Entretien de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, avec "Le Grand jury RTL - Le Monde LCI", le 9 décembre 2001, sur la situation en Afghanistan, la politique étrangère des Etats-Unis et sur les questions européennes.

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Média : Emission Le Grand Jury RTL Le Monde LCI

Texte intégral

Q - L'Afghanistan à présent, l'Afghanistan où les Taliban ont été défaits. Même si leurs chefs courent toujours, un accord sur le partage du pouvoir a été conclu cette semaine à Bonn, mais les rivalités entre factions reprennent de plus belle. A Kandahar, deux factions rivales se disputent le contrôle de la ville. L'un des poids lourds du Front uni, le général Dostom, qui contrôle Mazar-i-Charif, a déjà dénoncé l'accord de Bonn ; le choix d'Hamid Karzai comme président par intérim est contesté par plusieurs partis. L'accord de Bonn n'était-il qu'une unité de façade ? Est-il viable pour tenter de gouverner et de contrôler l'Afghanistan ?
R - Je crois qu'il ne faut pas passer aussi rapidement de l'idée que cet accord de Bonn est formidable et qu'il a tout réglé au fait que c'était un accord de façade. Le fait qu'il soit contesté était presque inévitable, compte tenu des problèmes de la mosaïque afghane. Je crois pour ma part que le représentant spécial de l'ONU, M. Brahimi, a très bien travaillé, que les Afghans présents à Bonn ont fait preuve d'esprit constructif, ce qui n'est pas évident compte tenu de tout ce qui les a opposés pendant des années.
La pression internationale a été judicieuse. Nous avons eu raison de dire que l'aide mondiale à la reconstruction de l'Afghanistan qui est disponible, qui pourrait être considérable, dépend également de la façon dont les choses vont se passer sur le plan politique, sur le plan de l'accord entre les chefs afghans, sur la société afghane qu'ils veulent reconstruire.
Q - On a donc fait aussi bien que possible à Bonn ?
R - Compte tenu du délai écoulé depuis le 11 septembre, du déroulement des opérations militaires, je trouve que nous avons fait du mieux possible. Là où nous ferions une grosse erreur, ce serait de dire que nous sommes tranquilles avec cet accord. Ce serait une grosse erreur comparable à celle commise en 1992, lorsque le monde entier a abandonné l'Afghanistan à ses luttes tribales et claniques, avec la guerre civile qui s'en est suivie puis les Taliban apparus finalement comme rétablissant la paix pour le peuple afghan. Il ne faut absolument pas laisser tomber l'Afghanistan.
Q - Il faut accompagner ?
R - Oui, de toutes sortes de façons.
Q - Faut-il d'abord accompagner par une force internationale ? Autrement dit : cet accord a-t-il quelques chances de survie s'il n'est pas garanti par la présence délicate d'une force internationale ?
R - La vraie garantie, c'est l'engagement des Afghans. Ce sont eux qui ont subi plus de 20 années insupportables de guerre extérieure, de guerre civile, de famines, d'affrontements. Le vrai engagement est là, ce peuple veut autre chose.
Q - Quelle que soit la pertinence de l'engagement des Afghans, étant donnée la diversité sociologique de l'Afghanistan et de l'existence d'ethnies différentes, n'est-ce pas voué à l'échec s'il n'y a pas cette garantie internationale ?
R - Non, ce n'est pas voué à l'échec ; je prendrai les choses dans l'autre sens. Si les Afghans ne sont pas déterminés à s'en sortir, non pas à reconstruire l'Afghanistan d'avant mais à construire un Afghanistan nouveau, toutes les garanties internationales ou présences ne changeront rien. Et le processus échouera. Ce sont eux, c'est leur pays, nous ne pouvons pas projeter nos schémas. C'est pour cela que je soulignais qu'à Bonn, ils se sont bien comportés. Ils ont eu une attitude constructive, intelligente. Ils ont pensé à leur pays et pas simplement aux clans. Evidemment, il y a des luttes de partis, mais pour composer un gouvernement de coalition, même en Europe, c'est toujours délicat. Ce n'est pas forcément choquant, ce n'est pas l'indice du fait que cela ne marchera pas. Ils ont, d'autre part, voyagé ; ils ont eu des contacts, ils ont habité d'autres pays, ils voient que le monde entier est là. Cette situation, cette disponibilité du monde à les débarrasser d'Al Qaïda, des Taliban, être là et les accompagner sur tous les plans, ce n'est jamais arrivé.
Il y a l'aspect sécurité, c'est l'un des aspects de l'accord de Bonn. Il y a une annexe à ce sujet. Il y aura une résolution du Conseil de sécurité qui le précisera. Un certain nombre de pays sont en train d'examiner quelles contributions ils peuvent apporter à cette éventuelle force. Nous examinons également cette question, nous le ferons dans le courant de la semaine, mais rien n'est décidé.
Q - Et quel est votre sentiment avant la décision ?
R - Mon sentiment est que la France doit être aux côtés du peuple afghan, mais cela peut prendre des formes très multiples, les besoins sont très divers.
Q - Donc, pas nécessairement militaires ?
R - Nous n'avons rien exclu. Nous déciderons cette semaine avec le président de la République, le Premier ministre, le ministre de la Défense, d'autres hauts responsables et moi-même. Il y a toutes sortes d'aspects, il faut les aider à bâtir un Etat, bâtir une armée, déminer le pays. Il y a des points précis à sécuriser et il faut envisager tout le développement économique et social. Nous serons présents à leurs côtés, sans doute de plusieurs façons, mais ce n'est pas encore décidé d'une façon détaillée pour que je puisse vous en parler aujourd'hui.
Q - Nous parlions de l'Afghanistan et de l'action militaire américaine qui se poursuit pour l'instant, jusqu'à l'élimination complète des réseaux terroristes d'Al Qaïda en Afghanistan. A Washington, il paraît que l'on ne parle déjà que de la phase 2, la phase d'après.
R - Surtout dans les journaux
Q - M. Bush a dit à plusieurs reprises qu'il allait continuer le combat pour éradiquer le terrorisme de la surface de la planète.
R - Mais pas forcément sous une forme militaire, a-t-il dit aussi.
Q - Il n'y a donc aucun risque que les Etats-Unis aillent déloger Saddam Hussein, bombarder à nouveau l'Iraq ou viser d'autres pays, la Somalie, le Yémen ?
R - Ce qu'ont dit les Etats-Unis depuis le début, et nous sommes tout à fait d'accord avec eux, c'est que la lutte contre le terrorisme suppose un engagement de longue durée, en profondeur, que cela ne s'arrête pas au fait d'éliminer Al Qaïda et que cela doit se développer sur plusieurs plans.
Ils ont souvent répété - George Bush comme Colin Powell, mais on l'entend moins, bizarrement - que cela ne prendrait pas nécessairement, et peut-être même pas prioritairement, des formes militaires.
Q - C'est Colin Powell et vous savez bien qu'il y a un débat au sein de l'administration américaine.
R - Je sais, mais même le président l'a dit deux ou trois fois et il n'est pas dit du tout qu'ils aient arrêté des options militaires pour mener d'autres actions.
Q - Vous pensez que M. Bush a arbitré plutôt en faveur de Colin Powell, ce que l'on appelle les "Consensuels" à Washington ?
R - Pour le moment, il a arbitré dans le fait de se concentrer sur l'élimination d'Al Qaïda. Après ils verront et nous aussi. Ce qui est vrai aussi, c'est que la presse américaine et toutes sortes de groupes aux Etats-Unis disent qu'il faudra aller frapper tel ou tel, ensuite. Il y a eu beaucoup de déclarations européennes par avance, britannique, italienne, allemande, française, pour dire que ce n'est pas la même chose et que cela mériterait un nouveau débat, peut-être même une nouvelle résolution au Conseil de sécurité. Ceci dépend aussi de leurs projets.
En revanche, s'il s'agit de poursuivre la lutte contre le terrorisme en intensifiant partout les coopérations entre les services spécialisés, entre les polices, la coopération judiciaire, en accélérant les procédures toujours trop lourdes, nous le faisons. Et d'ailleurs, les Européens ont été rapides sur ces questions, dans leurs décisions de septembre et octobre ainsi que dans la lutte contre le financement. Il faut donc bien distinguer les deux et, pour le moment, nous sommes plutôt devant des spéculations.
Q - Vous n'avez pas d'inquiétudes ?
R - Si. Je ne sais pas si le terme est exact mais je ne peux pas écarter cette hypothèse. Nous avons dit que passer à d'autres phases après cette action contre Al Qaïda en Afghanistan, supposerait au minimum, comme l'ont dit les Britanniques eux-mêmes, que les Américains apportent des preuves très convaincantes, qu'il y ait un débat. Peut-être même une nouvelle résolution si c'était d'une nature différente.
Quant à une action contre l'Iraq, dont les Américains qui la préconisent disent eux-mêmes que cela n'a pas de rapport avec le 11 septembre, il est clair que nous ne pourrions pas la soutenir.
Q - Pourquoi les Américains seraient-ils plus enclin à consulter leurs partenaires concernant la phase 2 qu'ils ne l'ont été sur la phase 1 ? Finalement, le Pentagone a fait ce qu'il a voulu et il a souhaité diriger lui-même l'opération de bout à en bout.
R - C'était prévisible. Je crois même l'avoir dit dans cette émission quatre jours après les attentats. Compte tenu de ce que l'on sait de l'armée américaine, des leçons qu'ils avaient tirées à leur façon de la Guerre du golfe et de l'affaire du Kosovo, ils préfèrent agir par eux-mêmes et ils ne vont pas chercher leurs alliés.
Il n'empêche que les Etats-Unis ont beaucoup apprécié que le Conseil de sécurité, dès le lendemain, en grande partie à l'initiative de la France, ait adopté la résolution 1368 qui reconnaissait qu'ils étaient en état de légitime défense, article 51 de la Charte des Nations unies, et donc de légitime riposte. Ils l'ont invoqué souvent et la légitimité de cette action se raccorde à cette décision qui, sur ce point précis, n'est pas une décision purement unilatérale, américaine.
Il faut peut-être distinguer le plan politique et le plan militaire.
Q - Vous êtes en train de nous dire que, pour la phase 2, ils procéderont probablement de la même manière sauf qu'ils n'auront peut-être pas la légitimité accordée par les Européens.
R - Non, je n'exclus pas qu'ayant à passer à une autre phase différente de la première, ils trouvent normal qu'il y ait une nouvelle réaction du Conseil de sécurité.
Q - Il y a un autre aspect de l'action américaine qui est contesté, c'est la volonté exprimée à plusieurs reprises par le président Bush de faire juger les complices de Ben Laden, terroriste présumé ou éventuel, par les tribunaux spéciaux, tribunaux d'exception dont les juges seraient nommés par le secrétaire d'Etat à la Défense et sans respecter les droits accordés notamment par la Constitution américaine. Que dit la France sur ce sujet ?
R - La France n'est pas sur cette ligne. Nous l'avons dit par la voix du président de la République et par celle du Premier ministre. Le président de la République a rappelé que nous ne pouvions pas être favorables à des tribunaux d'exception, qu'il y a des procédures judiciaires normales qui peuvent jouer et le Premier ministre a déclaré que le mieux serait encore que ce soient des tribunaux internationaux.
Q - Autrement dit, vous seriez partisan de la création, comme il y a un Tribunal pénal international pour ce qui s'est passé en Yougoslavie ou au Rwanda, par une décision des Nations unies, d'un tribunal spécial pour juger ce qui s'est passé en Afghanistan ?
R - S'il y a des gens à juger, ce serait une meilleure démarche et, en tout cas, pas de tribunaux d'exception.
Q - De manière plus large, avant le 11 septembre, vous évoquiez pour le déplorer, le comportement, l'attitude unilatérale, égoïste autrement dit, des Etats-Unis, depuis le 11 septembre. Il y a eu une intense activité diplomatique pour construire cette coalition politique contre le terrorisme, mais l'ensemble des opérations, nous le disions à l'instant, a été mené de manière totalement unilatérale.
Est-on passé d'un unilatéralisme défensif et replié à un unilatéralisme offensif mais qui, pour l'Europe, pour la France revient un peu au même ?
R - Oui, on peut le définir ainsi.
Q - Mais la marche de manuvre devient très étroite, étriquée, pour la France et aussi pour l'Europe ?
R - Oui, mais c'est la réalité de cette puissance américaine. C'est leur psychologie, ce n'est pas spécialement lié à cette administration. C'est ainsi, le Sénat américain est comme cela depuis longtemps. Ce pays ne veut pas souscrire d'engagements nouveaux qui aliènent sa souveraineté ni son autodécision en quoi que ce soit.
On vient de le voir sur la négociation à propos des armes biologiques, de même que nous l'avons vu à propos du protocole de Kyoto et pour les mines anti-personnel. On le voit sur beaucoup de sujets. C'est sans doute lié à la conviction qu'ils ont qu'ils ne peuvent pas mal faire. Tout cela est en effet assez différent de la conception qui s'est beaucoup renforcée ces dernières décennies en Europe.
Q - Comment fait-on alors ?
R - Nous continuons à parler. Ce sont nos alliés ; nous parlons en amitié avec eux sur le fait qu'à notre avis, un pays qui a des responsabilités aussi considérables que les Etats-Unis, dans le monde d'aujourd'hui et de demain, doit accepter de s'inscrire dans une concertation internationale.
Q - A partir du moment où vous avez ce regard de grande lucidité, comment jugez-vous la gesticulation militaire des Britanniques et des Français, avec quelques soldats pour donner le sentiment que nous participons à cette grande affaire ?
R - Nous avons exprimé une disponibilité, il n'y a pas de raison de le regretter. Face à cette affaire qui est aussi la nôtre, cette lutte contre le terrorisme, nous avons dit que nous avions les moyens de participer. C'est vrai que la France et la Grande-Bretagne font partie des quelques rares pays qui ont une capacité militaire crédible, reconnue, qui ne couvre pas toute la panoplie de l'armement car pour cela, il n'y a que les Etats-Unis. L'armée américaine a estimé qu'une coopération navale des Français était très importante à un moment donné, que nos avions de reconnaissance étaient très remarquables, très performants. L'échange de renseignements a été extraordinairement apprécié.
Du côté des Britanniques, un certain nombre d'éléments ont aussi été jugés utiles. Ce n'est pas parce que l'armée américaine, pour des raisons de commodités, a préféré diriger les choses toute seule que cela rend infondées ses offres de services qui reposent sur une vraie capacité, je le répète.
Il y a un autre sujet tout à fait différent, c'est qu'à un moment donné, lorsque le système taleb a commencé à trembler et que la zone de Mazar-i-Charif a pu être libérée, les Américains souhaitaient qu'il y ait très vite là, comme par ailleurs à Bagram, des troupes présentes pour contribuer à la sécurisation. Nous avons réagi là aussi rapidement, positivement, dans un esprit de coopération et de solidarité. Ensuite, nous nous sommes heurtés à des tas de difficultés, aussi bien pour les Français pour arriver à Mazar-i-Charif que pour les Anglais pour faire ce qu'ils avaient prévu à Bagram, ou que pour l'ONU pour développer ses programmes humanitaires. C'est lié à la confusion à l'issue de la guerre, des demandes d'un certain nombre de pays voisins, des chefs locaux qui n'étaient pas d'accord entre eux. Ce sont les turbulences liées à la guerre, il ne faut pas en tirer des conclusions extrêmes. Je pense que nous nous sommes bien comportés en faisant ces propositions.
Q - Les menaces terroristes après les attentats du 11 septembre ont conduit la France à prendre des mesures importantes de sécurité intérieure : le plan Vigipirate renforcé. Ces menaces sont-elles toujours là ? Le plan Vigipirate, tel que les Français le connaissent aujourd'hui, en avons-nous pour longtemps à votre avis ?
R - Le gouvernement appréciera. Le gouvernement a réagi très rapidement, vous le rappeliez, et il a veillé à faire tout ce qui est possible pour donner aux Français la plus grande sécurité possible. Le gouvernement appréciera à partir des analyses du ministre de l'Intérieur et des autres ministres concernés à quel moment cela peut s'adapter. Mais il n'est pas besoin de le proclamer à l'avance.
Q - Concernant les dossiers européens, avec le Sommet de Laeken en Belgique dans une semaine, il y a au moins un dossier épineux, on pourrait commencer par là, c'est celui du mandat d'arrêt européen. Il s'agit de supprimer les procédures d'extradition au sein des Quinze, de faire en sorte qu'un juge puisse se faire remettre une personne au sein de l'espace européen ou obtenir son arrestation. Epineux parce que, seule contre tous, l'Italie de M. Berlusconi s'y refuse.
Comment ce dossier va-t-il être dénoué ? Vous ferez une Europe de la Justice à quatorze la semaine prochaine ?
R - Si nous ne pouvons pas faire autrement, oui. Mais l'Italie devrait réfléchir. Il est absurde que ce pays très européen, tout à fait unanime avec les autres après le 11 septembre pour dire que les Européens devaient accélérer toutes nos procédures, les faciliter, nous fasse buter sur ce problème. Je ne crois pas que ce soit une bonne politique pour l'Italie que d'entraver cet accord à Quinze.
Q - Et un accord à quatorze n'est pas exclu ?
R - Ce n'est pas exclu. Nous avons inventé dans le Traité de Nice cette notion de coopération renforcée qui permet à un certain nombre de pays, à condition d'atteindre un certain nombre, de mener des politiques pour avancer, sans se laisser paralyser par ceux qui ne sont pas prêts à avancer. S'il le faut, nous procéderons ainsi. Mais sur le fond, il est clair que d'une façon ou d'une autre, il faudra surmonter cet obstacle inattendu et nous avons besoin de ce mandat d'arrêt. Sinon, nous resterons dans des procédures très longues, très difficiles et cette harmonisation de la justice en Europe prendra encore des années. Il faut donc avancer.
Q - Vous disiez qu'il est clair que l'Italie a tout intérêt à adhérer à ce mandat d'arrêt, mais les intérêts de l'Italie et ceux de son président du Conseil ne semblent pas se rejoindre. Allez-vous dire clairement à M. Berlusconi : il vaudrait mieux ne pas vous opposer à ce mandat d'arrêt pour défendre votre groupe privé ?
R - Il faut que les intérêts du président du Conseil et de l'Italie convergent.
Q - Ils vous semblent converger en ce moment ?
R - C'est ce que nous lui demanderons.
Q - Lorsque vous parlez de l'éventuelle perspective d'une Europe de la Justice à quatorze, pensez-vous que l'Italie est en train de devenir une sorte d'Etat "voyou", qui s'affranchit progressivement de plusieurs règles européennes, notamment en matière de justice avec des lois contre les magistrats, qui restreignent leur pouvoir et que le gouvernement de Berlusconi a fait adopter récemment ?
R - Cela, c'est un problème sérieux. Ce blocage et cette discussion des ministres de la Justice pour atteindre la mise en oeuvre d'une décision déjà prise dans son principe sur l'harmonisation est un vrai problème pour nous et je pense que c'est une vraie erreur pour l'Italie. C'est le seul domaine qui est apparu sous une forme aussi précise. Mais je le répète, je ne peux pas imaginer que l'Italie, qui est un pays sincèrement et profondément engagé dans la construction européenne depuis l'origine, un des pays fondateurs, puisse s'en tenir à cette position.
Q - Cela ne repose-t-il pas également le problème de la manière dont sont prises les décisions au plan européen, notamment dans certains domaines comme le judiciaire ? Si la majorité qualifiée jouait, cette décision pourrait-elle être prise ?
R - Oui, mais cela dépend des domaines. Par exemple, après Nice, les milieux culturels français, le cinéma, étaient immensément reconnaissant que nous n'ayons pas lâché et que nous ne soyons passés à la majorité qualifiée sur les questions culturelles. Sinon, nous n'aurions pas eu à quinze un mandat pour la reprise des négociations de l'OMC à Doha qui excluait la question culturelle. Nous n'aurions pas eu le résultat relativement correct que nous avons eu à Doha pour démarrer les négociations.
Je dis cela avant de jeter la pierre aux autres, mais il y a des cas où nous-mêmes considérons comme évident et d'intérêt national de garder la décision à l'unanimité. Malgré cela, nous avons réussi à beaucoup étendre la majorité qualifiée à Nice. Je pense que cela continuera dans les prochaines années. Mais là, cela ne se justifie pas, c'est différent.
Q - De manière un peu moins diplomatique dans la réponse, pensez-vous que la position italienne est exclusivement liée aux embarras judiciaires qui pourraient résulter d'une telle décision pour le président du Conseil italien ?
R - Je ne sais pas, je n'ai pas d'éléments.
Q - C'est ce qui ressortait de la discussion. Y avait-il des raisons de fond qui conduisaient l'Italie à refuser ce mandat ?
R - Aucun responsable italien n'a justifié le blocage ainsi, ils ne l'ont pas justifié. Je ne peux pas vous dire que c'est la bonne explication. Il n'est pas exclu qu'ils fassent un mouvement. Il s'agit de savoir dans quels cas précis le mandat d'arrêt européen joue.
Q - Les Italiens veulent rejeter cela à 2008.
R - Mais nous sommes en train de faire pression et de travailler avec eux pour réaugmenter le nombre de cas dans lesquels le mandat d'arrêt européen fonctionne. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de procédures judiciaires dans les autres cas. Il s'agit simplement de mettre en place une procédure beaucoup rapide, presque automatique.
Q - Le Sommet de Laeken doit désigner aussi un président de la Convention sur la réforme des institutions européennes. La France soutient-elle toujours la candidature de M. Valéry Giscard d'Estaing ?
R - Le président de la République a apporté son appui à cette candidature, le Premier ministre aussi. C'est donc le candidat de notre pays pour cette Convention qui doit, entre le Sommet de Laeken dans quelques jours et la Conférence intergouvernementale en 2003-2004, négocier et conclure sur la répartition des pouvoirs en Europe, entre le niveau européen et les niveaux nationaux, l'organisation des pouvoirs au niveau européen ; faut-il garder l'équilibre actuel, faut-il le modifier ? C'est un très grand sujet. Avant, nous avons décidé de faire une Convention pour déblayer le terrain tellement c'est compliqué, tellement il y a d'options et de positions sur cette affaire.
Cette Convention associera des parlementaires nationaux, européens, la Commission, les gouvernements et il s'agit donc de lui chercher un président.
Q - N'est-il pas gênant d'avoir un président et un vice-président Français ? C'est une question que se posent vos partenaires ?
R - Ceci se décidera à quinze. Nous en sommes au stade où il s'agit de savoir quel est le candidat pour la France. Après, on discute. Il y a des inconvénients et il y a une autre candidature tout à fait estimable qui est celle de M. Amato, ancien président du Conseil italien. Mais il y a déjà le président de la Commission qui est italien, et cela concerne une période durant laquelle il y aurait en partie une présidence italienne de l'Europe. Donc, il y a toujours des recoupements de ce type.
Nous allons en parler et nous trouverons la meilleure solution.
Q - Sur son champ d'investigation, souhaitez-vous qu'il soit élargi comme le souhaite le Parlement européen ? Actuellement, son travail doit porter sur 4 points : la simplification des traités, la meilleure répartition des compétences entre l'Union et les Etats, l'intégration de la charte et le rôle des parlementaires nationaux. Or, on a l'impression que le Parlement européen souhaiterait que nous allions beaucoup plus loin, qu'elle travaille sur l'espace judiciaire, sur le fonctionnement plus démocratique du Conseil européen et de la Commission. En êtes-vous partisan ?
R - En fait, les quatre points de Nice sont déjà très ambitieux et à partir de ces quatre points, nous pouvons aller très vite. Il ne faut pas en faire un débat théorique, le Parlement européen fait une liste idéale de tous les sujets en allant très loin. Jusqu'à maintenant, les gouvernements se sont mis d'accord mais il faut que nous décidions à Laeken sur le fait que l'on partait des quatre points avec une vision ouverte et extensible. Concernant la délimitation des compétences, quand vous regardez de près ce que cela signifie, c'est un sujet extraordinairement complexe qui touche à tout et, à partir de là, on aboutit à traiter presque tous les problèmes ambitieux. Nous avons dit jusqu'ici que de toute façon, il faut commencer à déblayer cela car il y a des désaccords entre Européens sur à peu près chacun des sujets. Si cela marche bien, nous avancerons. Il n'y a pas de raison que, ni la convention, ni encore moins la Conférence intergouvernementale après, se bornent à cela. On ne peut pas fermer la liste.
Q - Et seconde précision : souhaitez-vous que le travail de la Convention débouche sur un projet de traité ou simplement sur des orientations dont la Conférence intergouvernementale pourrait tenir compte ou non, d'ailleurs ?
R - De toute façon, vous ne pouvez pas lier les mains des gouvernements. Même si la Convention réussit à se mettre d'accord sur un texte, les gouvernements, lorsqu'ils commencent la négociation, sont dépositaires de la légitimité et de la souveraineté et ils négocient. Pour des raisons de bon sens politique, à partir de votre hypothèse d'un bon texte qui aurait été préparé, ils ont les mains libres pour modifier, corriger, aller moins loin, plus loin. C'est la négociation entre des gouvernements responsables.
Cela dépend de la Convention. C'est d'ailleurs à cette condition que certains pays ont accepté la Convention : c'était l'idée que celle-ci présente des options précisément pour ne pas forcer la main pour après. Mais il y aura une dynamique dans cette Convention. S'ils arrivent à se mettre d'accord sur un texte, c'est très bien, cela facilitera la suite des travaux.
Q - Le calendrier et le périmètre de l'élargissement ?
R - Notre vrai défi, dans les prochaines années, c'est réussir à la fois cette nouvelle négociation institutionnelle qui va de maintenant jusqu'en 2004, pour arriver à des pouvoirs clairement répartis au fonctionnement satisfaisant, et réussir en même temps l'élargissement.
Q - 2004, c'est une dizaine de pays en plus ?
R - Nous n'avons pas fixé la date. Je ne sais pas, cela dépendra des négociations. Il y a des espérances.
Q - Récemment, vous vous êtes fait l'avocat de l'adhésion rapide de la Roumanie et de la Bulgarie. Cela ne charge-t-il pas trop la barque ?
R - Ce n'est pas exactement ce que j'ai dit. Notre grand défi est de réussir à la fois la réforme institutionnelle et ce nouveau grand élargissement qui va mener l'Europe de 15 à 25 pays ou plus, je ne sais pas. C'est les deux en même temps et la fameuse Convention dont nous parlons, dès l'an prochain, se réunit avec les pays candidats. Nous sommes donc déjà dans les mois qui viennent, psychologiquement et politiquement si ce n'est juridiquement, dans cette Europe très élargie. Il faut repenser toutes nos réflexions à partir de cette réalité si on veut être ambitieux, volontaristes.
Pour le débat sur l'élargissement, il s'agissait de savoir si on négocie sur la base de la candidature de chaque pays en constatant que chacun d'entre eux est prêt - c'est ce que nous avons décidé ces dernières années dans plusieurs conseils européens ; ou s'il y a déjà une approche politique qui a supplanté l'approche objective, différenciée pays par pays. Il y a quelques temps, j'ai posé la question à la Commission. Je n'ai pas dit qu'il fallait faire entrer à tout prix la Roumanie et la Bulgarie, j'ai posé la question à la Commission : négociez-vous toujours sur une base objective pays par pays, ou lorsque vous parlez de 10 pays d'un coup, n'est-ce pas une démarche politique ? A ce moment-là, il ne faudrait pas oublier la Roumanie et la Bulgarie. Il faut que l'on clarifie la méthode de négociation, c'est aussi simple que cela.

(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 décembre 2001)