Interview de M. Laurent Fabius, député PS, à RMC le 12 décembre 1993, sur les négociations du GATT, la révision de la loi Falloux et le PS.

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Média : Emission Forum RMC L'Express

Texte intégral

Sylvie Pierre-Brossolette : Êtes-vous optimiste sur l'issue des négociations de Genève, les tensions très fortes de ces dernières heures sont-elles la manifestation classique d'une fin de négociation, ou annoncent-elles une vraie crise ?

Laurent Fabius : C'est vrai que c'est en général à la fin que les négociations se tendent le plus. Et on ne peut pas actuellement porter de jugement d'ensemble, on pourra le faire mardi prochain. Mais d'ores et déjà il semble que, pour la France, les choses se présentent difficilement, contrairement à ce qu'on nous répète matin et soir.

Sylvie Pierre-Brossolette : Balladur avait l'air satisfait ces dernières heures…

Laurent Fabius : Oui, seulement ma grande crainte, si vous voulez, c'est que ou bien on n'aboutisse pas à un accord, or nous nous souhaitons qu'il y ait un accord, ou bien qu'on aboutisse à un accord qui ne soit pas favorable à la France, et que nous ayons répété pendant très longtemps « on ne sera d'accord sur rien si on n'est pas d'accord sur tout », et qu'au bout du compte on dise « la France est d'accord sur tout » sans vraiment qu'on ne soit d'accord sur rien. C'est ça qui risque d'arriver mardi prochain.

Xavier Julien : Sur le volet agricole il y a semble-t-il eu des progrès, puisque Édouard Balladur l'a accepté mercredi ; les concessions obtenues ne vous semblent pas satisfaisantes ?

Laurent Fabius : Votre phrase est significative. Vous dites « il semble qu'il y ait eu des progrès puisque Balladur a accepté le pré-accord ». Je ne crois pas que c'est ainsi qu'il faille juger. Il faut juger objectivement de l'accord. Et quand on regarde par exemple les réactions de ceux qui ont attentivement étudié l'accord, les réactions d'un certain nombre d'organisations compétentes, je crois qu'on est loin du compte. Il y a la question de l'orientation politique d'un certain nombre de leurs responsables qui est une autre question, mais je vais prendre un point qui est le point central : vous vous rappelez qu'au moment de Blair House il y a un an, à cette époque Pierre Bérégovoy était chef du gouvernement, nous avions, nous socialistes, pris parti d'une manière extrêmement vigoureuse contre le pré-accord de Blair House en disant « nous n'accepterons pas cet accord et nous préférons mettre notre veto ». À l'époque, la droite n'avait pas accepté de voter pour cette position, mais enfin, c'était ça notre position : Blair House est inacceptable, et en particulier à cause d'une disposition, c'est que dans Blair House, il y a donc un an, il était dit « il faudra que d'ici l'an 2000, c'est dans 6 ans, on diminue de 21 % les exportations de produits agricoles subventionnés. Et à partir de là, nous avions dit, et beaucoup de gens avec nous : c'est inacceptable parce que ça veut dire que la France qui aujourd'hui est le premier exportateur du monde, ne pourra plus continuer à l'être. Or quand vous regardez attentivement le nouveau texte qui, nous dit-on, a été élaboré, ce chiffre de 21 % reste tout à fait le même…

Sylvie Pierre-Brossolette : Il n'est pas calculé sur les mêmes bases de référence…

Laurent Fabius : Entrons un instant, mais un instant seulement dans le détail : on nous dit « oui, mais la base de référence de ces 21 % n'est pas la même, elle est un peu plus favorable ». C'est vrai qu'elle est un peu plus favorable, et que ça permettra donc pour l'année 94 et pour 95 d'être traités un peu moins mal qu'à Blair House. Je vous rappelle qu'en 95 il y a quand même une échéance politique importante. Mais à terme, c'est à dire au bout de ces 6 ans, c'est l'ancienne référence qui reprend, ce n'est pas la nouvelle. C'est à dire qu'on se trouve à moyen terme exactement dans la même position qu'à Blair House, et ça veut dire que l'agriculture française devra comprimer, supprimer, reculer ses exportations subventionnées à hauteur de 21 %.

Sylvie Pierre-Brossolette : Pour ce motif, il faudrait refuser de signer ?

Laurent Fabius : Le problème se pose un petit peu différemment. Je crois que jusqu'au dernier moment, il faut négocier avec beaucoup de force, et nous n'aurions pas accepté que l'on cède sur l'agriculture sans qu'il y ait un accord sur tout. Je reviens à ce que je disais tout à l'heure, et là-dessus nous étions d'accord : le principe était de dire jusqu'ici « il n'y a pas d'accord sur une partie s'il n'y a pas d'accord sur tout ». Et voilà que le premier ministre revient eu disant « l'accord agricole est bouclé ». Mais à partir du moment où cela est estimé bouclé, il est évident que les Américains et les autres n'ont pas intérêt à faire de concessions sur le reste.

Xavier Julien : Les agriculteurs disent « on ne veut pas un hectare de jachère en plus ». Le gouvernement s'y est engagé avec des contreparties européennes…

Laurent Fabius : … Oui, mais là encore, j'ai l'impression qu'on joue un peu avec l'opinion des gens. Est-ce que vous avez vu les engagements précis pris par les Allemands et par les autres partenaires européens de subventionner, parce que c'est de ça qu'il s'agira, ce qui n'aura pas été obtenu des Américains ? Non, on nous dit que… Mais en plus, je trouve assez rapide, et peut-être même d'une certaine manière, assez léger, de dire « à partir du moment où nous n'avons pas obtenu de concessions suffisantes des américains, c'est nous les européens qui allons devoir faire en interne des concessions ». Et j'ajoute que sur le plan concret, moi j'attends du Premier ministre et des responsables concernés, que l'on nous dise concrètement et en nous montrant les textes, les engagements qui ont été pris. Parce qu'on a été trop souvent abusés dans le passé par des décisions qui étaient évoquées alors qu'il n'y avait pas de texte.

Xavier Julien : Selon vous, c'est de la mise en scène, pour le moment ?

Laurent Fabius : Je ne veux pas être excessif dans mon jugement, mais ce que je crois, c'est qu'au moment du vote, nous allons devoir voter mardi puisque le gouvernement va engager sa responsabilité sur sa position, nous ferons à ce moment-là une balance entre les avantages et les inconvénients, et j'estime que jusqu'à présent, d'après les résultats concrets qui nous sont apportés, la France ne tire pas, sur des plans essentiels comme l'agriculture, l'audiovisuel, les avantages qu'elle aurait dû retirer.

Sylvie Pierre-Brossolette : Sur l'audiovisuel, qui est aujourd'hui la grande pierre d'achoppement à Genève, estimez-vous qu'il soit possible, si on n'arrive pas à un accord, de retirer l'audiovisuel de la négociation, et qu'à ce moment-là la France aura à peu près tenu ses engagements, ou bien serait-ce une capitulation ?

Laurent Fabius : Un mot d'abord avant de vous répondre très précisément, sur l'enjeu. Parce que nos auditeurs peuvent avoir le sentiment que tout cela, ce sont des affrontements théoriques, pas du tout. En matière agricole, ça veut dire l'exploitation familiale qui est en cause ; en matière d'industrie et de main-d'œuvre, d'acier, d'aéronautique, ça veut dire des milliers d'emplois ; en matière d'audiovisuel, ça veut dire est-ce que oui ou non nous allons pouvoir dans le futur continuer à produire des images françaises, est-ce que la culture française et francophone va continuer à d'exister, ou bien est-ce que 100 % de notre culture sera américaine.

Xavier Julien : Est-ce qu'on ne noircit pas le tableau ?

Laurent Fabius : Non, non, non, pas du tout.

Xavier Julien : Et pourquoi l'agriculture française serait-elle soudainement mise en jeu par les négociations du GATT ?

Laurent Fabius : Ça demande un petit détour d'explication, mais il faut prendre le temps de le faire. Parce que les moyens des Américains sont tellement puissants que lorsqu'ils produisent des films, ou lorsqu'ils font passer des séries à la télévision, ces séries et ces films sont déjà amortis sur le marché américain, donc quand ils arrivent en Europe ils coûtent beaucoup moins chers. Si donc vous entrez dans la pure logique du marché, ça veut dire qu'il sera toujours beaucoup moins cher de voir à la télévision des films américains que des films européens. La seule manière de maintenir une production européenne, c'est de faire qu'il y ait un certain nombre de mécanismes de soutien, de mécanismes de subventions. C'est ce qui a permis au cinéma français d'être le seul qui existe, le cinéma italien n'existe plus, le cinéma allemand n'existe plus, et l'anglais n'existe plus. Donc l'enjeu, c'est de savoir si à terme, il continuera d'y avoir une culture française en matière audiovisuelle ou non. Et de ce point de vue, si aucun accord n'est conclu, ça nous expose dans la suite à des risques gravissimes, parce que les Etats-Unis vont continuer le forcing, avec des moyens financiers de plus en plus colossaux, et nous, avec des moyens de plus en plus faibles…

Sylvie Pierre-Brossolette : Donc vous refusez de signer si on ne signe pas aussi un accord sur l'audiovisuel ?

Laurent Fabius : Je dis, et sur ce point je veux être extrêmement précis, que la négociation sur l'audiovisuel engage le futur des images, donc de la réalité pour nous, pour notre culture, pour nos enfants, et que c'est un point aussi important que tous les autres dont on a parlé, et que si on n'obtient pas satisfaction là-dessus, ça veut dire que toute la négociation finalement a mal tourné.

Xavier Julien : Est-ce que vous n'êtes pas en train de rendre à Balladur et à la droite la politesse qu'elle vous avait faite l'année dernière en musclant son discours sur le GATT ?

Laurent Fabius : Non, parce que comme nous le disions au début de cette émission, c'est au bout des négociations que, véritablement, tout se détermine. Et à l'époque, nous avions pris une position extrêmement ferme en disant « veto », et lorsque nous avions demandé le soutien de la droite, ils nous l'avaient refusé. Aujourd'hui, nous sommes à quelques jours de l'échéance, nous allons juger sur pièces, je le répète, nous souhaitons un accord, mais telles que les choses se présentent aujourd'hui, pour la France ce n'est vraiment pas satisfaisant.

Xavier Julien : Ne pensez-vous pas tout de même que Balladur a réussi à sortir la France de son isolement : les douze ont soutenu la France, notamment sur le volet audiovisuel… ?

Laurent Fabius : Mais cher monsieur, d'abord il y a des précédents fameux historiquement, où être isolé ça voulait dire aussi résister.

Sylvie Pierre-Brossolette : Vous voulez dire que Balladur n'est pas très gaulliste dans son attitude ?

Laurent Fabius : Il l'est par ses convictions, mais ce qui compte, et évidemment il faut essayer de convaincre le plus de partenaires possibles, mais ce qui compte c'est la justesse de la position. Et on préférera, en particulier en matière culturelle, que la France et les pays francophones défendent une position qui est juste, plutôt que de hurler avec les loups.

Sylvie Pierre-Brossolette : Rocard a dit qu'il préférait un mauvais accord qu'une bonne crise, vous êtes d'accord ?

Laurent Fabius : Moi j'ai une position simple, si nous estimons, et ce n'est pas le cas aujourd'hui, qu'au bout du compte l'accord est positif, on vote oui. Si nous estimons qu'au bout du compte il y a plus d'inconvénients que d'avantages, on vote non.

Sylvie Pierre-Brossolette : Pour l'instant, vous votez non ?

Laurent Fabius : Oui.

Xavier Julien : Le Conseil européen des douze s'est réuni à Bruxelles, et a semble-t-il accepté le principe du plan de relance proposé par Jacques Delors ; cela va-t-il être un déclic pour faire repartir la croissance, ou est-ce un de ces nombreux plans qui ne servent à rien ?

Laurent Fabius : D'abord ce plan de relance est une bonne idée. Le problème principal en Europe et singulièrement en France c'est le problème de l'emploi, si on veut essayer enfin de le prendre à bras le corps, il y a beaucoup de choses à faire, et notamment il y a un soutien à la croissance en matière européenne à donner. Et donc l'idée, non seulement de Jacques Delors mais d'autres responsables, de François Mitterrand, de la France d'une manière générale, de dire il faut une politique de grands travaux, de grands équipements, à la fois pour moderniser l'Europe et pour créer des emplois, c'est une bonne idée. Alors la grande question, c'est comment payer, quelles sont les décisions. C'est une belle enveloppe, mais je souhaite que cette belle enveloppe ait un vrai contenu.

Sylvie Pierre-Brossolette : Finalement il y a un accord de principe, on s'en est remis aux ministres des finances des différents pays pour mettre ça au point dans quelques mois ; alors n'est-ce pas un enterrement de première classe ?

Laurent Fabius : C'est une belle idée, mais ce qui m'importe c'est qu'elle soit traduite dans les faits. On l'a vu dans le passé, beaucoup de belles idées et quand on regarde la traduction concrète, les résultats ne suivaient pas. Ça aurait été à coup sûr une catastrophe que l'idée soit récusée, elle ne l'est pas, elle est donc acceptée, mais il faudra être très vigilants pour que les applications suivent.

Xavier Julien : Rappelons que ce sont 800 milliards de francs qui sont en jeu ; que doit-on en faire selon vous, pour fouetter un peu la croissance ?

Laurent Fabius : Lancer des politiques de grands équipements…

Xavier Julien : Ce ne sont pas de vieilles recettes un peu classiques ?

Laurent Fabius : Non. Ecoutez, ce qui manque aujourd'hui c'est d'abord une croissance suffisante. Et en même temps, il y a des besoins non satisfaits en matière de transports ferroviaires, on le dit souvent, en matière de liaisons d'infrastructures pour le câble, la télévision, etc., en matière de protection de l'environnement. Moi je pense aussi qu'il y a un domaine qui est probablement le plus important de tous, qui est la question des logements, de la réhabilitation et de l'amélioration des logements qui peut créer des centaines de milliers d'emplois, des millions à travers l'Europe, et où il y a du financement à trouver et à mettre en œuvre.

Sylvie Pierre-Brossolette : Et on est sûrs que ça profitera à la France ?

Laurent Fabius : Ça, c'est sûr. Ce qui crée le plus d'emplois, c'est la question du logement et la question de la réhabilitation.

Sylvie Pierre-Brossolette : Dans cette relance européenne, on est sûrs qu'on récupérera nos billes ?

Laurent Fabius : Oui, oui, oui, on récupérera. Mais le problème n'est pas seulement de récupérer nos billes, le problème c'est qu'on passe de la définition théorique à la traduction concrète.

Xavier Julien : Mais la baisse des charges des entreprises proposée par Delors dans son livre blanc, ça vous paraît une bonne solution ?

Laurent Fabius : Tout dépend ce qu'on fait. Je crois qu'il y a absolument nécessité pour le travail non qualifié, pour les moins payés, à diminuer les charges. Il est absolument anormal en ce qui concerne la France, que lorsqu'une entreprise rémunère quelqu'un au SMIC, la charge pour l'entreprise soit d'un peu plus de 9 000 francs, alors que ce que touche en net le smicard est un peu supérieur à 4 000 francs. Donc la différence est trop grande, et moi je pense qu'il faudrait prendre des décisions.

Xavier Julien : Y compris au niveau national ?

Laurent Fabius : Y compris au niveau national, pour qu'il y ait une baisse des charges en ce qui concerne les emplois non qualifiés, et je regrette que jusqu'ici le gouvernement ne l'ait pas fait.

Xavier Julien : Pensez-vous qu'une réduction du temps de travail à l'échelle européenne est possible aujourd'hui, sachant que vos partenaires socialistes européens sont eux-mêmes très réticents ?

Laurent Fabius : Je crois que si on veut aller, et c'est essentiel, vers une amélioration de l'emploi, il faut jouer sur 4 domaines à la fois, celui dont on vient de parler c'est à dire la question de la croissance européenne et française, la question de la réduction de la durée du travail qui n'est pas une panacée mais qui est utile.

Xavier Julien : Les 32 heures selon vous, c'est la meilleure formule ?

Laurent Fabius : Il faut aller vers 32 heures, ça ne veut pas dire grand-chose, mais je crois qu'il faut modifier la durée du travail, l'équilibre du travail, moi je préférais l'idée de la semaine de quatre jours qui change vraiment quelque chose, plutôt qu'uniquement la réduction de la durée du travail. Mais, croissance européenne, une meilleure organisation et la réduction de la durée du travail, l'exonération dont on vient de parler des cotisations pour les emplois non qualifiés, et puis les emplois de proximité. Si on fait ces 4 choses à la fois, on peut petit à petit redresser la situation.

Sylvie Pierre-Brossolette : En France, le budget vient d'être adopté par le Sénat, il y a de nouveaux trous en perspective, surtout dans le budget social de la nation, et on parle d'une augmentation de la TVA pour financer ces déficits ; est-ce une bonne méthode, est-ce injuste ou opportun ?

Laurent Fabius : D'abord, essayons de voir en un mot d'où viennent ces trous qu'on nous annonce : il y a une situation qui n'est pas facile, c'est vrai. Mais je crois qu'une bonne partie du problème vient de la politique qu'a choisie le gouvernement. Le gouvernement a considéré que ce qu'il fallait, c'est donner des moyens supplémentaires aux entreprises, alléger toute une série de charges, donner des avantages fiscaux. Alors évidemment, ça creuse les trous. On aurait pu dire que c'est utile à condition que ça ait relancé la machine économique. Mais le problème principal de l'économie en France, c'est l'insuffisance de la demande. Or comme on a ponctionné les salaires, augmenté la CSG, augmenté tel ou tel impôt, dans le même temps où on allégeait toute une série de cotisations pour les entreprises, on freinait la demande des particuliers. Et du coup, par un cercle qui n'est pas vertueux, mais qui devient vicieux, on accroît les trous de la sécurité sociale et du budget.

Sylvie Pierre-Brossolette : Comment on les règle ?

Laurent Fabius : La seule manière à terme de rétablir un équilibre, c'est d'une part de relancer la croissance par les éléments que j'ai dits, et aussi d'avoir un certain nombre d'exonérations. Là, il y a le choix entre trois méthodes, on parle beaucoup de l'augmentation de la TVA, mais l'augmentation de la TVA c'est quand même en général une mesure injuste, surtout quand elle s'accompagne d'une diminution de l'impôt sur le revenu pour les ménages les plus aisés. Deuxième méthode, mais ça présente aussi des inconvénients parce que ça risque de comprimer la demande, la CSG ; troisième méthode, c'est celle qui est recommandée au niveau européen, une taxe sur les énergies polluantes. Mais en tout cas, je pense qu'on ne peut pas se lancer dans un choix plutôt qu'un autre, s'il n'y a pas une description précise des avantages et des inconvénients de chaque méthode.

Xavier Julien : Le doyen Vedel vient de remettre son rapport sur la réforme de la loi Falloux ; selon lui, la moitié des établissements privés ne répondent pas aux normes de sécurité légales ; cela ne justifie-t-il pas que les collectivités locales puissent financer ces établissements privés ?

Laurent Fabius : D'abord, posons un principe clair, et on ne peut pas plaisanter avec la sécurité, que ce soit la sécurité dans les écoles privées ou dans les écoles publiques : s'il est avéré, encore faudra-t-il qu'on nous donne des détails, qu'il y a des problèmes de sécurité dans les écoles privées ou dans les écoles publiques, à ce moment-là il faut réagir. Premier point, et je suis très net là-dessus. Maintenant, on me permettra de m'étonner un petit peu des chiffres qui sont donnés : j'aimerais bien savoir quelle a été la méthode qui a présidé à cette élaboration, est-ce que cela a été fait par des inspections.

Xavier Julien : Vous doutez de l'objectivité du doyen Vedel ?

Laurent Fabius : Ah non, pas du tout. Le doyen Vedel est un homme tout à fait remarquable, et je n'ai que des éloges à son endroit. Mais je parle d'un point précis, j'aimerais savoir comment ces évaluations ont été faites. Ce n'est pas le doyen Vedel qui est allé dans les différents établissements. Donc premier point, j'aimerais savoir cela. Deuxième point, je voudrais savoir aussi, puisque le calcul n'a été fait que pour les établissements privés, si des problèmes similaires ne se posent pas dans les établissements publics. Parce qu'on ne comprendrait pas qu'on fasse un effort de sécurité pour les établissements privés et pas pour les établissements publics. Et troisième élément qui là aussi devrait mériter une réponse, on nous dit « il y a 50 % des établissements privés qui ont des problèmes de sécurité », mais il existe quand même des règles en matière de sécurité : on a laissé fonctionner des établissements pendant des années, alors qu'ils n'étaient pas sûrs ?

Xavier Julien : Vous ne répondez pas tout à fait à la question : faut-il réformer la loi pour permettre aux collectivités locales de donner de l'argent à ces établissements ?

Laurent Fabius : Il faut être absolument impeccable sur la sécurité, qu'il s'agisse des établissements privés ou publics, et la question de savoir (qui est d'une autre nature), question de principe de la loi Falloux, est-ce qu'on doit autoriser les collectivités locales à prendre en charge certains types de dépenses des établissements privés est un peu d'une autre nature, et je pense qu'il ne faut peut-être pas confondre les genres. Pourquoi est-ce que le problème de la révision de la loi Falloux a bloqué ? Peut-être pas uniquement ou pas essentiellement pour des questions de principes, mais parce qu'on sait que les collectivités locales aujourd'hui, départements, communes, régions, ont des problèmes financiers terribles, et que donc si on dit à ces collectivités locales qui ont déjà des besoins et des difficultés considérables « il va falloir que vous financiez en plus des nouveaux établissements », elles vont nécessairement prendre ces financements sur ce qui était prévu pour les écoles publiques, et c'est pour ça que le gouvernement a remisé sa copie. Donc c'est ce problème-là auquel il faut faire face.

Xavier Julien : Comment les établissements privés peuvent-ils faire face à la rénovation de leurs bâtiments ?

Laurent Fabius : Je ne vois pas comment les collectivités locales pourraient dégager des sommes qu'elles n'ont pas, sauf à les prendre sur les établissements publics, pour dire tout d'un coup « nous allons investir 3 milliards, 5 milliards, c'est l'évaluation qui est faite » ; où est-ce qu'on va les trouver ?

Xavier Julien : Alors quelle est la solution ?

Laurent Fabius : Je pense que il faut faire une évaluation à tête reposée de ce qui est nécessaire dans le privé et dans le public, et à partir de là, est-ce que l'État ne devra pas faire un effort, mais l'État ce ne sont pas les collectivités locales.

Xavier Julien : Jack Lang a été invalidé par le conseil constitutionnel ; pensez-vous comme Rocard qu'il n'a pas été assez prudent ?

Laurent Fabius : Écoutez, moi j'ai été triste pour Jack Lang parce que c'est un ami et j'ai de l'affection pour lui, et c'est un excellent député, ça a été un excellent ministre. Donc là, il tombe sous le couperet d'une invalidation, moi avant d'entrer dans plus de détails j'ai d'abord été triste pour lui. Mais comme je connais son énergie, c'est un homme très, très, énergique, je suis sûr qu'il va rebondir. La loi est, ce qu'elle est, je lisais hier dans Le Monde un article de Olivier Duhamel disant, et je pense qu'il a assez raison, qu'il y aurait peut-être certaines modifications à apporter à la loi, sur la durée, sur telle ou telle prise en compte…

Sylvie Pierre-Brossolette : Et sur les pouvoirs d'investigations du Conseil constitutionnel également…

Laurent Fabius : Il a beaucoup de pouvoirs, alors j'ai vu cette polémique se développer à propos du conseil constitutionnel…

Sylvie Pierre-Brossolette : Et la polémique a été engagée par Jack Lang qui a dit qu'il y avait eu un recul du droit : il a raison ?

Laurent Fabius : Il y a un proverbe qui dit « on a 24 heures pour maudire ses juges ». Mais enfin, au-delà de 24 heures, il ne faut pas continuer. Je crois que c'est une polémique qui finalement n'est pas opérante, simplement ce qu'il faut, c'est que Jack Lang puisse rebondir, et puis je crois que le conseil constitutionnel essaie de faire son travail le mieux possible, et c'est un organisme, on le voit dans beaucoup de décisions, qui est un organisme qui prend ses décisions en toute indépendance.

Sylvie Pierre-Brossolette : Rebondir à quelle occasion ?

Laurent Fabius : Il y en a beaucoup.

Sylvie Pierre-Brossolette : Vous pensez qu'il pourrait faire équipe parmi les fabiusiens dans la liste socialiste aux européennes ?

Laurent Fabius : Je ne sais pas s'il le souhaite, on verra, mais il y a beaucoup d'occasions.

Xavier Julien : Bernard Tapie lui a fait un appel du pied pour figurer sur sa propre liste européenne…

Laurent Fabius : Oui, mais enfin, Jack Lang est membre du PS.

Xavier Julien : Le PS a voté contre la levée de l'immunité parlementaire de Tapie ; vous pensez qu'il s'agit d'un règlement de compte politique ?

Laurent Fabius : Moi j'ai demandé aux parlementaires socialistes de voter contre parce que j'ai trouvé qu'on confondait un peu les genres : on est à dix jours à peu près de la fin de la session parlementaire, enfin à 15 jours, donc il n'y a pas de nécessité de justice de lever l'immunité parlementaire de Bernard Tapie. Et j'ai eu le sentiment qu'en fait, ce dont il s'agissait, était de préjuger un peu de sa culpabilité, ce qui n'est vraiment pas du tout l'affaire des députés.

Sylvie Pierre-Brossolette : Il y a quand même une nécessité, c'est qu'il ne pouvait pas être mis en détention provisoire au-delà de la session, parce qu'il fallait l'accord du bureau ; c'est ça la grande différence. Seule la levée de l'immunité parlementaire permettait de le mettre en détention…

Laurent Fabius : Ecoutez, si la question avait été posée aux députés : « voulez-vous ou non qu'on arrête Bernard Tapie », s'ils répondent oui, où va-t-on ? Ce qui me met mal à l'aise dans cette affaire, et c'est pourquoi moi j'ai voté contre, c'est qu'on fait jouer aux parlementaires un rôle qui n'est pas le leur, il ne faut pas mélanger la politique, la justice, etc…

Sylvie Pierre-Brossolette : Il faut changer de système ?

Laurent Fabius : Le système n'est pas bon. Philippe Séguin a fait des propositions, je ne sais pas si ce sont exactement, celles-là qu'il faut reprendre, mais je crois surtout qu'il ne faut pas mélanger les genres, et là on a l'impression, le sentiment d'une opération politique, et moi c'est une des raisons pour lesquelles je n'ai pas voulu me prêter à ça.

Xavier Julien : Tapie, c'est un compagnon de route ou un concurrent ?

Laurent Fabius : Compagnon de route, c'est d'habitude une expression qui est utilisée pour les compagnons du PC, donc je ne peux pas répondre. Mais c'est un homme qui, en particulier par rapport à l'extrême-droite, a pris des positions franches et courageuses. Sur le reste, sur la personnalité, sur tels ou tels agissements, moi je ne vais pas rentrer dans une introspection où dans une extrospection…

Sylvie Pierre-Brossolette : Pensez-vous que le PS soit en forme, qu'il est sorti de sa léthargie ?

Laurent Fabius : Non, on n'est pas encore sortis de la difficulté, c'est évident. Je crois qu'on a retrouvé, ce qui est normal, une certaine crédibilité critique. L'opposition, c'est essentiellement le PS, il faut que le PS se fasse entendre aussi de ce point de vue-là. Mais sur l'aspect propositions, force d'alternative, ce n'est pas encore le cas. C'est vrai qu'on a besoin de temps, maïs je crois surtout qu'il faut à la fois avoir une opposition vigoureuse sans être injuste, et en même temps développer des propositions alternatives. Les gens recommenceront à nous faire confiance s'ils considèrent que les propositions que nous faisons sont plus crédibles que celles de la droite.

Xavier Julien : Vous avez pardonné à Michel Rocard ?

Laurent Fabius : Oh, le problème ne se pose pas en ces termes.

Xavier Julien : Il se pose en quels termes maintenant ?

Laurent Fabius : Écoutez, Michel Rocard a ses responsabilités, moi j'ai les miennes.

Xavier Julien : Il les assume bien selon vous ?

Laurent Fabius : J'ai pris une détermination qui va peut-être vous ennuyer, c'est que maintenant et pour les quelques dizaines d'années qui viennent, je ne parlerai plus de untel ou untel, parce que je trouve que je me fais toujours piéger. En revanche sur le PS, je pense qu'il a intérêt à la fois à avoir une opposition vigoureuse, sans concessions, et en même temps à développer ses propres propositions. Voilà la tâche des mois qui viennent.

Sylvie Pierre-Brossolette : Le fait que François Mitterrand ait reçu Rocard, c'est un signe de rassemblement, c'est un signal ?

Laurent Fabius : C'est tout à fait normal, c'est tout à fait normal.

Sylvie Pierre-Brossolette : Il a pris son temps pour le recevoir…

Laurent Fabius : Ça je n'en sais rien, mais c'est tout à fait normal. Cela dit, j'ai vu que François Mitterrand avait reçu Michel Rocard, qu'Édouard Balladur avait déjeuné avec Jacques Chirac, ça me paraît tout à fait normal. Maintenant, je pense que ce ne sont pas les deux événements majeurs de la fin du 20ème siècle.

Sylvie Pierre-Brossolette : C'est de la mise en scène ?

Laurent Fabius : Non, c'est normal, les gens se voient, les responsables se voient, on n'est pas en guerre civile, heureusement.

Xavier Julien : Le PS prépare les assises de la transformation sociale qui doivent se tenir au début de l'année prochaine, elles sont préparées par Lionel Jospin, elles doivent être ouvertes à toutes les forces de progrès ; est-ce selon vous une préfiguration de ce qui s'est passé en Italie où l'ancien parti communiste a réuni autour de lui toutes les forces de gauche ?

Laurent Fabius : Non, ce n'est pas la même chose. Ce qui se passe en Italie est très intéressant, mais c'est un autre cas de figure. D'abord je rappelle que l'ancien parti communiste est devenu un parti socialiste, un parti social-démocrate. Il est membre de l'internationale socialiste, j'avais moi-même à l'époque beaucoup travaillé en ce sens, et le dirigeant de ce PDS, nous nous étions rencontrés, réuni, et maintenant c'est un parti socialiste. Mais la situation là-bas est très différente : il n'y a plus de centre-droit, il y a l'extrême-droite qui essaie de rassembler autour d'elle la mouvance de droite, et puis le parti socialiste italien de Bettino Craxi est devenu très faible, et donc c'est autour du PDS que se fait le rassemblement.

Sylvie Pierre-Brossolette : Et ici, le rassemblement peut se faire autour du PS, vous avez bon espoir de rassembler et les Verts, et les communistes de l'après-Marchais ?

Laurent Fabius : Ce n'est pas le but des Assises de la transformation sociale. Le but de ces Assises, c'est d'essayer de rassembler des gens qui sont différents pour travailler ensemble, bâtir un projet, examiner surtout en se tourant vers le futur les points de rassemblement et de divergence. Ce n'est pas un cartel électoral, ce n'est pas du tout le but. Et puis il n'y a pas, dans notre esprit tout au moins, un parti qui doive dominer les autres.

Xavier Julien : Vous voyez un dégel du côté des Verts ou du PC ; la succession de Marchais peut débloquer la situation ?

Laurent Fabius : Les relations ne sont pas mauvaises avec le Parti communiste, que ce soit le PC orthodoxe si je puis dire, ou bien les différents réformateurs et refondateurs, les rapports ne sont pas du tout mauvais. En ce qui concerne les écologistes, il y a des évolutions, à la fois des évolutions et des coupures, il faut travailler avec eux dans la diversité de leurs instances.

Xavier Julien : Et ces assises devraient créer une dynamique ?

Laurent Fabius : J'espère que ça le fera. Moi je me situe, à la fois je suis heureux de ces assises auxquelles je participerai, mais je crois qu'il faut avoir une vision encore plus à long terme. C'est à dire rebâtir un projet de transformation sociale, c'est de ça qu'il s'agit, et puis que le PS en tant que tel reprenne toute sa crédibilité.

Sylvie Pierre-Brossolette : Il y a aujourd'hui en Russie les premières élections théoriquement démocratiques ; est-ce que vous souhaitez la victoire maximale pour Eltsine, est-ce que ça pourrait solidifier la démocratie, ou bien est-ce que vous doutez du résultat ?

Laurent Fabius : Je ne suis pas absolument sûr que mon expression à cette heure de la journée soit déterminante pour le résultat final. Mais je pense qu'il gagnera, pas d'une façon aussi massive que certains le pensent…

Sylvie Pierre-Brossolette : Est-ce important qu'il gagne, le souhaitez-vous ?

Laurent Fabius : C'est important qu'il y ait eu un processus démocratique, et c'est important qu'on ait un pouvoir stable et démocratique en Russie, c'est évident. C'est la première fois en fait que les Russes votent d'une façon démocratique.

Xavier Julien : Il faut faire confiance à Eltsine comme on a fait confiance à Gorbatchev ?

Laurent Fabius : Les personnalités ne sont pas du tout les mêmes, les périodes historiques non plus. Mais nous prenons les dirigeants, Eltsine est le dirigeant de la Russie, et il faut que son pouvoir, si les électeurs en décident ainsi, soit assis sur une base démocratique.

Xavier Julien : En Algérie, les islamistes ont mis à exécution leur menace contre les ressortissants étrangers, plusieurs d'entre eux ont été tués, dont un Français ; que faut-il faire ?

Laurent Fabius : C'est une situation extrêmement inquiétante, je crois que jusqu'ici, l'attitude qui a été celle du gouvernement français vis à vis de l'Algérie, a été celle qu'il faut. Je n'ai pas de critique à formuler sur ce point, mais je pense que pour les mois qui viennent, je suis extrêmement inquiet, parce que d'un côté l'intégrisme présente des dangers immenses, mais de l'autre on n'a pas le sentiment que le gouvernement donne des perspectives de progrès comme on le souhaiterait.

Xavier Julien : Aucun dialogue possible avec les islamistes ?

Laurent Fabius : À partir du moment où les intégristes, moi je les appelle les intégristes, nient ce qui est quand mème le fondement de l'équilibre démocratique, c'est très difficile.

Xavier Julien : Merci Laurent Fabius, la semaine prochaine nous recevrons Nicolas Sarkozy, ministre du Budget et porte-parole du Gouvernement.