Article de M. François Bayrou, président de l'UDF, dans "Libération" du 13 juin 2001, sur les problèmes posés par la ratification du traité de Nice après le "non" irlandais, intitulé "Pas d'Europe sans fédéralisme".

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Texte intégral

Si l'Union veut devenir autre chose qu'une zone de libre-échange, il lui faut une constitution démocratique, surtout pas le traité de Nice.
Surprise générale! Le peuple irlandais, le plus européen de l'Union, a dit "non" au traité de Nice. Mais les gouvernements des autres pays, impavides, ont annoncé avec une condescendance qui me vexerait fort si j'étais irlandais que ce vote, ayant été prononcé pour de mauvaises raisons, était nul et non avenu, et que "dans quelques semaines", les Irlandais ne manqueraient pas de rentrer dans le droit chemin...
En France même, on a voté hier, comme si de rien n'était, la ratification de ce traité de Nice. Les parlementaires de l'UDF, le parti des hommes d'Etat qui ont le plus apporté à la cause européenne, de Robert Schuman à Valéry Giscard d'Estaing, ont refusé de ratifier ce traité. Ils l'ont fait en raison de leur conviction européenne, pensant comme Giscard qu'"une crise est en germe dans ce traité", comme Jacques Delors que Nice est "un four", comme Jean-Louis Bourlanges que "l'idéal européen a été trahi", comme Alain Lamassoure qu'il s'agit du"plus mauvais traité depuis cinquante ans".
Notre conviction est que si le traité de Nice est appliqué, cinquante ans de construction européenne seront détournés de leur but et qu'après Nice, rien ne sera plus comme avant. Ce détournement de l'idéal européen, les peuples le ressentent plus justement que leurs dirigeants.
Pourquoi les Irlandais se sont-ils abstenus à 70 %, ont-ils voté non à 55 % ? C'est que, comme les Français, comme les autres peuples européens, ils n'ont plus accès à l'Europe qui va se faire. Qui sait ce qu'il y a dans le traité de Nice ? Qui a pris la peine de l'expliquer aux peuples ?
Un cancer ronge l'Europe. Le cancer européen, c'est que tout y semble technique, et que plus rien n'y est politique, que les citoyens, même les plus avertis, ont renoncé à avoir la moindre idée du fonctionnement et de la logique de leurs institutions ! Cette ignorance a commencé par les citoyens de base. Nous n'aurions jamais dû l'accepter. Giscard le sentit bien, imposant, envers et contre tous, l'élection du Parlement européen au suffrage universel. Mais, peu à peu, cette ignorance et cette incompréhension se répandirent jusqu'à atteindre les cadres, les médiateurs d'opinion, les universitaires, les journalistes eux-mêmes, tout un peuple qui a décroché... De cela, l'Europe meurt. L'Europe ne se fera pas sans les peuples !
Il est temps de reposer les grandes questions, pour refaire enfin de la politique, et sortir, une bonne fois pour toutes, du faux-semblant Chirac-Jospin, détournant habilement la formule de Jacques Delors ("fédération d'Etats-nation"), pour lui faire dire tout et le contraire de tout, pour nous empêcher de penser, nous empêcher de choisir...
La question de la souveraineté, ou la question de la République !
La question de la souveraineté n'est pas la première question de la politique. Elle est la seule. Pouvons-nous, ou pas, gouverner notre destin, comme citoyens, et comme peuple ? Si la réponse est non, la démocratie est nulle et non avenue.
De Chevènement, Pasqua, et de leurs amis, que je ne néglige ni ne méprise, je comprends donc les questions, mais non la réponse: ils disent qu'il ne peut y avoir de souveraineté que nationale, parce que nous parlons la même langue et que seule la solidarité d'une nation fait que la minorité peut accepter la décision de la majorité.
Et si je croyais possible que le cadre national puisse encore exercer sa souveraineté, je leur donnerais raison. Et si je croyais impossible que le permette un autre cadre politique que le cadre national, désespérément, je leur donnerais raison aussi. Mais le monde, tous les jours, nous dit le contraire: à l'aune des vraies puissances de la planète, la décision nationale solitaire, c'est un leurre. Les grands, les vrais grands, ceux qui décident vraiment, nous les connaissons, Etats-Unis d'Amérique, demain Chine ou Inde; puissances financières, multinationales; intégrismes en explosion; mafias avec lessiveuse pour milliards sales et corruption de gouvernants...
La seule question est celle-ci: avec nos bons sentiments et nos vieilles langues, voulons-nous encore nous asseoir à la table des décideurs et taper du poing sur la table, en ayant une chance d'être entendus? Oui ou non? Si c'est oui, il nous faut avoir les idées claires: pour exercer la souveraineté, il nous faut construire notre puissance. Une seule voie est disponible, la voie européenne. Pour retrouver la souveraineté perdue des nations, il faut construire la souveraineté européenne.
La question du modèle européen
Si l'on dit "souveraineté" et "République", on pose la question du modèle européen. Depuis le premier jour de la construction européenne, deux modèles sont en guerre. Le modèle britannique, celui d'une zone de libre-échange, sans autre fin qu'économique, orné, pour faire joli, de l'apparence d'une concertation gouvernementale; et notre modèle, le modèle franco-allemand, d'une puissance politique en formation.
La dissolution de la volonté européenne donne la victoire au modèle de zone de libre-échange. C'est la logique du traité de Nice, et c'est le sens du refus obstiné de la France officielle de répondre aux propositions politiques de l'Allemagne.
Nice, c'est le triomphe de l'intergouvernemental. Et l'intergouvernemental, c'est la zone de libre-échange. Les deux mots sont synonymes. La stérilisation de la Commission, les répartitions byzantines des droits de vote entre prétendus "grands" et supposés "petits", les majorités impossibles à expliquer à l'opinion même éclairée, la multiplication des occasions de blocage, tout cela fait de l'Europe de Nice un ensemble d'où la volonté politique est à jamais bannie. Sa réalité, ce sera le grand marché, la monnaie sans équilibre politique, et une espèce d'ONU régionale, où les gouvernants dîneront ensemble sans jamais décider, où les diplomates s'épuiseront à bâtir des majorités improbables pour une multitude de décisions secondaires, excluant l'essentiel: la défense, la politique étrangère, le modèle social, la volonté économique.
On sera loin de la volonté partagée, de l'allant téméraire des Schuman-Adenauer-Gasperi, Giscard-Schmidt, Mitterrand-Kohl-Delors.
Et c'est la France qui aura signé, sous sa présidence, l'acte de décès de la plus grande ambition française: la création d'une Europe politique. Il faut refuser le traité de Nice et les chimères de l'après-Nice.
Dans ce traité, on a multiplié les occasions de blocage mais, sachons-le, le blocage maximal, ce seront les institutions ! C'est un conte pour enfants que de faire croire que, en 2004, après avoir "dialogué" avec les "forces vives" et les "associations" sur les sites Internet, ou avoir tenu des réunions sous l'égide des préfets (!), une vraie réforme institutionnelle pourrait apparaître. Les enfants institutionnels ne naissent pas tout seuls dans les roses et dans les choux. Il y faut du courage et de la vision. Et si l'on n'en a pas eu en 2001, on n'en aura pas plus, plutôt moins, avec les mêmes acteurs, en 2004 !
Il est tout simplement honnête de dire qu'il n'y a qu'une voie vers l'union politique de l'Europe et sa souveraineté, c'est la voie fédérale qui seule permet de vouloir ensemble en restant différents.
La question de la démocratie
Et il est honnête de dire qu'il n'y a qu'un critère de la République européenne que nous voulons construire, c'est la démocratie pour l'Europe. La démocratie, c'est simple: que les citoyens connaissent leurs dirigeants et leurs pouvoirs, les décisions qu'ils prennent, leurs débats, et puissent changer ces dirigeants si ceux-ci ne leur conviennent pas.
Ainsi avons-nous besoin d'une puissante simplification, une constitution de quelques pages, lisible dans les écoles, pour comprendre le pouvoir européen, et des dirigeants élus pour que se crée le forum démocratique des citoyens européens.
A toute fédération, il faut un fédérateur: l'Union a besoin d'un président responsable, qui procède des citoyens, pour en être la voix et le visage. Les gouvernements nationaux ne perdront rien de leur influence, puisque leur accord sera nécessaire à toute décision importante. Mais les débats seront publics, au lieu d'être secrets. De grands courants d'opinion pourront se structurer au-delà des frontières. Le Parlement européen organisera le débat entre ces grandes sensibilités.
Ce projet n'est pas le projet de Nice. Il en est le contraire. C'est un projet politique, qui appelle un chat un chat, et un citoyen un citoyen.
La question de l'élargissement
Le seul argument qu'utilisent "les défenseurs honteux du traité bancal" pour reprendre l'expression d'un éditorialiste, c'est l'élargissement. Cet argument est un sophisme, qu'il faut démonter. On voulait réformer les institutions avant l'élargissement, pour qu'elles soient plus efficaces et plus transparentes. On voulait qu'elles fondent, avant l'entrée de nouveaux membres, une Europe plus intégrée. Mais Nice n'a pas satisfait à cette obligation. L'Europe de Nice est moins efficace, moins lisible, moins intégrée que celle des traités précédents (Rome, Maastricht, Amsterdam).
La question de l'élargissement et la question du traité de Nice doivent donc être disjointes. Nous voulons l'élargissement pour des raisons culturelles et historiques. Nous reconnaissons aux peuples de l'Est leurs droits sur notre maison commune. Laissons-les entrer dans la maison comme elle est, et renonçons à scier la poutre maîtresse qui tient le toit de la maison.
(source http://www.udf.org, le 14 juin 2001)