Lettre commune de MM. Hervé de Charette et Klaus Kinkel, ministres français et allemand des affaires étrangères, le 17 octobre 1996 à M. Dick Spring, président du Conseil de l'Union européenne, sur les propositions franco-allemandes de "coopérations renforcées" au sein de l'Union européenne.

Prononcé le

Auteur(s) moral(aux) : Ministère des Affaires étrangères

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Texte intégral

Monsieur le Président,
- Le président de la République française et le chancelier de la République fédérale d'Allemagne avaient, dans une lettre commune adressée le 6 décembre 1995 au président du Conseil européen, proposé une série d'orientations dans la perspective de la Conférence intergouvernementale.
- Dans ce cadre, ils ont proposé de prévoir dans le Traité une clause de caractère général permettant aux Etats qui en ont la volonté et la capacité de développer entre eux des coopérations renforcées, dans le cadre institutionnel unique de l'Union.
- Nous nous réjouissons de constater que cette initiative a reçu un accueil intéressé de la plupart de nos partenaires au sein de la Conférence.
- C'est pourquoi, à la suite du séminaire que nous avons tenu le 2 octobre et des travaux menés avec nos différents partenaires sur ce thème majeur de la CIG, nous avons l'honneur de vous transmettre une contribution commune destinée à préciser la réflexion au sein de la Conférence, en ce qui concerne les modalités selon lesquelles une telle clause de coopération renforcée pourrait trouver sa place et être mise en oeuvre dans le Traité sur l'Union européenne, en vertu des principes directeurs dégagés au cours des travaux de la Conférence et dans le respect du cadre institutionnel unique de l'Union.
- Nous vous serions reconnaissants de bien vouloir communiquer ce document à nos collègues et aux représentants des Etats membres à la Conférence, en tant que contribution aux négociations, dans la perspective de la prochaine réunion du groupe de nos représentants personnels les 21 et 22 octobre, dont l'ordre du jour comporte en particulier l'examen de cette question.
- Nous vous prions de croire, Monsieur le Président, à l'assurance de notre haute considération.
Introduction
- 1 - L'Union européenne est appelée à s'élargir. Si cet élargissement est une perspective que l'Union européenne doit pleinement prendre en compte, il est aussi nécessaire de préparer les conditions institutionnelles d'un tel élargissement. En particulier l'accroissement du nombre d'Etats membres ne doit pas faire obstacle à la capacité de l'Union européenne de continuer à s'approfondir.
- C'est pourquoi l'introduction d'une (ou de plusieurs) clause(s) de coopération renforcée doit permettre aux Etats membres qui en ont la volonté et la capacité d'avancer plus vite que d'autres dans la voie de l'approfondissement de la construction européenne.
- 2 - L'Union européenne prévoit déjà maintenant des formes variées de coopération renforcée entre un nombre limité des Etats membres. Il faut mentionner par exemple l'Union monétaire ou les programmes complémentaires dans le domaine de recherche et développement technologique. Les dispositions transitoires au cours des actes d'adhésion peuvent également être regardées comme une forme de coopération flexible. Les unions régionales des Etats Bénélux sont acceptées par le TCE ainsi que la coopération renforcée dans le domaine de la politique de sécurité par le TUE.
- 3 - Dans leur lettre du 6 décembre 1995 le chancelier Kohl et le président Chirac ont repris ces réflexions en proposant que "les difficultés momentanées de l'un des partenaires à suivre la marche en avant ne devraient pas faire obstacle à la capacité d'action et de progrès de l'Union". Une clause générale devrait être insérée dans le Traité, qui offre aux Etats qui le souhaitent et qui en ont la capacité la possibilité de développer une coopération renforcée, tout en préservant le cadre institutionnel unique de l'Union.
- 4 - L'introduction d'une telle clause doit permettre la poursuite du processus d'approfondissement de la construction européenne et n'a de sens que tournée vers l'avenir, même si, dans un premier temps, seule une partie des Etats membres est prête à aller de l'avant. La clause de flexibilité doit permettre en outre de pratiquer, dans le cadre du Traité, des formes de coopérations renforcées qui, sans une telle clause, ne pourraient être mises en oeuvre qu'en dehors de ce dernier.
- Il semble possible à la fois de poser des principes communs pour les coopérations renforcées dans les 3 piliers (Traité CE, PESC, Justice et Affaires intérieures) et de prévoir certaines modalités différentes pour tenir compte des spécificités propres à chaque domaine. Il y aurait ainsi une clause générale et des clauses spécifiques complémentaires. Il s'agit d'adopter des procédures les plus simples possibles, en s'appuyant sur les structures et mécanismes existants et garantissant l'absence de cercles concurrents, tout en laissant la souplesse nécessaire pour des solutions au cas par cas.
I - Clause générale de coopération renforcée
- 1 - Principes fondamentaux
- Une clause générale relative aux coopérations renforcées ferait logiquement partie du Titre I du Traité sur l'Union européenne, dans la partie relative aux "dispositions communes" ; elle pourrait être ajoutée en tant qu'article C1, après l'article C, car elle concerne, de même que l'article C, des questions fondamentales portant sur les structures, le cadre institutionnel et la cohérence.
- Les principes fondamentaux suivants devraient être respectés :
- approfondissement de l'Union en tant qu'objectif et condition
- préservation du cadre institutionnel unique
- aucun Etat membre n'aurait de droit de veto
- aucun Etat membre ayant la volonté et la capacité de participer ne devrait être exclu
- objectif de réunir un nombre de participants le plus élevé possible
- respect du droit communautaire, de l'acquis communautaire et des objectifs du Traité par les Etats membres et la Commission qui a un rôle particulier dans le domaine du Traité CE
- pas de modification du Traité dans le cadre de la clause de coopération renforcée
- la coopération renforcée serait appliquée en règle générale dans les domaines régis par l'unanimité. Des exceptions à la règle peuvent être examinées et décidées au cas par cas.
2 - Cadre institutionnel unique
- Le cadre institutionnel unique doit être préservé pour toutes les formes de coopérations renforcées. Il conviendra donc d'utiliser à cet effet au maximum les compétences des institutions et les procédures existantes, tout en réservant les possibilités de souplesse qui pourraient être nécessaires.
- a) Conseil
- La décision d'une coopération renforcée dans le cadre institutionnel unique devrait revenir au Conseil.
- Pour permettre le déclenchement d'une coopération renforcée, des modalités appropriées selon les piliers doivent être prévues.
- Aucun Etat ne disposerait d'un droit de veto.
- Dans le cadre d'une coopération renforcée, les décisions de mise en oeuvre seraient prises au sein du Conseil par les Etats membres participants. (La procédure à suivre au Conseil dans le cadre de la coopération renforcée reste à examiner).
- b) Commission
- Dans le cadre des coopérations renforcées, la Commission agit en tant que collège. Aucune différenciation ne devrait être faite entre ses membres selon qu'ils appartiennent ou non aux Etats membres participants. Cela serait incompatible avec la nature de la Commission, qui ne représente pas les Etats membres.
- c) Parlement européen
- Il convient de permettre une participation appropriée du Parlement européen dans le cadre des dispositions du Traité. Comme dans le cadre général il conviendra de distinguer selon les piliers.
- d) Cour de Justice
- Dans le cadre de ses compétences, la Cour de Justice exercerait pleinement sa fonction de contrôle sur les coopérations renforcées. Sa tâche consisterait surtout à vérifier que les coopérations renforcées respectent les conditions posées dans le Traité. Ainsi, un Etat membre non participant pourrait la saisir en vue d'examiner la décision d'instituer une coopération renforcée. Mais elle pourrait aussi être saisie, dans le cadre de la coopération renforcée et dans les domaines qui relèvent de sa compétence, par un Etat participant pour non respect, par un autre Etat participant, de ses obligations. Dans ce contexte, la Cour de Justice statuerait dans tous les cas dans la composition prévue à l'article 165.
- 3 - Adhésion d'Etats membres non participants
- Tout Etat membre non participant peut adhérer à une coopération renforcée, aux mêmes conditions que pour les membres d'origine. Il s'engage à assumer toutes les obligations qui en découlent (y compris l'acquis commun développé au sein de la coopération renforcée) et démontre sa capacité à les reprendre.
II - Clause de coopération renforcée spécifique au Traité CE
- 1 - Domaines d'application
- Il faut préserver l'acquis communautaire ainsi que l'équilibre des droits et des obligations et éviter les distorsions de concurrence. Le Marché intérieur et les réglementations portant sur des sujets connexes ainsi que les politiques communes actuelles ne doivent pas être compromis par une coopération renforcée. Dans la mesure où la clause générale et les règles de déclenchement ne garantiraient pas une protection suffisante, il faudra examiner la nécessité d'une liste de domaines possibles.
- 2 - Droit d'initiative relative à la coopération renforcée
- La Commission devrait jouer un rôle fondamental dans le domaine du Traité CE.
- Sans préjudice de son droit d'initiative, la Commission se prononce sur les projets de coopération renforcée présentés par les Etats membres. Il ne lui appartient pas de les juger en opportunité mais, en sa qualité de gardienne du Traité, de s'exprimer formellement (avis conforme) sur leur compatibilité avec le respect des conditions de la clause générale, notamment au regard de l'acquis communautaire et des objectifs du Traité.
- L'avis ainsi rendu servirait de base à la décision du Conseil et à la mise en oeuvre des coopérations renforcées ainsi qu'à leur contrôle. Cette procédure permettrait également, en liaison avec la fixation d'un nombre significatif d'Etats membres participants, de garantir la légitimité et la cohérence des actions entreprises au titre de la coopération renforcée.
- 3 - Financement
- S'agissant des coûts administratifs afférents au recours aux institutions de la Communauté et aux structures établies, ils seraient à la charge du budget communautaire. Les coûts opérationnels afférents aux mesures de mise en oeuvre devraient être supportés, en règle générale, par les Etats membres participants. Dans le cas contraire, la procédure budgétaire - y compris le droit d'initiative de la Commission et la discipline budgétaire -, est d'application. En principe, les charges financières supplémentaires devraient être évitées, en tout état de cause sous le plafond des ressources propres.
III - Clause de coopération renforcée spécifique au domaine de la PESC
- 1. Domaines d'application
- a) La coopération renforcée pourra s'appliquer dans les domaines de la PESC, et notamment dans le cadre de la définition d'une politique de défense commune, conformément à l'article J.4 TUE, et de la défense commune également envisagée dans ce même article, en accord avec nos objectifs communs pour l'UEO, ainsi que de la coopération en matière d'armement. Ces domaines conviennent précisément dans leurs perspectives d'avenir à une coopération renforcée permettant l'approfondissement de la construction européenne.
- b) La coopération renforcée pourrait également prendre d'autres formes qui seront précisées ultérieurement.
- La possibilité d'une coopération renforcée conformément à l'article J. 4.5 TUE n'est pas touchée.
- 2. Droit d'initiative de la coopération renforcée
- L'engagement d'une coopération renforcée s'effectuera conformément à l'article J.8.3 TUE
- 3. Modalités d'application
- Il conviendra de définir un seuil minimum d'Etats membres pour la mise en oeuvre d'une coopération renforcée.
- 4. Mode de décision
- Les modes de décision régissant la PESC s'appliqueront aux coopérations renforcées. L'approbation se fera à la majorité qualifiée.
- 5. Financement
- Les coopérations renforcées pourront, sauf décision contraire du Conseil, bénéficier en tout ou partie de financements par le budget des Communautés. Il faudra bien sûr attendre les résultats de la Conférence relatifs à la PESC pour adopter une position définitive sur cette question.
IV - Clause de coopération renforcée spécifique aux domaines de la justice et des affaires intérieures
- 1 - Champ d'application
- L'ensemble des domaines couverts par le titre VI du TUE peut en principe faire l'objet de coopérations renforcées. Il est à noter que certains domaines pourraient être transférés dans les compétences communautaires au cours de la révision du Traité et seraient donc soumis aux règles du TCE.
- La possibilité d'une coopération en dehors du cadre institutionnel, conformément à l'article K.7, n'est pas touchée.
- L'application de la clause de flexibilité dans le titre VI devrait permettre :
- l'assouplissement du régime des conventions, qui pourraient entrer en vigueur à partir d'un certain nombre de ratifications par les Etats membres (et pour les seuls Etats ayant procédé à cette ratification), selon un seuil à fixer au cas par cas, ainsi que par la possibilité de conclure des conventions à moins de Quinze, n'engageant donc que les Etats parties ;
- la mise en oeuvre d'actions opérationnelles ou de coopérations matérielles entre certains Etats membres.
- 2 - Engagement de la coopération renforcée
- Les initiatives de coopération renforcée peuvent émaner des Etats membres ou de la Commission.
- 3 - Financement
- Le financement de la coopération renforcée dans les domaines de la justice et des affaires intérieures suit essentiellement la procédure énoncée au paragraphe 2 de l'article K.8, le cas échéant dans la version révisée par la Conférence intergouvernementale.