Interview de M. Jean-Louis Debré, président de l'Assemblée nationale, à Europe 1 le 15 mai 2006, sur la motion de censure et le vote UDF, la cohésion du gouvernement et les divisions de la majorité UMP dans le contexte de l'instruction de l'affaire Clearstream et des "rumeurs".

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Média : Europe 1

Texte intégral

Q- C'est un acte historique : F. Bayrou votera demain la censure du
Gouvernement et sous vos yeux.
R- N'exagérons pas, il y a des choses plus historiques que cela. Mais
je me demande - et je me demanderai alors - où sont les UDF ? Comment
peut-on être à la fois dans la majorité et voter contre elle ?
Franchement, si pour exister politiquement, il faut aujourd'hui trahir
ses amis politiques, alors, vraiment, la politique est tombée bien bas.
Q- F. Bayrou est très clair : il s'oppose au déclin, à l'effondrement
de la France. Il dit que cela ne peut pas durer encore un an comme ça,
la haine et la déliquescence au sommet de l'Etat.
R- Nous nous opposons tous au déclin de la France et nous espérons tous
un rétablissement de l'autorité de l'Etat. A travers cette affaire
Clearstream, c'est cela qui est en jeu. Je souhaite que les uns et les
autres comprennent. Mais ce n'est pas en plantant un poignard dans le
dos de ses amis politiques que l'on retrouve les chemins de la morale
et de la morale politique, c'est clair. Il faudra aussi que les députés
UDF - parce que tous ne le feront pas, et certains n'ont dit qu'ils n'
étaient pas d'accord - expliquent devant leurs électeurs, au moment des
élections, qu'ils sont pour tout en ayant voté contre... A force d'être
ailleurs, on n'est nulle part.
Q- Vous avez prévenu un certain nombre d'amis de l'UDF que l'UMP devra,
lors des prochaines législatives, sanctionner chaque UDF qui aura voté
la censure ?
R- Ce n'est pas ma responsabilité mais j'ai dit à un certain nombre d'
amis UDF qui m'ont appelé pendant le week-end, inquiets de ses prises
de position, de faire attention, que l'électeur veut des choses
claires, qu'il y a ceux qui s'opposent et ceux qui soutiennent.
Aujourd'hui, la France et l'Etat étant en difficulté, ayant des
problèmes à régler, ce n'est pas en se divisant que l'on règle ces
questions. Donc, le devoir de tous, c'est de nous rassembler derrière
le président de la République, derrière le Gouvernement et de faire
taire les petites musiques dissidentes.
Q- Donc vous dites à ceux que vous appelez les dissidents, et donc aux
fidèles UDF de F. Bayrou "Attention à la punition !" ?
R- Je dis "faites attention. Vous annoncez que vous voulez de la clarté
en politique et vous contribuez à semer un peu moins de clarté."
Q- Le Gouvernement ne sera donc pas censuré demain, mais sera-t-il,
pour autant, plus fort et êtes-vous sûr que dans un mois, le
Gouvernement sera tel qu'il est aujourd'hui ?
R- Personne ne peut préjuger de l'avenir. Simplement, après le vote de
demain, la majorité et l'UMP seront rassemblés derrière le Gouvernement
pour appliquer la feuille de route écrite par le président de la
République, c'est-à-dire faire en sorte que dans cette dernière année
du quinquennat, on ne se perde pas sur des voies de traverse mais que
l'on s'occupe des vrais problèmes que nous voyons dans nos villes. Moi
qui suis maire d'Evreux, je le vois : l'emploi, l'emploi, l'emploi...
Q- On voit que D. de Villepin a la force personnelle pour ternir, là
n'est pas la question, mais a-t-il encore l'autorité, le crédit, le
soutien de tout l'UMP pour continuer ? Peut-il continuer ou alors, s'il
continue c'est qu'il n'y a pas d'alternative ?
R- Le problème est de savoir si l'on est responsable ou totalement
irresponsable. Nous faisons partie de la majorité, nous avons soutenu
et nous soutenons le Gouvernement de D. de Villepin, nous soutenons le
président de la République. Ce n'est pas au milieu du gué que l'on
prend un chemin de traverse.
Q- S'il y a avait demain ou dimanche prochain des élections
législatives, combien des 364 députés actuels reviendraient-ils à l'
Assemblée nationale ?
R- Je ne peux pas répondre à cette question... Le plus nombreux
possible, parce qu'il ne faut pas laisser le terrain à celles et ceux,
la gauche notamment, divisée, ultra divisée, qui nous amènerait vers
les chemins qui sont les chemins du chaos.
Q- Pardon : vous ne pouvez pas dire qu'ils sont divisés et que vous
êtes unis, on a des preuves du contraire.
R- Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit. J'ai dit que la gauche
était divisée, et qu'aujourd'hui, cette affaire Clearstream, c'est du
pain bénit pour elle, parce qu'on ne parle plus de ses divisions.
Q- N. Sarkozy a décidé de rester dans le Gouvernement ; êtes-vous
soulagé ?
R- Je m'en réjouis pour lui.
Q- "Pour lui" ? Parce que vous pensez qu'il défend ses intérêts ou les
intérêts de la majorité, peut-être même ceux du président de la
République ?
R- Je viens de vous dire qu'étant dans les difficultés - vous savez que
je ne suis pas un fan de N. Sarkozy, cela ne vous a pas échappé, mais
je ne suis pas un "sarkophobe"...
Q- B. Hortefeux vous qualifie de "Sarkophage". Il y a une nouvelle
maladie : la sarkophagie...
R- C'était le seul moment amusant de son émission mais peu importe. Je
viens de vous dire que ce n'est pas parce qu'on est en difficulté qu'il
faut être irresponsable. Je suis responsable et, par conséquent, je
dis, aujourd'hui qu'il faut nous rassembler tous derrière le président
de la République, derrière le Gouvernement et derrière le Premier
ministre. Et ceux et celles, qui pour des intérêts particuliers
voudraient partir, je pense qu'ils ne font pas honneur à la politique.
Q- Vous dites que vous n'êtes pas un fan de N. Sarkozy, mais pourquoi
depuis tant d'années votre position froide et constante envers lui ?
R- Parce que je n'ai pas la même conception de la Vème République et de
l'autorité de l'Etat. Mais, encore une fois, je m'arrête là parce que
vous voulez m'entraîner sur les chemins de la division. Or, aujourd'
hui, je me rassemble et aujourd'hui, nous sommes tous unis, rassemblés.
Q- Dans un an, la France aura un nouveau président de la République. Y
a-t-il encore pour vous des chances que ce soit un des vôtres ?
R- Je le souhaite. C'est pour cela que j'appelle les uns et les autres
à la responsabilité et à éviter des petites phrases assassines.
Q- Y a-t-il un autre candidat que N. Sarkozy, aujourd'hui ?
R- Nous verrons bien. L'important n'est pas de gagner les sondages, c'
est de gagner.
Q- Un autre ou une autre...
R- Je ne sais pas et cela ne m'intéresse pas. Aujourd'hui, ce qui m'
intéresse c'est la mission que nous a confiée le président de la
République, c'est de faire en sorte que dans ces derniers mois qui nous
restent jusqu'à l'échéance, on arrête, entre guillemets, si vous
permettez, "de déconner".
Q- Cela veut dire que quand vous allez voir N. Sarkozy tout à l'heure,
vous allez l'embrasser, vous ne "déconnerez" plus ?
R- Généralement, j'embrasse plutôt les femmes.
Q- On voit bien que ce n'est pas un allié commode mais est-ce un allié
sûr ?
R- On va arrêter monsieur Elkabbach ! Vous voulez absolument me faire
tomber dans un piège et je ne veux pas tomber dans ce piège !
Q- Pas du tout !.
R- ..D'autres tombent, d'autres y excellent, pas moi. Moi, je suis pour
l'autorité de l'Etat et l'autorité de l'Etat, aujourd'hui, c'est le
président de la République et le Premier ministre et le Gouvernement.
Q- Personne n'oublie que vous êtes aussi magistrat - je ne veux pas
vous faire tomber dans des pièges, rassurez-vous, mais comprenez vous,
par exemple, l'attitude du juge Van Ruymbeke ?
R- Non, je ne la comprends pas et je suis inquiet pour la justice, pour
deux raisons : vous savez qu'il y a un grand principe, qui est la
présomption d'innocence, celle-ci a deux conséquences : d'une par le
secret de l'instruction et d'autre part, le droit, pour chacun, d'avoir
une instruction juste, à charge et à décharge comme on dit. Or j'ai le
sentiment, aujourd'hui, que, d'une part, le secret de l'instruction est
violé sans arrêt, en permanence. Qu'est-ce que cela veut dire ?!
Q- Le Parquet de Paris a ouvert une information judiciaire contre X,
pour violation du secret de l'instruction. Des journaux, comme le
Monde, se sentent menacés ; est-ce que le pouvoir envisage de museler
ou de contrôler la liberté d'informer ?
R- Mais ce n'est pas l'affaire du journal, c'est l'affaire de ceux qui
violent le secret de l'instruction !
Q- Qui d'après vous ?
R- Je ne sais pas !
Q- Mais vous êtes du métier, vous savez.
R- Non, je ne sais pas ! Je ne suis pas là pour des bavardages sur des
rumeurs, je suis là pour dire un certain nombre de choses. Or il y a un
secret de l'instruction qui est la garantie d'un juste procès, qui est
la garantie de la présomption d'innocence. Et puis, il y a un deuxième
principe qui est l'obligation, pour les magistrats et notamment les
magistrats instructeurs - et j'ai été longtemps magistrat instructeur -
d'instruire à charge et à décharge et donc en toute transparence.
Alors, quand je vois un certain nombre de juges ou un juge qui aurait
été, en secret, dans un cabinet d'avocats pour se faire remettre des
lettres de dénonciations anonymes, je me demande où est-on, où en est
arrivée la justice ! Il faut se ressaisir ! Je dis à mes anciens
collègues magistrats qu'il est temps de se ressaisir !
Q- La colère du magistrat Debré sur l'état de la justice...
R- Ce n'est pas une colère !
Q- Est-ce que dans l'affaire Clearstream, qui vous travaille beaucoup,
D. de Villepin qui est souvent cité, n'y est, selon vous, pour rien ?
R- J'ai un principe : ne pas bavarder sur des rumeurs. Or aujourd'hui,
personne ne peut me dire exactement quel est l'état de ce dossier.
Q- Dans un sens comme dans l'autre...
R- Dans un sens comme dans l'autre. Et je suis fasciné de voir combien
on se délecte dans un certain nombre de rumeurs, de calomnies, combien,
tous, nous sommes manipulés. Et donc, comme je ne veux pas l'être, je
ne rentrerai pas dans ce système. J'attends de la justice qu'elle dise
quelle est la vérité.
Q- Mais qu'est-ce que c'est cette affaire Clearstream ?
R- Je ne sais pas. Ce sont probablement des luttes industrielles aussi,
mais des luttes politiques également, peu importe. Moi, j'attends de
savoir pour juger. J'appelle mes collègues députés et mes amis
commentateurs à la prudence. J'ajoute, pour en revenir à votre première
question, que je suis assez fasciné de voir confondre une motion de
censure sur des bavardages, sur des rumeurs et sur des...
Q- Mais est-ce que vous voulez dire que tout est faux ?
R- Je ne dis ni que tout est faux ni que tout est vrai. Je viens de
vous expliquer !
Q- Mais il y a des pièces...
R- Il y a des pièces qui se contredisent, des pièces dont...
Q- Pourquoi n'a-t-on pas prévenu les gens qui étaient concernés ? D.
Strauss-Kahn, J.-P. Chevènement, L. Fabius, N. Sarkozy ?
R- D'abord, personne ne vous dit qu'on ne les a pas informés. J'ai vu
l'interview du général Rondot dans le Journal Du Dimanche, mais peu
importe.
Q- Il se contredit beaucoup.
R- Mais c'est bien pour cela : évitons le bavardage de café du commerce
devant des faits que nous ne connaissons pas. Aujourd'hui, on serait un
peu plus forts si au lieu d'avoir dit tout et son contraire, on était
un peu sereins et on attendait que les magistrats et la justice rendent
sereinement sa décision.
Q- Le général Rondot ne répondra pas à la convocation des deux juges
qui l'ont déjà interrogé ; peut-il ne pas se soumettre à la justice ?
R- Ce n'est pas tout à fait exact. Si j'en crois ce que j'ai lu de son
entretien dans le Journal du Dimanche, il veut avoir le statut de
témoin assisté,alors qu'on l'a convoqué comme témoin, il a le droit d'
être témoin assisté, c'est-à-dire avec un avocat, puisqu'il y a eu
trois perquisitions chez lui - j'ai vu cela dans le journal -, puisqu'
il a déjà été interrogé, et puisqu'il y a un certain nombre de rumeurs
sur des lettres anonymes qui seraient arrivées, remises au juge dans
les cabinets, etc., il a raison de demander aujourd'hui à bien
connaître le dossier, puisque, comme il le dit, on a utilisé un certain
nombre de ces documents, tronqués, je considère et je crois, si j'avais
par hasard été son avocat, je lui aurais conseillé de demander non pas
à être entendu comme témoin mais comme témoin assisté. C'est le code.
Q- Je constate que vous n'avez pas répondu directement à la question
"est-ce que D. de Villepin n'y est pour rien ?", vous m'avez dit
"attendons de voir..."
R- Mais je ne connais pas le dossier mon pauvre monsieur, personne ne
le connaît ! Suivant que je lis un journal ou l'autre, il y a des
affirmations. Ma démarche de magistrat n'est pas de procéder par des
affirmations mais par des démonstrations.
Q- Mais quand vous parlez avec l'intéressé que vous dit-il ? Qu'il est
victime ou que c'est N. Sarkozy la victime ?
R- D'abord, je ne fais pas état des conversations que j'ai en privé,
deuxièmement, D. de Villepin souhaite que toute la vérité soit faite
sur cette affaire, parce qu'elle empoisonne la vie politique ainsi que
celles et ceux qui, dans la majorité, veulent travailler utilement.
Q- Vous êtes comme tous les Français : vous voudriez que l'on tourne la
page ou que l'on écrive sur une page blanche ?
R- Non, je voudrais que l'on connaisse la vérité et puis, on en tirera
les conclusions, un point, c'est tout. C'est clair, c'est simple et c'
est comme Europe numéro 1 !
Mais à Europe 1, c'est transparent...
Source:premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 17 mai 2006