Interview de M. Raymond Forni, président de l'Assemblée nationale, à Europe 1 le 20 novembre 2001, sur les revendications des policiers, l'insécurité, l'évaluation de la loi sur la présomption d'innocence, le procès du préfet Bonnet et la préparation de l'élection présidentielle.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Europe 1

Texte intégral

J.-P. Elkabbach Il y a indéniablement un malaise chez les policiers : la majorité négocie durement chez D. Vaillant, certains organisent des veillées et préparent la manifestation de demain ou d'après-demain. Les policiers estiment ne plus avoir le statut et les moyens de faire leur métier, c'est-à-dire de protéger les Français. La majorité de gauche va-t-elle se casser le nez sur la sécurité ?
- "La réponse est évidemment "non." L'insécurité est un problème dont il faut parler sereinement, en évitant de tout mélanger. J'ai le sentiment, aujourd'hui, parce que sans doute sommes-nous à la veille d'une échéance électorale, que l'on mélange un peu tout. Je peux comprendre qu'il y ait des revendications qui émanent des policiers et des organisations syndicales qui les représentent. Je crois qu'il faut raison garder et, si j'ai un appel à lancer en direction des policiers, c'est pour leur dire d'être ceux qui considèrent qu'ils ont une place et un rôle à jouer dans nos institutions et qu'ils ne doivent pas confondre les genres."
Vous voulez dire qu'on les manipule ou qu'on les utilise, qu'on les "instrumentalise", comme on dit ?
- "Je n'irai pas jusque là, mais je considère que l'accumulation des revendications émanant de la police, parfois même de la gendarmerie, cette espèce de malaise entretenue au niveau de la justice, tout cela fait beaucoup. J'ai envie, là encore, de dire à tous ceux-là : gardons raison, essayons de nous inscrire dans ce qu'est à la fois notre tradition républicaine, dans notre Etat de droit, n'en dévions pas, ne nous écartons pas d'un chemin qui pourrait être extrêmement périlleux."
D'accord, mais le citoyen qui se sent en insécurité et ces milliers de maires réunis à Paris qui sentent de l'insécurité, eux, ne pensent pas que c'est simplement de l'intox politique.
- "Attendez ! Il ne suffit pas de parler d'insécurité pour être plongé dedans. J'ai le sentiment qu'on entretient ce sentiment d'insécurité par une série de propos et de discours. Pour ma part, je préfère rappeler quelles sont les dispositions qui ont été prises, plutôt que de continuer à tout confondre."
On va aller dans le concret : les policiers se plaignent aujourd'hui des effets de la loi sur la présomption d'innocence. Naturellement, elle n'est pas responsable de tous les maux, mais elle aggrave apparemment les difficultés face aux délinquants multirécidivistes. C'est une loi. Le Parlement peut contrôler la loi qu'il a votée. Pourquoi pas cette fois ?
- "D'abord, la loi sur la présomption d'innocence, je rappelle qu'elle a été votée à la quasi unanimité du Parlement..."
Mais elle est contestée...
- "Et je me permets de vous rappeler au débat de l'époque, une partie de la droite - je pense à Devedjian, à Albertini ou quelques autres - trouvait que nous n'allions pas assez loin, notamment en ce qui concerne les droits de la défense."
Mais à quoi sert une loi si elle ne peut pas s'appliquer. Adaptez-la.
- "Elle sert dans tous les cas à se mettre en conformité avec les dispositions qui s'appliquent partout en Europe, et je rappelle que l'objet de la loi sur la présomption d'innocence était de mettre un terme à un certain nombre d'abus qui étaient liés notamment aux périodes de garde à vue, qui étaient liés aux mises en examen. Nous avons été condamnés sur le plan européen à plusieurs reprises par la Cour européenne des droits de l'homme. Nous n'avons fait que adapter notre législation aux nécessités européennes."
Donc, on ne la touche pas ? On la laisse telle qu'elle est ?
- "Non, ce n'est pas ce que je dis. Une loi est faite pour évoluer. C'est quelque chose qui vit. A partir du moment où l'on souhaite qu'il y ait un bilan fait sur cette loi sur la présomption d'innocence, il existe au sein de l'institution que je préside, un office d'évaluation de la législation que nous pouvons saisir et nous pouvons d'autant plus le saisir que cela est prévu dans la loi sur la présomptions d'innocence, puisqu'il était indiqué qu'au terme d'une période d'une année, un bilan serait fait de vérification de cette loi."
Je comprends ce que vous dites, c'est quelque chose qui est important. Si j'ai bien compris, vous dites : la loi a ses avantages, etc. Mais il y a un office d'évaluation de la loi au Parlement. Vous demandez qu'il soit mis en application, et que le Parlement contrôle les effets de cette loi ?
- "Que B. Roman, qui préside cet office d'évaluation de la législation, examine les effets de loi sur la présomption d'innocence pour informer le Parlement et sans doute contredire tout ce que l'on peut entendre aujourd'hui sur l'application de cette loi, dont je dois dire qu'elle ne me paraît pas avoir été néfaste dans son ensemble."
Si cette opération de contrôle ou de vérification établit que les résultats sont mauvais, ou en tout cas moins bons que prévu, qu'est-ce qui se passe ?
- "Ce qu'une loi fait, une autre loi peut le défaire. Bien entendu, on peut toujours améliorer un texte de loi. Encore une fois, je ne porte pas, moi, en ce qui me concerne, un jugement négatif sur la loi sur la présomption d'innocence. Je considère qu'il y a eu dans cette loi des améliorations. Mais s'il y a des difficultés d'application, regardons-les, et adaptons notre système pénal à ces difficultés, de telle sorte que nous puissions en sortir."
Pour vous, c'est l'Assemblée qui doit s'autosaisir ou c'est le Gouvernement qui doit, lui, agir ?
- "En tous les cas, l'Assemblée, dans un premier temps, c'est certain, et dans un deuxième temps, cela nécessitera entre les différents partenaires qui oeuvrent autour de la justice - que ce soit les magistrats, les policiers ou les gendarmes - de constater quelles sont les modifications que nous pouvons apporter ou que nous aurons à apporter à la loi, pour participer loyalement à l'application de la loi de la République."
Et cette proposition de R. Forni, président de l'Assemblée, elle est faite à titre personnel ou en tant que président ?
- "Je la fais à titre personnel, bien entendu. Vous m'interrogez sur l'approche qui est la mienne..."
Et aussi avec la fonction qui est la vôtre ?
- "Bien entendu, je le fais à titre personnel, mais j'imagine que d'autres y ont pensé comme moi et que nous ne manquerons pas de mettre en oeuvre ce que je viens d'indiquer, en ce qui concerne le contrôle des effets de cette loi sur la présomption d'innocence."
C'est une forme de pragmatisme, si je puis dire ?
- "Mais il faut être pragmatique. La loi, c'est au fond d'abord savoir quelle est la situation dans laquelle on se trouve, et ensuite, essayer de légiférer pour trouver les remèdes aux problèmes qui se posent."
Donc, on peut la corriger, la suspendre, l'aménager, l'amender ?
- "Bien sûr. Mais je ne vais dans le sens de la suspension. S'il y a, aux marges, des améliorations à apporter, je souhaite que nous les apportions. Mais globalement, ma conviction est que cette loi est utile."
Vous avez présidé la commission d'enquête sur la Corse. Vous n'avez jamais été laxiste à l'égard des mafias et des groupes d'influence - on se souvient de ce que vous disiez à l'époque. J'ai interrogé le préfet Bonnet, dès le premier jour de son procès sur, je cite, "des opérations barbouzardes" qui pouvaient avoir été menées à son insu, en Corse, quand il était préfet.
- "Le cas du préfet Bonnet est un cas intéressant. Est-ce qu'il relève plus de la psychiatrie que de la justice ? Personnellement, je ne suis pas en mesure de le dire."
Vous voulez dire que la gauche a nommé un irresponsable à la tête de la Corse ?
- "Je constate que son comportement, aujourd'hui, est absolument invraisemblable, et j'ai presque envie de résumer les choses d'une manière très simple : le préfet Bonnet a sali la Corse, il a blessé la démocratie et il a trahi l'Etat, ce qui fait quand même beaucoup pour un préfet de la République."
Il ne sert pas de tête de Turc, aujourd'hui ?
- "Pas du tout. Je pense qu'il a pris des initiatives, il doit les assumer. Tous ceux qui sont autour de lui et qui se sont laissés entraîner sur un terrain périlleux le confirment, du colonel Mazères en passant par Pardini, son directeur de cabinet. Tous constatent et ont constaté que les ordres avaient été donnés par Bonnet. Je crois que c'est tellement évident que ce comportement, aujourd'hui, me paraît stupide, pardonnez-moi de le dire."
Maître Forni, ne refaisons pas le procès du préfet Bonnet ici, ce n'est pas le lieu !
- "Non, les juges diront où est la vérité."
Je rappelle qu'il avait été nommé par monsieur Chevènement, ministre de l'Intérieur...
- "Chacun assume les responsabilités qui sont les siennes, y compris le ministre de l'Intérieur de l'époque."
Et pas monsieur le Premier ministre, monsieur Jospin ?
- "Je ne suis pas persuadé que le Premier ministre intervienne dans toutes les nominations de préfets, sur l'ensemble du territoire national. Il y en a un certain nombre qui sont nommés de manière hebdomadaire au Conseil des ministres."
Mais ce n'est pas sans l'accord du Premier ministre ?
- "Bien entendu. Mais on peut aussi se tromper. Il peut y avoir des égarements qui suivent une nomination, surtout quand on se considère, en arrivant en Corse, comme un proconsul."
Mais on lui avait donné le pouvoir et, en même temps, l'ordre de rétablir l'ordre et l'autorité de l'Etat.
- "Pas en violant la loi. Sûrement pas en violant la loi. Je connais suffisamment L. Jospin pour être persuadé que ce ne sont pas les instructions qui ont été données."
Dans le journal La Croix d'aujourd'hui, L. Jospin souhaite la fin de la cohabitation en 2002, pour rétablir, dit-il, une cohérence au sein du pouvoir d'Etat ?
- "Mais oui, cela passe par une victoire aux présidentielles de la gauche, et cela passe par une victoire aux législatives qui suivront quelques semaines après. C'est le meilleur moyen pour mettre un terme à la cohabitation."
Une victoire de qui ?
- "De la gauche, bien entendu, et de notre candidat."
Vous êtes le voisin géographique de J.-P. Chevènement et son ami de 30 ans. Comprenez-vous la percée de Chevènement ? Va-t-elle s'amplifier, est-ce qu'elle va durer ?
- "Evidemment, je comprends cette percée. Je la comprends pour deux raisons : la première, c'est que pour l'instant, les candidats sérieux ne sont pas déclarés - c'est un premier élément - et puis, la deuxième raison, c'est évidemment qu'à partir du moment où on ratisse large - de Poujade en passant par Couteau et par quelques autres -, on a toutes les chances de voir son score passer de 4 à 5 %, jusqu'à 11 ou 12, ce qui est le cas de J.-P. Chevènement, aujourd'hui. Mais vous savez, les ballons finissent un jour par se dégonfler."
Vous dites à Jospin : "Vas-y plus vite" ou "garde ton calme" ?
- " "Garde ton calme". Il a un travail à effectuer qui est celui de gouverner la France. C'est un sacré boulot, et je pense qu'on ne peut pas, en tous les cas, sur une longue période, faire les deux choses en même temps."
(Source : http://sig.premier-ministre.gouv.fr, le 23 novembre 2001)