Déclaration de M. François Bayrou, président de l'UDF, sur le contrat première embauche (CPE), l'emploi précaire des jeunes et le droit du travail, le recours à l'article 49-3 et la motion de censure du PS contre la politique sociale, à l'Assemblée nationale le 21 février 2006.

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Texte intégral

Monsieur le Premier ministre,
Lorsque vous avez proposé le CPE, au début, il y a eu une grande incertitude pour les Français, beaucoup d'interrogations. Dans tous les milieux. Même dans les courants de pensée supposés être contre, on entendait : « après tout, c'est mieux que rien ! Les jeunes, de toutes façons, subissent la précarité. » Et dans les courants de pensée supposés être pour on s'interrogeait : « tout de même, est-ce qu'on ne va pas trop loin, le contrat de travail, c'est précieux? »
Et puis, sortis de cette incertitude, les Français se sont mis à bouger. Dans ce contrat, dit « de première embauche », les Français majoritairement jugent aujourd'hui que « quelque chose ne va pas »?
Ce mouvement des Français, ce « quelque chose qui ne va pas », vous devriez l'entendre au lieu de rechercher le passage en force.
Une grande agence de presse définissait hier le CPE par quatre éléments « un contrat à durée indéterminée, réservé aux moins de 26 ans, dans les entreprises de plus de 20 salariés, qui débute par une période de deux ans au cours de laquelle l'employeur peut licencier le salarié sans justification. »
Sur ces quatre éléments, il y en a trois qui ne vont pas.
La premier élément de ce « quelque chose qui ne va pas », c'est de lier la précarité à l'âge, en la focalisant sur les moins de 26 ans.
C'est vrai que beaucoup de gens pensent mondialisation = flexibilité et flexibilité = précarité. C'est vrai qu'il y a des esprits y compris dans cet hémicycle pour considérer que la faculté de débaucher commande la faculté d'embaucher. Il y a aussi des esprits qui soutiennent qu'en matière de logement, on trouverait beaucoup plus de logements à louer si l'on supprimait les baux à durée fixée, et si le bail devenait révocable à tout moment.
Nous ne partageons pas ce sentiment. Nous pensons exactement le contraire : que la solidarité entre salariés et entreprise, la loyauté entre entreprise et salariés, le sentiment d'être engagés ensemble, que l'avancée de l'un fait l'avancée de l'autre, et que ce lien est un atout dans la compétition.
Mais ce qui est frappant, avec le CNE et le CPE, c'est qu'on n'a pas posé la question de la flexibilité pour tous les contrats de travail. On est allé au plus facile, en décidant de concentrer toute la flexibilité et donc toute la précarité sur les plus fragiles. Les plus jeunes, les plus âgés (salariés de plus de 50 ans) et les plus petites entreprises.
Et ainsi, dans une France qui se déchire, sur la couleur de peau, sur la religion, sur les conditions sociales, dans cette France des fractures, on invente encore une fracture supplémentaire.
Une nouvelle fois, deux France, avec fracture entre les deux. D'un côté, la France des plus protégés, la fonction publique, les grandes entreprises, les travailleurs à statut ; et de l'autre les « sans statut », ceux qui ne se défendront pas et qui vont devenir inévitablement la variable d'ajustement des mouvements d'emploi.
Et si vraiment le besoin de flexibilité est aussi fort qu'on le dit, alors cela va faire tache d'huile. Aujourd'hui, plus de la moitié des jeunes, trois ans après leur entrée sur le marché du travail, ont un CDI. Croyez-vous que les employeurs vont hésiter longtemps quand ils auront le choix entre un contrat qui les engage et un contrat qui ne les engage pas ? « La mauvaise monnaie chasse la bonne », dit-on en économie. Cela risque d'être vrai aussi pour le contrat de travail.
Deuxième raison qui fait que « quelque chose ne va pas ». Un contrat qui, pendant deux ans, n'a pas besoin de justification pour le licenciement.
Pas un pays en Europe, pas un seul, même pas l'Angleterre de Mme Thatcher, n'a choisi un contrat qui permette pendant deux années de licencier sans justification.
Et d'abord parce que c'est contraire à nos engagements internationaux. La convention n° 158 du BIT que nous avons ratifiée oblige à établir les motifs d'un licenciement. Sauf dans deux cas, s'il s'agit d'un contrat à durée déterminée. Et sauf s'il s'agit d'une période d'essai « à condition que la durée de celle-ci soit fixée d'avance et qu'elle soit raisonnable »
Or deux ans, ce ne peut pas être une période d'essai et ce ne peut pas être raisonnable. Ce n'est pas loyal et ce n'est pas juste. Et les juges le diront.
Considérer qu'on puisse licencier sans justification, cela ne correspond pas à l'idée qui est la nôtre de la société française.
Il y a à peine quelques mois, Monsieur le Premier ministre, vous vous présentiez comme le défenseur du modèle social français. Eh bien, le modèle social français, c'est d'abord le contrat de travail, dont les grandes règles doivent être fixées par la loi, et la première de ces règles c'est que le contrat de travail est un contrat, c'est-à-dire qu'il vaut engagement réciproque, engagement d'un côté, engagement de l'autre.
Cette question de la justification du licenciement est donc une question centrale. Imaginez la jeune fille ou le jeune homme, qui travaille depuis un an et demi, depuis vingt-trois mois, et qui apprend que son contrat de travail est rompu, et personne n'a l'obligation de lui dire pourquoi !
Imaginez le sentiment d'injustice. Et s'il existe une vraie raison à ce désaveu, comment pourrait-elle, comment pourrait-il s'améliorer ? Et l'employeur suivant quel regard en coin jettera-t-il à ces jeunes, se demandant pour quelle raison obscure ils ont été ainsi renvoyés?
Le besoin de sécurité, ce n'est pas un luxe, c'est pour tout le monde ! Connaissez-vous un cadre de haut niveau, un patron de grande entreprise, un responsable de multinationale, y compris et surtout dans les pays les plus libéraux, les plus dérégulés, qui accepte d'être embauché sans sécurité, sans inscrire dans son contrat le « parachute doré » comme on dit dont le montant atteint, des millions, des dizaines de millions d'euros ou de dollars ? Et comment accepter la sécurité absolue pour les uns, et l'insécurité absolue pour les autres ? Cela ne ressemble pas au modèle de société que nous voulons.
Voilà notre opposition au CPE. Et voilà ce que vous auriez entendu, sans nul doute, de la part de la France, si vous aviez respecté l'engagement pris, répété, en particulier par Jacques Chirac, de faire vivre la démocratie sociale, d'aider à la « refondation sociale », de faire vivre la démocratie politique en respectant, tout simplement en respectant le parlement. Si vous aviez seulement respecté la loi que cette majorité a voté, que ce parlement a voté le 4 mai 2004, la loi Fillon, qui imposait la consultation des partenaires sociaux avant toute décision.
Alors votre texte aurait été 1/ examiné par le Conseil d'État 2/ discuté par les partenaires sociaux 3/ soumis au Conseil économique et social 4/ débattu au parlement, amendé, aurait respecté les aller-retour constitutionnels. Puisqu'il y avait controverse, ce contrat aurait dû être expérimenté, dans plusieurs régions, puis évalué. On aurait pris le temps nécessaire. Et on aurait ainsi évité bien des erreurs, comme on commence à le découvrir avec le CNE dont il apparaît désormais que 95 % des contrats signés ont simplement pris la place d'un autre contrat.
Cette démarche s'appelle la démocratie sociale et parlementaire.
Vous croyez que vous y auriez perdu ? Vous y auriez gagné. La France aussi. Et les jeunes aussi. Les Français n'auraient pas découvert ce contrat en quelques jours. Ils n'auraient pas eu le sentiment qu'on leur forçait la main. Ils auraient eu d'autres recours que la manifestation. Par exemple, ils auraient pu saisir leur député. Nous aurions eu un vrai débat et sans doute un progrès.
Voilà pourquoi nous défendons une autre approche.
Une autre approche institutionnelle : nous sommes pour la suppression du 49-3 qui force la main du parlement au profit d'un exécutif déjà tout puissant. Et nous sommes favorables à voir le règlement de l'Assemblée, dans le même temps, limiter raisonnablement, et même libéralement, le recours à l'obstruction. Car l'un, bien sûr, va avec l'autre : le 49-3 s'appuie sur l'obstruction. Et l'obstruction se justifie du passage en force.
Et nous défendons une autre approche sociale : d'abord l'égalité et la simplicité.
Arrêtons avec ces contrats multiples et variés. On nous dit qu'il y en a 23 disent les uns, 38 disent les autres. Il n'y a pas un expert qui soit capable de les citer tous.
Le contrat de travail doit être un contrat-cadre, qui pose des obligations d'ordre public, d'engagement réciproque. Ces obligations doivent s'imposer à tous les contrats de travail. Les adaptations nécessaires doivent être réalisées à l'intérieur des branches, et par l'accord des partenaires sociaux.
Dans ce contrat cadre, les droits doivent se renforcer en fonction de l'ancienneté, comme c'est en réalité le cas aujourd'hui avec le CDI, mais comme on le cache, sous le maquis des règles incompréhensibles.
D'ailleurs, ce qui est frappant, quand on lit les réactions provoquées par ces débats autour du contrat de travail, c'est qu'au fond, tout le monde est prêt à une évolution. C'est ce qu'a dit la commission Camdessus. C'est ce que dit le centre des jeunes dirigeants d'entreprise, et le Medef. Mais si je lis la CGT, je cite M. Le Duigou : « la question du contrat unique doit être discutée. À la CGT, nous avons engagé depuis plusieurs années une réflexion sur les limites du droit social actuel. Nous ne campons pas sur la défense du statu quo. Le CDI n'est pas en soi une protection absolue. » À un moment ou à un autre toutes les centrales syndicales, CFDT, CFTC, ont évoqué cette idée. C'est ce que vient de dire si clairement le rapport de M. Proglio.
Et depuis dix ans, Jean Boissonnat est parti de cette idée pour proposer un « contrat d'activité » réaménageant le droit du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle » et proposant un « statut du travailleur ».
Nous croyons donc qu'il faut une nouvelle génération de contrats de travail, unifiant et simplifiant le maquis actuel, un CDI à droits progressifs, avec quatre éléments constitutifs, que la période d'essai soit raisonnable et clairement limitée, par exemple à six mois, que la rupture du contrat soit soumise à obligation de motivation, donc susceptible de recours, -les conditions économiques étant reconnues comme une cause réelle et sérieuse comme vient de le dire la chambre sociale de la cour de cassation-, que le droit à indemnité se renforce au fil du temps, que le droit à formation soit pris en compte.
Et nous croyons que le travail d'élaboration de cette nouvelle génération de contrats doit se faire avec les partenaires sociaux, et même qu'un contrat de travail défini en dehors des partenaires sociaux n'a pas de sens.
Quant à l'entrée des jeunes dans l'emploi qui pose un problème dans tous les pays, il faut une politique simple.
Cette politique ne doit pas être une politique de précarité renforcée, mais de formation.
D'abord la formation au métier. Il est juste que cette partie de la formation ne soit pas à la charge de l'entreprise, spécialement pour les jeunes sans qualification. J'ai compté une dizaine de pays européens qui ont adopté ce modèle : en Autriche, par exemple, c'est jusqu'à une année de salaire du jeune embauché qui est ainsi prise en charge. Voilà le modèle du contrat de travail et de formation professionnelle que nous proposons.
C'est une idée autour de laquelle tout le monde tourne, contrat de qualif., contrat de professionnalisation, et même le contrat que François Hollande a évoqué, notre propre contrat de travail et de formation : il suffit de l'unifier et de l'adopter.
Et puis, deuxième volet, je suis persuadé qu'il faudra une politique incitative de la puissance publique, pour mettre aux jeunes le pied à l'étrier, leur offrir leur première expérience.
Et pour le reste, nous proposons d'aider l'entreprise, de la libérer et non pas de la lier encore plus, de la contrôler encore plus, de la taxer encore plus, de lui promettre encore plus de punitions et de répressions de toute nature.
C'est même notre opposition de fond avec le Parti socialiste, qui fait que nous ne soutenons évidemment pas sa motion.
C'est que le projet du PS, qui a commencé d'être exposé dans la « synthèse » de son congrès du Mans, n'est pas le nôtre, et qu'il est même contraire au nôtre, initiant un immense retour en arrière.
Quelques exemples : au Mans, vous avez annoncé, je vous cite : « nous retirerons purement et simplement ?purement et simplement !- la loi Fillon sur les retraites ». Lequel d'entre vous, sortant de cet hémicycle, est capable de soutenir devant ses concitoyens, devant ses proches, que l'on peut revenir en arrière sur les retraites ? Nous tous, sans exception, nous savons que non seulement on ne reviendra pas en arrière, mais qu'il faudra aller plus loin, parce que le déséquilibre entre le nombre des retraités et le nombre des actifs ne laissera pas le choix.
Vous avez annoncé que l'on pourrait sortir du pacte de stabilité, en extraire un certain nombre de dépenses. Comme si le problème c'était les injonctions de Bruxelles et pas la capacité à rembourser les annuités de la dette dont le poids écrase le pays.
Et en même temps, vous annoncez que vous voulez un renforcement de la zone euro avec un pilotage économique de la zone. Quelle logique y a-t-il à demander à la fois un gouvernement économique européen, et une sortie du pacte de stabilité ? Alors que le pacte de stabilité est aujourd'hui la seule forme de gouvernance économique, insuffisante certes, mais la seule, dont dispose la zone euro ?
Et enfin sur les entreprises, j'ai compté dans votre synthèse cinq taxes et contrôles supplémentaires et sans doute en ai-je oublié : une taxe supplémentaire sur les entreprises qui ne financent pas un niveau minimal, fixé par l'État, de recherche et d'innovation - vous vous adresserez aux entreprises de main d'oeuvre ! ; une augmentation de l'impôt sur les sociétés pour ceux qui font des bénéfices ; une augmentation des cotisations pour ceux qui ont trop de CDD et pas assez de CDI ?trop, fixé par l'Etat, pas assez, fixé par l'Etat- Une taxation nouvelle sur les heures supplémentaires, et une limitation, sous peine d'amende du nombre de ces heures supplémentaires : sans compter l'alignement obligatoire des sous-traitants sur la convention collective des donneurs d'ordre.
Partout, vous voulez que l'Etat intervienne, davantage encore, réglemente davantage encore, organise, sanctionne, impose, taxe les entreprises de notre pays.
Et ceci va exactement à l'inverse de ce qui à nos yeux est nécessaire. Et ceci va exactement à l'inverse du mouvement des démocrates américains, des travaillistes britanniques, des sociaux démocrates allemands, des socialistes espagnols, du centre gauche italien.
Eh bien il y a des millions d'hommes et de femmes dans notre pays qui ne se reconnaissent pas ou ne se reconnaissent plus dans la politique du gouvernement et qui pourtant ne veulent pas de ce retour en arrière vers le monde du dirigisme, vers le monde d'hier où l'on fait croire que l'État peut s'occuper de tout, l'État impuissant que vous érigez en contrôleur, régisseur, gouverneur.
Nous avons un tout autre projet : pour nous, pour que l'entreprise soit plus forte, il ne faut pas que le salarié soit plus fragile, à la merci d'un renvoi sans justification. Et pour que le salarié soit plus fort, il ne faut pas que l'entreprise soit plus faible, soumise à la toute-puissance de l'Etat.
Nous croyons qu'en ces temps d'inquiétude, notre mission n'est pas de répandre la précarité, ni pour le salarié, ni pour l'entreprise.
Nous croyons que les Français et la France ont à l'esprit et au coeur un tout autre modèle, où les rapports entre le salarié et l'entreprise sont équilibrés, où l'entreprise est libre et respectée, où on l'aide au lieu de la brider, en tout cas où on la laisse vivre.
Et nous croyons fermement que ce modèle, le jour viendra où les Français et la France l'imposeront. Source http://www.udf.org, le 22 février 2006