Déclaration de M. Lionel Jospin, Premier ministre, sur la lutte internationale contre le blanchiment de capitaux, en renforçant la transparence du système financier international et en associant de nouvelles professions à la lutte contre la délinquance financière, Paris le 8 février 2002.

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Circonstance : Conférence des parlement européens contre le blanchiment des capitaux à l'Assemblée nationale le 8 février 2002

Texte intégral

Mesdames et Messieurs les Présidents,
Mesdames et Messieurs les Parlementaires,
Mesdames, Messieurs,
Nous sommes aujourd'hui réunis, à l'initiative du Président de l'Assemblée nationale, Raymond FORNI, pour évoquer un enjeu qui concerne l'ensemble de la planète : la lutte contre le blanchiment des capitaux. C'est là une préoccupation déjà ancienne pour la communauté internationale. Il s'agissait à l'origine d'empêcher le recyclage d'énormes sommes d'argent drainées par le trafic des stupéfiants. Puis cette lutte a été élargie au blanchiment des fonds provenant d'autres crimes : le grand banditisme, le proxénétisme, le trafic d'êtres humains et la corruption. Or, désormais, avec la globalisation, plusieurs centaines de millions de dollars peuvent faire le tour de la planète en quelques secondes, à l'occasion d'un transfert électronique, avec parfois plusieurs changements d'identité de l'auteur ou du bénéficiaire de ce mouvement.
On le voit : la lutte contre le blanchiment des capitaux doit changer d'échelle. Bien des déclarations ont été faites en ce sens et la lutte contre le blanchiment est désormais reconnue comme un des volets essentiels de la régulation financière internationale. Mais agissons-nous suffisamment ? Ce qui est sûr, c'est qu'il n'y aura pas de développement économique durable sans un système financier sain, robuste et intègre. L'intégrité des systèmes financiers est un bien public mondial, qui appelle une action publique collective de régulation. L'Europe est à la pointe de cette action. La réunion d'aujourd'hui témoigne de notre mobilisation.
Face au blanchiment, l'Europe doit parler d'une seule voix et affirmer ses positions sur la scène internationale.
La lutte contre la criminalité organisée et le renforcement de la régulation internationale font partie du projet européen. Car l'Europe n'est pas seulement un marché intérieur et une monnaie unique. Elle est une communauté de valeurs dans laquelle la liberté, le progrès social, l'intégrité de la personne humaine sont essentielles. En tant qu'Européens, nous pensons que la finance est au service de l'économie, et que l'économie est au service de l'Homme. Nous n'admettons donc pas que nos systèmes financiers puissent être utilisés pour faire prospérer le produit du crime. Les Européens se doivent d'être exemplaires et je me réjouis des progrès sans précédent accomplis par le droit européen, entre 1999 et 2001, dans trois domaines essentiels : la prévention, la répression et la coopération judiciaire. L'appel de Genève n'est donc pas resté lettre morte et le Sommet de Tampere a marqué une étape majeure dans la mobilisation de l'Europe contre la criminalité transfrontière, notamment par la création d'Eurojust.
L'Europe ne peut tolérer l'existence d'entités opaques ou anonymes, par lesquelles transitent des flux financiers considérables et sans rapport avec des échanges économiques réels. Trusts, fiducies, fondations anonymes, sociétés pour non-résidents, quelles que soient leurs caractéristiques juridiques précises et leurs noms dans les différents pays qui les acceptent, ces entités n'ont d'autre but que d'empêcher l'identification de leurs ayants droit économiques. Or elles constituent fréquemment, chacun le sait, un vecteur très efficace des opérations de blanchiment. Elles sont également -je le rappelle même si ce n'est pas le sujet de nos travaux- propices aux manipulations comptables, comme on a pu le constater à l'occasion de la débâcle d'Enron. Cette entreprise excellait dans l'affichage d'une rentabilité d'autant plus élevée que ses pertes étaient cachées dans des " véhicules spécialisés ", comme les désignent les spécialistes de la finance, c'est-à-dire dans des filiales le plus souvent localisées dans des centres financiers off-shore.
Aujourd'hui encore, dans certains territoires du monde, il faut moins de 100 dollars et quinze minutes pour créer une " boite à lettres ", ce qui permet à certains d'abriter les activités financières les plus répréhensibles derrière l'écran de l'anonymat, du secret bancaire ou de l'absence de coopération administrative ou judiciaire. Il faut mettre fin à ces facilités qui autorisent toutes les dérives.
Il faut d'abord agir chez nous, en Europe. La création d'une norme minimale de transparence a été identifiée par le Conseil européen de Tampere comme prioritaire. La Commission doit fournir un rapport sur cette question et proposer un dispositif précis. Mais les progrès sont encore faibles, comme l'a constaté le dernier Conseil JAI/ECOFIN. La France sera très attentive à ce que de nouveaux retards n'affectent pas l'avancement de ces travaux de toute première importance, dont le Groupe d'Action Financière (GAFI) est également saisi.
Mais ce combat doit être mené à l'échelle du monde : la qualité de la régulation internationale dépend toujours du maillon le plus faible. Face à l'intégration croissante des marchés financiers, il est devenu crucial de s'assurer de la participation de tous à ce combat. Aucun pays au monde ne doit fonder son développement sur des stratégies de " moins disant " réglementaire. Une telle approche est indéfendable car elle fait payer à l'ensemble du système le prix des dérives autorisées par quelques-uns. Cessons toute complaisance à l'égard des centres financiers qui s'affranchissent délibérément des disciplines collectives. Lorsqu'un centre off-shore continue à les ignorer malgré plusieurs rappels à l'ordre, il nous faut prendre des contre-mesures. C'est ce que mon gouvernement vient de faire à l'encontre d'un centre financier situé dans le Pacifique, la République de Nauru. J'ai signé hier un décret dans ce sens.
Ce combat doit être mondial, en outre, parce que les effets déstabilisateurs et pervers de la criminalité financière sont universels. Ils frappent plus durement encore les pays en développement. C'est pourquoi il faut rappeler que la lutte contre la délinquance financière n'est pas un combat des riches contre les pauvres, mais le combat du droit contre le crime. Parce qu'ils ont une vision commune des solidarités entre le Nord et le Sud, les Européens doivent veiller ensemble à ce que la lutte contre les flux financiers clandestins soit pleinement intégrée aux politiques de développement.
Je souhaite que l'Europe propose aux pays du Sud des stratégies " gagnant / gagnant ". D'abord en les associant aux réflexions internationales sur les normes de sécurité contre le blanchiment. Les disciplines collectives sont toujours mieux acceptées lorsqu'elles ont été collectivement débattues. Par ailleurs, l'Europe doit offrir son soutien aux pays qui s'engagent dans la voie de la conformité aux règles internationales, notamment en leur apportant l'assistance technique dont ils ont besoin.
En retour, les Européens devront décider s'ils maintiennent une aide publique au développement pour les pays ou les territoires qui, après avoir reçu les avertissements nécessaires, continueraient délibérément d'enfreindre la discipline commune. C'est une question de cohérence. Pour sa part, le Gouvernement français entend suspendre les financements accordés à des pays en développement qui se seraient placés dans cette situation, à l'exception des projets bénéficiant directement aux populations.
Mon Gouvernement s'est également mobilisé pour que les institutions financières internationales, notamment le FMI et la Banque mondiale, intègrent la lutte contre le blanchiment et contre le financement du terrorisme dans leurs activités et apportent leur assistance technique aux pays concernés. Au moment où elle définit sa stratégie d'intervention en faveur d'un pays, la Banque Mondiale devra désormais examiner les mesures à prendre pour renforcer la solidité et l'intégrité du système financier de ce pays. En travaillant dans ce sens, le FMI et la Banque mondiale agiront à la fois pour la stabilité financière internationale et pour le développement -ce qui est d'ailleurs l'exacte définition de leur mandat.
Mesdames, Messieurs,
Les progrès obtenus ces dernières années témoignent de l'importance de la volonté politique et de la force d'une action multilatérale étroitement coordonnée. Nous ne devons en aucun cas sous-estimer l'ampleur de la tâche qui reste devant nous, pour faire face à de nouveaux risques, mais aussi pour que le combat soit mené partout avec la même détermination. Le monde d'aujourd'hui offre d'innombrables possibilités de recyclage de l'argent du crime ; certains centres financiers ne prospèrent que grâce à l'anonymat qu'ils garantissent à l'argent douteux. Les déclarations générales de participation à la lutte contre le blanchiment sont parfois peu suivies d'effet lorsque des intérêts économiques sont menacés.
J'appelle donc aujourd'hui à une mobilisation générale contre le blanchiment.
Je propose pour cela des actions concrètes autour de trois axes prioritaires : renforcer la transparence du système financier, associer de nouvelles professions à la lutte contre la délinquance financière, approfondir la coopération internationale.
Il faut d'abord renforcer la transparence du système financier international.
Certes, la transparence n'est pas une fin en soi. La confidentialité est nécessaire à la protection de la vie privée ou de certaines données importantes dans la concurrence économique. Mais, trop souvent, ces préoccupations légitimes ont servi d'excuse au maintien d'une opacité en réalité propice aux activités criminelles. Chacun sait que le recyclage de l'argent sale se nourrit du manque de transparence, alors que celle-ci correspond à un principe essentiel : la connaissance du client et de l'ayant droit économique. C'est une condition nécessaire de prévention, de détection des transactions suspectes et de traçabilité. C'est aussi une condition du renforcement de la coopération internationale face à la mondialisation du crime.
Le GAFI se penche actuellement sur ces questions et la France participe très activement à ses travaux. J'attends de cette enceinte qu'elle définisse un standard de transparence qui serve de référence internationale. Les objectifs à atteindre sont clairs : les autorités publiques investies dans la lutte contre le blanchiment doivent avoir accès aux informations sur les ayants droit économiques. Il faut aussi que ces informations soient disponibles pour les institutions financières réalisant leurs obligations de vigilance.
Dans ce combat pour la transparence, soyons lucides : les parlements peuvent légiférer, les gouvernements peuvent mettre sur pied des unités de renseignements financiers, comme en France TRACFIN, les juges peuvent adresser des commissions rogatoires, tout ceci restera d'une efficacité limitée si l'utilisation de structures intermédiaires permet d'interrompre le fil des recherches, comme c'est aujourd'hui le cas. C'est pourquoi la France demande que la traçabilité des flux financiers soit une priorité politique absolue. Commençons par supprimer l'anonymat de certains virements internationaux, comme le propose le GAFI depuis octobre dernier.
Il faut dans le même temps lutter contre les excès du secret bancaire. Si des progrès ont été accomplis pour que le secret bancaire ne soit pas opposable en matière de criminalité financière ou de financement du terrorisme, ce secret reste encore dans trop de pays un frein à la coopération internationale et à l'exercice des obligations de vigilance. Je souhaite que le comité de Bâle puisse rapidement progresser sur les propositions françaises visant à permettre aux maisons-mères des groupes bancaires d'assurer un réel contrôle de la situation de leurs filiales dans des pays tiers : en effet, le risque de blanchiment doit désormais être apprécié non pas filiale par filiale, mais au niveau des groupes. Les mécanismes de contrôle interne doivent pouvoir s'exercer à cette échelle.
Le deuxième axe de notre mobilisation consiste à associer les professions concernées à la lutte contre le blanchiment.
Depuis de nombreuses années, la participation des professions financières à cette lutte est une des pierres angulaires de la stratégie de la communauté internationale. Chaque pays, selon ses propres traditions juridiques et ses propres choix politiques, a défini la nature des obligations qui pèsent sur les intermédiaires financiers : liste précise de diligences dans certains cas, obligation générale de vigilance dans d'autres pays, comme, notamment, la France. Je sais que les professionnels de la banque et de la finance, dans notre pays, y sont très attentifs.
Mais l'internationalisation des flux financiers et l'usage des nouvelles technologies rendent de plus en plus difficile la détection de mouvements suspects. Il importe donc d'adapter les contrôles pour les rendre plus efficaces. Le ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie, Laurent FABIUS, vient d'engager une réflexion avec les professions financières afin d'aboutir à la définition d'un code de bonne conduite, par exemple en ce qui concerne l'encaissement des chèques. Je souhaite que cette réflexion débouche rapidement et que soit établie une norme minimale de sécurité à respecter par les banques. Naturellement, cette norme n'aura pas vocation à se substituer à une obligation de vigilance générale qui demeure pleine et entière, mais elle en facilitera l'application par la définition de bonnes pratiques. Je suis sûr que les professions financières, sur lesquelles il serait injustifié que pèse une suspicion généralisée et dont je connais dans notre pays l'attachement à la lutte contre le blanchiment, adhéreront à cette démarche qui me semble répondre à leur attente.
Les résultats obtenus grâce à la vigilance du système financier ont fait émerger de nouveaux schémas de blanchiment, qui mettent en cause d'autres professions, susceptibles d'intervenir dans des montages financiers ou d'être utilisés comme paravent par des criminels. Les exemples ne manquent pas de ces nouvelles pratiques, qui rendent nécessaires un élargissement progressif des dispositifs de prévention et la participation de nouvelles professions. Les professions du chiffre et du droit sont au cur des discussions et je me félicite de l'adoption récente de la révision de la directive européenne sur la lutte contre le blanchiment. Le résultat obtenu concilie le respect des droits fondamentaux -notamment la relation privilégiée entre le client et son avocat dans le cadre d'une procédure judiciaire- et l'efficacité dans la lutte contre le blanchiment. L'Europe a pris une grande avance en la matière. Je souhaite que nos partenaires internationaux puissent nous suivre prochainement dans cette voie.
Troisième et dernier axe de notre mobilisation : le renforcement de la coopération internationale.
La lutte contre le blanchiment exige l'adhésion et la coopération des autorités publiques dans le monde entier. Il en va de même des actions entreprises pour éradiquer le terrorisme et réprimer la criminalité internationale sous toutes ses formes, qu'il s'agisse du trafic de drogue ou du trafic d'armes. Cette dimension de coopération me conduit pour quelques instants à une réflexion plus large.
Au lendemain des attentats du 11 septembre, nous avons manifesté une solidarité sans faille avec les Etats-Unis et contribué à leurs côtés à la réponse qu'appelait cette agression. Cette action commune contre le terrorisme va se poursuivre avec détermination. Mais cela ne signifie nullement que nous ne devions pas réfléchir de façon lucide aux leçons qu'il convient de tirer des événements du 11 septembre. On ne peut en effet réduire les problèmes du monde à la seule dimension de la lutte contre le terrorisme -quelle que soit son impérieuse nécessité-, ni compter uniquement pour les résoudre sur la prédominance des moyens militaires.
Notre conception du monde vise à construire une communauté internationale plus équilibrée, un monde plus sûr et plus juste. Cette conception se fonde sur la démarche multilatérale. Elle mise sur toutes les formes de coopération qui permettent aux membres de la communauté internationale de s'attaquer ensemble aux problèmes de fond, car aucun d'entre eux ne peut prétendre les résoudre à lui tout seul. Qu'il s'agisse des négociations sur les armements, des accords sur la protection de l'environnement ou de l'émergence des règles du jeu nécessaires pour que la mondialisation bénéficie à tous grâce au développement, la France, avec l'Europe, avec ses partenaires dans le monde, s'est attelée à des chantiers d'avenir. Nous souhaitons que les Etats-Unis, ne cédant pas à la tentation forte de l'unilatéralisme, se réengagent avec nous dans cette voie, car sans eux, les équilibres nouveaux que nous recherchons seront plus difficiles à atteindre. Pour ce qui nous concerne, nous continuerons à uvrer pour faire avancer ces conceptions.
L'esprit de coopération vaut en particulier -je reviens à notre sujet- pour la lutte contre le blanchiment. Agir ensemble nécessite des principes d'action communs. Nous les avons : il s'agit des quarante recommandations du GAFI.
Agir ensemble, c'est aussi exprimer clairement notre détermination, ce qui implique le refus des hypocrisies. La régulation et la coopération internationales ont fortement progressé ces dernières années grâce aux trois listes nominatives établies par le GAFI, le Forum de Stabilité Financière Internationale et l'OCDE. En désignant publiquement les pays qui refusent de jouer le jeu, la communauté internationale a obtenu de premiers succès très importants. Nous devons maintenir fermement le cap.
Je souhaite en particulier que le FMI accélère son évaluation des centres off-shore les plus problématiques, déjà identifiés par la communauté financière internationale, qu'il fasse état des conclusions de ses analyses, et que des conséquences en soient tirées. Trop de retard a été pris dans ce domaine.
Mesdames, Messieurs,
Lutter contre le blanchiment des capitaux, c'est rappeler que la liberté des flux financiers, utile d'un point de vue économique, n'est pas une valeur en soi. La transparence et la traçabilité sont les contreparties nécessaires de cette fluidité. La régulation du système financier est donc indispensable. La course à la rentabilité maximum, les facilités de la dissimulation, le défaut de contrôle -ou les arrangements avec les contrôleurs- ont conduit à des faillites spectaculaires, hier de la BCCI ou de LTCM, aujourd'hui de ENRON. Ces faillites illustrent les dérives auxquelles le libre jeu d'un marché privé d'arbitre peut conduire.
Malgré de récentes et réelles avancées, il reste beaucoup à faire pour qu'à l'échelle internationale, il soit matériellement impossible à des fonds d'origine criminelle d'utiliser notre système financier. Soyons clairs : la communauté internationale ne pourra pas franchir de nouvelles étapes dans la lutte contre la criminalité si nous n'abordons pas de front le problème des structures opaques. Instaurons une traçabilité complète des flux financiers et attaquons-nous enfin à cette véritable " ingénierie de l'opacité " qui gangrène nos systèmes financiers. C'est une entreprise difficile et longue, car le temps de la négociation multilatérale a ses rythmes propres. Mais je souhaite que nous allions plus vite qu'auparavant en raison des dangers qui menacent nos sociétés.
Nous savons pouvoir compter sur les Parlements d'Europe et sur les opinions publiques pour nous aider à progresser. A cet égard, je souhaite rendre hommage au considérable travail de recherche et d'analyse réalisé sur ces questions par la mission d'information parlementaire française. Je considère vos travaux d'aujourd'hui comme une étape très importante. Vous donnez un signal politique fort de notre volonté commune d'agir contre le fléau du blanchiment et d'instaurer une meilleure régulation financière internationale. Sur ces sujets comme sur d'autres, quand l'Europe est unie, sa voix est entendue.
(Source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 12 février 2002)