Interview de Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice, avec France Inter le 31 juillet 2015, sur les sanctions concernant la conduite sans permis, la réforme de la Justice et sur ses relations avec le Premier ministre.

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Média : France Inter

Texte intégral

PIERRE WEILL
Avec nous Christiane TAUBIRA, ministre de la Justice, garde des Sceaux, bonjour Madame.
CHRISTIANE TAUBIRA
Monsieur WEILL.
PIERRE WEILL
Conduire sans permis pourrait ne plus être un délit, on ne serait plus renvoyé devant un juge mais on serait condamné à une amende de 500 euros. Ce projet de réforme figure dans votre texte de loi portant sur la justice du 21e siècle qui sera présenté ce matin en Conseil des ministres. Ce n'est pas une banalisation de l'infraction ?
CHRISTIANE TAUBIRA
Absolument pas. D'abord c'est une des multiples dispositions contenues dans ce texte de loi…
PIERRE WEILL
Mais elle fait polémique !
CHRISTIANE TAUBIRA
Oui, bien entendu, telle qu'elle est présentée en tout cas, parce que si elle est présentée correctement, on verra bien que les dispositions que nous prenons n'empêchent pas que ce soit un délit, parce que ça ne concernera que la première infraction, et dès la deuxième il s'agira d'un délit. Ensuite, c'est une mesure plus efficace, plus rapide et plus juste. Plus efficace tout simplement parce qu'aujourd'hui la situation, la réalité, c'est que plus de 70 % de ces infractions sont traitées non pas en juridictions correctionnelles mais par ordonnances pénales, avec des délais qui vont entre 10 et 14 mois, pour le défaut de permis, pour le défaut d'assurance, et nous constatons une très grande disparité de décisions, donc de montants d'amende, sur l'ensemble du territoire, ça varie entre 250 et 450 à peu près. Nous avons décidé de forfaitiser, c'est-à-dire de fixer l'amende à 500 euros, majorée à 750 euros, de l'harmoniser sur l'ensemble du territoire puisque ce sera un procès verbal électronique, et donc la sanction sera la même sur l'ensemble du territoire. Ce sera plus rapide puisque ce sera immédiat et non pas dans 10 ou 14 mois, et surtout ça permettra aux forces de police et aux forces de gendarmerie de dégager du temps pour faire de la prévention, parce que l'Observatoire de la sécurité routière lui-même indique que ce qui est efficace c'est tout le travail de prévention qui est effectué depuis plusieurs années.
PIERRE WEILL
Je vous cite quelques réactions. « Message calamiteux de laxisme », c'est la présidente de la Ligue contre la violence routière, l'association 40 millions d'automobilistes « c'est une incitation à conduire sans permis et sans assurance », et puis un avocat qui défend les usagers de la route « irresponsable et pousse au crime. »
CHRISTIANE TAUBIRA
Non, ce n'est pas… moi je pense que sur des sujets aussi sérieux, parce que nous sommes extrêmement sensibles, et je ne vais pas reprendre ici la politique d'accompagnement individualisée d'aide aux victimes que nous avons mise en place, je ne vais pas reprendre ici les efforts financiers budgétaires que le gouvernement a fait, en 4 ans nous aurons augmenté le budget de l'aide aux victimes de 65 %, donc je ne vais pas reprendre tous ces faits-là. Ce gouvernement n'est pas insensible aux victimes, au contraire, au contraire, alors que le gouvernement précédent parlait sans arrêt des victimes, il avait baissé le budget pendant 4 ans, nous nous l'aurons augmenté de 65 %, donc nous sommes sensibles à ces questions-là. Nous avons travaillé pendant plus d'1 an, plus d'1 an, c'est un travail interministériel, avec un arbitrage gouvernemental par le Premier ministre, c'est un travail sérieux, qui rend plus efficace la sanction. Je répète : c'est juste la première infraction, dès la première réitération c'est un délit, et c'est sanction différemment devant le tribunal.
PIERRE WEILL
Pour passer le permis le prix, au total, c'est à peu près 2000 euros. 500 euros pour rouler sans permis, finalement, ça ne semble pas grand chose.
CHRISTIANE TAUBIRA
Non, vous ne pouvez pas dire que c'est une incitation parce que, premièrement, je répète, la sanction est immédiate, elle est plus importante que ce qui se fait aujourd'hui, ça vous pouvez l'entendre, j'imagine, vous pouvez l'entendre. La Sécurité routière a d'ailleurs été associée, y compris aux réunions interministérielles, elle a été associée, tous ces éléments ont été présentés. Nous avons travaillé de façon très scrupuleuse. Par exemple vous savez que ces infractions avaient été forfaitisées déjà en 1985, et nous avons travaillé de façon très sérieuse sur la période 85-2004 et 2004-2014, pour regarder justement les tendances, et nous voyons bien que, forfaitisation ou délit, les tendances sont les mêmes, parce que ce qui fait la différence c'est tout le travail de prévention. Donc, si vous estimez…
PIERRE WEILL
Six cent mille personnes roulent sans permis.
CHRISTIANE TAUBIRA
Si vous estimez que… D'abord, si vous voulez bien, c'est un sujet extrêmement important, et je pense que ça mérite éventuellement une série d'émissions, une série d'émissions, y compris contradictoires, pas juste des anathèmes, pas de la polémique, pas de procès d'intention d'irresponsabilité ou de laxisme, puisque nous mettons en place un dispositif qui sera plus rapide, qui sera plus sévère, qui sera plus juste, au sens où justement il sanctionne tout le monde de la même façon, qu'il n'y a pas d'effet d'aubaine sur certaines parties du territoire, donc c'est cela que nous mettons en place. Le projet que je présente, c'est juste une des multiples dispositions du projet que je présente. Les parlementaires ont fait un travail de fond sur ce sujet, un travail de fond, nous nous sommes appuyés d'ailleurs sur des rapports parlementaires et ce sujet va revenir en débat devant le Parlement. Et s'il s'avère qu'il est impossible de faire entendre… parce que je vais vous dire, moi-même j'étais réticente, pendant des mois j'ai travaillé avec mon cabinet, parce que j'étais réticente, indépendamment des chiffres qu'on m'a présentés sur l'effet psychologique de dire qu'on forfaitise. Donc, moi je comprenais bien que l'effet psychologique pouvait entraîner une réticence qui empêchait de voir le reste, puisque moi-même j'étais un peu bloquée là-dessus. Mais nous voyons bien que… alors, est-ce qu'on continue avec du 14 mois de délai, avec quand même des ordonnances pénales qui couvrent 70 % des réponses – qu'est-ce que ça veut dire les ordonnances pénales, ça veut dire que la mesure qui est prononcée c'est une mesure d'amende, d'amende, et comme je vous ai dit, il y a des amendes à 108 euros, la moyenne c'est à peu près 250 euros, et 450 euros. Donc voilà, c'est ça le dispositif actuel, même si j'entends, effectivement, le fait qu'on puisse craindre de dire franchement, non pas simplement de le faire, mais de dire franchement qu'on forfaitise, ça peut poser des interrogations, mais c'est un sujet sérieux, traitons-le sérieusement.
PIERRE WEILL
Donc éventuellement, si la polémique continue vous seriez prête à renoncer ?
CHRISTIANE TAUBIRA
Ce n'est pas une question de polémique, c'est s'il n'y a pas d'acceptabilité dans la société. La polémique on la connaît, elle peut être de bonne foi, elle peut être de mauvaise foi. Celle qui est de mauvaise foi nous l'avons parfaitement identifiée, celle qui est de bonne foi nous la respectons, je vous répète que moi-même j'ai été réticente pendant des mois. Donc, si l'acceptabilité sociale n'est pas établie, eh bien nous en tirerons tous les enseignements.
PIERRE WEILL
Jusqu'à présent on risquait 1 an de prison et 15.000 euros d'amende, de rouler sans permis.
CHRISTIANE TAUBIRA
Mais ça demeure dès la deuxième réitération, parce que je vous répète que dès la deuxième infraction c'est un délit.
PIERRE WEILL
Alors, vous allez présenter ce matin, lors de ce Conseil des ministres, le dernier avant les vacances, deux projets de loi pour rénover la justice, préparer la justice du 21e siècle. Alors, pour les justiciables, vous voulez une justice plus protectrice et accessible. Exemple.
CHRISTIANE TAUBIRA
Exemple, nous avons mis en place, nous avons déjà expérimenté, nous le consolidons dans la loi, le service d'accueil unique de la justice. Aujourd'hui, vous savez que notamment il y a une réforme de la carte judiciaire de 2008 et que cette réforme a créé des déserts judiciaires, nous avons réparé les plus importants déserts judiciaires. Nous allons plus loin, nous permettons qu'un citoyen, quelconque, qui a besoin de la justice – nous parlons de la justice civile, c'est 70 % de l'activité, c'est-à-dire de l'activité quotidienne des juridictions, mais surtout des litiges quotidiens des citoyens, c'est de ça que nous parlons – et nous permettons que, quel que soit le site judiciaire qui est à proximité du domicile de la personne, ou de son lieu d'emploi, elle puisse effectuer toutes ses démarches. La justice civile c'est par exemple la garde d'enfant, c'est par exemple le divorce, c'est par exemple le paiement des pensions alimentaires, ça relève, par exemple, du tribunal de grande instance. Si c'est un conseil des Prud'hommes qui est à proximité, ou si c'est un tribunal d'instance, la personne pourra effectuer toutes ses démarches, elle va obtenir un récépissé, elle va obtenir des informations générales sur la procédure, sur les délais, sur les pièces à joindre, elle va pouvoir entamer ses démarches en matière d'aide juridictionnelle, si elle y a droit, elle va pouvoir suivre la procédure. Et bientôt, puisque nous mettons en place un applicatif informatique, elle pourra le faire de chez elle à partir de cet applicatif.
PIERRE WEILL
Voilà pour la justice civile, et la justice pénale ?
CHRISTIANE TAUBIRA
Il y a des tas d'autres mesures, ça c'était la proximité, donc l'accessibilité géographique.
PIERRE WEILL
Je cite le parti Les Républicains qui s'indigne de la baisse significative du nombre de détenus dans les prisons françaises entre juillet 2014 et juillet 2015, chute de 2,1 %. La droite dit : « on punit moins en France, c'est à cause de Christiane TAUBIRA et sa politique laxiste, peines de substitution, suppression des peines plancher ». Votre réponse.
CHRISTIANE TAUBIRA
Ce n'est pas d'aujourd'hui que nous savons que la droite fait de la caricature, ça fait 3 ans qu'elle en fait, elle court les plateaux et les studios, par contre, lors de la réforme pénale, du débat parlementaire, elle était au abonné absent, il y avait trois députés dans l'hémicycle et ils n'ont pas mené de bataille sur le fond. Donc, évidemment ils peuvent, ils vont continuer à courir les plateaux et les radios à dire toujours la même chose, c'est obsessionnel, c'est répétitif, c'est monomaniaque, c'est exactement la même chose depuis 3 ans. Donc, je vous parlais de la droite, vous savez qu'il y a des rapports qui sont sortis également cette semaine, et qui indiquent les conditions dans lesquelles les décisions de justice sont prononcées, le profil sociologique de la population carcérale, donc voilà. Ou bien on fait un débat – là je vous rappelle que cette réforme concerne la justice civile, 70 % de l'activité judiciaire, les litiges au quotidien, les difficultés des Français au quotidien. Et je souhaiterais que, au moins pour cette émission, une fois, en 3 ans, on parle de la justice civile et qu'on ne laisse pas polluer le débat sur la justice civile par les obsessions de la droite.
PIERRE WEILL
On en a parlé, on aura l'occasion d'y revenir…
CHRISTIANE TAUBIRA
Les obsessions pénales de la droite…
PIERRE WEILL
Avec les questions des auditeurs.
CHRISTIANE TAUBIRA
Qui en 10 ans a eu pour résultat le triplement du taux de récidives, le triplement du taux de récidives.
PIERRE WEILL
Christiane TAUBIRA, ceux qui vous présentent comme une icône de la vraie gauche, dans un gouvernement essentiellement social-libéral façon Emmanuel MACRON, voient-ils juste ?
CHRISTIANE TAUBIRA
Moi d'abord je ne sais pas ce que c'est qu'une icône, ensuite moi je crois que la gauche ce sont des idéaux, c'est une doctrine de l'action publique, c'est un très bel héritage aussi, c'est un beau patrimoine de valeurs, c'est du courage politique, c'est une préoccupation des aspirations populaires, des plus vulnérables, des conditions de travail, du lien social, de la cohésion sociale, de l'égalité, une très belle ambition l'égalité, c'est cela la gauche. Et je ne suis pas la seule à porter ces valeurs, je ne suis pas la seule à les défendre, je ne suis pas la seule à les mettre en pratique, donc voilà. Je ne sais pas à quoi sert une icône, mais en tout état de cause, lorsqu'on est engagé en politique, il faut élever la voix, il faut être constant, il faut être cohérent, il faut avoir le courage moral et politique de ses opinions, de ses convictions, et puis il faut essayer de les mettre en oeuvre.
PIERRE WEILL
Avant les vacances on fait toujours un peu le bilan. François HOLLANDE, Manuel VALLS, lequel des deux est le plus facile dans le travail gouvernemental au quotidien ?
CHRISTIANE TAUBIRA
D'abord ils ont des fonctions totalement différentes, ensuite ils sont eux-mêmes très très différents, et moi j'aime la diversité.
PIERRE WEILL
Oui, alors lequel des deux ?
CHRISTIANE TAUBIRA
Ça se passe très bien avec les deux.
PIERRE WEILL
Vraiment ?
CHRISTIANE TAUBIRA
Vraiment. Vraiment. Mais nous sommes sur des registres…
PIERRE WEILL
On dit que c'est un peu difficile avec Manuel VALLS.
CHRISTIANE TAUBIRA
Nous sommes sur des registres très différents. Ecoutez, ça fait 3 ans que des gens s'obstinent à faire un feuilleton VALLS/ TAUBIRA, je pense que ça va durer encore. Je n'ai jamais rien entendu de tangible, rien de tangible, sauf que TAUBIRA et VALLS se tapent sur la figure, bon ! Ni lui, ni moi, ne présentons de bleus.
PIERRE WEILL
Donc tout va très bien, jamais d'accrochages, de divergences de vue ?
CHRISTIANE TAUBIRA
Mais nous avons des désaccords que personne n'a jamais caché, nous discutons, et ça fait 3 ans, aujourd'hui… depuis 1,5 an il est Premier ministre, depuis 1,5 an il est Premier ministre, c'est lui…
PIERRE WEILL
Quel est le désaccord majeur avec Manuel VALLS ?
CHRISTIANE TAUBIRA
C'est lui qui arbitre, et vous voyez bien que les arbitrages se passent correctement, il y a des discussions. Un gouvernement c'est une équipe, on vient avec des convictions liées à ses responsabilités, à ce qu'on veut faire, mais on tient compte aussi de ce que disent les autres. Il y a plusieurs textes de loi qui impliquent - pratiquement tous d'ailleurs – qui impliquent plusieurs ministres, et pour ce qui concerne la justice, dans les textes de loi des autres nous sommes très souvent impliqués, il suffit qu'il y ait une ou deux mesures pénales. Donc, voilà. C'est un travail qui se fait, qui se fait normalement. Pour le reste, j'ai des relations très cordiales avec Manuel VALLS, depuis longtemps, et puis, bon voilà, il nous arrive souvent de rire beaucoup ensemble d'ailleurs, mais je sais bien que personne ne veut croire ça. En tout cas, ceux qui ne connaissent pas et qui ne sont pas proches, ni de l'un, ni de l'autre, ni du gouvernement, ne veulent pas y croire, parce que ça ne les arrange pas d'y croire. C'est quand même plus sympa, plus excitant plutôt, d'avoir un prétendu duel permanent au sein du gouvernement.
PIERRE WEILL
Christiane TAUBIRA vous restez avec nous pour répondre à d'autres questions et aux questions des auditeurs, au standard d'Inter-Activ', 01.45.24.7000, les réseaux sociaux.
CHRISTIANE TAUBIRA
Volontiers.
Source : Service d'information du Gouvernement, le 7 août 2015