Interview de M. Jean-Marc Ayrault, président du groupe PS à l'Assemblée nationale, à "LCI" le 12 décembre 2007, sur la visite du Président Kadhafi en France, sur la ratification du nouveau traité européen et sur le pouvoir d'achat.

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Média : LCI

Texte intégral

C. Barbier.- Vous êtes un homme mesuré. Mais hier, vous étiez un homme en colère à la tribune de l'Assemblée nationale contre la visite du colonel Kadhafi. Pourquoi cette colère ?

R.- Parce que je trouve qu'il y a une certaine indécence à recevoir, notamment à l'Assemblée nationale, le chef d'un Etat qui n'a rien de démocratique, et au moment même où l'Assemblée nationale, d'ailleurs, travaille sur cette question, puisqu'une commission d'enquête présidée par P. Moscovici fait un travail remarquable, mais qui révèle que ce régime continue de se comporter de façon extrêmement brutale.

Q.- Mais c'est un régime qui veut revenir dans le droit chemin.

R.- Les infirmières bulgares dont je me réjouis évidemment de la libération ont raconté devant la commission d'enquête ce qu'elles ont subi, et la France - c'est aussi une des raisons de ma critique à B. Kouchner, que nous avons reçu à la commission des Affaires étrangères - avait refusé d'employer le mot "otages". Mais c'était bien des otages d'un Etat qui a voulu en profiter. Le médecin palestinien a même dit : nous avons vécu l'enfer sur terre. Et il a dit devant la commission : j'espère bien que la France, patrie des Droits de l'homme, ne recevra pas ce chef d'Etat terroriste qui, avant sa visite, la veille même, dit : j'assume le terrorisme, parce que c'est l'arme des pays pauvres. C'est quand même profondément choquant au moment où l'Algérie, justement, vient de subir à nouveau, encore, des attentats terroristes. Donc, on ne peut pas banaliser ce type de situation et il faut que la France reste fidèle à ses valeurs et à l'Assemblée nationale en particulier, et hier elle ne l'avait pas fait.

Q.- B. Kouchner "Tartuffe mangeant son haut de forme", lui avez-vous dit, les yeux dans les yeux, dans l'Hémicycle. Il vous répond : cette visite c'est le prix à payer justement pour avoir obtenu la libération de ces infirmières.

R.- Non, ce n'est pas parce qu'on a obtenu cette libération - et on ne l'a pas obtenu seul - je vous fais observer que c'est l'action de l'Union européenne à laquelle la France a apporté son concours, et tant mieux, qui a permis cette libération. La commissaire européenne a été auditionnée par la commission des Affaires étrangères, a employé les mêmes mots et elle n'a pas eu la même approche que B. Kouchner. Donc, on est en train de justifier a posteriori en quelque sorte la réhabilitation dans la France des Droits de l'homme du dictateur libyen. Ce n'est pas rien quand même. On pouvait le recevoir... les relations bilatérales, les relations économiques - moi je ne suis pas irresponsable - bien sûr qu'il faut en avoir, il faut faire progresser y compris la cause des Droits de l'homme en parlant avec ces pays. Mais vous avez vu : le président Kadhafi dit "j'ai parlé avec N. Sarkozy, mais surtout pas des Droits de l'homme". Et puis, le président Sarkozy qui dit "si, si, on en a parlé". Et après, on a la leçon à la France, à l'Unesco. Cela finit par devenir grotesque.

Q.- Cette leçon à la France : la France respecte-t-elle les droits de l'homme envers ses immigrés ? Que répondez-vous ?

R.- Je pense que la France a beaucoup de progrès à faire pour respecter y compris ses propres concitoyens. On sait qu'il y a des discriminations en France, mais on est dans un pays de démocratie et de liberté. On met en place des outils pour faire reculer cela : l'accès à l'emploi, la Halde... Mais il y a beaucoup de progrès à faire. Mais enfin, entre la France, qui est un Etat démocratique et la Libye, je pense qu'il y a plus qu'un fossé, et donc... Et puis, vous allez voir, si cela continue comme cela, cette visite terminer à la mascarade et j'ai comme l'impression que N. Sarkozy sentant que ça passe mal, a hâte que cela se termine.

Q.- 10 milliards d'euros de contrats ou de promesses de contrats tout de même dans cette visite, avec notamment des Rafale qui pourraient être vendus et les emplois à la clé, est-ce que tout cela ne justifie pas cette "mascarade" ?

R.- Mais oui, alors vous voyez, comme la presse fait son travail, la presse française, libre et indépendante, elle a fait l'analyse de ces contrats. Il y a des contrats qui étaient déjà acquis, par exemple les Airbus étaient déjà négociés. Donc, c'est de l'affichage. Et puis après, pour le reste, c'est hypothétique : peut-être qu'on aura des Rafale, peut-être qu'il y aura une centrale...

Q.- On prend avantage dans une négociation par rapport aux Américains et aux autres ?

R.- Bien sûr. Il ne faut pas faire croire non plus aux Français que tous ces milliards sont déjà signés et vont rentrer dans les caisses de la France. Il y a 300 millions au total de recettes supplémentaires, selon l'analyse d'un journal ce matin. Donc, je trouve qu'il ne faut quand même pas en faire trop, parce que cela finit par, là aussi, être ridicule.

Q.- Zapatero, Prodi, vont parler avec Kadhafi. J.-P. Chevènement, R. Dumas, L. Fabius ont tenu des propos plus mesurés. Est-ce que vous n'êtes pas un peu angéliques dans le jusqu'auboutisme ?

R.- Je ne suis pas jusqu'auboutiste ; je ne dis pas qu'il ne faut pas parler, qu'il ne faut pas y aller. Je dis qu'on n'est pas obligé de dérouler le tapis rouge, de faire comme si on recevait le chef d'un Etat des plus démocratiques, ami de la France, et donc on pouvait très bien imaginer si une visite il devait y avoir, très modeste et rapide. Et c'est le cas de la plupart des chefs d'Etat qui viennent en France. Il est là pour six jours, pratiquement, avec sa tente installée au milieu de Paris. On a vraiment mis les petits plats dans les grands. On a fait beaucoup, beaucoup. Et c'est cela qui me choque profondément. Et puis, la visite à l'Assemblée nationale, elle n'avait absolument aucune obligation. D'ailleurs, le président de l'Assemblée dit : c'est parce que monsieur Sarkozy me l'a demandé. Je rappelle quand même que l'Assemblée est autonome par rapport au Président et que l'Assemblée représente vraiment le symbole de la lutte pour les droits de l'homme et du citoyen. C'est par là qu'elle est née au fond, on aurait peut-être tendance à l'oublier, c'est bien dommage.

Q.- Faut-il ou non un référendum pour ratifier le traité européen simplifié qui sera signé demain à Lisbonne ? Le PS a ajourné sa décision en novembre ?

R.- On va prochainement décider notre attitude, puisque le Gouvernement et le président de la République ont choisi non pas le référendum, mais le congrès. Il y a deux façons de ratifier.

Q.- Il l'avait dit dans la campagne, il le fait, là.

R.- Voilà, et comme...

Q.- Vous regrettez cette...

R.- Vous savez bien que dans la compagne présidentielle, on avait dit qu'on était pour un référendum.

Q.- Mais S. Royal a changé d'avis. Maintenant, elle comprend le recours au congrès. Et vous ?

R.- Moi, je pense que ce n'est pas la peine de faire de grands débats théoriques. Ce qui est sûr c'est que le président de la République et le Gouvernement ont choisi le congrès, et donc le congrès, la modification de la Constitution pour ratifier le traité va avoir lieu, et quand on, choisit une option, une option constitutionnelle, on ne peut pas en choisir une autre. C'est constitutionnel. Alors, ce que nous ferons, moi personnellement...

Q.- Est-ce que les socialistes doivent bouger, et s'abstenir ?

R.- La décision n'est pas prise, elle sera prise au début janvier par le bureau national. Personnellement, je serai partisan, compte tenu de la position que nous avions défendue sur un référendum, de ne pas participer à ce choix, de ne pas voter cette modification...

Q.- La chaise vide !

R.- Voilà. Et par contre, nous avons décidé, c'est notre conviction, qu'il faut tourner la page du conflit institutionnel pour parler enfin du projet politique de l'Europe, de la relance concrète de l'Europe, et que le traité qui va être signé à Lisbonne, pour nous, doit être ratifié.

Q.- Mais le PS avec certains qui vont s'abstenir, d'autres qui vont voter oui, d'autres qui vont voter non à ce congrès, va offrir un visage divisé ?

R.- C'est vrai, ça a laissé des traces, vous savez l'affaire de 2005 où le Parti socialiste avait voté ; il y avait eu un référendum interne au Parti socialiste largement majoritaire pour le oui, puis ensuite, certains se sont exonéré de ce vote démocratique ; et ont fait une campagne pour le non. Cela laisse des traces tout cela !

Q.- Est-ce qu'il n'y aura pas un peu de "tartuferie", pour reprendre votre expression, à ratifier en congrès ou à laisser ratifier ce qui avait cassé par le peuple dans un référendum ?

R.- Nous sommes dans une crise de l'Europe aujourd'hui et nous avons besoin de l'Europe. L'Europe est en panne, elle n'a plus cet idéal européen des fondateurs : l'Europe politique mais aussi l'Europe qui porte un projet de civilisation, un projet de croissance, de force économique et social, et environnemental. J'ai envie qu'on parle de cela. De quoi parlons-nous depuis plus de deux ans ? Uniquement d'institutions. Et les institutions sont bloquées. Moi, je souhaiterais qu'on ait derrière nous la question des institutions et qu'on parle enfin du projet européen qui va donner un espoir aux citoyens de l'Europe. Parce qu'aujourd'hui, il y a une espèce de peur de la mondialisation et on la comprend. Regardez les délocalisations, regardez Airbus qui risque de partir, regardez les chantiers de l'Atlantique rachetés par des Coréens. Est-ce qu'il ne faut pas une politique offensive pour défendre notre industrie, discuter au niveau international ? Mais pour cela, on a besoin d'une Europe forte.

Q.- Politique offensive de N. Sarkozy sur le pouvoir d'achat aujourd'hui au Conseil des ministres, il présente ses mesures. Est-ce que la gauche pour montrer qu'elle existe va faire une bataille d'amendements au Parlement pour retarder l'adoption de ces mesures ?

R.- Nous, ce que nous voulons, c'est faire une bataille d'amendements pour montrer qu'il y a d'autres solutions que celles que le Gouvernement et le Président vont proposer. Parce que quand on regarde, on voit - Madame Lagarde a fait une adition de toutes les mesures qu'ils préconisent, elle dit : "avec ça, ça va faire un treizième mois". Elle cite le cas d'une mère célibataire à 1.500 euros qui aurait tous les avantages cumulés, y compris le rachat de RTT, la prime de 1.000 euros, etc.

Q.- C'est un vrai plus dans son portefeuille ?

R.- Oui mais elle met une personne, et puis, elle prend toutes les mesures. Evidemment, aucune personne ne pourra bénéficier de toutes ces mesures ! Donc, il y a une sorte d'illusion dans cette affaire. La proposition de N. Sarkozy depuis qu'il est président de la République concernant le pouvoir d'achat, c'est la grande illusion ! Il avait dit : "Je serai le candidat du pouvoir d'achat, le président du pouvoir d'achat". Il ne l'est pas. Pourquoi ? Parce que quand il a commencé son action, en juillet dernier, il a fait voté 15 milliards d'euros de dépenses dont une grande partie d'avantages fiscaux pour les plus aisés, et qui devaient provoquer soit disant provoquer un choc de croissance et de confiance. Ce n'est absolument pas au rendez-vous ! Alors que se passe-t-il maintenant ? Ces 15 milliards ils ne sont plus là ; "il n'y a plus d'argent dans les caisses", c'est son expression à lui. Résultat : il est obligé d'utiliser des artifices qui pourront parfois apporter des solutions - rachat de compte épargne temps, dans certains cas, pourquoi pas ! Mais globalement la question des salaires n'est pas posée.

Q.- Vos mesures, vous ne sont pas financées : baisse de TVA, chèque transport. Où est l'argent ?

R.- Si, si, je vais prendre un exemple. Le chèque transport, ce serait un plus pour tout le monde. Nous, nous proposons de le fiancer par un prélèvement exceptionnel sur les profits des compagnies pétrolières qui sont considérables. On l'a proposé, reproposé, on va le reproposer comme amendement dans le débat de la semaine prochaine, bien entendu. On fera aussi une proposition concernant l'augmentation de la prime pour l'emploi qui concerne presque 10 millions de salariés. Cela, c'est concret, c'est immédiat. L'augmentation du Smic qui aurait du être décidée dès juillet, qui permet ensuite d'enclencher les négociations dans les branches. Donc, je coir qu'il faut faire extrêmement attention. Et puis derrière, on revient sur les 35 heures. Mais on ne va pas faire un débat idéologique sur les 35 heures, c'est ce qu'on veut nous faire toutes les semaines. Mais il y a une question qui se pose : C'est que 35 heures, c'est la durée légale du travail, et après on compte en heures supplémentaires à + 25 % quand on travaille plus. Est-ce que cela, cela va être remis en cause ? Est-ce que la durée légale des 35 heures va être remis en cause ? C'est une garantie pour les salariés. J'attends la réponse.

Q.- La fin de la carte scolaire, c'est une bonne idée d'inscrire ses enfants dans l'école que l'on souhaite en fonction des places disponibles ?

R.- Cela ne peut pas marcher comme cela. Il faut un minimum d'organisation. Qu'on revoit les règles de la carte scolaire, c'est une évidence, il y a une forme de crise de la carte scolaire. Mais le chacun pour soi, vous savez, moi qui gère une grande ville avec des écoles publiques, privées... Il faut un minimum de règles du jeu. On peut donner peut-être le choix. Et il faut surtout éviter que l'on crée des ghettos scolaires et qu'on puisse aller d'un quartier à un autre. Mais attention, il faut préserver l'égalité des chances. Et pour cela il faut partout une école de qualité et qui dispose des moyens pour le faire. Et là, où il y a le plus de difficultés, aider davantage les élèves contre l'échec scolaire.

Q.- En un mot très bref : N. Sarkozy veut sortir des HLM ceux qui ont des ressources qui ont augmenté, qui ne sont plus nécessiteux, c'est une bonne idée ?

R.- Il faut sans doute une politique de surloyers pour éviter qu'on crée des injustices. Mais attention aux ghettos ! Parce que si tous ceux qui ont un petit revenu, mais qui est au-dessus du plafond ou légèrement au-dessus du plafond partent, la mixité sociale où sera-t-elle dans les HLM ? Est-ce qu'on va faire des ghettos ? Je vous mes en garde, c'est une solution qui apparaît facile, mais qui peut être dangereuse.

Source : Premier ministre, Service d'Information du Gouvernement, le 12 décembre 2007