Interview de M. Renaud Donnedieu de Vabres, ministre de la culture et de la communication, sur Europe 1 le 22 février 2006, sur le débat sur les droits d'auteur sur internet, le développement de la télévision numérique terrestre, le projet de bibliothèque numérique européenne et le statut des intermittents du spectacle.

Prononcé le

Circonstance : Lancement du site internet "lestelechargements.com" à Paris le 22 février 2006.

Média : Europe 1

Texte intégral

J.-P. Elkabbach - Aujourd'hui, c'est le premier jour d'un nouveau site Internet "Lestéléchargement.com". Sa vocation est simple : des échanges entre créateurs et internautes, pour qu'ils se parlent, quoi...
R - Oui, absolument. Je crois qu'il faut que chacun comprenne la réalité de l'autre. Les internautes ont envie de dire, et je les comprends, "vive notre liberté, on veut avoir accès à tout, c'est un lieu d'échange extraordinaire". Les créateurs, les artistes, les techniciens disent : "pour nous, c'est un métier, c'est notre rémunération, c'est notre travail". Je souhaite donc que les uns et les autres se parlent. A 18 heures, aujourd'hui, mon collègue T. Breton et moi-même, avons rendu possible ce nouveau site Internet "lestéléchargements.com" ; il y aura des blogs, des chats, des explications, chacun pourra s'expliquer, parler librement...
Q - Vous voulez rendre heureux B. Vincent, C. Weiss et P. Faye, les grands experts d'Europe 1 et tous ceux qui leur sont fidèles ? C'est-à-dire que les artistes et internautes ont du mal à se connaître et à dialoguer, et donc, la grande vertu de l'art et de la culture, c'est de se parler, d'échanger ?
R - Bien sûr, parce qu'il faut aussi parler des choses, du métier. La culture, les oeuvres de l'esprit, c'est à la fois l'immatériel absolu : c'est un écrivain qui a un stylo, une feuille de papier blanc, et puis qui est génial et qui écrit et qui exprime quelque chose.
Q - Pour lui c'est du matériel, d'ailleurs, aussi...
R - Un compositeur de musique, un cinéaste, tous les métiers qui vont avec, il y a une dimension immatérielle. Et par ailleurs, il faut avoir le courage de dire que ce sont des emplois, des métiers que la France a un capital à défendre. Soyons fiers de ce que représentent notre littérature, notre musique et notre capital cinématographique. Si on ne fait rien, à ce moment-là, il ne faudra pas se plaindre d'une forme de domination mondiale extérieure. Je suis pour la diversité, je suis pour la réconciliation. Je veux donc qu'il y ait le maximum d'oeuvres disponibles par Internet. Si l'on ne fait rien, les propriétaires de droits ne basculeront pas leurs catalogues sur Internet. Le cinéma va venir sur Internet, vidéo à la demande...
Q - La mondialisation, oui, mais quoi non ?
R - La mondialisation, si c'est pour faire qu'il n'y ait plus de talents français, plus de talents européens, je refuse. La mondialisation, c'est très bien parce que c'est une ouverture, c'est un échange et cela veut dire qu'il faut que l'on soutienne nos propres créateurs. Je vous signale d'ailleurs que Bruxelles et l'Europe sont en train de reconnaître la validité du système français d'aides au cinéma, d'aides à la musique. Nous ne sommes plus les moutons noirs, nous sommes ceux qui protégeons la diversité.
Q - D'accord. Mais la Commission de Bruxelles ne cesse de dénoncer des monopoles nationaux de sociétés d'auteurs qui freinent la concurrence et donc l'usage possible.
R - Bruxelles reconnaît une chose : la bataille de la diversité culturelle que nous avons gagné tous ensemble, avec la Commission européenne et les 25 Etats membres de l'Union européenne. Cela veut quoi ? Cela veut dire que les oeuvres de l'esprit et les biens culturels ne sont pas des marchandises comme les autres, nous voulons les défendre, mais nous voulons qu'elles soient diffusées ; Internet est une chance. Et donc, si vous voulez, pour moi, c'est un élément de liberté. Je veux une offre nouvelle, je veux que le jeune groupe de rock de Tours puisse être diffusé sur Internet et vivre de son travail. C'est l'auteur qui décide librement, il peut diffuser "gratos", il peut faire une coopérative entre artistes ou vouloir vivre et vendre chacune de ses oeuvres.
Q - Le public ou le consommateur a un usage personnel grâce aux nouvelles technologies ?
R - Absolument. Le modèle économique doit évoluer, c'est-à-dire les prix vont évoluer, je pense, à la baisse, et des formes attractives de forfaits, d'abonnement, de cartes de prépaiement, etc. d'écoute et pas uniquement d'achat de l'oeuvre, cela va se développer. Il faut qu'il y ait un système de garanties juridiques. C'est ce que nous voulons établir.
Q - Est-ce qu'un jour on parviendra, comme c'est demandé par Bruxelles, à un même système de licence pour toute l'Europe ?
R - Je ne sais pas ce que veut dire le terme de "licence". Le terme de "licence" a été utilisé par certains qui voulaient faire une sorte de taxation pour une rémunération forfaitaire, ce n'est le système préconisé par la France. Aucun pays européen, ni dans le monde, ne l'a retenu.
Q - Il doit y avoir un débat ; la date a été fixée du 7 au 9 mars. Les députés vont débattre du projet de loi qui revient sur les droits d'auteur sur Internet, êtes-vous prêt cette fois ?
R - Je suis prêt à tout moment. Je pense qu'il y avait des explications nécessaires à donner, je l'ai fait, parce que passer d'un système de gratuité qui apparaît merveilleux mais qui est un leurre, à un système où chacun devra payer quelque chose pour avoir accès aux oeuvres, c'est évidemment quelque chose qui n'est pas simple politiquement. Mais il n'y avait pas d'alternative...
Q - Surtout que les lobbies sont très forts et très organisés.
R - ... D'un côté, vous aviez un pot de miel et les gens disaient "c'est fantastique, je peux avoir accès à la musique et au cinéma gratos". Et s'il n'y avait pas d'offre légale à côté, évidemment, la concurrence était épouvantable. Nous mettons en place une offre nouvelle.
Q - Ce n'est donc pas une nouvelle redevance, une nouvelle taxe, mais qui paye ?
R - Ce sera tout simplement le consommateur. Et le consommateur qui est abonné à Internet, s'il veut avoir accès à un certain nombre d'oeuvres, il y aura des formules, des forfaits, des abonnements, des paiements à l'unité. Ca, c'est le marché, c'est le système économique, qui le déterminera. Je pense que la concurrence fera que les prix évolueront à la baisse.
Q - Donc, on peut défendre les droits des écrivains, des artistes, des musiciens, des créateurs, à l'ère de la mondialisation et en même temps, encourager l'accès libre et peut-être à des prix de plus en plus bas, pour le public ?
R - C'est tout l'enjeu. C'est pour cela que c'est une réconciliation, et c'est une chance partagée, une chance entre les internautes et les créateurs.
Q - Samedi, soirée des Césars retransmise sur Canal Plus et sur Europe 1. Vous aviez fait la promesse de négocier, de régler avant la fin février-début mars 2006, le statut des intermittents. Serez-vous samedi au rendez-vous que vous avez donné ?
R - Je serai bien sûr à la cérémonie des Césars. Vis-à-vis de la rémunération et de l'emploi, c'est ce qui me préoccupe le plus, le soutien à l'emploi des artistes et des techniciens, et vigilance pour qu'ils bénéficient d'un système d'assurance chômage juste et équitable. Tout le monde voulait une vraie négociation. J'ai créé les conditions d'une vraie négociation et je remercie les partenaires sociaux de s'être mis autour de la table. Ils ont commencé le 14, il y a donc quelques jours, il y a une réunion aujourd'hui, il y en aura une au début du mois de mars ; c'est une vraie négociation. Je suis extraordinairement vigilant parce qu'il y a une obligation de résultat sur nos épaules. Nous voulons un nouvel équilibre, nous voulons un nouveau système. En attente de ce nouveau système, j'ai prolongé les mesures prises en 2005 ; à l'heure où je vous parle, grâce au système de l'Etat, 21.439 artistes et techniciens ont été réintégrés dans leurs droits. Donc je suis plus que mobilisé, je souhaite que les partenaires sociaux réussissent à définir ce nouvel équilibre, le plus rapidement possible. Mais entre la précipitation et un bon accord, je préfère un bon accord. Et donc, je n'ai aucune exigence de date. J'ai pris les mesures qui permettent de tenir...
Q - Mais qu'est-ce qui cloche encore ? Que manque-t-il pour qu'il y ait l'accord, sans rentrer dans la technique ?
R - Que ce soit un vrai débat professionnel et que chacun comprenne la logique de l'autre. Les artistes et les techniciens exercent un beau métier. Pour notre pays, c'est essentiel. Qu'on arrête de considérer que ce sont des troubadours sympathiques qui ne correspondent pas à une réalité économique. Pour la France, sa politique culturelle, c'est une énorme politique économique aussi.
Q - D'avoir autant d'intermittents ?
R - Là aussi, il faut concilier l'immatériel et le matériel. Intermittent, qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire tout simplement que les artistes et les techniciens vivent, au fond, la saisonnalité, l'année, c'est-à-dire qu'à un moment il y a tel festival, telle chose, etc. Et donc, il y a des moments de coupure dans leur activité, ce n'est pas conjoncturel, c'est lié à l'exercice même de leur métier. Par contre, quand il y a un emploi permanent, le contrat de travail doit être permanent, et avis aux fraudeurs, gare à eux parce que les contrôles sont en cours !
Q - Donc, vous allez vous faire siffler encore samedi ? Peu importe, vous avez l'habitude...
R - Je suis quelqu'un de passionné. J'essaye de défendre les intérêts des uns et des autres, j'essaye de faire comprendre la situation des artistes, des techniciens à l'ensemble de nos concitoyens. Je veux que chacun soit raisonnable, et quand je constate que les lignes jaunes sont franchies, alors je suis aussi quelqu'un de passionné qui répond.
Q - Il y aurait beaucoup de choses à dire sur le cinéma, ce sera une autre fois. Le numérique explose partout, grâce à l'engouement exceptionnel des Français, de tous âges d'ailleurs. Ils en pratiquent toutes les formes et tous les usages. Est-ce que vous êtes surpris ? je ne pense pas - de l'ampleur de ce succès que souligne D. Baudis, président du CSA et est-ce que le triomphe du numérique ne va pas entraîner, à une date que vous avez donnée, peut-être, la disparition plus rapide que prévu de l'analogique, c'est-à-dire la télévision actuelle ?
R - La TNT, c'est un succès partagé entre le CSA et le Gouvernement... Nous avons choisi les bonnes mesures pour que faire en sorte que ça se répande partout sur le territoire. Et ensuite, le vrai succès, vous avez raison, c'est la qualité de l'offre, c'est-à-dire c'est la qualité des programmes, la créativité et les talents qui font que c'est attractif ou que cela ne l'est pas. Nous allons le généraliser le plus vite possible...
Q - C'est-à-dire ?
R - ...Il y a des problèmes concrets qui se trouvent posés parfois dans les immeubles. La TNT, cela suppose uniquement d'acheter un petit décodeur. Il n'est pas question que ce ne soit pas gratuit - je dis cela au passage. Nous veillons à ce que l'ensemble du territoire national soit couvert. Nous allons essayer de basculer le plus rapidement possible de l'analogique vers le numérique. La date prévue sera peut-être anticipée. Je ne suis pas encore en mesure de l'annoncer officiellement.
Q - D'accord. Comme on avait dit que c'était 2010, si c'est anticipé, cela va vraiment vite... Google, Yahoo, Microsoft ont le projet de réussir la maîtrise - je vais vite, mais c'est important ? la domination planétaire de leur système. Et c'est plutôt très bien parti pour eux...
R - A la "domination", je réponds "Vive l'équilibre". Et donc, c'est pour cela que, comme vous le savez, le président de la République m'a demandé de mener à bien un projet de bibliothèque numérique européenne...
Q - Dont l'idée avait été lancée par J.-N. Jeanneney, président actuel de la Bibliothèque nationale de France...
R - Absolument.
Q - Cela veut dire que vous voulez numériser le patrimoine français...
R - Toutes les oeuvres littéraires, toutes les archives, tous les documents qui sont en notre possession, pour qu'ils soient disponibles au plus grand nombre. Et puis, se posera la question des livres qui paraissent. Et là, cela suppose des discussions avec les éditeurs et avec les auteurs. Et donc, la numérisation, Internet, c'est une grande chance. Cela permet des rencontres, des dialogues et des débats. Je fais de nouveau un tout petit peu de publicité : à 18 heures, aujourd'hui, www.lestéléchargements.com.
Q - Et moi j'aimerais savoir si vous aurez en plus un jour la réussite du projet spectaculaire qui est engagé : la bibliothèque numérique d'Europe ?
R - Oui, on l'aura. Les pays européens sont très mobilisés sur ce sujet. La plupart des pays ont donné leur accord, et nous sommes en train de réfléchir de manière très concrète et opérationnelle à un portail européen commun. Ensuite, il faut qu'on accélère la numérisation des oeuvres, c'est-à-dire que les oeuvres soient disponibles sur Internet. Cela veut dire que des trésors qui sont aujourd'hui dans nos coffres pourront rester dans nos coffres pour être conservés, mais disponibles. Vous pourrez lire et voir par Internet, par exemple, l'Édit de Nantes. Et dans cette période de racisme et d'affrontements religieux, tous les documents qui appellent à la tolérance sont de bonnes choses.
...
R - Absolument. Les livres sous droits, les livres qui paraissent supposeront tout simplement un accord avec l'auteur et avec l'éditeur.
Q - Donc, une bibliothèque numérique européenne, qui ne serait pas une machine européenne anti-Google, mais qui serait quand même une création européenne...
R - Un équilibre.
Q - ... Les Français, si je comprends bien, vivent en ce moment, sous leurs yeux, une grande révolution.
R - Oui, c'est une belle révolution, et moi j'essaye qu'elle ne soit pas destructrice de diversités.Source : http://www.culture.gouv.fr, le 22 février 2006