Extraits du compte rendu de l'audition de MM. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, Daniel Vaillant, ministre de l'intérieur, et Alain Richard, ministre de la défense, devant la Commission des affaires étrangères et la Commission de la défense nationale et des forces armées de l'Assemblée nationale, sur les attentats aux Etats-Unis, la relance du plan Vigipirate renforcé et la lutte contre le terrorisme, Paris le 14 septembre 2001.

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Circonstance : Audition de MM. Hubert Védrine, Daniel Vaillant et Alain Richard devant la commission des affaires étrangères et la commission de la défense nationale et des forces armées de l'Assemblée nationale, à Paris le 14 septembre 2001

Texte intégral

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M. Hubert Védrine - Face à l'attaque sans précédent du 11 septembre dernier, je partage les sentiments de profonde réprobation qui se sont exprimés et j'en appelle à la solidarité, pour aujourd'hui et pour demain.
Les Etats-Unis ont démontré leur vulnérabilité à l'endroit même où elle était le moins envisageable et un tel bouleversement ne peut être sans conséquence sur la politique intérieure de l'ensemble des Etats. Le terrorisme ne va pas sans calcul, fut-il délirant et criminel. Ne s'agirait-il pas aujourd'hui de provoquer ce "choc des civilisations" dont on parle sans doute trop ? L'histoire enseigne comment le terrorisme vise à provoquer des affrontements bloc contre bloc.
S'il est une certitude, et le président Bush l'a du reste annoncé, c'est que les Etats-Unis vont riposter. Cela est conforme à l'article 51 de la Charte des Nations unies qui traite de la légitime défense. De même, nous serons dans le cadre de l'article 5 du traité de l'Atlantique Nord dès lors qu'il sera confirmé que l'attaque a été organisée de l'extérieur.
Pour autant l'heure est encore à la prudence et la solidarité n'empêche pas que, le moment venu, chaque partie détermine sa propre action en fonction des nécessités du moment. Cela vaut notamment pour le recours à la force militaire. Mais elle doit aussi s'exercer au jour le jour, et elle prend alors une forme policière, judiciaire et financière. A cet égard, la France a présenté l'année dernière aux Nations unies un texte visant à lutter contre le financement du terrorisme international, et je présenterai à la prochaine Assemblée générale de l'Organisation plusieurs propositions visant à le rendre directement applicable.
Les problèmes du monde, révélés de manière si éclatante à Gênes et à Durban, demeurent après ce 11 septembre qui change la donne stratégique. Toutes les grandes crises se traduisent par une redistribution des rapports de force, par des bouleversements politiques, mais chacun des acteurs saisit l'occasion pour atteindre ses objectifs permanents. Il faut donc faire attention à la notion de "bouleversement". L'attitude des alliés des Etats-Unis, d'Israël et même des autres pays - j'étais à Moscou ce matin - dépendra de ce que les Américains choisiront de faire.
Sur le principe de la lute contre le terrorisme, l'accord est général, au-delà même des alliés des Américains. La Russie, la Chine, presque tous les dirigeants arabes ont condamné les attentats. Le secrétaire d'Etat américain a pu parler d'une " coalition mondiale ". N'y a-t-il pas là une raison de plus pour faire la paix au Proche-Orient ?
Les autorités françaises sont déterminées à affronter cette grande crise dans un esprit de solidarité et de cohésion.
Nous nous devons faire preuve de lucidité, de sang-froid et de sens des responsabilités.
M. Daniel Vaillant - Je tiens, en ce jour de deuil national, à m'associer à la douleur du peuple américain. Je pense aux victimes innocentes et à leurs familles. J'ai une pensée toute particulière pour les policiers et pompiers morts ou blessés en portant secours aux victimes.
Ces actes effroyables de terrorisme ne peuvent qu'inspirer horreur, colère et indignation.
Prenons garde, cependant, à ne pas mélanger cette réaction légitime avec la haine de l'autre, à ne pas confondre terrorisme fondamentaliste et Islam.
Nous avons tous ensemble le devoir de protéger la cohésion nationale. Dès la connaissance de ce drame, j'ai proposé à nos amis américains de mettre à leur disposition nos capacités d'intervention en matière de sauvetage. Trois détachements d'intervention ont été mobilisés à cet effet et sont prêts à partir à tout moment, dès que les autorités américaines auront donné leur accord.
Même s'il n'y a pas de menaces identifiées contre notre pays, nous avons le devoir de faire preuve de vigilance et de précaution pour assurer la sécurité des Français. C'est pourquoi le Premier ministre a décidé, sur ma proposition, de déclencher, le mardi 11 septembre à 17 heures, le plan "Vigipirate" renforcé.
Comme vous le savez, ce plan a pour objet de prévenir les menaces et de réagir aux actions susceptibles d'être engagées par des terroristes.
La procédure "Vigipirate renforcé" a déjà été mise en oeuvre en septembre 1995 et en décembre 1996, à la suite des attentats commis dans notre pays.
Ce plan n'avait pas été formellement levé, mais il était en réalité au stade simple depuis 1997.
Le dispositif est donc réactivé au plus haut niveau.
Dès le 11 septembre au soir, j'ai donné trois instructions principales aux préfets : renforcer la surveillance et les contrôles autour des locaux diplomatiques américains et israéliens et dans les aéroports, les gares, les transports publics et les bâtiments publics pouvant constituer des cibles ; réunir et sensibiliser les responsables des établissements publics ou privés accueillant un public nombreux ; rencontrer les responsables des différentes communautés, afin de prendre des mesures pour éviter des heurts intercommunautaires et assurer la sécurité des lieux de culte.
Il y a toujours, en pareille circonstance, le risque que des actes provocateurs soient dirigés contre des édifices cultuels. La mise en oeuvre du plan "Vigipirate" apporte, à cet égard, des réponses précises en termes de protection.
Ces mesures sont d'autant plus nécessaires que nous approchons de deux moments forts de l'année pour le judaïsme, Rosh Ashana et Yom Kippour.
J'ai moi-même rencontré hier les représentants des communautés juive et musulmane et je veux rendre ici un hommage à leur sens des responsabilités.
Aussitôt après ces entretiens, j'ai donné des instructions particulières aux préfets.
Par ailleurs, ceux-ci sont en contact direct et permanent avec les maires, pour la mise en place du dispositif dans les communes, et ont déjà réuni leurs partenaires institutionnels et les acteurs économiques et sociaux.
S'agissant des moyens mis en oeuvre, le centre opérationnel du ministère de l'Intérieur et les centres zonaux ont été activés dès mardi soir. Au niveau national, des effectifs supplémentaires ont été mobilisés pour renforcer l'action de la sécurité publique et de la gendarmerie nationale : 2 360 C.R.S. et 1 300 gendarmes sont aujourd'hui engagés dans "Vigipirate" et 910 militaires sont venus renforcer les forces de l'ordre.
Pour Paris et la région parisienne, ce supplément d'effectif représente 1 000 fonctionnaires des CRS et gendarmes mobiles, ainsi que 600 militaires, sans compter la mobilisation de l'ensemble des services de police en Ile-de-France, soit l'équivalent de 5 000 hommes en permanence sur le terrain.
En ce qui concerne les policiers, j'ai reçu jeudi matin les responsables de leurs organisations syndicales pour les informer des mesures prises et des conséquences de la mise en place de "Vigipirate renforcé", qui va leur demander un effort supplémentaire, susceptible de durer. Ils ont tous adhéré aux mesures prises pour assurer la sécurité des Français.
Je souhaite, devant vous, redire ma confiance à la police nationale qui a toujours fait face à ses missions, notamment quand les circonstances sont exceptionnelles, et su répondre ainsi à l'attente des Français.
J'ai également réuni, mercredi matin, le comité interministériel de lutte antiterroriste, et je suis informé à tout moment de l'évolution de la situation.
Je peux vous assurer de l'intense mobilisation de nos services de renseignement, qui travaillent dans un excellent esprit de coopération avec les services américains et ceux des autres pays européens. Vous comprendrez que je ne puisse en dire plus.
Pour m'assurer de la mise en oeuvre du dispositif, je suis allé sur le terrain rencontrer les personnels et j'ai réuni hier les préfets d'Ile-de-France. A la suite de ces contacts et afin de maintenir intacte la capacité opérationnelle des forces de sécurité, j'ai demandé le report ou la suppression de plusieurs manifestations se déroulant sur la voie publique et consommatrices d'effectifs. C'est ainsi qu'en accord avec ma collègue de la culture, la Journée du patrimoine a été reportée à une date ultérieure, de même que la Technoparade.
De plus, lors de ma rencontre avec les différentes communautés religieuses, j'ai demandé à ce que tout soit fait pour ne pas créer de situations susceptibles d'engendrer des tensions, en particulier entre les communautés.
En conclusion, je constate, d'abord, la capacité de notre pays à faire face à une situation exceptionnelle. Les services de l'Etat, mais aussi les maires et toutes les personnes publiques ou privées ayant une part de responsabilité en matière de sécurité ont fait preuve d'une remarquable capacité de réaction, pour prendre sans délai les mesures appropriées. S'agissant plus particulièrement des services de police, je veux souligner l'atout majeur que constitue en pareil cas l'existence d'une police nationale, du fait de l'unité de commandement et de la possibilité de déployer immédiatement les moyens là où ils sont nécessaires.
Deuxième enseignement : quel que soit le niveau de mobilisation des services publics, la sécurité des Français dépend aussi du comportement de chacun : vigilance, calme et sang-froid, esprit de responsabilité, telles sont les qualités indispensables dont les Français, une nouvelle fois, ont su faire preuve.
Ce civisme sera notre principale force dans les jours et les semaines qui viennent.
M. Alain Richard - Je veux m'associer à l'émotion suscitée par ces crimes odieux avant de réaffirmer notre détermination à faire reculer la menace terroriste.
Je rappelle la participation des armées au renforcement de la sécurité générale. L'essentiel du dispositif est tourné vers la protection du public et des lieux de rassemblement. La mise en place du soutien militaire a été quasi immédiate. La gendarmerie a renforcé le dispositif par ses unités mobiles, tandis que ses formations permanentes ont élevé leur niveau d'alerte.
Nous avons par ailleurs mis en place un dispositif renforcé de défense aérienne, caractérisé par des temps de réaction particulièrement resserrés, de sorte que les avions de notre force aérienne de combat puissent intervenir si l'évolution d'un aéronef laisse présager un danger immédiat.
Nous avons aussi mis à la disposition des Américains des moyens de soutien et d'intervention d'urgence, afin de venir en aide aux professionnels de New York.
Le moment n'est pas venu d'exposer les choix que peut faire notre pays en matière d'action armée. M. Védrine vous a redit ce que nous avons annoncé hier au conseil de l'Alliance atlantique. Nous sommes engagés par le traité, en cohérence avec la charte des Nations unies, à laquelle renvoie son article 5. Les décisions prises dans le cadre de l'Alliance sont des décisions nationales.
Nous devons engager une coopération très étroite pour recueillir et recouper toutes les informations utiles, ainsi que pour détecter les risques d'actes terroristes au niveau international. Comme l'a indiqué le président Quilès, nous devons travailler à renforcer, à terme, notre capacité de renseignement, pour parer des menaces terroristes dont on voit l'évolution. De telles agressions montrent la vulnérabilité de sociétés démocratiques ouvertes, qui ne vont pas renoncer à leurs valeurs dans la lutte antiterroriste.
Il est toujours utile, il est toujours d'actualité de prolonger les progrès récents de l'Europe de la défense qui sera, quoi qu'il arrive, un élément clé de l'équilibre des forces face au crime.
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M. Daniel Vaillant - Quelques mots de mon domaine, la sécurité intérieure. Le plan Vigipirate répond à un souci de précaution et de dissuasion. Il ne doit provoquer aucune psychose, mais bien au contraire rassurer grâce à une présence massive, diffuse, mobile, sous la forme de patrouilles mixtes, policiers et militaires. Les préfets ont pris les initiatives nécessaires pour prévenir toute provocation et tout affrontement entre communautés. Je suis tout à fait rassuré pour avoir reçu moi-même, hier, des représentants des communautés juive et musulmane : le CRIF a annulé la manifestation prévue, et le recteur Boubakeur a formellement désavoué la violence, en répétant que l'Islam, c'était la vie, non la mort. Mais la sécurité intérieure n'est pas vraiment le débat de cet après-midi... () Je voudrais seulement ajouter que la sécurité intérieure est aussi un enjeu européen, et que la coopération policière doit se renforcer pour mieux contrôler les frontières, et pour surveiller les trafics d'armes notamment. Nous avons le constant souci de maîtriser les flux migratoires afin de favoriser l'intégration et de prévenir les heurts entre communautés.
M. Hubert Védrine - M. Balladur et Donnedieu de Vabres ont demandé sous quelle forme la solidarité s'exercerait. Pour l'instant, nous avons exprimé notre solidarité, et cela a été très apprécié des Américains. Mais ils n'ont pas encore fait leur choix quant à la manière dont ils réagiront, et selon le choix qu'ils feront, ils auront ou non besoin de notre concours. Nous apprécierons, le moment venu, leurs demandes éventuelles.
S'agissant de la lutte contre le terrorisme, l'ONU aura un rôle à jouer. Mais il ne faut pas seulement punir, il faut aussi prévenir, et éradiquer les raisons profondes, conflits régionaux et idéologiques, financements. Vous avez insisté à juste titre sur la nécessité de résoudre les nombreux drames régionaux que la planète connaît. C'est aussi la position de tous nos partenaires européens, et je me réjouis que les diplomaties européennes se soient beaucoup rapprochées à cet égard.
M. Alain Richard - En ce qui concerne la maîtrise de la menace aérienne, Monsieur Lequiller, nous sommes au bon niveau pour le délai de réaction - à partir du moment où une situation de crise dans un aéronef a été repérée par l'aviation civile. D'autre part, vous réclamez une attitude claire des Etats démocratiques à l'égard des Etats manifestant une connivence avec le terrorisme. La France satisfait à cette exigence.
Monsieur le Premier ministre Balladur a parlé de l'importance de la résolution des conflits régionaux pour enrayer les actions terroristes ; c'est à quoi nous nous employons depuis plusieurs années dans les Balkans, en recourant à la force, si nécessaire, pour juguler les situations de crise. L'Europe est très impliquée dans ces opérations et je pense que nous agissons aujourd'hui bien mieux qu'il y a seulement cinq ans.
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(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 septembre 2001)