Discours de M. Pierre Mauroy, Premier ministre, à l'Institut français des sciences administratives, à Paris le 27 janvier 1983.

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Circonstance : Colloque de l'Institut français des sciences administratives les 26 et 27 janvier 1983 à Paris

Texte intégral

Monsieur le président,
Monsieur le ministre
Messieurs les professeurs,
Mesdames, Messieurs,
Je suis heureux de me trouver parmi vous qui êtes tous, à un niveau ou à un autre, des spécialistes de droit administratif ou de science administrative.
Le thème du colloque qui se tient aujourd'hui et demain sous l'égide de l'Institut Français des Sciences Administratives touche un point fondamental de notre
système politique et social. Il me permet, avant que débutent vos travaux, de réfléchir devant vous sur les moyens du changement que nous entendons conduire.
Et la place qui revient à l'administration.
"Administration et société" : la première réflexion que m'inspire cet intitulé est qu'il ne saurait être question d'opposer ces deux termes. Ils me semblent
au contraire interdépendants et même solidaires.
L'Administration c'est l'instrument de l'action collective, le moyen de l'action du pouvoir politique. Elle se trouve donc être l'élément essentiel dans la
gestion comme dans le développement d'un pays.
Une des particularités de l'histoire de France est que, à la différence de pays voisins comme l'Allemagne fédérale ou l'Italie, l'Etat y a, en quelque sorte,
précédé la Nation. Il s'est donc très tôt doté d'une administration forte.
Ce qu'est, par la suite, devenu notre pays dans la structure de ses activités, son réseau de communications, son urbanisme, son appareil éducatif, son
système de protection sociale, ne peut se comprendre que si l'on connait l'action menée par cette administration depuis l'Ancien régime.
C'est pourquoi, je refuse totalement l'image que l'on a tenté de répandre au cours des vingt dernières années d'une administration qui serait improductive et
constituerait un poids pour l'économie, sans contre-partie. Si certaines forces politiques cachent mal un penchant à sous-estimer et parfois même à mépriser
quelque peu l'Administration, telle n'est pas du tout notre attitude.
Au contraire, nous refusons cette vision déformée de la réalité.
Comment ne pas reconnaître que l'éducation, la prévention sanitaire, l'animation culturelle, les transports collectifs sont tout autant utiles à la société
et aux citoyens que d'autres secteurs de la vie économique ?
Les conceptions du gouvernement et les réformes qu'il a entamées prouvent bien que nous situons l'administration dans une perspective résolument positive et
constructive. Elles se rattachent aux grands principes de notre droit public.
Pour nous, l'administration se doit d'abord d'assurer la primauté de l'intérêt général. Elle doit aussi concilier la loyauté vis à vis de la politique du
gouvernement et la neutralité à l'égard des forces politiques. Ceci afin d'apporter un service à la société. C'est dans cet esprit, que la loi portant statut
général des fonctionnaires de l'Etat et des collectivités locales a été élaboré. Elle donne aux agents et fonctionnaires une définition de leurs missions
comme de leurs devoirs.
Nous sommes également attachés à la notion de service public. Je sais que les juristes ont toujours beaucoup discuté sur la portée exacte de cette notion.
Néanmoins, il me semble qu'elle est politiquement fondamentale dans la mesure où elle démontre que l'administration est avant tout au service de l'utilité
collective. Pour rendre ses services plus efficaces, nous avons procédé à des augmentations d'effectifs d'agents publics partout où les retards et les
manques étaient les plus criants (santé, éducation...).
Troisième notion à laquelle le gouvernement de gauche doit être très attaché puisqu'il défend la primauté de l'homme, c'est celle de la garantie des droits.
Les citoyens, confrontés à l'activité administrative doivent tout autant que les fonctionnaires disposer de droits et de garanties de leurs droits. Dans ce
but, nous sommes en train d'élaborer sous la responsabilité du Ministre délégué chargé de la Fonction Publique et de la réforme administrative une charte des
relations entre l'administration et les usagers.
Mais le gouvernement, pas plus dans ce domaine que dans d'autres n'entend adopter une attitude passive.
La société d'aujourd'hui évolue. Elle se trouve même engagée dans une mutation technologique et industrielle décisive. Ces bouleversements provoquent chez
nos contemporains une inquiétude d'autant plus grande qu'ils ne voient pas distinctement l'issue de cette crise.
L'administration a, dans ce contexte, une obligation double : d'abord évoluer avec la société sur un rythme comparable et dans la même direction, mais aussi
transmettre les réformes entreprises sans traumatiser le corps social, ce qui exige le recours à la négociation, à la concertation et à l'information.
Dans une société complexe où le changement s'intensifie, le "besoin d'administration" augmente sans cesse.
Dans tous les pays développés, les chiffres le prouvent. L'appareil administratif s'est considérablement développé depuis un siècle. Et cette tendance se
poursuit encore partout.
Aujourd'hui même, dans notre pays, ceux qui se plaignent le plus d'un interventionnisme excessif de l'Etat sont les premiers à lui demander d'agir dès qu'un
problème se pose à eux.
La pente naturelle serait, dans ces conditions, d'accroître continuellement les missions de l'administration.
Le gouvernement, souvent accusé de vouloir tout administrer, tout étatiser, se refuse précisément à s'engager sur cette pente. Même si c'est difficile.
Il n'est pas question de fabriquer une "société administrée" qui étoufferait les initiatives et irait à rebours des souhaits et des besoins des Français.
Le Président de la République a lui même mis en garde les hauts fonctionnaires, début janvier, devant les risques d'un alourdissement excessif de l'Etat.
C'est bien le sens de la directive donnée par lui même selon laquelle le poids des, prélèvements obligatoires doit demeurer stable par rapport au Produit
Intérieur Brut. Ce poids avait, je me permets de vous le rappeler, très fortement augmenté sous le septennat précédent.
Le respect de cette directive implique, qu'après un premier effort de rattrapage dans certains secteurs comme l'éducation, on s'oriente vers des solutions où
l'Etat et les collectivités publiques interviennent plus pour coordonner que pour réaliser eux-mêmes.
L'administration, tant publique que territoriale, doit savoir s'effacer, doit savoir déléguer, doit savoir faire faire. C'est la condition de son autorité et
de son efficacité.
Ainsi, l'action de la commission nationale pour le développement social des quartiers, dite "commission Dubedout", a déjà donné dans ce domaine des résultats
satisfaisants.
Elle réunit des fonctionnaires, des élus locaux et les partenaires sociaux pour examiner les solutions qui peuvent être apportées dans les quartiers à
problèmes. Une dynamique a été engagée. Le relais va être pris par les communes et les partenaires sociaux.
L'administration a donc fait démarrer les choses. La suite sera assurée par d'autres.
De la même façon, dans le domaine de l'action sociale, de la consommation, entre autres, des associations peuvent parfaitement remplir des missions à la
place de l'administration.
Il est même tout à fait nécessaire qu'elles le fassent pour alléger les tâches administratives mais aussi pour faire participer une fraction plus grande de
la population à la vie sociale, aux services collectifs du pays.
Si l'administration doit apprendre à déléguer, elle doit aussi s'habituer à se décentraliser.
Dans un pays qui rejette l'hégémonie parisienne, au sein d'une population qui revendique le droit de vivre au pays, la décentralisation se devait d'être la
première grande réforme d'un gouvernement de gauche.
Aux spécialistes de science administrative que vous êtes, vous tous réunis ici, je demande de mesurer ce que représentent les résultats obtenus dans ce
domaine en moins de deux ans.
Tous les gouvernements précédents avaient, depuis près d'un quart de siècle, manifesté des velléités d'agir mais en étaient restés à des rapports ou à des
projets de loi en panne.
Voici qu'en 18 mois sont votées deux lois fondamentales qu'une troisième doit venir bientôt compléter. Des pouvoirs nouveaux sont effectivement dévolus aux
élus, les centres de décision se trouvent rapprochés des populations concernées. Les moyens des anciennes préfectures sont en cours de redistribution entre
l'Etat, les régions, les départements. Les chambres régionales des comptes se mettent en place.
Et ceux parmi vous qui sont professeurs de droit administratif se voient contraints de recomposer une grande partie de leurs cours. Je les prie de bien
vouloir nous en excuser. Qu'ils se consolent toutefois en pensant qu'il en va de même pour les professeurs de droit du travail et, demain, pour ceux de droit
pénal !
Bref, une révolution est engagée. La décentralisation ne se limite pas à la réforme des collectivités locales, elle doit s'appliquer à l'ensemble des
services de l'Etat, des administrations centrales, des entreprises publiques, des organismes publics.
Les lourdeurs inutiles, doivent être pourchassées afin que l'administration ait la souplesse de s'adapter aux besoins des Français.
Le dernier point que je tenais à aborder devant vous est l'obligation pour l'administration de savoir s'ouvrir et se moderniser.
S'ouvrir c'est s'adapter à la démocratisation de notre société.
Le recrutement du personnel administratif doit pouvoir être fait par un appel aux forces les plus diverses et les plus dynamiques du pays.
C'est pourquoi le recrutement de la haute fonction publique a été élargi grâce à l'ouverture à d'anciens responsables de collectivités, d'associations,
d'organismes syndicaux ou mutualistes d'un concours d'entrée à l'ENA.
Dans le même sens, les agents pourront choisir de passer de l'État aux collectivités locales.
Pour se mettre à l'heure de la société, l'administration doit opérer une reconversion profonde.
Reconversion d'abord dans ses moyens. L'administration doit entrer hardiment dans la voie de l'utilisation des technologies nouvelles et des méthodes
modernes de gestion des grandes organisations. Comment d'ailleurs pourrait-elle, aujourd'hui, sans recourir notamment à l'informatique remplir convenablement
les tâches les plus lourdes qui sont les siennes en matière, par exemple, d'emploi, de formation professionnelle, ou de sécurité civile.
Reconversion dans ses conceptions. Permettez-moi de trouver discutable que le droit administratif soit encore construit sur l'idée d'inégalité entre
l'administration et l'administré. Surtout quand les conséquences qui en découlent aboutissent à la non information des usagers.
Je n'ai pas l'intention d'entrer dans la technique juridique mais en homme politique que je suis, je m'interroge sur l'intérêt de conserver aujourd'hui des
notions telles que "pouvoir discrétionnaire" ou "acte unilatéral". De telles formulations ne peuvent-elles pas être choquantes au moins dans certains domaines à une époque où concertation et négociation sont devenues des règles de conduite politique.
Le gouvernement, quant à lui, est décidé à aller plus loin dans le sens de la démocratie. L'accès aux documents administratifs, la motivation des décisions,
l'intervention du médiateur sont des exemples de ce que nous voulons prolonger.
J'ai déjà mentionné la charte des relations entre le service public et les usagers que les services de M. Le Pors travaillent à mettre sur pied. Cette action
sera poursuivie par la réforme de l'enquête publique, la simplification des formalités administratives, la participation des citoyens aux services publics,
etc...
Comme je le rappelais devant des chefs de gouvernement réunis à Paris dimanche, un des premiers obstacles au changement est d'ordre culturel.
Ceci est vrai pour la société française toute entière. Ceci est vrai aussi pour l'administration.
La réforme administrative ne peut être décidée un jour et assurée par un catalogue de normes ou de circulaires.
Elle doit être un processus continu.
C'est pourquoi j'ai demandé au secrétaire général du gouvernement de réunir périodiquement, en liaison avec M. le ministre chargé de la fonction publique et
de la réforme administrative, un groupe de travail réunissant au plus haut niveau les responsables des services intéressés à ce processus.
A partir de leurs travaux, le ministre proposera chaque année au gouvernement un programme où figureront les actions prioritaires qu'il entend mener.
J'attends beaucoup de ces travaux. Comme le gouvernement attend de vos discussions, Mesdames et Messieurs, un ensemble de réflexions et de suggestions.
De tels débats entre fonctionnaires, universitaires et chercheurs de tendances diverses sont utiles et profitables pour ceux qui sont absorbés par l'action.
Ainsi la science administrative nous permettra de voir plus clair et, à la place qui est la sienne, servira l'intérêt de la Nation.Mesdames, Messieurs, je vous remercie.