Interview de M. Lionel Jospin, Premier ministre, à France 3 le 9 juillet 2001, sur la baisse de la croissance, la poursuite du dialogue social avec les partenaires sociaux et sur les affaires et l'utilisation des fonds secrets, notamment l'annonce d'un rapport de la Cour des comptes à ce sujet.

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Circonstance : Réunion du Comité interministériel d'aménagement et de développement du territoire (CIADT) à Limoges (Haute-Vienne) le 9 juillet 2001

Média : Emission Journal de 19h - France 3 - Télévision

Texte intégral

Nous nous retrouvons à Limoges où vous avez réuni, aujourd'hui, un Conseil interministériel avec pas moins de 23 ministres. Vous avez annoncé, cet après-midi, une couverture globale du territoire pour les téléphones mobiles, des mesures pour les hauts débits en Internet. Est-ce que cela veut dire que pour vous, la facture numérique c'est aussi important que la fracture sociale ?
- "Je parle de "fossé numérique.""
Il y a une différence ...
- "Oui ..."
De vocabulaire en tout cas ...
- "Il y a une différence dans l'action, c'est que depuis 1997, nous avons choisi la société de l'information, le développement des nouvelles techniques, des nouvelles technologies de communication comme un axe essentiel de la modernisation du pays. Simplement, et c'était l'objet, un des objets de ce Comité interministériel d'aménagement et de développement du territoire. Nous constatons qu'il y a des zones du territoire qui ne sont pas spontanément couvertes parce que les opérateurs, qui cherchent la rentabilité, disent : dans ces lieux reculés, dans ces villages, ça n'est pas rentable. Du coup, par exemple, 10 % du territoire n'est pas couvert par le téléphone mobile. Et donc l'Etat doit intervenir pour pousser les opérateurs à faire un effort, et faire un effort lui-même. C'est ce que nous avons décidé à l'occasion de ce CIADT. Si vous voulez, le chemin de fer, l'électricité, le raccordement à ces moyens de communication ont été des étapes essentielles de notre développement. Eh bien le raccordement aux nouvelles technologies de la communication doit jouer le même rôle, et tout française et français, quel que soit son lieu sur le territoire national doit pouvoir en bénéficier."
Vous avez aussi débloqué, aujourd'hui, près de 400 millions de francs, cette fois pour les victimes des inondations. Certains affirment qu'en Bretagne ou dans la Somme, la facture est au moins deux fois plus importante, deux fois plus lourde que ces 400 millions de francs. Est-ce que ça veut dire tout simplement que l'Etat ne peut pas tout faire ?
- "Les collectivités locales doivent être, avec nous, comme elles ont fait, par exemple, dans les contrats de Plan, en mesure de dégager des ressources sur leur propre territoire, dans leurs propres villes, départements ou régions. D'ailleurs, la compétence des voies navigables, des rivières navigables et des canaux, a été transmise aux régions qui l'ont elles-mêmes déléguée aux départements. Donc, il y a 400 millions qui viendront de l'Etat, c'est un effort de solidarité nationale très important pour la Bretagne et pour la Somme. Et puis l'équivalent devrait venir des régions. Et puis l'échelon européen, l'Union européenne aussi interviendra. C'est donc un financement massif de solidarité à l'égard de compatriotes qui ont souffert durement des inondations."
Monsieur le Premier ministre, venons maintenant, si vous le voulez bien, aux grands indicateurs économiques. Le budget de la France a été construit sur une prévision de croissance de 3,3 % et dans son dernier rapport l'Insee évalue cette croissance à 2,3 %
- c'est-à-dire 1 % de moins. On a l'impression que vous avez, en fait, péché par excès d'optimisme ?
- "D'abord, nous avons été capables, depuis 1997, de retrouver une croissance forte en France, au-dessus de 3 % - les chiffres de 2000 viennent d'être donnés : ce n'est pas 3 % que nous avons connu en 2000 de croissance, c'est 3,4 %. Nous l'avons fait grâce à une politique volontariste, notamment de créations d'emploi. Et pendant cette phase, on va dire plutôt positive de la conjoncture internationale, notamment de l'économie américaine, nous avons su en tirer partie, en créant massivement des emplois - + d'1,5 million d'emplois créés - en faisant reculer massivement le chômage, et également en réduisant nos déficits publics."
Oui, mais là, vous avez quand même péché par excès d'optimisme ? !
- "Non, je ne le pense pas, parce que je constate que, au moment où se fait ce ralentissement qui a deux grandes raisons : d'une part, la stagnation provisoire de l'économie américaine, et d'autre part, plus d'inflation en Europe qu'attendu, à cause de la hausse des prix du pétrole. Je pense d'ailleurs que les prix du pétrole tendent maintenant à se stabiliser. Je constate que, même quand nous révisons nos perspectives de croissance à la baisse, c'est quand même au-dessus des chiffres de l'Allemagne et de l'Italie, c'est-à-dire des autres grands pays européens. Donc, je pense que notre politique économique reste plus efficace que celle de nos voisins."
2,3 % c'est votre dernière prévision ?
- "Mais nous verrons ce que sera le chiffre réel en 2001. Je viens de vous dire à l'instant que le chiffre de l'Insee, révisé pour 2000, était au-dessus de ce qu'était la prévision de croissance. De toute façon, même si nous avions 2,3 ou 2,5 de croissance, nous continuerons à créer de l'emploi et nous pourrons aussi assumer les dépenses budgétaires nécessaires pour financer notre politique, et je pense faire évoluer positivement notre déficit."
Pour ce qui concerne cette croissance, l'opposition affirme que le Gouvernement s'est comporté tout simplement comme la Cigale de la fable de La Fontaine et que maintenant l'hiver est venu. Alors, est-ce que vous vous sentez fort dépourvu ?
- "Je viens de vous dire que nous avons utilisé cette phase : 1,5 million emplois créés ; 1,078000 chômeurs de moins !"
L'opposition dit : pas assez ! Vous auriez pu faire plus ...
- "Ah tiens, c'est surprenant ! Elle a été contre les 35 heures qui ont permis de créer 360 000 emplois, elle a été contre les emplois-jeunes qui ont permis d'en créer 300 000. Si nous n'avions pas pris ces décisions, la performance de l'emploi serait diminuée - la performance en termes de baisse du chômage - de plus de la moitié. Elle ne nous a suivis dans aucun de nos grands choix. Et c'est parce que les Français ont vu que nous donnions la priorité à l'emploi qu'ils ont repris confiance, que la consommation reste forte en France. Il faut simplement que l'investissement tienne aussi. J'espère qu'il y aura des signes positifs de reprise pour l'économie américaine à la fin de l'année. Et que, au fond, cette période aura peut-être été un trou d'air plus gros que les autres puisque nous en avons eus par le passé."
Vous parliez de priorité à l'emploi, mais là, en ce moment, le chômage remonte, le moral des Français est plutôt en baisse. On commence à sentir en France les premières conséquences de ces ralentissements de la croissance. Comment très concrètement vous pouvez atténuer ce coup de frein ?
- "D'abord, le chômage a remonté de 5 000 personnes le mois dernier."
Oui, mais c'est quand même un signe : il baissait depuis des mois et des mois et ...
- "Réjouissons-nous qu'il ait baissé "depuis des mois et des mois" et voyons ce qu'il en sera du mois prochain, puis du mois suivant. Je pense que les décisions que nous avons prises, sur lesquelles, par exemple, a insisté le ministre de l'Economie et des Finances, mais qui rejoignent mes choix, qui consistent à réduire les impôts - nous l'avions fait en 2000, nous allons le faire en 2001-, je pense que ces choix sont des choix intelligents du point de vue de la politique économique, parce qu'ils rendent de l'argent aux Français. Donc, ceux-ci peuvent consommer. Et cela est un soutien pour la croissance. Dans le même temps, nous maintenons nos grands objectifs budgétaires, et donc nous financerons les grandes politiques, notamment d'équipement dont on vient de parler aujourd'hui. Et tout ça aussi est utile à la France."
Mais alors, cela veut dire par exemple, qu'il y avait, aujourd'hui, une manifestation pour vous demander des baisses d'impôts supplémentaires ... Vous répondez quoi à cette question ?
- "Il y avait une manifestation ? Excusez-moi ...
A Paris.
- "Ah ! c'est possible ... Là, j'étais en Limousin, j'ai rencontré les agriculteurs ..."
A Paris ...
- .".. et j'ai mangé une excellente viande rouge avec eux. Je crois que les baisses d'impôts que nous avons opérées depuis deux ans, tranchent, je crois, considérablement avec les hausses d'impôts qui avaient été opérées sous le gouvernement précédent. Nous poursuivrons ce mouvement. Vous savez très bien qu'au mois de septembre, 15 millions de nos compatriotes verront une baisse de leur impôt sur le revenu. La surtaxe Juppé va être supprimée, ça va toucher les entreprises, notamment les PME. Et puis il y aura plus de 7 à 8 millions de personnes qui vont avoir la prime pour l'emploi, c'est-à-dire qu'ils vont toucher de l'argent, notamment des revenus, faibles ou moyens. Et cela aussi va avoir un effet, j'espère positif, pour la croissance. "
Alors, monsieur le Premier ministre, vous venez d'envoyer une lettre aux partenaires sociaux pour relancer le dialogue social. Quels sont, d'après vous, les chantiers d'urgence auxquels le Gouvernement veut s'atteler ? Quelle sera la procédure, et quel sera le calendrier ?
- "Ces chantiers résultent des discussions mêmes qui ont eu lieu avec cinq organisations syndicales et trois grandes organisations professionnelles. J'ai senti que leurs priorités, ce qui les préoccupait le plus, c'était, d'une part, la question de la démocratie sociale, de la place des organisations professionnelles mais aussi, surtout syndicales, dans l'entreprise."
Elles ont le sentiment de ne pas avoir assez de place ?
- "Dans l'entreprise ? Non, pas suffisamment. Et peut-être, aussi, au niveau d'un certain dialogue social avec le Gouvernement. Donc, la démocratie sociale ..."
Mais cela veut dire, par exemple, quand vous dites, peut-être, vis-à-vis du dialogue avec le Gouvernement, vous faites une sorte de mea culpa ? Vous dites : on n'a peut-être pas assez dialogué ces derniers temps avec les partenaires sociaux ? Il faut dialoguer plus ?
- "Vous savez, nous nous étions engagés, en 1997 sur les 35 heures, vis-à-vis des Français, sur la priorité à l'emploi, et il fallait pour cela une impulsion forte de l'Etat. Nous avons décidé de tenir nos engagements, c'était indispensable. Aujourd'hui, quatre ans après, je ne regrette pas que nous les ayons tenus. Du coup, c'est vrai, cela a provoqué une certaine crispation, notamment chez le Medef. Ca, c'était une première raison qui, je crois, a pu freiner un certain dialogue social. La deuxième raison, c'est que le Medef a proposé aux organisations syndicales de discuter sur la refondation sociale. Donc, nous avons laissé les partenaires sociaux parler entre eux. Ce que je constate aujourd'hui, c'est que tous ces partenaires, y compris les organisations professionnelles, et en particulier les syndicats, veulent, au fond, que le Gouvernement se réintroduise dans ce débat. Donc, trois grands thèmes : la démocratie sociale, la protection sociale, qui vont être des thèmes absolument essentiels. Et nous allons, sur ces questions ... le plein-emploi, la recherche du plein- emploi, nous allons, sur ces trois grandes questions, nouer une discussion avec les organisations professionnelles et les organisations syndicales."
Vous parliez de la crispation du Medef ; elle était en partie due au financement des 35 heures par le biais de la Sécurité sociale. Est-ce que vous êtes prêt par exemple à revenir là-dessus ou pas du tout ?
- "Les 35 heures seront financées pour l'essentiel par le budget de l'Etat ; c'est ce que révèlent les choses. Simplement, nous avons dit qu'à partir du moment où il y a 1 500 000 emplois créés, plus d'un million de chômeurs en moins, cela veut dire qu'il y a plus de cotisations qui rentrent dans la Sécurité sociale et qu'il y a moins de prestations, notamment de chômage, du point de vue de la Sécurité sociale. Donc nous disons qu'il est normal que ces 35 heures, qui ont créé de l'emploi et des revenus, la Sécurité sociale, pour une part minime, y participe : c'est ce qu'on appelle le "recyclage" des revenus dont chacun profite ; c'est tout à fait légitime. Il n'y aura pas de changement de position de notre part là-dessus. Par contre, il est vrai que le patronat s'interroge sur sa place dans les organismes de Sécurité sociale. Dans ce chantier sur l'avenir de la protection sociale - dont nous avons d'ailleurs rétabli les comptes : il y a un excédent aujourd'hui alors qu'il y avait un déficit massif quand nous sommes arrivés -, j'espère que le Medef, comme les organisations professionnelles, trouvera sa place et qu'il ne se précipitera pas à prendre des décisions hâtives. "

Monsieur le Premier ministre, venons-en maintenant au débat qui agite la classe politique depuis quelques jours : une instruction judiciaire en cours a révélé que le Président de la République avait réglé pour 2 400 000 francs de billets d'avion en liquide. Le procureur de Paris affirmait il y a quelques jours dans un rapport, que le chef de l'Etat devrait pouvoir être entendu comme "témoin assisté" dans ce dossier. Et vous-mêmes, à l'Assemblée, vous avez affirmé qu'il valait mieux tarder à répondre aux journalistes que tarder à répondre aux juges. Que vouliez-vous dire exactement ce jour-là ?
- "Vous avez très bien compris. Vous faites allusion à une autre période. Parlons des choses telles qu'elles sont posées aujourd'hui. Il y a des magistrats qui ont émis des avis différents sur la possibilité d'entendre ou pas telle personnalité. C'est une question dont je ne me mêle pas, et je n'ai pas à porter de jugement sur des décisions ou sur des avis judiciaires. Donc je ne parle pas de cela. Quelle est l'autre préoccupation ? C'est ce qu'on dit sur les fonds spéciaux aujourd'hui ?"
D'abord, j'aimerais vous poser une question tout simplement sur la réforme du statut pénal du chef de l'Etat. Sans s'attacher directement aux affaires en cours comme vous le dites en ce moment, est-ce qu'il vous paraît nécessaire de réformer le statut pénal du chef de l'Etat ? Est-ce que, dans l'absolu, il doit être un justiciable à 100 % comme les autres ?
- "S'il s'agit du président de la République française, en général, institutionnellement, quel qu'en soit le titulaire, oui, je pense que c'est nécessaire. Et d'ailleurs, le groupe socialiste à l'Assemblée nationale a présenté une proposition de loi dans ce sens, mais en indiquant bien que cela ne s'appliquerait qu'à partir de 2002, pour qu'il n'y ait pas, justement, d'arrière-pensées personnelles. Mais je crois que c'est nécessaire, on le constate avec l'actualité."
Comme vous l'avez dit, cette affaire a soulevé le problème de l'utilisation des fonds secrets. Pourquoi vous opposez-vous à un gel immédiat de ces fonds et que répondez-vous aux présidents des trois groupes parlementaires de l'opposition qui ont déposé une proposition de loi et qui vous demandent aujourd'hui le gel immédiat de ces fonds spéciaux ?
- "D'abord, on se demande quand même pourquoi tout d'un coup, messieurs Debré, Douste-Blazy et Mattéi s'intéressent aux fonds spéciaux. Ces fonds spéciaux existent depuis plus de cinquante ans dans la IVème et la Vème République. Ils ont été codifiés en 1945 par une loi, par un décret en 1947. Personne ne s'en est ému jusqu'ici. Et d'ailleurs, si ces fonds sont spéciaux, ils sont absolument légaux, et dans une certaine mesure d'ailleurs, contrôlés par la commission des Finances. Donc, tout d'un coup, ces personnalités, qui ne se sont jamais préoccupées de cela, pas plus sous monsieur Juppé que sous monsieur Balladur, et pour être équitable avec eux, pas non plus quand il y avait des premiers ministres socialistes, disent toute affaire cessante qu'il faut stopper et geler les fonds spéciaux. Je vais dire cela avec le sourire : tout le monde a compris qu'il s'agit d'une opération de diversion un tout petit peu cousue de fil blanc. Je pense simplement qu'il y a un certain nombre de choses très nettes qu'on peut dire à cet égard. Ces fonds permettent à la DGSE, à nos services à l'étranger, de mener des actions ; c'est leur fonctionnement même qui est en cause : pas simplement les actions, leur fonctionnement. C'est important parce qu'il s'agit de la sécurité de la France. Il n'est pas question que je mette en cause la sécurité de la France. C'était 50 % des fonds quand je suis arrivé à Matignon ; c'est 60 % maintenant. Ce que veut dire que c'est moins pour les autres.

Ce qui pose problème, c'est les 40 autres pour-cent qui vont à l'Elysée et dans les ministères...
- "Ils vont à l'Elysée, ils vont à Matignon, pour le fonctionnement de Matignon comme pour le fonctionnement de l'Elysée, pour les ministères et notamment pour les Affaires étrangères. Ils servent aussi à financer toute une série d'opérations humanitaires héritées de l'ancien secrétariat d'Etat aux questions humanitaires. Ces financements se font majoritairement sous forme de chèques ou de virements, et non pas sous forme de billets comme on le dit, mais il y a aussi de l'argent liquide. Mais il s'agit là du fonctionnement même des services de l'Etat. Ce que je peux vous dire à cet égard, c'est que j'ai demandé au premier président de la Cour des comptes de me faire des propositions de réforme pour ce système aussi vieux que la République, qui manque de transparence, mais qui est nécessaire à l'Etat pour assumer ses missions. Ensuite, nous soumettrons ces propositions de réforme, notamment au Parlement.
Vous demandez un rapport ou une enquête à la Cour des comptes mais cela va prendre des mois et en attendant, vous ne gelez pas les fonds. Ils vous accusent - je les cite -, ils parlent "d'hypocrisie" de votre part.
- "Je crois avoir démontré par cette opération de diversion que si le mot d'hypocrisie s'appliquait, je crois qu'il devait s'appliquer en retour. En l'espèce, ce que je peux vous dire, c'est que, premièrement, depuis quatre ans, il n'y a pas eu un franc qui ait servi, à partir de ces fonds, à un financement politique ou à un financement de campagne quelconque."
C'est important, parce qu'aujourd'hui, on a même senti comme un parfum de soupçon dans la déclaration de J.-L. Debré...
- "C'est en quoi je vous dis que c'est une opération de diversion parce que personne, à ma connaissance, aujourd'hui, n'a mis en cause Matignon à propos de la gestion des fonds spéciaux. Donc, il n'y a eu aucun financement politique ou de campagne. Il ne peut pas en être autrement dans l'avenir, car M. Debré a l'air d'ignorer que la loi sur le financement des campagnes fixe un plafond de dépenses, fixe des modalités de dépenses et de remboursements et interdit l'argent liquide. Cela ne peut donc avoir aucun sens. Je voudrais aussi prendre un autre engagement, ici, devant les Français et je suis, je pense, le premier Premier ministre à le dire, et le moment venu, à le faire : tout ce qui sera en excédent sur ces fonds - qui sont gérés par la Banque de France et qui sont donnés par la Banque de France ou par la Paierie générale de Paris - tous ces fonds en excès - car nous n'avons nulle raison de jeter de l'argent par les fenêtres - seront rendus au budget de l'Etat quand je quitterai Matignon."
C'est une première, c'est une décision que vous annoncez ?
- "Absolument. "
Vous avez donc - vous nous l'avez à nouveau confirmé - demandé...
- "Soyons quand même très clair sur un point : l'idée qu'il faudrait geler aujourd'hui, immédiatement, - parce que ces trois personnalités le demandent, dans un contexte que l'on connaît très bien -, les fonds sur lesquels fonctionnent nos services extérieurs, d'une part, mais aussi l'exécutif ; c'est-à-dire, l'idée que le fonctionnement normal de Matignon, des ministères et de l'Elysée pourrait être gelé parce que ces trois personnes font des déclarations, c'est une idée totalement irresponsable que je ne mettrai pas en oeuvre. Il n'en est aucunement question. Par contre, dans les quelques mois qui viennent - parce que le rapport du premier président de la Cour des comptes peut m'être donné rapidement - j'attends qu'on me fasse des propositions pour apporter à ce système la transparence nécessaire. Quant à la gestion que nous en avons faite, elle est impeccable et je mets quiconque au défi d'en apporter une preuve différente."
Est-ce qu'il n'est pas incroyable de penser que l'Etat français ne peut pas fonctionner sans fonds secrets ? On est dans une démocratie...
- "C'est pourquoi nous allons le réformer. Mais je constate que je suis le premier à en proposer la réforme. Mais cette réforme, s'agissant du fonctionnement de l'Etat, elle sera faite sérieusement et non pas parce qu'il y a une interpellation tout à fait politicienne de quelques personnalités qui auraient dû se réveiller plus tôt, notamment quand ils avaient l'occasion de les gérer."
Imaginons que la Cour des comptes vous révèle des dysfonctionnements sur l'utilisation de ces fonds secrets, à la fois pour des ministres de l'opposition - pour les précédents gouvernements - ou pour certains ministres de votre Gouvernement, que se passera-t-il ?
- "Tout dysfonctionnement, s'il relève d'une procédure judiciaire d'une part ou d'un contrôle de la Cour des comptes d'autre part, doit naturellement être sanctionné. C'est logique. Ce qui est en cause, dans une partie de ces fonds, c'est que des fonds en espèces servent à des rémunérations complémentaires des membres des cabinets qui travaillent dix, douze, quinze heures par jour, qui travaillent tous les jours, qui travaillent le samedi, qui souvent reviennent le dimanche. C'est sous cette forme que depuis le début de la République, ces collaborateurs des cabinets ministériels - ou de l'Elysée ou de Matignon - reçoivent des rémunérations supplémentaires. Il y a aussi des personnels qui reçoivent des gratifications. Je pense que l'on peut apporter des réformes à ce mode de fonctionnement, de façon à ce que, sans doute, - je ne vais pas m'exprimer avant que le premier président de la Cour des comptes m'ait fait des propositions - ces sommes soient déclarées et par là même, connues."
Je repose ma question : imaginons que l'on découvre que ces fonds n'aient pas été utilisés pour rémunérer des assistants ou des gens qui travaillent dans les cabinets, mais qu'un ministre les ait utilisé de manière incorrecte. Qu'est ce que vous imaginez faire ou pouvoir faire ? Que doit-il être fait, d'après vous ? Est-ce que ce ministre devra être poursuivi ?
- "Vous me posez des questions théoriques, donc je ne comprends pas de quoi vous parlez. De toute façon, je tiens à ce que les ministres aient une gestion normale et éthique de leur département ministériel. C'est tout ce que je peux répondre à une question de principe. Pour le reste, s'il y a des choses répréhensibles, elles relèvent des procédures judiciaires ; il faut que celles-ci puissent se dérouler."
Dernière question sur ces fonds secrets : l'Allemagne et la Grande-Bretagne ont mis en place des commissions parlementaires de tous bords. Elles contrôlent les fonds qui sont alloués aux services secrets. Est-ce que cela vous semble souhaitable en France ?
- "La commission des Finances contrôlent les fonds secrets ; le rapporteur général du budget fait un rapport. Il y a donc des formes de contrôle, mais il y a une transparence insuffisante et c'est vers cette transparence que nous allons aller. D'ailleurs, j'ai dit que lorsque le rapport du premier président de la Cour des comptes me serait remis à l'automne, qu'il serait immédiatement transmis au Parlement. Nous irons ensuite dans ce sens mais cela passera par une réforme législative. Il faut bien comprendre qu'actuellement, pour le financement de l'exécutif, il n'y a pas de ligne budgétaire. Donc, si on gelait les fonds, le fonctionnement de l'Etat, même à ce niveau-là, s'arrêterait. C'est vous dire la légèreté et l'improvisation de ceux qui ont fait ces propositions ce matin. "
Cette affaire de billets d'avion a succédé de près aux révélations sur votre passé trotskiste. Est-ce que pour vous, cela augure d'une campagne, on va dire où tous les coups sont permis ?
- "Non, mais cela ne m'intéresse pas. Moi je ne me suis jamais situé sur ce terrain. Je n'ai jamais pris la moindre initiative d'attaque sur ce terrain. Il m'est arrivé de répliquer, parce que c'était parfois nécessaire, légitime, et que moi aussi j'ai une certaine culture sportive. Mais jamais je n'ai pris d'initiative dans ce domaine. Je souhaite que la campagne se déroule, le moment venu, sur le terrain des idées, des propositions, des projets, des bilans aussi, parce que c'est important de tenir ses engagements et c'est tout ce qui me préoccupe. Quant à ce passé dont vous parlez, quand même, il ne faut pas que je vous donne... "
Pourquoi vous n'en avez pas parlé plus tôt ?
- "Parce qu'il s'agit d'un engagement d'idées qui date de presque quarante ans, qu'à partir du moment où j'ai eu des responsabilités au Parti socialiste, c'est-à-dire pratiquement maintenant trente ans, tous mes gestes, mes actes, mes déclarations, mes engagements ont été publics et connus, et qu'ils ont simplement traduit une conviction socialiste. Voilà. Donc, maintenant, les gens savent que j'ai eu ces idées à une autre période de ma vie, il y a longtemps. Ils me connaissent dans la vie publique, maintenant depuis trente ans, différemment. Je crois que les chose sont claires."
Comprenez-vous que cela ait pu apparaître aux yeux des électeurs qui vous font confiance comme une dissimulation de votre passé ?
- "Ecoutez, ils le diront."
Cela a été dit. On a senti des réactions...
- "D'accord, mais ne vous exprimez pas à la place des électeurs. Exprimez-vous comme une..."
On a lu, on a entendu, on écoute bien évidemment à la fois tous les responsables politiques...
- "Très bien. Eh bien, aujourd'hui, ce n'est plus le cas."
Vous voulez dire que le passé est exposé clairement ?
- "Eh bien, oui."
Franchement, quand on est un personnage public, est-ce qu'on n'est pas, j'allais dire obligé à la transparence sur son passé, et puis obligé tout simplement aussi à l'assumer devant les Français ?
- "Eh bien, c'est fait."
Mais vous ne l'avez pas fait pendant un certain temps ?
- "Eh bien, d'accord, maintenant c'est fait."
On va parler de la campagne présidentielle ou plutôt de la pré-campagne, puisque les candidats ne sont pas encore déclarés. Pour l'instant, vous êtes toujours Premier ministre. Vous n'êtes pas encore candidat à l'élection présidentielle ?
- "Je ne sais pas ce que c'est qu'une pré-campagne. En ce qui me concerne, aujourd'hui, j'étais dans ce CIADT, ce comité interministériel. Je partirai jeudi à Moscou pour défendre la candidature française aux Jeux Olympiques. Nous continuons chaque jour à travailler. Nous avons, pendant cette session parlementaire, fait avancer de très grands projets, comme par exemple l'allocation prestation autonomie ; nous avons fait des propositions sur la police de proximité, des propositions sur la décentralisation. Nous avons de nouveaux projets pour la rentrée parlementaire. Au fond, ce que je constate, c'est que nous allons travailler jusqu'au bout, normalement, et puis, à un moment, il y aura effectivement, l'année prochaine, une campagne, et une autre campagne - puisqu'il y aura une campagne présidentielle et une campagne législative. A ce moment-là, il y aura forcément des candidats et je suis convaincu que les socialistes en choisiront un ou une."
Vous dites "moi, je ne sais pas du tout ce que c'est que la pré-campagne." Mais en intervenant, là, comme cela, aujourd'hui, à cinq jours de l'interview traditionnelle du 14 Juillet du chef de l'Etat, vous vous placez vous-même dans cet état de pré-campagne ?
- "Mais il ne fallait pas me proposer de venir. Ou il ne fallait pas accepter ma proposition, comme vous voulez."
Mais on vous propose de venir depuis plusieurs mois, monsieur le Premier ministre.
- "Eh bien, voilà, très bien."
Mais en vous plaçant comme cela, en faisant une interview à cinq jours de l'interview du 14 Juillet, franchement, c'est quasiment de la campagne ?
- "Mais vous pouviez choisir, ma chère Elise Lucet, de ne parler que du Comité interministériel d'aménagement et de développement du territoire, du téléphone mobile..."
Mais je vous assure que les Français s'intéressent à beaucoup d'autres choses.
- "Eh bien, moi j'ai constaté dans le Limousin, en étant avec eux, que c'est quand même d'abord à ces grandes questions qu'ils s'intéressent. Mais je vous ai suivie avec plaisir pour cheminer à vos côtés, sur les autres."
D. Voynet va quitter le Gouvernement, demain. Elle effectuait, aujourd'hui, son dernier déplacement avec vous en tant que ministre de l'Environnement. Est-ce que je peux vous demander qui va la remplacer au Gouvernement ? Y. Cochet, ou alors est-ce qu'il faut d'abord que vous en parliez au président de la République ?
- "Voilà, vous avez la réponse. Je lui en parlerai demain au président de la République et c'est seulement à ce moment-là que la décision pourra être prise et c'est d'ailleurs l'Elysée qui l'annoncera."

Juste une question sur la majorité plurielle. On a eu l'impression que le Gouvernement jouait un peu comme un orchestre ces dernières années et que l'élection présidentielle venant, tous les musiciens sont en train de redevenir des solistes : D. Voynet... ?
- "Des musiciens... Cela ferait beaucoup de candidats, parce que c'est un bel orchestre quand même, pas symphonique, mais enfin c'est un orchestre solide et divers où tous les talents, tous les musiciens peuvent s'exprimer."
Il y en a beaucoup là, quand même...
- "Oui, bon, dans certaines oeuvres, il y a plusieurs solistes. Il y a un premier violon, il y a une cantatrice, il y a aussi celui qui dirige l'ensemble des cordes."
Et vous, vous êtes chef d'orchestre ?
- "Je suis chef d'orchestre du Gouvernement. Quant à la présidentielle, c'est pour après. Moi je pense que la majorité a bien travaillé, je le crois, franchement. Je pense que le Gouvernement a tenu la maison France, quand même, pendant ces quatre ans, sur tous les grands sujets. Dès qu'on parle de grandes questions concrètes, c'est par le Gouvernement que cela passe. Il continue à travailler, il va continuer à travailler, je vous le garantis et moi, je vais continuer à travailler jusqu'à la fin de mon mandat. Et puis, on se retrouvera les uns et les autres, devant les Français. Je pense que si la majorité sait garder son unité, tout en vivant sa diversité qui fait aussi sa force et son charme, je pense que les choses peuvent se passer correctement dans le rendez-vous avec les Français. Mais ils le diront."
Dernière question : vous allez partir dans quelques jours en vacances. Elles sont les dernières avant une année électorale qui sera lourde, quoi qu'il arrive. Qu'est-ce que vous allez faire ?
- "Comme chaque année, pratiquement, puisque je vais aller au même endroit. Je vais faire du vélo, je vais me baigner, je vais jouer au tennis, je vais voir des amis, je vais faire du bateau, je vais lire, écouter de la musique, être avec les miens..."
Pour être en forme pour l'année prochaine ?
- "Ah ! je suis encore, même au moment où je vous parle, pas en trop mauvaise forme, mais je serai singulièrement plus reposé en septembre, c'est sûr. Fin août même, puisque cela reprendra fin août."
(source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 10 juillet 2001)