faire plaisir nous. Il ne s'agit pas simplement d'avoir une sorte de maître étalon de nos principes fondamentaux et de dire : "ce n'est pas conforme à nos principes sacrés". Il faut savoir ce qui est utile à un moment donné pour alimenter une dynamique qui va dans le bon sens. Quand il y a eu le coup d'Etat qui a renversé le Président Konan Bédié par rapport au général Gueï, nous n'avons eu qu'une obsession, c'est dire "faites des élections, faites un vote pour une nouvelle constitution, c'est votre droit mais il faut de nouvelles élections, il faut qu'elles soient incontestables". C'était notre obsession. Nous avons mis en marche une procédure européenne qui existe maintenant d'ailleurs à la demande de la France depuis quelques années pour examiner les situations de ce type, pour voir s'il fallait maintenir l'aide à la coopération. Concrètement, l'essentiel de l'aide à la coopération aide les gens en fait. On ne va pas en plus sanctionner les Ivoiriens parce qu'il y a des situations de ce type, il n'y a pas de raisons qu'ils soient pénalisés deux fois. Donc on a suspendu certains programmes, pas tous. Après, l'Europe a décidé de les reprendre parce qu'il y avait l'annonce du calendrier électoral. Voilà comment on traite une situation délicate. La constitution a été votée, par tous les partis, y compris d'ailleurs celui de M. Ouattara. L'élection a eu lieu, il y a eu un peu de contestations et finalement la victoire de M. Gbagbo a été clairement reconnue sous réserve des regrets qu'on avait exprimé avant, de la non-acceptation de la candidature de M. Ouattara.
Q - Et que vous avez réitéré lundi.
R - On a dit à ce moment là que les élections législatives sont importantes et qu'il y avait des engagements comme quoi tous les partis pourraient participer sur un pied d'égalité. Ce qui a été fait sauf que la candidature de M. Ouattara, à ces élections là, était à nouveau invalidée par des juges ivoiriens avec les mêmes motifs. Cela a entraîné le fait que son parti s'est retiré, pour l'essentiel, de ces élections. Cette situation est compliquée, on ne veut pas simplement se drapper dans nos principes ou des procédures qui sont trouvées à Paris utiles et très cohérentes. Mais elles peuvent avoir un effet qui soit stérile, qui soit négatif en réalité. On ne peut pas non plus dire : vous faites ce que vous voulez, on est quand même quarante ans après les indépendances, après une très longue période d'aide et de coopération qui a précisément pour but de faire en sorte que ces pays soient démocratiques. Notre propre histoire...
Q - ...La traversant on voit bien votre méfiance à l'égard du principe d'ingérence divergent du votre.
R - Non, cela dépend. Par exemple, l'ingérence prévue par le chapitre VII dans la Charte des Nations unies. Quand c'est décidé d'une façon légitime et correcte, il n'y a pas de raison de ne pas l'accepter. Ce qui me parait un peu léger, c'est l'idée que l'Occident décide de s'ingérer uniquement parce que les téléspectateurs occidentaux sont exaspérés par une situation. En droit international, c'est un principe un peu court. C'est toujours les mêmes qui s'ingèrent, ce n'est pas le Nigeria qui dit je ne supporte plus la situation en Irlande du Nord donc je vais y aller. Il y a quand même une réflexion Nord-Sud à avoir par rapport à cela. Pour le monde globalisé, il faut que l'ingérence obéisse aussi à des règles convaincantes.
Q - Les idées que vous battez en brèche sont celles de certains intellectuels qui multiplient les appels à l'ingérence, et cela vous agace certainement...
R - Non, cela ne m'agace pas. Il y a peu de choses qui m'agacent vous savez. Simplement, je débats, je ne trouve pas cela convaincant, je discute...
Q - Est-ce qu'il ne vous semble pas aussi que cette vision du monde est finalement celle qui correspond le mieux aux intérêts des Etats-Unis aujourd'hui ?
R - L'ingérence ?
Q - Oui, l'intervention multiforme...
R - Il y a un courant américain de l'interventionnisme qui est en général frappé dans l'épilogue des intentions et qui souvent correspond exactement aux intérêts américains, qui est le militionisme. C'est un courant très fort qui comporte de très nobles idéaux. On ne peut qu'être d'accord avec une grande partie de ce courant de pensée. Simplement si c'est uniquement pour véhiculer...
Q - Comme le croient beaucoup de pays du Sud.
R - Il y a beaucoup de pays du Sud aujourd'hui qui sont tout à fait convaincus de la démocratie. Simplement ils disent : "écoutez, laissez-nous un peu de temps on ne peut pas faire en trois minutes ce que vous avez fait en trois siècles". Et quand ils voient les grands pays qui uvrent pour la démocratisation dans le monde, les crédits, ils voient bien que cela correspond à autre chose. Beaucoup de pays dans le monde, peut-être cent, cent vingt, cent trente, sur les 189 pays des Nations unies, prouvent qu'on en fait un peu trop en instrumentalisant l'aspiration universelle à la démocratie, qui existe bien, sans aucun doute. Il y a une question d'étapes, il y a une question de service public. Moi, je dis que l'intervention des Etats-Unis, quand elle a lieu, doit s'inscrire dans des mécanismes qui soient internationalement légitimes.
Q - D'où le rôle de l'ONU ?
R - D'où le rôle de l'ONU et de la Charte et du Conseil de sécurité. Il ne faut pas qu'on laisse l'ingérence simplement à une sorte d'initiative d'un journal de 20 heures et d'un sondage. Cela ne suffit pas.
Q - Hubert Védrine, vous êtes depuis des année aux premières loges de l'Histoire ou même en première ligne de l'Histoire, en quoi cette expérience a changé votre perception justement de l'Histoire avec un petit h et avec un grand H ?
R - Moi j'ai évolué pas mal sur les points dont nous parlions parce que dans mon enfance, dans mon adolescence, dans ma jeunesse, j'étais très engagé dans beaucoup de mouvements genre club UNESCO, lutte contre la faim dans le monde, alphabétisation, une sorte de tiers-mondisme "catho de gauche". Je ne dis pas cela parce que je suis là, chez vous, mais c'est ma culture d'origine, c'est ma famille.
Q - Cela a eu sa fonction ?
R - Oui mais cela l'a toujours d'ailleurs. Par exemple, aujourd'hui, il y a 25 000 ONG dans le monde. Alors de temps en temps quand on en fait la panacée, je dis "un peu de calme". Dans les 25 000 ONG, il y a aussi énormément de sectes déguisées, la plupart...
Q - Beaucoup d'intérêts américains aussi ?
R - Oui, dans la société civile on trouve le même rapport de force que dans la société normale, alors ce ne sont pas les ONG du Bangladesh qui dominent le monde, ce sont les anglo-saxonnes forcément. Donc des fois je dis : "attention, il faut peut-être regarder un peu dedans". Mais cela n'enlève pas le fait que j'ai la plus grande admiration pour beaucoup d'ONG, pour beaucoup de leurs militants qui ont une vision de l'avenir de l'humanité qui est quand même formidable. Moi j'aime beaucoup coopérer avec eux sur le terrain. Regardez le rôle qu'ont joué certains d'entre eux sur les mines antipersonnel pour prendre un exemple parmi des dizaines. Donc je trouve cela très important. Au fond on ne mène pas des combats différents. Les gouvernements, quelqu'un comme moi dans mon poste actuel, beaucoup de mouvements cherchent à rendre le monde un peu plus vivable, plus humain, donc avec des règles meilleures. Simplement, la façon d'y arriver n'est pas évidente et sur la méthode il peut y avoir des discussions légitimes et enrichissantes./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 décembre 2000)