Texte intégral
Mesdames, Messieurs,
Voici que pour la seconde fois, depuis ma prise de fonctions, je réponds à l'invitation d'une des organisations professionnelles de magistrats à participer à une partie des travaux de son congrès.
Je voudrais d'abord vous remercier de votre invitation : elle témoigne de votre volonté de dialogue sur les questions judiciaires, nombreuses, qui se trouvent aujourd'hui en débat et dont certaines apparaissent essentielles pour notre société.
Ma présence parmi vous ce matin traduit mon intention très claire d'être à l'écoute des diverses composantes du corps judiciaire, des préoccupations de celui-ci et des enseignements que sa connaissance pratique du terrain sur lequel il évolue peut apporter à ceux qui ont la charge de dessiner le visage de la justice du 21ème siècle.
Mes remerciements vont aussi à vos organisateurs, parmi lesquels je souhaite tout particulièrement saluer votre président Alain Terail, que je connais depuis longtemps, pour m'avoir invité dans cette ville de Nantes. Le choix du lieu de votre congrès n'a certainement pas été dicté par le seul désir de raccourcir la route qui fut mienne pour venir jusqu'à vous, mais il est vrai que je suis heureux de me trouver dans cette grande ville d'un ouest où je me sens chez moi, où j'ai plaisir à y retrouver les visages connus et amicaux de ses élus, ici présents. En arrivant il y a un instant, j'ai pu contempler la silhouette familière du château des ducs de Bretagne, posé au bord de ce qui fut le lit de la Loire, avant les grands travaux de ce siècle ; il symbolise la double nature de cette ville, sa "forme" selon l'expression de Julien Gracq : bretonne par ses racines historiques et sans doute aussi par son cœur, mais aussi, de façon évidente, marquée par ce courant d'échange et de circulation que constitue la Loire. L'élu breton que je suis, mais aussi l'élu qui connaît les atouts économiques et humains d'un grand ouest, ne peut que s'y trouver à l'aise.
Mais je ne puis oublier que c'est surtout le garde des Sceaux, ministre de la Justice, que vous avez invité, et ma pensée ne pourra que se reporter vers les façades classiques de la Place Vendôme en m'adressant à vous.
J'ai souhaité résolument, en plein accord avec vos organisateurs, que notre échange soit franc et direct. C'est la raison pour laquelle je n'ai pas voulu accaparer tout le temps que nos programmes respectifs nous permettent de passer ensemble et ai préféré que nous dialoguions, par un jeu simple et libre de questions. Je crois que cette méthode nous permettra, mieux qu'un long monologue, de nous dire mutuellement ce que nous avons à nous dire.
Mais auparavant, je voudrais, très brièvement, retracer le cadre dans lequel j'inscris mon action.
Chacun d'entre vous le sait : je ne suis pas juriste. Mais la justice m'intéresse : je l'ai abordée en effet, non certes en professionnel, mais avec l'œil du citoyen, et les convictions de l'homme politique.
Quels enseignements ce regard neuf m'inspire-t-il ? Il m'est apparu que l'institution judiciaire à laquelle vous appartenez, à laquelle nous appartenons, avait besoin de sérénité, de lucidité et d'efficacité.
Sérénité
Sérénité d'abord… il n'est guère besoin d'être un observateur très pointilleux pour constater que les corps judiciaires sont sortis de ces dernières années dans un état d'esprit qui oscille entre l'inquiétude et l'ébullition. Il est clair aussi que le climat de ces dernières années a accrédité dans l'opinion l'idée que la magistrature n'était pas indépendante des turbulences politiques.
Cette situation n'est pas tolérable.
C'est pourquoi, j'ai délibérément orienté mon action vers les points suivants :
Mettre en place un nouveau comportement de la Chancellerie dans sa relation avec les autorités chargées de la conduite de l'action publique. Je crois qu'aucun procureur aujourd'hui ne peut affirmer avoir reçu de moi des instructions qui n'aient été écrites.
Assurer ensuite une réelle indépendance de l'autorité judiciaire, qu'on ne peut en aucun cas ramener à l'idée d'un service public, à caractère banal, de la justice. La réforme du CSM, par l'affirmation de l'unité du corps judiciaire au-delà de ses traditionnelles distinctions entre siège et parquet, et par la coupure, manifestée dans les modes de désignation de ses membres, par rapport à l'exécutif, en constitue l'axe essentiel qui trouve ses prolongements dans la loi organique relative au statut.
Manifester enfin l'apaisement jusque dans la gestion du corps même judiciaire.
Dans cette question importante du choix des hommes, je désire retrouver un comportement plus marqué du sens de l'État. Seules doivent nous guider ici la compétence et la loyauté. Je veillerai pour ma part scrupuleusement, dans toute la limite des compétences qui sont les miennes, à ce que ces orientations soient fidèlement suivies, et toujours préférées aux conceptions malsaines nées du clientélisme ou de la valorisation excessive de l'ancienneté.
Lucidité
Le cadre apaisé que je veux offrir à l'institution judiciaire doit lui permettre de réfléchir sereinement, mais nécessairement, à son rôle, à son image dans la société.
Quelle place pour le juge aujourd'hui ? L'image du juge est, dans l'esprit de nos concitoyens, floue, brouillée par des représentations erronées, certes, mais aussi par le soin insuffisamment attentif qui a été porté par l'État à l'image même de ceux qui exercent la mission de dire le droit dans la société.
Mon ambition est de redonner au juge une identité forte. Cela passe bien sûr par une amélioration de son statut matériel et moral. De ce point de vue, j'ai déjà été amené à proposer dès cette année une première étape dans la voie de l'alignement des indemnités des magistrats de l'ordre judiciaire sur celle des magistrats de l'ordre administratif, et d'autres mesures significatives sont à l'étude pour la loi programme, dont nous reparlerons. Mais c'est aussi une meilleure définition des missions du juge, qui, sans doute, recentre celui-ci sur ses fonctions essentielles, qu'il nous faut façonner. Vous le savez, cette tâche urgente, qui amène à tracer mieux la frontière entre les activités sociales et administratives assurées par l'institution judiciaire et la mission de dire le droit, est l'une de celles que j'ai confiées, avec l'assistance d'un groupe de travail, aux sénateurs Haenel et Arthuis, dans le prolongement du rapport de la commission d'enquête qu'ils ont rédigé. Tâche délicate et sans doute aussi parfois douloureuse, mais tâche particulièrement nécessaire pour reconstruire une identité de la fonction de juger.
Quels moyens pour la justice aujourd'hui ? Nous abordons là, vous le savez, une question difficile, tant il est clair que la justice n'a pas toujours été une priorité budgétaire, et que, lorsqu'elle l'a été, l'éventail des moyens nouveaux a été absorbé par des secteurs tels que l'administration pénitentiaire. Il faut sur ce point être clair. La situation économique et donc budgétaire de la France ne permet pas d'espérer un miracle à brève échéance… et il est déjà remarquable que, dans le contexte qui est le nôtre, notre budget ait progressé comme il l'a fait. Mais la solution n'est pas dans une progression infinie de celui-ci. Il nous faut rechercher par nous-même des gisements de productivité, non pas en demandant plus de travail à des personnels dont je sais que la très grande majorité se dépense déjà au service avec dévouement, mais en explorant avec courage des nouvelles techniques de travail et d'organisation.
C'est à ce seul prix que nos demandes budgétaires futures seront prises en compte comme la juste contrepartie d'un effort qui aura été reconnu.
Ceci m'amène à parler enfin de mon souci d'efficacité. Celle-ci se situe à plusieurs niveaux :
La responsabilité de la Chancellerie est, tout d'abord, de donner aux hommes et aux femmes de terrain des règles juridiques dont l'application ne soit pas rendue impossible par leur complexité voire leur incohérence. La réforme urgente des dispositions de procédure pénale prévues par la loi du 4 janvier 1992 s'inscrit dans ce souci.
Le devoir de la Chancellerie est aussi de donner à l'institution judiciaire une structure et une organisation adaptées à notre temps. Tel est l'objet des travaux, tant de la commission de déconcentration instituée dans tous les ministères par le Premier ministre, que du groupe de travail constitué autour des sénateurs Haenel et Arthuis. L'idée centrale est de concilier l'impérieuse exigence de la rationalisation de notre fonctionnement, avec le besoin de justice qui caractérise notre société et la revendication d'une justice plus proche des justiciables.
Je serai, au début de l'année 1994, en possession des conclusions de ces deux instances qui porteront sur l'organisation administrative du ministère, et l'organisation judiciaire française. Je ferai en sorte que ces travaux ne constituent pas un énième rapport mais se traduisent en actes.
Enfin, le rôle de la Chancellerie est de prévoir, et prévoir à long terme. Tel est l'objet de cette loi programme pour la justice, annoncée par le Premier ministre et qui doit permettre, pour les cinq ans à venir, de fixer les objectifs et d'inventorier les moyens. Grandes sont les ambitions pour cette loi. Les services y travaillent déjà. Les responsables sur le terrain seront bientôt consultés, mais la discussion de tout à l'heure me permettra de mieux connaître vos attentes.
Le rappel de cette discussion que nous attendons me fait prendre conscience de ce que, contrairement à mes engagements, j'ai déjà beaucoup parlé. Il n'est sans doute pas facile de limiter en quelques minutes le bilan et les perspectives ouvertes par un séjour de neuf mois au ministère de la Justice. Et l'exercice est surement réducteur. Ces neuf mois ont passé pour moi très vite. Il faut dire qu'ils ont été marqués par une activité législative intense, parfois même harassante, qui est à peine achevée.
Il est clair que s'ouvre aujourd'hui une deuxième phase de notre action. Je suis prêt à approfondir avec vous les traits caractéristiques de cette deuxième phase telle que je le conçois. Je suis prêt, surtout à recevoir vos suggestions pour la poursuite de la tâche dans laquelle je me suis engagée avec conviction, avec passion. En venant parmi vous aujourd'hui, c'est cette conviction, cette passion, que je voulais manifester.