Déclaration de M. Michel Duffour, secrétaire d'Etat au patrimoine et à la décentralisation culturelle, sur l'évolution des politiques du patrimoine et notamment sur le projet d'atlas du patrimoine en lien avec "l'aménagement qualitatif du territoire", Paris le 28 novembre 2001.

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Circonstance : Clôture des " Entretiens du patrimoine 2001", à Paris, Cirque d'hiver, le 28 novembre 2001

Texte intégral

Monsieur le Président,
Mesdames,
Messieurs,
Les travaux de ces deux jours et demi dont vous venez, Monsieur le Président, de présenter la synthèse, ont mis au cur des débats l'émergence et l'évolution de la notion de patrimoine au long du XXe siècle, vue au travers du regard des historiens et analystes de différentes disciplines que vous avez su mobiliser sur ce thème, vue aussi à la lumière de l'expérience concrète des élus comme des divers praticiens de nos services.
Je tiens d'abord à vous féliciter très sincèrement, cher Henry Rousso, de la compétence et du talent avec lesquels vous avez conduit cette réflexion collective et vous remercier d'avoir accepté cette lourde responsabilité. Ces mots ne sont pas de pure forme, car responsables au sein du Ministère de la culture du patrimoine et de l'architecture, nous tirons le plus grand profit de cet exercice bisannuel par lequel nous soumettons notre action aux regards croisés d'éminents spécialistes : historiens, géographes, philosophes, sociologues
Regard critique, au plein sens du terme, regard prospectif aussi qui nous aide :
à évaluer les implications de notre action passée, ses réussites et ses échecs, ses points forts et ses insuffisances,
à les confronter avec les réalités
à les réorienter ou les infléchir pour mieux répondre aux attentes de nos concitoyens.
Les précédents "Entretiens" ont parfaitement joué ce rôle en approfondissant des thèmes et des interrogations aujourd'hui essentiels : " Science et conscience du patrimoine ", " Patrimoine en place, patrimoine déplacé ", les risques de " l'Abus monumental ", le " Patrimoine et les passions identitaires ", " Ville d'hier, ville d'aujourd'hui en Europe ".
La directrice du patrimoine, Wanda Diebolt, a démontré ce matin l'intérêt et l'actualité des apports de ces précédentes rencontres. Je ne veux pas m'y attarder sauf le temps d'exprimer toute ma reconnaissance à leurs présidents et animateurs, et plus particulièrement aux trois d'entre eux qui ont accepté de revenir ce matin participer à cette passionnante table ronde : Pierre Nora, Régis Debray et François Loyer, sans oublier Jean Lebrun qui a su diriger leur débat avec tout son talent de journaliste.
Directeur de l'Institut d'histoire du temps présent, vous étiez, Cher Henry Rousso, tout désigné pour diriger ces "Entretiens 2001", et nous guider dans l'analyse historique de l'évolution, au cours du XXe siècle, du concept de patrimoine et des politiques publiques qui lui ont été consacrées. L'exercice n'était en effet pas aussi simple qu'il peut y paraître, même s'il est au cur de la démarche de l'historien. Relisons ce qu'écrivait Fernand Braudel à ce sujet en 1981 dans l'introduction du premier volume de son ouvrage L'identité de la France, uvre de référence essentielle pour notre réflexion.
Je le cite : "Voilà donc l'histoire invitée à quitter les quiétudes du rétrospectif pour les incertitudes de la " prospective "". Mais n'est-ce pas là un mouvement naturel de la réflexion historique que de passer " d'un vrai historique apparent "à un historique à venir ? "Quand, dit-il, je me pose des questions sur l'identité de notre pays, observée par priorité à travers l'épaisseur de son passé, n'est-ce pas à propos de la France de demain que je me tourmente et m'interroge ?" Les historiens et les analystes que vous avez su mobiliser autour de vous, Monsieur le Président, ont pleinement accompli leur mission de " passeurs ". Ils nous éclairent et nous préparent aussi, et surtout, à mieux agir. Je les en remercie collectivement. Chargé de conduire plus particulièrement l'évolution de la politique nationale relative au patrimoine face à l'évolution présente des institutions françaises, dans une Europe élargie et renforcée, je ne peux qu'être très attentif aux analyses et recommandations des "Entretiens du patrimoine" de cette année.
En effet, vous avez mis en évidence les ressorts de cette évolution, et il m'appartient, en tant que responsable politique, de m'intéresser maintenant à son terme actuel et à ses prolongements dans l'avenir. D'ores et déjà, je retiens particulièrement trois lignes de force qui tracent la route que nous devons suivre pour conserver les éléments majeurs de notre mémoire collective et les inscrire au cur de notre politique nationale d'aménagement du territoire français, comme au centre de notre politique européenne et internationale. La première idée est que le patrimoine aujourd'hui, au terme de cette longue émergence, est de fait issu d'un choix de valeurs, et vécu comme un choix de société. Deuxièmement le patrimoine est aussi perçu dorénavant comme un gisement économique, matière première d'un aménagement durable du territoire. Enfin, dans le domaine européen comme à l'échelle internationale, le patrimoine peut et doit être à la fois le révélateur de l'identité de chaque nation et le vecteur du rapprochement culturel entre les peuples.
Ces trois constats que je voudrais préciser doivent inspirer notre action : Premier constat, donc, le patrimoine est essentiellement une réalité subjective, fondé sur un choix de valeurs, plus ou moins conscient et délibéré. C'est à la prise de conscience de cette réalité, que nous appelaient les "Entretiens du Patrimoine" précédents, ainsi que l'a rappelé ce matin la Directrice de l'Architecture et du Patrimoine. Les "Entretiens 2001" nous ont fait progresser dans l'analyse de ce phénomène, en nous montrant en particulier comment les études menées sur les mémoires de la seconde guerre mondiale mettaient en exergue un patrimoine " négatif ", incarné dans des ruines ou encore dans des " lieux de mémoire " pour reprendre l'expression consacrée par Pierre Nora, lieux qui sont moins marqués par des immeubles ou des objets que hantés par des souvenirs douloureux. L'actualité récente nous a également imposé d'être les témoins de destructions, spectaculaires et dramatiques, qui nous ont fait comprendre que le patrimoine de l'autre peut devenir la cible symbolique de l'agressivité exercée contre lui.
Mais, heureusement, le patrimoine est plus habituellement porteur d'une charge positive, d'une volonté de construire l'avenir sur les valeurs héritées du passé, d'un choix de société qui cherche ses repères et ses références dans " son " patrimoine. Méfions-nous toutefois. La tentation est grande de choisir, sinon de réinterpréter le patrimoine à l'appui du choix préalable de société. Il y a toujours un risque de manipulation par le patrimoine. Et un risque pour le patrimoine lui-même, tant pour sa conservation physique que pour la pérennité de sa valeur symbolique. C'est pourquoi, nous en sommes convaincus, cette construction du patrimoine au travers de l'identification des traces historiques des territoires, des interprétations culturelles qu'elle va en proposer, des usages nouveaux qu'elle va greffer sur ces vestiges d'autres temps, a besoin d'être guidée scientifiquement.
Vos travaux à cet égard ont souligné le fait qu'aujourd'hui, parallèlement aux chefs d'uvre de l'architecture ou des arts décoratifs, on prend de plus en plus souvent en compte, comme une strate patrimoniale à part entière les témoins des activités économiques -agricoles, artisanales, industrielles- les grands équipements tels les aéroports, le patrimoine scientifique et technique. Ils ont profondément modelé les territoires dans leurs paysages, dans leur architecture et leur urbanisme, dans leurs structures socio-économiques. Ils jalonnent l'histoire des uvres humaines, le rapport de l'homme au travail et l'évolution de nos sociétés. Je suis personnellement très sensible à cette évolution conceptuelle, car je constate, au travers de mes très nombreux déplacements, qu'elle s'incarne très concrètement dans les politiques patrimoniales territoriales.
Second constat : Vos travaux nous ont également montré que cette extension du patrimoine, tant chronologique que thématique, mainte fois décrite par ailleurs, s'accompagne aujourd'hui de la prise de conscience, généralisée parfois jusqu'à l'excès, que ce patrimoine constitue un véritable gisement économique. La table-ronde d'hier soir a fait dialoguer élus et responsables territoriaux avec le Délégué à l'aménagement du territoire, Jean-Louis Guigou, que je remercie vivement d'avoir accepté de participer à cet échange essentiel pour notre réflexion. Ce débat nous a permis de mieux comprendre à la fois la modernité et l'intérêt de cette démarche patrimoniale, dès lors qu'elle privilégie la réappropriation du patrimoine par ses utilisateurs quotidiens. Il nous a également rappelé ses dangers potentiels, notamment lorsque l'on donne la prépondérance à des activités envahissantes et dominatrices.
C'est le cas en particulier du tourisme lorsqu'il est mal maîtrisé. Mais lorsqu'on sait maintenir ce délicat équilibre, le patrimoine se révèle alors un puissant agent d'aménagement durable du territoire, durable en ce qu'il fixe les populations et maintient vivants et lisibles, les éléments patrimoniaux fondateurs de l'identité culturelle du territoire en leur redonnant un usage nouveau apparenté à leur usage originel, Dans ce contexte nouveau, le Ministère de la culture et le Secrétariat d'Etat au patrimoine et à la décentralisation se sentent " en phase " avec cette actualité. D'abord avec cette priorité qui est la réalisation systématique de l'atlas du patrimoine.
Cet atlas est constitué par l'ensemble des connaissances collectées par l'Inventaire général, par la carte archéologique et par les diverses recherches architecturales, urbaines et ethnologiques qui sont réunies, confrontées, cartographiées et rendues accessibles à tous grâce aux techniques informatiques. L'extension progressive de cet outil à l'ensemble du territoire doit fournir les bases objectives dont a impérativement besoin la démarche d'aménagement qualitatif du territoire que je viens d'évoquer. Ensuite parce que le Ministère recherche avec détermination à progresser dans la voie de la décentralisation des responsabilités publiques en matière de patrimoine et d'architecture. L'objectif de cette démarche ne vise pas à désengager l'Etat, mais bien à démultiplier son action en responsabilisant les collectivités territoriales et en les dotant des moyens, juridiques, financiers, mais d'abord humains, aptes à assumer précisément ces nouvelles responsabilités, notamment celle d'un aménagement de leur territoire fondé sur la conservation et la mise en valeur du patrimoine.
Pour avancer dans cette démarche, nous avons choisi, Catherine Tasca et moi-même, une voie pragmatique. Nous aurons signé cette année sept protocoles de décentralisation avec quatre régions et trois départements. Ces protocoles ont tous pour objet, avec des angles d'attaque divers mais avec le dénominateur commun de la mise en place concertée de l'atlas du patrimoine, de pousser à l'extrême les collaborations entre les services de l'Etat et les collectivités territoriales afin de prendre le plus largement possible en compte le champ patrimonial, sous toutes ses formes, ainsi que la promotion de la qualité architecturale.
Ainsi, le protocole entre l'Etat et le département de la Seine-Saint-Denis, qui a été signé hier après-midi, s'inscrit tout à fait dans vos préoccupations, puisque ses objectifs principaux sont d'abord la réalisation de l'inventaire du département en analysant tout particulièrement les friches industrielles et les ensembles d'habitat social, mais également la mise en place d'une équipe d'architectes et d'urbanistes. Cette équipe sera chargée d'animer, à partir de cet inventaire et en relation avec les services de l'Etat et des collectivités territoriales, une réflexion prospective sur un aménagement du territoire départemental basé sur la mise en valeur et la réappropriation de ces données historiques. Un nouveau train de protocoles sera signé en 2002. Le gouvernement s'engage, par un amendement à la proposition de loi " Démocratie de proximité " en cours d'examen par les assemblées, d'une part à tirer la leçon, dans un délai de trois ans, de ces expérimentations territoriales grandeur nature, et d'autre part, en fonction de ce bilan, de proposer au Parlement les modifications législatives et réglementaires adaptées au besoin de décentralisation ressenti aujourd'hui dans notre pays.
Parallèlement, nous portons la plus grande attention aux conséquences à venir de ces mesures de décentralisation sur nos services déconcentrés, les DRAC et les services départementaux de l'architecture et du patrimoine (SDAP). Il est évident pour moi que, dans ce contexte nouveau, les services de l'Etat, au cur même de ce dispositif démultipliant les niveaux de responsabilité, seront chargés d'en maintenir la cohérence et que leur rôle en sera d'autant plus important. Mais, corrélativement, les métiers de nos agents devront évoluer vers davantage d'assistance scientifique et technique, de formation des autres intervenants, de vérification de leurs travaux Je souhaite donc lancer une réflexion sur l'évolution de ce rôle et de ces métiers et mettre en place un suivi permanent de ce phénomène et de ses implications pour les agents de l'Etat. Ceux-ci devront être étroitement associés à ces démarches. Je dois précisément m'en entretenir ces jours-ci avec les organisations qui les représentent. J'ajouterai enfin que la société civile doit être plus présente que jamais dans ce mouvement tendant à rapprocher au maximum le patrimoine et l'architecture de ses utilisateurs quotidiens, c'est à dire des citoyens.
Le rôle des associations qui uvrent en faveur du patrimoine et de la qualité du cadre de vie est essentiel. Les Journées du patrimoine 2001, année du centenaire de la loi du 1er juillet 1901, leur étaient, très justement, consacrées. Malgré l'annulation de ces journées, pour les raisons que vous savez, leur préparation avait permis de mettre en valeur, notamment par le biais d'une publication largement diffusée depuis, l'importance de leur action, passée et actuelle, mais aussi la nécessité d'adapter leurs modes d'intervention à cette nouvelle répartition des responsabilités entre l'Etat et les collectivités territoriales. C'est pourquoi un haut fonctionnaire du Ministère de la culture va être prochainement chargé de conduire avec elles une réflexion sur l'évolution de ces coopérations, dans la perspective de faciliter la présence et l'action des associations au sein des nouveaux dispositifs.
Troisième et dernier constat : Le patrimoine, exorcisé de ses tendances négatives, est un moyen exceptionnel de communication entre les peuples. Il est, à ce propos, particulièrement significatif de constater que le Conseil de l'Europe et l'Union Européenne ont lancé, depuis trois ans maintenant, une campagne annuelle sur le thème " L'Europe, un patrimoine commun " qui fédère les différentes manifestations consacrées au patrimoine organisées dans la plupart des pays. C'est le premier pas concret vers la prise de conscience du rôle que la notion de patrimoine peut jouer dans l'émergence d'une " Europe des cultures ". La France, quant à elle, dans le cadre de sa présidence de l'Union européenne, a fait adopter en 2000, par le Conseil des ministres de la culture européens, une résolution sur la qualité architecturale dans l'environnement urbain en Europe.
Cette résolution réaffirme la dimension culturelle de l'architecture et recommande le recours aux professionnels de l'architecture. Elle préconise une coopération accrue en ce domaine au sein de l'Union européenne en particulier pour développer la sensibilisation à la diversité des cultures architecturales, et pour renforcer les actions communes de formation et d'échanges d'étudiants et de professionnels. La France s'emploie, à faire émerger une véritable politique européenne du patrimoine et de l'architecture, bâtie sur la reconnaissance de la diversité de ses cultures. Pour ma part, j'y consacre tous mes efforts. Il nous appartient maintenant d'aider à s'épanouir, sur le terreau de la diversité européenne, une Europe culturelle fondée sur une histoire partagée, certes parfois dans la douleur, mais nourrie par les grands courants qui ont traversé notre continent. Elargissant cette ouverture à l'échelle mondiale, je voudrais prier Monsieur l'Ambassadeur Jean Musitelli de transmettre à l'UNESCO l'assurance de notre totale adhésion aux principes qui animent sa politique en faveur du " Patrimoine de l'Humanité ".
Le Ministère français de la culture continuera à soutenir concrètement cette action de son assistance scientifique et technique, dans le cadre de la convention qui le lie à cette instance internationale. Nous sommes en effet intimement convaincus que le patrimoine, comme la culture en général, sont des vecteurs privilégiés de la découverte des autres pays dans ce qui les qualifie le plus intimement. Ce sont aussi des facteurs sans équivalent de rapprochement entre les peuples, à condition toutefois de savoir résister au détournement pervers des valeurs identitaires que nous évoquions tout à l'heure. Monsieur Jean Musitelli a témoigné ce matin de l'ampleur des enjeux de cette action internationale. Je l'en remercie vivement et profite de sa présence parmi nous pour rendre hommage à la passion et à l'efficacité avec lesquelles il représente la France auprès de L'UNESCO. Le moment est venu de clore ces "Entretiens du Patrimoine 2001".
Je le ferai, au nom de Catherine Tasca et en mon nom propre, par un cordial remerciement à tous leurs organisateurs qui en ont assuré le plein succès, à tous les intervenants qui les ont nourri de leur haute pensée, à tous les participants enfin qui ont témoigné ici, par leur nombre et leur attention passionnée, de l'intérêt croissant de notre pays pour la préservation du patrimoine et la qualité de notre cadre de vie. Merci aussi à tous de contribuer à la réflexion prospective sur le statut et le rôle du patrimoine dans notre société en marche.
Je vous remercie de votre attention.
(Source http://www.culture.gouv.fr, le 28 novembre 2001)