Déclaration de Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'Etat au numérique, sur les enjeux du projet de loi sur l'économie numérique notamment en matière d'inclusion sociale, au Sénat le 26 avril 2016.

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Monsieur le Président,
Mesdames et messieurs les sénateurs,
Nous voici réunis sous l'oeil bienveillant d'un Sully pour parler numérique. Sous l'oeil avisé des internautes aussi, puisqu'ils nous regardent en direct depuis le site du Sénat, et qu'ils pourront aussi suivre les débats comme ils le feraient pour une compétition sportive, en écoutant l'émission Accropolis d'un commentateur passionné de renouveau démocratique.
Un mot aussi pour les étudiants de l'école informatique Epitech qui sont présents dans le Palais du Luxembourg et initient des parlementaires à l'apprentissage du code. C'est une belle entrée en matière.
Nos concitoyens ont été nombreux à participer à la construction de ce texte de loi aujourd'hui soumis à votre diligent examen. Oui, la consultation a largement influencé le texte, dans ses détails comme dans ses orientations plus profondes. Pas moins de 70 articles ont été modifiés de la main des contributeurs, c'est inédit et a bouleversé le cours classique de l'élaboration d'un projet de loi gouvernemental. Les parlementaires ont compris ce pari qui a été fait de l'intelligence collective pour enrichir le texte et renouer le dialogue démocratique. Cette interaction, cet « état de démocratie permanente », nous offre des pistes pour construire une nouvelle manière de faire de la politique.
Face au numérique, nous oscillons tous plus ou moins entre l'exaltation face au progrès technologique, et un sentiment de dépossession et de non maîtrise. Face au changement, la loi fixe un cadre. Or ce cadre, c'est notre modèle républicain, qui reste pertinent y compris et peut-être surtout dans un monde numérique qui connaît moins de frontière et qui s'invente tous les jours.
Liberté, égalité, fraternité ; La liberté et l'ouverture pour plus de transparence et plus d'innovation, c'est le postulat que l'on retrouve dans le titre premier du projet de loi.
L'égalité pour assurer, par la libre concurrence et par la loyauté affichée de la part des plus grands, des géants de l'internet, une place à tous les nouveaux entrants économiques et notamment aux jeunes entreprises innovantes. Pour créer aussi de nouveaux droits aux individus et réaffirmer leur place face aux entreprises, car sans confiance de leur part pas d'essor du numérique.
Et enfin la fraternité, pour faire naître un projet collectif, une construction commune, qui doit permettre d'inclure les territoires les plus reculés, les personnes les plus éloignées du numérique, et créer grâce à la technologie de nouvelles opportunités d'inclusion.
Pour cela, il nous faut renouer avec l'ambition républicaine d'équité entre les territoires et de leur aménagement par la puissance publique. Or je le dis ici, c'est un véritable changement de paradigme que nous avons engagé depuis 2012, qui va en crescendo, au sujet de la couverture numérique du territoire. Nous considérons qu'il faut dépasser la seule concurrence par les infrastructures lorsque cela est nécessaire car elle ne suffit pas à satisfaire les besoins de la population. A Bruxelles, je mène ce combat pour que l'intervention publique soit entendue avec plus de souplesse. En France, l'ambition portée est la même que celle du temps des pionniers qui construisaient les voies ferrées ou déployaient les réseaux d'électricité. J'entends l'urgence et l'impatience exprimées par nos concitoyens, que les sénateurs sauront relayer j'en suis sûre.
Je connais les enjeux en termes de sécurité, de santé, éducation, vie sociale, tourisme, d'attractivité pour les nouveaux venux, les entreprises, les services publics, que revêt la couverture numérique. Tous les jours, des élus locaux m'écrivent pour décrire des situations qui, hier, étaient acceptables, mais aujourd'hui sont devenus insoutenables. Le projet de loi répond à ces questions, au sujet de la couverture internet, du mobile, et des lignes de téléphone fixe, qui restent encore aujourd'hui parfois le seul point de contact pour certains habitants.
Nous avons ajouté à l'Assemblé nationale des mesures pour accélérer le Plan France très haut débit, par le droit à la fibre notamment. Le FCTVA a été réintroduit pour soutenir les initiatives des collectivités sur la couverture mobile. Je souhaite avancer plus encore au Sénat, en comptant sur votre ancrage local et votre connaissance fine de ces sujets.
Nous parlerons des zones blanches et de la nécessité de combler l'urgence ; Nous parlerons du respect des engagements des opérateurs pour avoir toutes les garanties que les déploiements massifs en cours seront respectées et que la commercialisation sera possible. Nous parlerons de la mutualisation des réseaux mobiles en zone rurale, pour garantir que le dynamisme concurrentiel et les prix bas n'aient pas pour contrepartie une moindre couverture. Cela ne pourra pas se faire sans les opérateurs, et je les invite, après l'échec de la concentration entre Orange et Bouygues, à travailler à la rationalisation de leurs investissements.
Mais il s'agira de ne pas tomber dans le travers de traiter les sujets numériques par le seul angle des infrastructures. Elles sont la colonne vertébrale sans laquelle rien n'est possible. Mais la loi porte l'ambition d'aller bien au-delà, d'être non seulement le reflet de son temps mais aussi de préparer le pays à l'avenir pour faire de la France un champion incontestable du numérique.
Il y a 40 ans nous fondions le cadre du développement de l'informatique avec les lois CNIL et CADA. Il y a 10 ans la loi sur la confiance dans l'économie numérique établissait le régime de responsabilité des acteurs de l'internet. La plus grande nouveauté du texte qui nous réunit est quant à elle de faire ce pari de l'économie et de la société de la donnée, pour donner un cadre de développement choisi et maîtrisé à leur essor.
Pour la première fois, l'infrastructure se construit aussi sans se voir, puisque nous construisons, en plus des tuyaux, des pylônes et des antennes, les fondations de l'économie et de la société de la donnée. Avec la création d'une mission de service public de la donnée, l'exigence de publier des données avec un certain niveau de qualité par le format utilisé, la granularité, l'interopérabilité, est enfin mise en avant pour certaines données de référence. L'objectif ? Accéder et manier les données pour inventer toujours plus de produits et de services innovants, pour affiner l'efficacité des politiques publiques. La base adresse nationale, qui servira temps pour identifier les foyers à atteindre en déploiement de ftth par exemple, la base Sirene qui recense 10 millions d'entreprises et établissements en activité en France, la base de l'Institut national de l'information géographique et son RGE, le référentiel à grande échelle qui cartographie le territoire pour mieux aider à la prise de décision dans les domaines de la protection de l'environnement, de l'aménagement du territoire, des transports, de l'agriculture, de la prévention des risques.
Avec l'introduction du concept de données d'intérêt général, avec l'obligation d'ouvrir par défaut des données publiques dans des standards ouverts aisément interopérables, l'ambition n'est plus uniquement d'ouvrir les données pour assurer leur publication mais bien de les faire circuler. La donnée n'est pas comme le pétrole, elle est comme l'air, elle est comme la lumière, elle doit se diffuser.
Mais pour actualiser le logiciel républicain, il ne suffit pas d'appuyer sur un bouton. Il nous faut définir collectivement la vision stratégique, politique, que nous souhaitons promouvoir. Car oui, le numérique est un objet politique, et le gouvernement poursuit une cohérence d'action qui s'exprime en filigrane tout au long de ce projet de loi. Dans le débat, je serai donc sans doute amenée à contrer un à un les arguments soulevés pour expliciter les objectifs politiques recherchés autour des valeurs de la République.
En voici quelques exemples : toutes ces mesures - la transparence de l'action publique par l'ouverture des données publiques, l'ouverture des résultats et données scientifiques, celle des codes sources, la promotion du logiciel libre, la transmission des algorithmes, la possibilité pour les chercheurs de faire de l'appariement de données avec le numéro d'identifiant national, - répondent-elles à une mode passagère, un moyen de se faire plaisir, un gimmick politicocosmétique ? Non, c'est une évolution profonde de la manière de faire action publique et d'améliorer l'efficacité des services publics. Il faut le comprendre comme une réaffirmation du rôle de l'intervention publique : le débat se déplace : pas plus ou moins de services publics, mais grâce aux données, mieux de services publics. Et pour la première fois, en plein scandale des Panama papers, l'ambition démocratique que poursuit une plus grande transparence des institutions rencontre un autre objectif, celui de la création de valeur par l'innovation autour de l'utilisation des données et de la diffusion des savoirs. Le texte serait-il une contrainte de plus pesant sur les collectivités locales ? Nous avons pris soin d'introduire des seuils d'application de la loi, de la progressivité dans le temps, de s'engager sur la mise en oeuvre de plan d'accompagnement. Au contraire, la maîtrise des données sera un moyen de renforcer leur pouvoir d'action locale, de les aider à reconquérir leur autonomie et leur capacité réelle de libre administration dans les rapports avec les concessionnaires de services publics et les entreprises publiques industrielles et commerciales.
On m'oppose aussi le fait qu'il faille choisir entre libre marché et protection des données personnelles. Mais l'un ne peut pas aller sans l'autre ! Ce qui était vrai en 1978 l'est plus encore aujourd'hui, et les missions de la CNIL doivent évoluer pour coller à l'utilisation massive des données. Or on sent bien que le curseur a bougé, que les rapports de force entre géants de l'internet et utilisateurs se sont déplacés. Faut-il donc créer un droit de propriété sur les données personnelles ? Mais non, elles ne sont pas un objet de commerce, ce n'est pas la conception que nous défendons en France ! D'où l'idée de la libre disposition introduite dans le texte, principe général destiné à passer à la prospérité car c'est au nom de cette libre disposition que l'utilisateur en France peut demander de se voir appliquer le droit français, c'est au nom de ce principe qu'il peut invoquer le droit à l'oubli, avec des aménagements procéduraux plus rapides pour les mineurs, celui à la mort numérique, celui de récupérer ses données grâce à la portabilité. Et pour rendre ces droits effectifs le texte accroît les pouvoirs de la CNIL, de consultation comme de sanction.
Dans notre texte, la portabilité des données ne remplit pas seulement un objectif de vie privée, elle sert aussi la fluidité du marché et les petites et moyennes entreprises, notamment les jeunes pousses innovantes. Elle est une condition de concurrence équitable entre les acteurs économiques : grâce à elle, je pourrai récupérer mes relevés bancaires, mon historique de préférences musicales, les données que j'ai stockés dans l'informatique en nuage. Pour les entreprises, nous prolongeons aussi dans le cadre de cet examen au Sénat le dispositif de sur amortissement, et à leur demande nous l'élargissons aux investissements dans les logiciels, le cloud, les serveurs. Car l'industrie du futur sera numérique ou ne sera pas, et la réindustrialisation ne pourra se faire que si le pari est fait de la compétitivité par l'innovation.
Mais ce numérique, est-il donc une menace ou une opportunité ? Faut-il construire une résistance au changement ou l'accompagner ? Recréer une guerre des anciens et des modernes ? Notre ligne est claire : Pas de technophilie béate, mais une conscience que le monde bouge plus vite que jamais, que ce mouvement est inéluctable et qu'il faut en tirer le plus grand des partis possibles car il ouvre des horizons nouveaux et excitants. Il serait plus facile de céder à la tentation de l'immobilisme ou de la protection des intérêts corporatistes. Tous les corps de métiers, toutes les professions, toutes les entreprises, toutes les institutions défilent dans mon bureau pour s'inquiéter du devenir de leur modèle : l'artisan confronté à l'imprimante en 3 dimensions, le commerçant qui se sent impuissant face à la force de frappe du commerce électronique, le libraire qui se sent délaissé de ses lecteurs, l'agriculteur qui doit racheter les données que produisent ses terres, les journalistes qui découvrent les outils de co-production en direct, les médias qui s'interrogent sur leur modèle économique, avec une concentration qui interpelle d'ailleurs car ils la liberté d'information, la vieille industrie qui réalise qu'elle doit muter ou mourir, le tourisme des capitales et des stations balnéaires qui se trouve concurrencé par des particuliers, la mobilité urbaine qui revête des exigences nouvelles, les travailleurs déqualifiés face à une innovation plus fulgurante que jamais, des jeunes qui trouvent les plus vieux plus vieux encore car les pratiques et usages d'internet ont tout bouleversé, les consommateurs qui recherchent toujours plus de simplicité, d'immédiateté, de désintermédiation, face à une étendue des choix sans limite. Il y la réponse de la protection, celle qui regarde derrière, et il y a celle qui fait le choix de regarder devant. Ce texte a fait son choix, c'est celui de l'avenir, du long terme, dans l'accompagnement de la transition du sommeil vers la conscience pour éviter un réveil brutal. Dans ces conditions, autant embrasser le mouvement. C'est ce que fera par exemple cette loi si vous acceptez de reconnaître la compétition des jeux vidéo comme une pratique digne de figurer dans notre droit, en forme de clin d'oeil aux millions de Français, et en particulier aux jeunes, qui s'y adonnent, et aux entreprises qui aimeraient que notre pays se positionne sur les blocs de départ dans un secteur en croissance exponentielle.
Autre question : faut-il réguler ou laisser faire ? Cela sous-tend tous les autres sujets. Ce que j'entends le plus ? Surtout ne rien faire ! Lobby de l'impuissance publique, de la part d'acteurs économiques qui ont une forcé de lobbying sans doute inégalée dans l'histoire de nos institutions. Mais laisser faire, parce que l'Europe fera, parce que nous allons mettre des freins aux entreprises, parce qu'internet c'est la liberté, c'est le niveau zéro de la politique ! Je refuse de faire de notre pays un acteur de second rang de la révolution numérique, pas faire de nos concitoyens des consommateurs passifs de contenus produits par d'autres. En réalité tout est question d'équilibre. Si ce projet de loi penche plus du côté de l'intervention publique, c'est partant du constat que nous avons été trop impuissants à agir pour donner aux Etats et à leurs concitoyens le contrôle de leur propre destin. Nous faisons le choix de réguler de manière moderne, pour établir un environnement concurrentiel équilibré qui favorise les nouvelles entreprises en sécurisant leur environnement, et qui protège les utilisateurs contre certaines pratiques constatées chez des acteurs du numérique peu soucieux de respecter la loi sinon celle qu'ils édictent. Mais faut-il pour autant trop réguler, trop intervenir ? Ce n'est pas non plus notre choix. Oui, une intervention trop lourde se heurterait aux propres limites de l'exercice.
J'entends aussi que nous avancerions à contre-sens de l'Europe. C'est tout l'inverse ! Le choix est fait d'un dialogue constructif, vigilant, actif, avec Bruxelles, qui a permis une bonne coordination entre ce texte de loi et les initiatives prises au niveau européen. Ainsi par exemple les dispositions sur les données personnelles s'insèrent parfaitement dans l'architecture prévue par le règlement européen qui vient d'être adopté sur le sujet. Nous devons agir ici, car le numérique n'a pas le temps d'attendre.
J'entends aussi que le numérique et les avancées technologiques ne profiteraient qu'à une poignée. C'est une réalité ; Dans la French Tech, cette formidable dynamique enclenchée dans tous les territoires je vois beaucoup d'entrepreneurs hommes, jeunes, blancs, très éduqués. Or la vision que je défends du numérique se veut plus inclusive, car le numérique est une chance pour l'intégration, pour l'insertion, pour l'égalité. La Grande école du numérique fera je l'espère son entrée dans la loi au Sénat, en permettant l'octroi de bourses aux apprenants afin que l'apprentissage aux métiers du numérique puisse se faire sans obstacle financier. Les obligations relatives à l'accès au numérique pour les personnes en situation de handicap seront renforcées, sur le modèle des pays les plus progressistes sur le sujet, en particulier des pays nordiques. Car nous avons en la matière le devoir collectif de placer la barre haute. La grande loi de 2005 sur le handicap posait des exigences en matière d'accessibilité du bâtiment qui n'ont pas été correctement appliquée. Nous devons apprendre de nos erreurs pour ne pas les reproduire, et utiliser les technologies comme formidable outil d'inclusion au service de tous.
+ reconnaissance de la médiation pour accompagner la dématérialisation des services publics
+ maintien à la connexion à internet pour lutter contre la précarité numérique des ménages les plus vulnérables, face aux situation d'impayés qui constituent un nouveau problème social auquel nous devons répondre. Nous lancerons une expérimentation locale avec le département de Paris et celui de la Seine Saint Denis pour préfigurer le nouveau dispositif de maintien à la connexion, qui sera soutenu financièrement par l'Etat et par certains opérateurs télécoms, dont Orange.
Qu'on ne nous dise pas que le gouvernement ne fait rien ! Cette loi est une petite révolution tranquille, comme j'aime à le dire. Elle donnera une longueur d'avance à la France.
Le Royaume-Uni prépare sa loi numérique pour l'été, qui sera inspirée de la loi pour une République numérique. L'Union européenne a lancé il y a quelques jours son initiative pour favoriser l'essor de l'économie de la donnée dans le cadre du marché unique numérique, l'Italie vient d'annoncer un plan sur le très haut débit trois ans après nous, les Etats-Unis lancent une consultation pour garantir l'accès à internet aux publics fragiles.
Je vous invite ici à relever avec moi le défi de ne pas utiliser un seul anglicisme, au nom de notre belle langue française, mais aussi en signe de reconquête, car l'entrée dans une langue, c'est l'entrée dans un monde, et que la primauté de l'une contre l'autre est le reflet d'un rapport de forces que nous n'acceptons pas.
Enfin peut-être connaissez-vous Francis Blanche. Il disait :
« Face au monde qui change, il vaut mieux penser le changement que changer le pansement ».
Sur ces mots, je vous invite à fermer les portes du Palais pour ne pas laisser entrer le bruit permanent, celui des travaux et des klaxons mais aussi des contestations, des colères, des lobbys, d'écouter ensemble la musique de la jeunesse qui nous demande de lui faire confiance, de nos concitoyens qui nous demandent de donner l'exemple en faisant preuve de responsabilité et d'esprit de bonne entente, le temps de ces débats, pour ne pas être passifs dans l'avènement de l'ère numérique mais imaginer avec vous le pays que nous voulons construire.
Je vous remercie.
Source http://www.economie.gouv.fr, le 27 avril 2016