Discours de Mme Marylise Lebranchu, ministre de la justice, sur la modernisation du droit de la famille, la réforme des règles relatives au nom patronymique et la liberté des parents dans le choix du nom des enfants, Paris, le 8 février 2001.

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Circonstance : Débat sur la proposition de loi relative au nom patronymique, à l'Assemblée nationale, Paris, le 8 février 2001

Texte intégral

Madame la présidente,
Monsieur le rapporteur,
Madame la rapporteure,
Mesdames et messieurs les députés,
Comment ne pas partager l'idée à l'origine de votre réflexion, M. Gérard Gouzes?
La dévolution de principe du nom du père aux enfants apparaît être un héritage du passé qui met à mal le principe de parité entre les hommes et les femmes.
Sur quoi repose en effet le droit français en la matière ?
Sur une tradition féodale qui trouve son origine vers le 11ème siècle et qui est liée à la transmission des biens de génération en génération avec les privilèges de primogéniture et de masculinité.
Ainsi, le fils aîné prend le nom du père et les puînés prennent le nom de leur mère, de leur femme ou encore de la terre apportée en dot.
Dans un telle tradition qui perdura au-delà de l'ordonnance de Villers Cotterets de 1539 fixant les règles d'attribution du nom, notre droit a donc connu un système dual mais inégalitaire.
A la dévolution du nom paternel était attachée comme il a pu être écrit " la transmission des vertus de la classe sociale de mâle en mâle ".
De ces vestiges, le 19ème siècle gardera la conception patriarcale du nom.
La primauté du nom du père, ou plus exactement du mari en l'absence de reconnaissance de la famille naturelle, apparaissait une telle évidence qu'on chercherait en vain dans le code civil une règle formelle indiquant que l'enfant légitime prend le nom de son père.
A ce premier principe de prééminence de masculinité, s'est ajoutée au fil des ans l'affirmation de la nécessaire stabilité du nom qui trouvera sa consécration dans la loi du 6 fructidor an II posant les règles d'indisponibilité et d'immutabilité du patronyme.
Ainsi que l'énonce avec force cette loi :
" Aucun citoyen ne pourra porter de nom ni de prénoms autres que ceux exprimés dans son acte de naissance ".
Un tel mécanisme répondait à un besoin : celui de disposer d'un identifiant non seulement familial, mais aussi social, stable, unique et simple.
Il reflétait également cet acquis essentiel de la Révolution française que traduira la Déclaration des Droits de l'Homme : l'égalité entre tous les citoyens. Les règles de dévolution du nom doivent être les mêmes pour tous.
Ce faisant, le droit révolutionnaire confortait la dévolution du nom du père. Nous savons bien qu'alors, l'égalité des citoyens n'était pas encore celle des hommes et des femmes.
Ce système n'a connu que peu d'évolution depuis.
Certes, la reconnaissance de la famille naturelle a permis au nom de la mère de prendre place dans l'état civil.
Encore convient-il d'observer que cette place n'est que subsidiaire puisqu'en cas de reconnaissance simultanée, l'enfant naturel prend le nom de son père.
Elle induit, de surcroît, une forme de stigmatisation puisque l'enfant qui porte le nom de sa mère est nécessairement un enfant naturel.
Et il faut noter que si les parents de cet enfant finissent par se marier, les règles actuelles de la légitimation lui imposent, s'il est mineur, de changer de nom, quelle que soit la durée pendant laquelle il aura porté et se sera approprié le nom de sa mère.
La rigueur des règles de dévolution a été, il est vrai, tempérée depuis la loi du 11 Germinal An XI par la possibilité de changer de nom pour motif légitime.
Mais cette procédure, même depuis sa modification de 1993, n'a pas principalement pour vocation de permettre à une personne de porter le nom de sa mère, à moins que celui-ci ne soit menacé d'une extinction et que sa renommée justifie son relèvement.
Alors que la législation française sur le nom est restée relativement figée, l'évolution sociale a fait émerger un certain nombre d'aspirations que notre droit ne peut plus ignorer.
D'abord, l'indépendance acquise par les femmes. Tant que celles-ci portaient, de façon quasi systématique, le nom de leur mari, celui-ci pouvait effectivement apparaître comme l'unique nom de la famille. Aujourd'hui, pour de multiples raisons, de plus en plus de femmes n'entendent plus se plier à ce qui n'est, il faut le rappeler, qu'un usage. Et, de fait, le nom du père n'est pas plus légitime que celui de la mère pour désigner la famille.
Ensuite, l'égalité au sein de la famille qui se traduit par un partage de l'autorité et des responsabilités parentales doit trouver sa nécessaire manifestation symbolique dans le nom des enfants.
Enfin, nos concitoyens affirment leur désir de voir respecter leurs choix personnels au nom de la liberté individuelle.
Ces aspirations n'ont cependant pas eu d'écho si ce n'est la reconnaissance par la loi du 23 décembre 1985 du nom d'usage permettant aux enfants de porter le nom accolé de leur père et mère, leur vie durant.
De nombreux pays voisins connaissent des législations moins frileuses.
Ainsi, au Portugal, les enfants portent les noms patronymiques de leur père et de leur mère ou de l'un d'entre eux, selon le choix effectué par les parents. En cas de désaccord, c'est le juge qui décide en fonction de l'intérêt de l'enfant.
En Espagne, les enfants, nés pendant le mariage et hors mariage, portent un nom composé de l'un des deux patronymes issus du nom de chacun de leurs parents.
En Allemagne, depuis 1976, l'enfant né pendant le mariage porte le nom matrimonial des parents, choisi par eux au moment de la cérémonie entre le nom du mari et celui de l'épouse. En l'absence de choix, chaque conjoint garde son nom et c'est le juge des tutelles qui détermine celui des noms du mari et de l'épouse qui est transmis sans pouvoir choisir un nom composé. Le nom de l'enfant naturel est fixé par les parents, sous réserve qu'ils soient détenteurs de l'autorité parentale.
En Irlande, comme au Royaume-Uni, le nom légal d'un individu est celui qu'il utilise et sous lequel il est connu. C'est généralement le nom du père mais ce n'est pas une obligation et, de fait, s'agissant de l'enfant naturel, c'est souvent celui de la mère.
En Grèce, depuis 1983, le nom de l'enfant issu du mariage est fixé avant celui-ci par une déclaration préalable des parents, entre le nom du père, celui de la mère ou les deux noms accolés, dans la limite de deux patronymes.
En revanche, en Italie, aux Pays-Bas, au Luxembourg et en Belgique, le nom attribué à l'enfant est celui du père, sous réserve, s'agissant de l'enfant naturel, que sa filiation soit établie à l'égard de celui-ci.
Face à ces évolutions, nul ne s'étonnera que question de la conformité de la législation française à nos engagements internationaux soit aujourd'hui posée. Celle-ci pourrait, en effet, apparaître comme induisant une discrimination mettant en cause le droit de chacun au respect de sa vie privée, au sens des articles 8 et 14 de la Convention Européenne des Droits de l'Homme.
Enfin, la législation actuelle, qui privilégie la lignée masculine, entraîne une déperdition importante des patronymes puisque, de façon mathématique, les noms qui ne peuvent être transmis, faute de descendance masculine, sont condamnés à disparaître.
Face à ce constat, je ne peux que partager l'idée qu'une réforme s'impose.
Le Gouvernement se proposait de porter une telle réforme dans le cadre d'un projet de loi portant modernisation du droit de la famille, et notamment des règles relatives à la filiation.
Il eut, en effet, été logique de n'aborder la modification des règles de dévolution du nom qu'après avoir rénové le droit de la filiation et de l'autorité parentale. En particulier, on pouvait imaginer que ces nouvelles règles de dévolution viennent consacrer, d'une part, l'abandon des notions de filiation légitime et de filiation naturelle qui structurent encore notre code civil et, d'autre part, le renforcement de l'exercice conjoint de l'autorité parentale, quelle que soit la situation des parents.
La présente proposition de loi bouscule cet ordre logique.
Mais, je sais gré à M. Gérard Gouzes d'avoir lancé un débat dont l'écho qu'il a d'ores-et-déjà reçu témoigne de l'intérêt qu'il suscite auprès de nos concitoyens.
Le choix fait par la proposition de loi est celui d'une option offerte aux parents leur permettant de transmettre à leurs enfants soit le nom du père, soit le nom de la mère, soit le double nom accolé. Ce choix est le même, quelle que soit la nature de la filiation, légitime ou naturelle, sous réserve, dans cette seconde hypothèse, que cette filiation ait été établie simultanément à l'égard de ses parents. En réalité, il ne devrait pas s'agir de simultanéité mais d'établissement de la double filiation à la date à laquelle les parents devront choisir le nom de leur enfant.
Cette démarche de triple option, même si elle soulève des problèmes techniques de mise en oeuvre, j'y reviendrai, est séduisante car c'est la plus respectueuse de la volonté de chacun.
La politique de ce Gouvernement, en matière de questions de société, a toujours été sous-tendue par l'idée d'offrir à nos concitoyens des choix respectant leurs conceptions et leurs manières de vivre et non de leur imposer des modèles normés.
La proposition de loi entend ainsi conférer la plus grande liberté aux parents, garantir en droit leur égalité dans la transmission du nom tout en leur offrant la possibilité de mettre en évidence la coparentalité.
Elle gomme toute différence entre les enfants selon la nature de leur filiation : l'enfant qui portera le nom de sa mère ne sera plus nécessairement un enfant naturel reconnu par sa seule mère ; il pourra tout aussi bien être un enfant légitime pour lequel les époux auront fait ce choix.
Je souhaite, toutefois, que ce sujet, comme tous les sujets de réforme du droit de la famille, fasse l'objet d'un débat public le plus large possible. Je me propose de porter ce débat, avec la ministre déléguée chargée de la famille et de l'enfance, dans les tout prochains mois, notamment par des rencontres régionales ouvertes à nos concitoyens.
A ce stade, et sans préjuger les conclusions de ce débat public, je souhaite attirer votre attention sur trois difficultés significatives que pose le dispositif prévu par cette proposition de loi.
1ère difficulté : mesurer les conséquences du choix du double nom :
C'est l'option la plus novatrice par rapport à la tradition culturelle française. Dans la proposition de loi, ce serait, de surcroît, la solution qui s'imposerait par défaut, en cas de désaccord des parents. Il serait judicieux de prévoir que la solution par défaut s'impose en l'absence de manifestation d'une volonté conjointe contraire et pas seulement en cas de désaccord.
La solution du double nom accolé suppose que, dès la génération suivante, un choix soit fait par l'intéressé entre celui de ses deux noms qu'il transmettra, pour partie ou en totalité, à ses propres enfants. Comment cette obligation d'abandon sera-t'elle concrètement vécue, avec le poids psychologique, voire identitaire, qui pèsera sur l'enfant devenu parent et tous les risques de conflits familiaux et de pressions de l'entourage ?
2ème difficulté : veiller à la fiabilité et à la stabilité de notre état civil, instrument indispensable d'identification individuelle et sociale.
Actuellement, le nom d'un enfant n'est pas mentionné dans son acte de naissance, hormis par une mention marginale dépourvue d'effet juridique. Il se déduit naturellement des conditions de sa filiation. Introduire un mécanisme d'option nécessite de prévoir une procédure, logiquement insérée dans un délai déterminé, permettant aux parents d'officialiser avec le maximum de sécurité juridique leur choix auprès des services de l'état civil.
En outre, doit être mis en place un dispositif fiable de contrôle pour s'assurer, ainsi que le prévoit la proposition de loi, que les enfants issus des mêmes père et mère porteront bien un nom identique.
La mise en place d'un tel dispositif soulève, bien entendu, des problèmes pratiques, eu égard à la dispersion des services d'état civil auprès de chaque commune et à la grande disparité de leurs moyens matériels. Je souhaite, à cet égard, qu'une consultation spécifique soit menée avec les associations de maires, de manière à évaluer précisément les difficultés que posera la mise en uvre concrète d'une telle réforme.
Elle soulève également des problèmes juridiques au regard des effets qui seront attachés à la mention portée sur l'acte de naissance. Conformément aux principes du droit international privé rappelés à l'article 3 du code civil, la loi française relative à l'état des personnes ne saurait produire d'effets juridiques qu'à l'égard des nationaux français. Il faut, en conséquence, veiller à ce que la déclaration de naissance d'un enfant ne porte pas atteinte, s'il est de nationalité étrangère,
aux droits qu'il tient de sa loi personnelle en ce qui concerne son nom. Néanmoins, il ne saurait être question de transformer la procédure de déclaration d'un enfant en un contrôle sourcilleux de sa nationalité.
3ème difficulté, enfin : les conséquences de la réforme en matière de changement de nom doivent être mûrement pesées.
En son état actuel, la proposition de loi prévoit un mécanisme transitoire qui permet à chaque Français né avant l'entrée en vigueur de la loi d'ajouter à son nom le nom de son autre parent, en présentant à cet effet une requête devant le juge aux affaires familiales.
J'observe, tout d'abord, qu'un tel dispositif serait susceptible de permettre à un nombre considérable de personnes, sans condition particulière, ni de forme ni de fond, de changer d'identité. Les effets pratiques d'une telle faculté, sur l'identification des personnes ne sont pas négligeables.
Je précise, au passage, que, telle qu'elle est conçue par la proposition de loi, une telle demande ne paraît pas relever d'une compétence judiciaire dès lors qu'il ne s'agirait pas de trancher un conflit ou d'apprécier un intérêt mais de prendre acte d'une faculté offerte sans condition par la loi. Elle mobiliserait, de façon injustifiée, les ressources du juge aux affaires familiales.
J'observe, d'autre part, que, paradoxalement, ce dispositif transitoire offre des facilités de changement de nom que les dispositions pérennes de la proposition de loi n'offriront pas.
A ce stade, en effet, le choix effectué par les parents à la naissance de leur premier enfant n'apparaît susceptible d'aucune remise en cause, ni par eux-mêmes, ni par leur enfant devenu majeur.
Est-il juridiquement et politiquement concevable de refuser à l'enfant une liberté dont ses parents disposent ? La question mérite d'être posée.
En tout état de cause, il me semble que la modification des règles de dévolution du nom ne peut être sans incidence sur les règles de changement de nom. Il faut, en conséquence, précisément évaluer ces incidences et remettre en cohérence la procédure administrative de changement de nom, telle qu'elle est actuellement régie par les articles 61 et suivants du code civil. Là encore, les intérêts d'ordre public qui s'attachent à la stabilité du nom devront être mis en regard avec le principe de liberté.
* * *
Pour l'ensemble de ces raisons, je suivrai avec beaucoup d'intérêt les discussions de votre assemblée que je tiens pour le premier acte d'un débat de société sur le sujet.
Afin de ne pas enfermer ce débat, j'ai souhaité que le Gouvernement ne porte, à ce stade, aucun amendement, y compris sur les problèmes techniques que je viens de mentionner.
Mais, je forme le vu que la proposition de loi que vous avez déposée, M. Gérard Gouzes, soit bien le germe qui permettra, sous une forme ou sous une autre, d'introduire un principe de parité, de liberté et d'égalité dans ce qui est la marque, à la fois la plus intime et la plus sociale de notre identité : notre nom.
(source http://www.justice.gouv.fr, le 9 février 2001)