Texte intégral
Les élections au Parlement européen, le 13 juin prochain, seront l'occasion d'un débat, que je souhaite le plus large et le moins hexagonal possible, sur l'avenir de la construction européenne. Même si l'expression est souvent galvaudée, je suis profondément convaincu que l'Europe est aujourd'hui à un tournant. La méthode Monnet, qui a guidé jusqu'ici nos pas, avec les accomplissements que l'on connaît, a atteint ses limites. Le primat de l'économique sur le politique, l'approche très progressive de l'édification européenne, l'accent mis sur la perpétuation du mouvement vers l'intégration plutôt que sur le but final à atteindre, par peur d'un surplace synonyme de régression, tout cela était certainement nécessaire au cours des décennies précédentes.
Il faut aller aujourd'hui au-delà, alors que la disparition du "Rideau de fer" ouvre la perspective d'une Europe à 30 membres, et commencer à tracer les contours d'une Europe politique, élargie, plus consciente de sa finalité.
Je voudrais d'abord évoquer le défi de l'unification de l'Europe, qui s'ouvre à nous, avant de dresser les grands traits de l'Europe renforcée et élargie telle que je la vois pour les prochaines décennies.
Réussir l'élargissement
L'élargissement de l'Union européenne aux pays d'Europe centrale et orientale représente un enjeu historique pour l'Europe. Il s'agit, en vérité, d'une réunification de notre continent. La France est totalement engagée en faveur de la réussite de ce processus.
Une chance historique et un réel défi pour l'Europe
Le processus d'élargissement est, en premier lieu, une réponse politique aux événements de la période 1989-1991 qui ont provoqué, selon l'expression de Jacques Delors, une accélération de l'histoire et, d'abord, de l'histoire européenne. Avant 1989, les frontières des Communautés étaient cimentées de l'extérieur par le bloc communiste. La chute du "Rideau de fer" a fait voler en éclats ce qui était, de fait, une frontière qui n'avait aucune légitimité, que nous n'avions pas choisie et qu'au fond nous refusions comme frontière ultime de l'Europe.
L'adhésion doit permettre à nos voisins d'Europe centrale et orientale de tourner définitivement cette page, et, plus encore, d'en finir avec des siècles de conflits et de bouleversements politiques. L'élargissement sera aussi une formidable chance de développement économique et social, l'opportunité de rattraper plus rapidement les retards dus aux impasses des politiques menées par les régimes de ces pays dans l'après-guerre.
Mais l'élargissement est également une chance pour les membres actuels de l'Union. Une Union plus large, se rapprochant des frontières naturelles de l'Europe, accueillant des peuples proches avec leur génie propre, c'est une Europe plus forte, une Europe rassemblée dans toute sa plénitude.
L'adhésion est également un défi. Pour les pays candidats, l'effort demandé pour reprendre, selon le jargon européen, "l'acquis communautaire", c'est-à-dire l'ensemble des règles et disciplines qui conditionnent le fonctionnement de l'Union, est tout à fait considérable. Nous en avons conscience. Les pays candidats ont un niveau de développement économique largement inférieur à la moyenne communautaire - leur PNB par habitant est aujourd'hui environ le tiers du PNB moyen de l'Union - et leurs structures économiques et sociales sont encore très différentes. Or il est bien clair qu'une immersion précipitée de ces pays dans un environnement totalement concurrentiel, en même temps que dans un marché régi par des disciplines contraignantes et des contrôles rigoureux, représenterait une menace majeure pour leur équilibre économique, social et même politique, un risque difficilement supportable par les populations.
Les négociations seront exigeantes. Elles ont démarré, en mars 1998, avec six des candidats : l'Estonie, la Hongrie, la Pologne, la République tchèque, la Slovénie et Chypre. Les pays candidats devront adapter, moyennant, bien entendu, des périodes transitoires, des pans entiers de leur économie, de leurs structures sociales, en excluant par avance toute exception. Même si nombre de ces réformes auraient été, de toute façon, nécessaires, on ne peut ignorer le poids qu'elles représentent, en termes financiers mais aussi sociaux, et les tensions qu'elles pourraient susciter, d'autant que les négociations vont aborder, cette année, les chapitres difficiles de "l'acquis communautaire": l'agriculture, les fonds structurels, la libre circulation des personnes...
Je veux réaffirmer que la France est totalement engagée dans la réussite de cette tâche historique de l'unification européenne. Je sais que certains ont voulu répandre l'image d'une France réticente à l'égard de l'élargissement, soucieuse de se retrancher dans le confort d'une Europe à Quinze. Cette perception est fausse. La France veut réussir l'élargissement à l'Est et, pour cela, elle souhaite que tous les atouts en soient réunis.
Certes, nous ne sommes pas démagogues. Nous voulons être réalistes et sérieux dans la conduite des négociations. Nous souhaitons aider les pays candidats à satisfaire, le plus rapidement et dans les meilleures conditions possibles, aux exigences requises par l'adhésion. La contribution de la France aux projets financés par les programmes communautaires, notamment dans le cadre des "partenariats pour l'adhésion", qui décrivent, secteur par secteur, les efforts à accomplir pour reprendre l'acquis, est importante. Nous devons tenir toute notre place et faire valoir notre savoir-faire dans ce processus qui dessine la physionomie de l'Europe de demain.
Je voudrais souligner que ce qui importe le plus, à mes yeux, c'est la conduite sérieuse de ces négociations, sans qu'il soit utile d'être obsédé par la date de leur conclusion. Il est important et positif que les pays candidats se fixent des objectifs et un calendrier de nature à mobiliser leurs administrations et leurs opinions publiques: la Hongrie, la Pologne et la République tchèque espèrent entrer en 2002.
En revanche, il serait hasardeux que l'Union se livre au même exercice. Une telle date pourrait nous devenir opposable, alors même que l'évolution des négociations et des travaux internes à l'Union comporte des inconnues. Elle serait, par ailleurs, très ambiguë : à quels pays l'appliquer ? Comment concilier la différenciation souhaitable des candidats - chacun devant être jugé sur ses "mérites propres" - et la définition d'un seul et même objectif dans le temps ? Quel traitement réserver à Chypre et aux candidats du "deuxième train" ? L'idée d'une date-cible ne saurait donc être un objectif commun de l'Union européenne.
Encore une fois, l'important n'est pas de figer le processus, au risque de déstabiliser certains candidats, mais bien de réussir l'élargissement, d'abord dans leur propre intérêt. Tout juste pouvons-nous dire, avec réalisme, qu'il n'est pas certain que toutes ces adhésions pourront se produire avant la deuxième moitié de la prochaine décennie. A l'échelle de l'histoire, et surtout de l'histoire de l'Union européenne, c'est demain.
L'effort exigé en vue de l'élargissement sera d'une nature différente, mais tout aussi considérable, pour les pays actuels de l'Union. Il est vital, en effet, pour moi, que l'élargissement ne se traduise pas par une perte de substance pour l'Union européenne, pour la force de ses politiques communes et pour l'ambition politique qu'elle se donne. L'élargissement ne doit pas entraîner une dilution de l'idée européenne dans une zone de libre-échange. On retrouve ici, avec une acuité sans précédent, la dialectique approfondissement/élargissement, consubstantielle à la construction européenne.
A court terme, il s'agit de réformer le cadre financier et les politiques communes de l'Union afin de les adapter à la perspective de l'entrée de pays qui auront, au départ, et en dépit de leurs efforts, des capacités contributives modestes au budget européen et, en revanche, des besoins considérables en matière de solidarité, qu'il s'agisse de la politique agricole ou des politiques structurelles - certaines estimations font état d'un coût annuel pour l'Union, au début de leur adhésion, d'environ 20 milliards d'euros pour l'ensemble des candidats. C'est l'objet des négociations sur le cadre financier de l'Union pour la période 2000-2006 - "l'Agenda 2000" -, qui offrent, de toute façon, l'opportunité de réformer les politiques communes dans le sens de la rigueur budgétaire, d'une meilleure efficacité et d'un meilleur ciblage vers les régions ou les activités qui ont réellement besoin d'un effort de solidarité.
Le deuxième impératif est celui de la réforme institutionnelle. L'Europe à Quinze fonctionne déjà de manière imparfaite dans ses structures actuelles, qui avaient été à l'origine prévues pour six. Elle ne fonctionnera plus du tout à 25 ou plus, si rien n'est fait pour remédier aux dysfonctionnements constatés. Tel était l'objet de la Conférence intergouvernementale qui s'est réunie en 1996 et 1997, et qui a abouti au traité d'Amsterdam. Elle a malheureusement échoué sur ce point, dont l'importance demeure cruciale pour l'avenir même de l'Union européenne.
C'est pourquoi, dès la signature du nouveau traité, la France a indiqué clairement qu'il était impératif qu'une réforme profonde des institutions ait lieu avant tout nouvel élargissement. Elle vient de le réaffirmer à l'occasion de la ratification, par l'Assemblée nationale, du Traité d'Amsterdam. Cette position, partagée au début par seuls quelques uns de nos partenaires - d'où, peut-être, cette légende d'une réticence française à l'élargissement - fait désormais l'objet d'un relatif consensus.
Il en va du devenir de l'Europe, tant il est vrai qu'il n'y aura pas d'Europe forte avec des institutions faibles.
Il n'y a donc pas de temps à perdre. La Présidence allemande va faire des propositions de méthode et de calendrier. Il faut que les réflexions reprennent d'ici la fin de cette année afin d'aboutir d'ici la fin de l'an 2000, sous présidence française de l'Union, de façon à pouvoir entrer dans la phase décisive des négociations d'adhésion à partir de 2001. Ainsi, aucun retard ne sera pris pour l'élargissement lui-même, et nous pourrons alors faire de cette Europe élargie un ensemble plus fort et plus stable, en un mot, l'Union politique que nous souhaitons.
Vers l'Europe élargie et renforcée du siècle prochain
Il est temps de commencer à réfléchir à l'architecture de l'Europe de demain. L'enjeu est, selon moi, de doter l'Europe de structures démocratiques et efficaces afin de lui donner les moyens d'une double ambition, celle d'un modèle de développement économique et social, celle d'un modèle politique, fondé sur nos valeurs communes de démocratie et de paix.
Des institutions plus démocratiques et plus efficaces
Je voudrais souligner, de façon préliminaire, que je goûte peu, personnellement, aux débats théoriques, voire théologiques, sur le caractère fédéral de l'Europe de demain. Je les crois soit anachroniques, soit prématurés, et, en tout cas, loin des réalités actuelles. D'une part, parce que l'Europe développe d'ores et déjà des politiques fédérales, l'euro en est évidemment un exemple. D'autre part, parce qu'il serait vain de nier l'attachement légitime des citoyens à leurs propres nations, qui restent le cadre naturel dans lequel s'exprime la cohésion sociale et se développe le génie propre de chaque peuple.
C'est donc à une construction inédite, pragmatique et ambitieuse qu'il faut s'attacher, en faisant la part, du mieux possible, entre les compétences qui demeureront, en tout état de cause, du ressort des Etats et celles qui gagneront à être conservées ou transférées au niveau européen. Le concept de "subsidiarité", en dépit de ce terme incompréhensible, dont les technocrates de l'Europe ont - après les spécialistes du droit canon - le secret, est une des clés de cette problématique : il revient à ne faire au niveau européen que ce qui serait fait de façon moins efficace au niveau national. Mais je préfère encore la notion de "fédération d'Etats-nations" qui reflète bien l'idée, à laquelle je tiens, que les nations acceptent d'unir leurs forces au service d'un projet commun.
Ceci posé, l'Europe devra tout d'abord être dotée d'institutions démocratiques et efficaces afin de pouvoir fonctionner avec 25 Etats membres, ou plus. Je l'ai dit, c'est une question que les quinze membres actuels doivent impérativement régler avant l'élargissement. Une telle architecture institutionnelle suppose, en premier lieu, l'amélioration du fonctionnement du Conseil des ministres, grâce à la généralisation du recours au vote à la majorité qualifiée, au lieu de l'unanimité paralysante. Le corollaire de cette réforme essentielle devra être une repondération des voix entre Etats, afin de les rapprocher de leur poids économique et démographique réel et d'éviter la mise en minorité des Etats les plus peuplés.
J'ajoute que, dès avant ces réformes importantes, qui nécessiteront un nouveau traité, le fonctionnement du Conseil des ministres pourrait déjà être amélioré par une réduction du nombre de ses formations et le rétablissement de la fonction de coordination du Conseil des ministres des Affaires étrangères et européennes (le Conseil "Affaires générales").
Il est ensuite nécessaire d'envisager une Commission européenne ramassée - le chiffre actuel de 20 est sans doute une limite à ne pas dépasser - au profil politique rehaussé, au fonctionnement plus collégial, et plus consciente de la nécessité de rendre compte de son action aux citoyens européens. Enfin, le Parlement européen et les Parlements nationaux doivent être, ensemble, réévalués dans leur rôle, afin de mieux ancrer la démocratie au coeur de l'Europe. J'ajouterai que je continue d'estimer nécessaire une harmonisation du mode de scrutin pour l'élection des députés européens, pour renforcer la proximité entre élus et électeurs.
Pour autant, et quelle que soit l'adéquation des institutions aux défis de l'Europe à 30, il est bien clair que cette Europe aura un mode de fonctionnement différent. Elle devra faire preuve de plus de souplesse, compte tenu de son nombre et de la disparité accrue entre ses membres. Afin d'éviter une perte d'ambition collective, il sera donc nécessaire qu'un certain nombre d'Etats soient en mesure, en quelque sorte, d'entraîner les autres, de montrer le chemin, d'être une avant-garde de l'Union.
C'est le sens même des "coopérations renforcées" introduites au sein de l'Union par le traité de Maastricht, avec l'Union économique et monétaire, et dont le principe a été généralisé par le traité d'Amsterdam : il s'agit de permettre l'émergence de groupes de pays souhaitant mettre en oeuvre des politiques communes nouvelles, quand bien même la totalité des Etats membres ne serait pas en mesure de suivre au même pas.
L'euro à onze, aujourd'hui, est un bon exemple de ce que peut être cette Europe plus pragmatique, plus souple, qui continue à avancer sans pour autant devenir une Europe "self-service", où chacun ne prend que ce qui répond à ses intérêts immédiats. Il s'agit d'un élément extrêmement important pour l'avenir de la construction européenne. Ce n'est sans doute pas la pierre philosophale, mais, avec la subsidiarité, il s'agit là d'une notion qui constituera l'un des principaux antidotes à la multiplication des forces centrifuges, à l'inertie, l'un des principaux instruments pour gérer la diversité, sans nuire à l'efficacité et à l'approfondissement de la construction européenne.
L'ambition d'une Europe qui demeure un modèle économique et social
Ainsi dotée de structures adaptées à sa nouvelle configuration, l'Europe doit d'abord, selon moi, se donner l'ambition d'être un modèle de développement économique, garant de la meilleure articulation possible entre performance économique et cohésion sociale.
L'euro, dont nous avons salué la réussite technique, ne doit pas être considéré comme une fin en soi mais comme l'instrument d'une politique. A l'initiative de la France, un Conseil de l'euro a été créé. Il doit être la préfiguration d'un véritable gouvernement économique qui aurait pour ambition, face à la Banque centrale européenne indépendante, de définir une politique économique européenne tournée vers la croissance, en s'appuyant sur l'achèvement du marché intérieur et sur une coordination et une harmonisation plus poussées entre les Etats membres, notamment en matière fiscale.
La performance économique doit être mise au service d'une Europe des solidarités, car telles sont les valeurs communes à notre continent. Cela signifie avant tout que la croissance doit être mise au service de l'emploi, alors que le chômage frappe encore lourdement nos pays. Là aussi, la France a contribué grandement, depuis 1997, avec d'autres, à faire de la lutte contre le chômage une priorité de l'action de l'Union, notamment avec le "Pacte européen pour l'emploi" qui va se mettre en place cette année.
L'Europe sociale devra également signifier, plus qu'aujourd'hui, des avancées en matière de droits économiques et sociaux - je pense à la durée du travail, au revenu minimum, aux conditions de travail - mais aussi l'instauration d'un dialogue social à l'échelle européenne et la préservation du rôle des services publics, auxquels la France est profondément attachée.
Dans cet ordre d'idée, nous proposons l'élaboration d'une Charte des droits civiques et sociaux du citoyen européen, qui pourrait, en plus d'orientations générales, de caractère politique, rappelant l'attachement de l'Union aux libertés, à la démocratie et aux droits de l'homme, consacrer un certain nombre de droits économiques et sociaux nouveaux: droit à l'éducation, à la santé, au logement, à un revenu minimum... Une telle Charte pourrait permettre de retremper, en quelque sorte, le pacte fondateur de l'Europe des peuples.
La solidarité européenne devra également continuer à se mesurer entre régions riches et régions pauvres, entre zones prospères et zones en déclin. C'est l'un des principaux acquis de la construction européenne d'être parvenu, depuis plusieurs décennies, à mettre en place ces politiques qui ont largement contribué à réduire les écarts de richesse entre pays membres et qui ont, par exemple, aidé les pays du sud de l'Europe, à l'exception provisoire de la Grèce, à rejoindre l'euro dès le début. Cet effort doit certes être aujourd'hui redimensionné, d'une part, comme je l'ai déjà évoqué, du fait de la perspective de l'élargissement à l'Est, vers des pays ayant des besoins considérables et, d'autre part, afin de recentrer l'aide sur les régions qui en ont véritablement besoin.
L'ambition d'une Europe qui soit un modèle politique et culturel
L'Europe ne peut pas seulement aspirer à être un espace économique et monétaire. Dans le contexte de l'après-euro, elle doit acquérir une véritable dimension politique, qui fondera sa légitimité aux yeux des citoyens.
Cette Europe politique devra avoir, selon moi, trois dimensions : un espace de libertés et de sécurité intérieure, une présence forte sur la scène internationale, une identité culturelle.
En premier lieu, l'Europe doit avoir pour objectif d'offrir à ses citoyens plus de libertés et plus de sécurité. Beaucoup de chemin a été parcouru dans ce domaine, avec les Accords de Schengen, avec le Traité de Maastricht, dernièrement avec le Traité d'Amsterdam qui fixe clairement comme objectif la mise en place d'un "espace de liberté, de sécurité et de justice", et met l'accent sur la coopération judiciaire et policière entre les Etats.
Il s'agit là autant de favoriser l'apparition progressive d'une citoyenneté européenne que de répondre à un souci d'efficacité. Nous devons en effet nous rendre à l'évidence : plus aucun pays ne peut apporter seul une réponse à l'action transnationale des mafias ou à l'extension de la criminalité organisée, pas davantage qu'à la question de la nécessaire maîtrise des flux migratoires. Il convient dès lors que l'Europe soit en mesure de conduire une action efficace et équilibrée, entre les mesures destinées à assurer la sécurité des citoyens et celles permettant la mise en place d'un espace de liberté européen. Ces évolutions sont de nature à rapprocher l'Europe du citoyen, dont les préoccupations prioritaires seront mieux prises en compte.
Une Europe-modèle politique, ce doit être également une Europe qui trouve dans le monde un rôle à sa mesure et, surtout, qui soit capable d'assurer sa propre sécurité. Les crises récentes, en Iraq comme sur notre continent - je pense bien sûr à la situation dramatique au Kosovo, comme hier en Bosnie - montrent à la fois les lacunes de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) telle qu'elle s'exerce aujourd'hui, et l'exigence qui existe en la matière.
Ces lacunes doivent nous inciter, nous obliger à plus d'Europe : cela signifie des moyens plus efficaces pour la PESC, comme ils commencent à être envisagés par le Traité d'Amsterdam, cela signifie surtout une volonté politique forte. Je veux être optimiste et penser que les Européens, d'aujourd'hui et de demain, sauront montrer autant de détermination politique dans ce domaine qu'il en a fallu pour que naisse la monnaie unique. De fait, comme l'euro, une politique étrangère et de sécurité européenne est un aspect essentiel de l'affirmation de l'Europe dans le monde et de la préservation de nos valeurs.
Cette politique devra, selon moi, ouvrir la voie à une politique de défense commune. L'intégration européenne demeurerait, en effet, incomplète si elle n'offrait pas à ses citoyens l'assurance qu'elle peut contribuer à leur sécurité extérieure. Il est sûr que beaucoup de chemin reste à faire, notamment en raison des différences de traditions et de perception qui existent chez les Etats membres actuels comme chez nos futurs partenaires.
Mais les esprits évoluent, comme l'a montré la déclaration franco-britannique adoptée lors du sommet de Saint-Malo, en décembre dernier, et qui affirme l'objectif d'une capacité autonome d'action des Européens, appuyée sur des forces crédibles, tout cela devant contribuer également à la vitalité d'une Alliance atlantique elle aussi élargie et rénovée.
Enfin, je suis convaincu qu'il n'y aura pas d'Europe politique sans Europe culturelle. Dès 1950, Robert Schuman pensait que la culture devait être la première dimension de l'Europe. Pourtant, trop peu de choses existent encore dans ce domaine. Nous devons avancer vers une Europe de la création et des industries culturelles, faute de quoi notre "exception" aura de plus en plus de mal à résister à l'uniformisation du modèle américain. Je pense également, bien sûr, à l'éducation. Un objectif prioritaire doit être celui de "l'université européenne". J'ai moi-même proposé l'idée d'un "Acte unique de l'Europe de la connaissance" pour rendre effective l'Europe du savoir, en supprimant toutes les entraves à la liberté de circulation des étudiants, des enseignants et des chercheurs, à un horizon donné.
Car c'est bien la question de l'adhésion de la jeunesse à l'idéal européen qui est finalement posée et qui déterminera tout le reste. L'Europe doit apparaître, aux yeux de nos concitoyens les plus jeunes, comme l'idée neuve du siècle prochain.
En conclusion, je voudrais redire que l'Europe, alors qu'elle vient de franchir l'étape décisive de l'euro, se trouve face au triple défi de la réforme de ses structures et de ses politiques, de son élargissement et, avant tout, je crois l'avoir montré, de son enracinement comme projet collectif des peuples. Je souhaite profondément que les Européens, actuels et futurs membres de l'Union, soient capables de franchir ensemble ces étapes. Puissions-nous avoir l'énergie et l'enthousiasme pour bâtir la grande Europe de demain./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 mai 1999)
Il faut aller aujourd'hui au-delà, alors que la disparition du "Rideau de fer" ouvre la perspective d'une Europe à 30 membres, et commencer à tracer les contours d'une Europe politique, élargie, plus consciente de sa finalité.
Je voudrais d'abord évoquer le défi de l'unification de l'Europe, qui s'ouvre à nous, avant de dresser les grands traits de l'Europe renforcée et élargie telle que je la vois pour les prochaines décennies.
Réussir l'élargissement
L'élargissement de l'Union européenne aux pays d'Europe centrale et orientale représente un enjeu historique pour l'Europe. Il s'agit, en vérité, d'une réunification de notre continent. La France est totalement engagée en faveur de la réussite de ce processus.
Une chance historique et un réel défi pour l'Europe
Le processus d'élargissement est, en premier lieu, une réponse politique aux événements de la période 1989-1991 qui ont provoqué, selon l'expression de Jacques Delors, une accélération de l'histoire et, d'abord, de l'histoire européenne. Avant 1989, les frontières des Communautés étaient cimentées de l'extérieur par le bloc communiste. La chute du "Rideau de fer" a fait voler en éclats ce qui était, de fait, une frontière qui n'avait aucune légitimité, que nous n'avions pas choisie et qu'au fond nous refusions comme frontière ultime de l'Europe.
L'adhésion doit permettre à nos voisins d'Europe centrale et orientale de tourner définitivement cette page, et, plus encore, d'en finir avec des siècles de conflits et de bouleversements politiques. L'élargissement sera aussi une formidable chance de développement économique et social, l'opportunité de rattraper plus rapidement les retards dus aux impasses des politiques menées par les régimes de ces pays dans l'après-guerre.
Mais l'élargissement est également une chance pour les membres actuels de l'Union. Une Union plus large, se rapprochant des frontières naturelles de l'Europe, accueillant des peuples proches avec leur génie propre, c'est une Europe plus forte, une Europe rassemblée dans toute sa plénitude.
L'adhésion est également un défi. Pour les pays candidats, l'effort demandé pour reprendre, selon le jargon européen, "l'acquis communautaire", c'est-à-dire l'ensemble des règles et disciplines qui conditionnent le fonctionnement de l'Union, est tout à fait considérable. Nous en avons conscience. Les pays candidats ont un niveau de développement économique largement inférieur à la moyenne communautaire - leur PNB par habitant est aujourd'hui environ le tiers du PNB moyen de l'Union - et leurs structures économiques et sociales sont encore très différentes. Or il est bien clair qu'une immersion précipitée de ces pays dans un environnement totalement concurrentiel, en même temps que dans un marché régi par des disciplines contraignantes et des contrôles rigoureux, représenterait une menace majeure pour leur équilibre économique, social et même politique, un risque difficilement supportable par les populations.
Les négociations seront exigeantes. Elles ont démarré, en mars 1998, avec six des candidats : l'Estonie, la Hongrie, la Pologne, la République tchèque, la Slovénie et Chypre. Les pays candidats devront adapter, moyennant, bien entendu, des périodes transitoires, des pans entiers de leur économie, de leurs structures sociales, en excluant par avance toute exception. Même si nombre de ces réformes auraient été, de toute façon, nécessaires, on ne peut ignorer le poids qu'elles représentent, en termes financiers mais aussi sociaux, et les tensions qu'elles pourraient susciter, d'autant que les négociations vont aborder, cette année, les chapitres difficiles de "l'acquis communautaire": l'agriculture, les fonds structurels, la libre circulation des personnes...
Je veux réaffirmer que la France est totalement engagée dans la réussite de cette tâche historique de l'unification européenne. Je sais que certains ont voulu répandre l'image d'une France réticente à l'égard de l'élargissement, soucieuse de se retrancher dans le confort d'une Europe à Quinze. Cette perception est fausse. La France veut réussir l'élargissement à l'Est et, pour cela, elle souhaite que tous les atouts en soient réunis.
Certes, nous ne sommes pas démagogues. Nous voulons être réalistes et sérieux dans la conduite des négociations. Nous souhaitons aider les pays candidats à satisfaire, le plus rapidement et dans les meilleures conditions possibles, aux exigences requises par l'adhésion. La contribution de la France aux projets financés par les programmes communautaires, notamment dans le cadre des "partenariats pour l'adhésion", qui décrivent, secteur par secteur, les efforts à accomplir pour reprendre l'acquis, est importante. Nous devons tenir toute notre place et faire valoir notre savoir-faire dans ce processus qui dessine la physionomie de l'Europe de demain.
Je voudrais souligner que ce qui importe le plus, à mes yeux, c'est la conduite sérieuse de ces négociations, sans qu'il soit utile d'être obsédé par la date de leur conclusion. Il est important et positif que les pays candidats se fixent des objectifs et un calendrier de nature à mobiliser leurs administrations et leurs opinions publiques: la Hongrie, la Pologne et la République tchèque espèrent entrer en 2002.
En revanche, il serait hasardeux que l'Union se livre au même exercice. Une telle date pourrait nous devenir opposable, alors même que l'évolution des négociations et des travaux internes à l'Union comporte des inconnues. Elle serait, par ailleurs, très ambiguë : à quels pays l'appliquer ? Comment concilier la différenciation souhaitable des candidats - chacun devant être jugé sur ses "mérites propres" - et la définition d'un seul et même objectif dans le temps ? Quel traitement réserver à Chypre et aux candidats du "deuxième train" ? L'idée d'une date-cible ne saurait donc être un objectif commun de l'Union européenne.
Encore une fois, l'important n'est pas de figer le processus, au risque de déstabiliser certains candidats, mais bien de réussir l'élargissement, d'abord dans leur propre intérêt. Tout juste pouvons-nous dire, avec réalisme, qu'il n'est pas certain que toutes ces adhésions pourront se produire avant la deuxième moitié de la prochaine décennie. A l'échelle de l'histoire, et surtout de l'histoire de l'Union européenne, c'est demain.
L'effort exigé en vue de l'élargissement sera d'une nature différente, mais tout aussi considérable, pour les pays actuels de l'Union. Il est vital, en effet, pour moi, que l'élargissement ne se traduise pas par une perte de substance pour l'Union européenne, pour la force de ses politiques communes et pour l'ambition politique qu'elle se donne. L'élargissement ne doit pas entraîner une dilution de l'idée européenne dans une zone de libre-échange. On retrouve ici, avec une acuité sans précédent, la dialectique approfondissement/élargissement, consubstantielle à la construction européenne.
A court terme, il s'agit de réformer le cadre financier et les politiques communes de l'Union afin de les adapter à la perspective de l'entrée de pays qui auront, au départ, et en dépit de leurs efforts, des capacités contributives modestes au budget européen et, en revanche, des besoins considérables en matière de solidarité, qu'il s'agisse de la politique agricole ou des politiques structurelles - certaines estimations font état d'un coût annuel pour l'Union, au début de leur adhésion, d'environ 20 milliards d'euros pour l'ensemble des candidats. C'est l'objet des négociations sur le cadre financier de l'Union pour la période 2000-2006 - "l'Agenda 2000" -, qui offrent, de toute façon, l'opportunité de réformer les politiques communes dans le sens de la rigueur budgétaire, d'une meilleure efficacité et d'un meilleur ciblage vers les régions ou les activités qui ont réellement besoin d'un effort de solidarité.
Le deuxième impératif est celui de la réforme institutionnelle. L'Europe à Quinze fonctionne déjà de manière imparfaite dans ses structures actuelles, qui avaient été à l'origine prévues pour six. Elle ne fonctionnera plus du tout à 25 ou plus, si rien n'est fait pour remédier aux dysfonctionnements constatés. Tel était l'objet de la Conférence intergouvernementale qui s'est réunie en 1996 et 1997, et qui a abouti au traité d'Amsterdam. Elle a malheureusement échoué sur ce point, dont l'importance demeure cruciale pour l'avenir même de l'Union européenne.
C'est pourquoi, dès la signature du nouveau traité, la France a indiqué clairement qu'il était impératif qu'une réforme profonde des institutions ait lieu avant tout nouvel élargissement. Elle vient de le réaffirmer à l'occasion de la ratification, par l'Assemblée nationale, du Traité d'Amsterdam. Cette position, partagée au début par seuls quelques uns de nos partenaires - d'où, peut-être, cette légende d'une réticence française à l'élargissement - fait désormais l'objet d'un relatif consensus.
Il en va du devenir de l'Europe, tant il est vrai qu'il n'y aura pas d'Europe forte avec des institutions faibles.
Il n'y a donc pas de temps à perdre. La Présidence allemande va faire des propositions de méthode et de calendrier. Il faut que les réflexions reprennent d'ici la fin de cette année afin d'aboutir d'ici la fin de l'an 2000, sous présidence française de l'Union, de façon à pouvoir entrer dans la phase décisive des négociations d'adhésion à partir de 2001. Ainsi, aucun retard ne sera pris pour l'élargissement lui-même, et nous pourrons alors faire de cette Europe élargie un ensemble plus fort et plus stable, en un mot, l'Union politique que nous souhaitons.
Vers l'Europe élargie et renforcée du siècle prochain
Il est temps de commencer à réfléchir à l'architecture de l'Europe de demain. L'enjeu est, selon moi, de doter l'Europe de structures démocratiques et efficaces afin de lui donner les moyens d'une double ambition, celle d'un modèle de développement économique et social, celle d'un modèle politique, fondé sur nos valeurs communes de démocratie et de paix.
Des institutions plus démocratiques et plus efficaces
Je voudrais souligner, de façon préliminaire, que je goûte peu, personnellement, aux débats théoriques, voire théologiques, sur le caractère fédéral de l'Europe de demain. Je les crois soit anachroniques, soit prématurés, et, en tout cas, loin des réalités actuelles. D'une part, parce que l'Europe développe d'ores et déjà des politiques fédérales, l'euro en est évidemment un exemple. D'autre part, parce qu'il serait vain de nier l'attachement légitime des citoyens à leurs propres nations, qui restent le cadre naturel dans lequel s'exprime la cohésion sociale et se développe le génie propre de chaque peuple.
C'est donc à une construction inédite, pragmatique et ambitieuse qu'il faut s'attacher, en faisant la part, du mieux possible, entre les compétences qui demeureront, en tout état de cause, du ressort des Etats et celles qui gagneront à être conservées ou transférées au niveau européen. Le concept de "subsidiarité", en dépit de ce terme incompréhensible, dont les technocrates de l'Europe ont - après les spécialistes du droit canon - le secret, est une des clés de cette problématique : il revient à ne faire au niveau européen que ce qui serait fait de façon moins efficace au niveau national. Mais je préfère encore la notion de "fédération d'Etats-nations" qui reflète bien l'idée, à laquelle je tiens, que les nations acceptent d'unir leurs forces au service d'un projet commun.
Ceci posé, l'Europe devra tout d'abord être dotée d'institutions démocratiques et efficaces afin de pouvoir fonctionner avec 25 Etats membres, ou plus. Je l'ai dit, c'est une question que les quinze membres actuels doivent impérativement régler avant l'élargissement. Une telle architecture institutionnelle suppose, en premier lieu, l'amélioration du fonctionnement du Conseil des ministres, grâce à la généralisation du recours au vote à la majorité qualifiée, au lieu de l'unanimité paralysante. Le corollaire de cette réforme essentielle devra être une repondération des voix entre Etats, afin de les rapprocher de leur poids économique et démographique réel et d'éviter la mise en minorité des Etats les plus peuplés.
J'ajoute que, dès avant ces réformes importantes, qui nécessiteront un nouveau traité, le fonctionnement du Conseil des ministres pourrait déjà être amélioré par une réduction du nombre de ses formations et le rétablissement de la fonction de coordination du Conseil des ministres des Affaires étrangères et européennes (le Conseil "Affaires générales").
Il est ensuite nécessaire d'envisager une Commission européenne ramassée - le chiffre actuel de 20 est sans doute une limite à ne pas dépasser - au profil politique rehaussé, au fonctionnement plus collégial, et plus consciente de la nécessité de rendre compte de son action aux citoyens européens. Enfin, le Parlement européen et les Parlements nationaux doivent être, ensemble, réévalués dans leur rôle, afin de mieux ancrer la démocratie au coeur de l'Europe. J'ajouterai que je continue d'estimer nécessaire une harmonisation du mode de scrutin pour l'élection des députés européens, pour renforcer la proximité entre élus et électeurs.
Pour autant, et quelle que soit l'adéquation des institutions aux défis de l'Europe à 30, il est bien clair que cette Europe aura un mode de fonctionnement différent. Elle devra faire preuve de plus de souplesse, compte tenu de son nombre et de la disparité accrue entre ses membres. Afin d'éviter une perte d'ambition collective, il sera donc nécessaire qu'un certain nombre d'Etats soient en mesure, en quelque sorte, d'entraîner les autres, de montrer le chemin, d'être une avant-garde de l'Union.
C'est le sens même des "coopérations renforcées" introduites au sein de l'Union par le traité de Maastricht, avec l'Union économique et monétaire, et dont le principe a été généralisé par le traité d'Amsterdam : il s'agit de permettre l'émergence de groupes de pays souhaitant mettre en oeuvre des politiques communes nouvelles, quand bien même la totalité des Etats membres ne serait pas en mesure de suivre au même pas.
L'euro à onze, aujourd'hui, est un bon exemple de ce que peut être cette Europe plus pragmatique, plus souple, qui continue à avancer sans pour autant devenir une Europe "self-service", où chacun ne prend que ce qui répond à ses intérêts immédiats. Il s'agit d'un élément extrêmement important pour l'avenir de la construction européenne. Ce n'est sans doute pas la pierre philosophale, mais, avec la subsidiarité, il s'agit là d'une notion qui constituera l'un des principaux antidotes à la multiplication des forces centrifuges, à l'inertie, l'un des principaux instruments pour gérer la diversité, sans nuire à l'efficacité et à l'approfondissement de la construction européenne.
L'ambition d'une Europe qui demeure un modèle économique et social
Ainsi dotée de structures adaptées à sa nouvelle configuration, l'Europe doit d'abord, selon moi, se donner l'ambition d'être un modèle de développement économique, garant de la meilleure articulation possible entre performance économique et cohésion sociale.
L'euro, dont nous avons salué la réussite technique, ne doit pas être considéré comme une fin en soi mais comme l'instrument d'une politique. A l'initiative de la France, un Conseil de l'euro a été créé. Il doit être la préfiguration d'un véritable gouvernement économique qui aurait pour ambition, face à la Banque centrale européenne indépendante, de définir une politique économique européenne tournée vers la croissance, en s'appuyant sur l'achèvement du marché intérieur et sur une coordination et une harmonisation plus poussées entre les Etats membres, notamment en matière fiscale.
La performance économique doit être mise au service d'une Europe des solidarités, car telles sont les valeurs communes à notre continent. Cela signifie avant tout que la croissance doit être mise au service de l'emploi, alors que le chômage frappe encore lourdement nos pays. Là aussi, la France a contribué grandement, depuis 1997, avec d'autres, à faire de la lutte contre le chômage une priorité de l'action de l'Union, notamment avec le "Pacte européen pour l'emploi" qui va se mettre en place cette année.
L'Europe sociale devra également signifier, plus qu'aujourd'hui, des avancées en matière de droits économiques et sociaux - je pense à la durée du travail, au revenu minimum, aux conditions de travail - mais aussi l'instauration d'un dialogue social à l'échelle européenne et la préservation du rôle des services publics, auxquels la France est profondément attachée.
Dans cet ordre d'idée, nous proposons l'élaboration d'une Charte des droits civiques et sociaux du citoyen européen, qui pourrait, en plus d'orientations générales, de caractère politique, rappelant l'attachement de l'Union aux libertés, à la démocratie et aux droits de l'homme, consacrer un certain nombre de droits économiques et sociaux nouveaux: droit à l'éducation, à la santé, au logement, à un revenu minimum... Une telle Charte pourrait permettre de retremper, en quelque sorte, le pacte fondateur de l'Europe des peuples.
La solidarité européenne devra également continuer à se mesurer entre régions riches et régions pauvres, entre zones prospères et zones en déclin. C'est l'un des principaux acquis de la construction européenne d'être parvenu, depuis plusieurs décennies, à mettre en place ces politiques qui ont largement contribué à réduire les écarts de richesse entre pays membres et qui ont, par exemple, aidé les pays du sud de l'Europe, à l'exception provisoire de la Grèce, à rejoindre l'euro dès le début. Cet effort doit certes être aujourd'hui redimensionné, d'une part, comme je l'ai déjà évoqué, du fait de la perspective de l'élargissement à l'Est, vers des pays ayant des besoins considérables et, d'autre part, afin de recentrer l'aide sur les régions qui en ont véritablement besoin.
L'ambition d'une Europe qui soit un modèle politique et culturel
L'Europe ne peut pas seulement aspirer à être un espace économique et monétaire. Dans le contexte de l'après-euro, elle doit acquérir une véritable dimension politique, qui fondera sa légitimité aux yeux des citoyens.
Cette Europe politique devra avoir, selon moi, trois dimensions : un espace de libertés et de sécurité intérieure, une présence forte sur la scène internationale, une identité culturelle.
En premier lieu, l'Europe doit avoir pour objectif d'offrir à ses citoyens plus de libertés et plus de sécurité. Beaucoup de chemin a été parcouru dans ce domaine, avec les Accords de Schengen, avec le Traité de Maastricht, dernièrement avec le Traité d'Amsterdam qui fixe clairement comme objectif la mise en place d'un "espace de liberté, de sécurité et de justice", et met l'accent sur la coopération judiciaire et policière entre les Etats.
Il s'agit là autant de favoriser l'apparition progressive d'une citoyenneté européenne que de répondre à un souci d'efficacité. Nous devons en effet nous rendre à l'évidence : plus aucun pays ne peut apporter seul une réponse à l'action transnationale des mafias ou à l'extension de la criminalité organisée, pas davantage qu'à la question de la nécessaire maîtrise des flux migratoires. Il convient dès lors que l'Europe soit en mesure de conduire une action efficace et équilibrée, entre les mesures destinées à assurer la sécurité des citoyens et celles permettant la mise en place d'un espace de liberté européen. Ces évolutions sont de nature à rapprocher l'Europe du citoyen, dont les préoccupations prioritaires seront mieux prises en compte.
Une Europe-modèle politique, ce doit être également une Europe qui trouve dans le monde un rôle à sa mesure et, surtout, qui soit capable d'assurer sa propre sécurité. Les crises récentes, en Iraq comme sur notre continent - je pense bien sûr à la situation dramatique au Kosovo, comme hier en Bosnie - montrent à la fois les lacunes de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) telle qu'elle s'exerce aujourd'hui, et l'exigence qui existe en la matière.
Ces lacunes doivent nous inciter, nous obliger à plus d'Europe : cela signifie des moyens plus efficaces pour la PESC, comme ils commencent à être envisagés par le Traité d'Amsterdam, cela signifie surtout une volonté politique forte. Je veux être optimiste et penser que les Européens, d'aujourd'hui et de demain, sauront montrer autant de détermination politique dans ce domaine qu'il en a fallu pour que naisse la monnaie unique. De fait, comme l'euro, une politique étrangère et de sécurité européenne est un aspect essentiel de l'affirmation de l'Europe dans le monde et de la préservation de nos valeurs.
Cette politique devra, selon moi, ouvrir la voie à une politique de défense commune. L'intégration européenne demeurerait, en effet, incomplète si elle n'offrait pas à ses citoyens l'assurance qu'elle peut contribuer à leur sécurité extérieure. Il est sûr que beaucoup de chemin reste à faire, notamment en raison des différences de traditions et de perception qui existent chez les Etats membres actuels comme chez nos futurs partenaires.
Mais les esprits évoluent, comme l'a montré la déclaration franco-britannique adoptée lors du sommet de Saint-Malo, en décembre dernier, et qui affirme l'objectif d'une capacité autonome d'action des Européens, appuyée sur des forces crédibles, tout cela devant contribuer également à la vitalité d'une Alliance atlantique elle aussi élargie et rénovée.
Enfin, je suis convaincu qu'il n'y aura pas d'Europe politique sans Europe culturelle. Dès 1950, Robert Schuman pensait que la culture devait être la première dimension de l'Europe. Pourtant, trop peu de choses existent encore dans ce domaine. Nous devons avancer vers une Europe de la création et des industries culturelles, faute de quoi notre "exception" aura de plus en plus de mal à résister à l'uniformisation du modèle américain. Je pense également, bien sûr, à l'éducation. Un objectif prioritaire doit être celui de "l'université européenne". J'ai moi-même proposé l'idée d'un "Acte unique de l'Europe de la connaissance" pour rendre effective l'Europe du savoir, en supprimant toutes les entraves à la liberté de circulation des étudiants, des enseignants et des chercheurs, à un horizon donné.
Car c'est bien la question de l'adhésion de la jeunesse à l'idéal européen qui est finalement posée et qui déterminera tout le reste. L'Europe doit apparaître, aux yeux de nos concitoyens les plus jeunes, comme l'idée neuve du siècle prochain.
En conclusion, je voudrais redire que l'Europe, alors qu'elle vient de franchir l'étape décisive de l'euro, se trouve face au triple défi de la réforme de ses structures et de ses politiques, de son élargissement et, avant tout, je crois l'avoir montré, de son enracinement comme projet collectif des peuples. Je souhaite profondément que les Européens, actuels et futurs membres de l'Union, soient capables de franchir ensemble ces étapes. Puissions-nous avoir l'énergie et l'enthousiasme pour bâtir la grande Europe de demain./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 mai 1999)